Nous publions un texte écrit en août 2023 par le philosophe juif paulista Peter Pál PelbartTexte publié à l’origine dans les Cadernos da Conib [Cahiers de la Confédération israélite du Brésil], en août 2023, et republié ensuite sur le site Outras Mídias, le 20 octobre 2023. Toutes les notes sont du traducteur Julien Pallotta.. Le point de départ de l’écriture de ce récit subjectif et engagé est un sentiment de malaise, qui pourrait être appelé le malaise du juif de gauche. Ce malaise est pensé à partir du cas spécifiquement brésilien. Pál Pelbart prend acte d’un double phénomène, résultat d’un processus historique d’au moins un siècle : d’un côté, avec l’ascension sociale de la communauté juive brésilienne, une identification de celle-ci avec les élites blanches d’un pays fortement inégalitaire héritant d’un passé colonial-esclavagiste ; de l’autre, une identification des membres de la communauté juive à l’État d’Israël. Cette double identification met fin, selon lui, à une condition existentielle minoritaire qui a été celle de l’être-juif diasporique. Pál Pelbart voit dans le ralliement en 2018 de la majorité de la communauté juive au candidat de l’extrême-droite brésilienne Jair Bolsonaro un indice de sa fascisation, et déplore, en Israël, l’alliance du nationalisme avec l’intégrisme religieux.
Les questions posées par Pelbart, à partir de sa réflexion sur les Juifs et leur relation à Israël, touchent à des phénomènes plus généraux que ces cas empiriques : d’un côté, l’État et son lien aux attributs théologiques (dans le cas israélien, l’État n’était-il pas destiné à se réapproprier la symbolique du messianisme juif pour absolutiser sa légitimité?), et de l’autre, la question du fascisme ou de la fascisation des sociétés. S’il fallait penser une spécificité du processus de fascisation israélien à partir de Pelbart, il faudrait aller vers l’examen des effets de la prise en charge par l’État du trauma génocidaire, au nom duquel une sécurité absolue est exigée et pour laquelle tous les moyens sont bons. Concernant la lutte contre le fascisme, Pelbart reconnaît qu’elle ne peut être simple, et donne des pistes pour le cas de la communauté juive brésilienne.
Depuis l’écriture de ce texte, il y a eu le 7 octobre 2023 et ses suites. Les événements n’ont fait qu’approfondir les dynamiques à l’œuvre pointées du doigt par Pelbart. Mais il a éprouvé le besoin avec un ami israélien, Bentzi Laor, d’écrire dans l’urgence un livre de protestation contre la captation de la judéité par l’État d’Israël, O Judeu pós-judeu. Judaicidade e etnocracia [Le juif post-juif. Judéité et ethnocratie], publié en mars 2024. Ce livre a suscité de nombreux débats dans la communauté juive brésilienne. Sur le site des edições n-1, fondées par Pelbart lui-même, on peut trouver un dossier intitulé Terra arrasada [Terre dévastée], dans lequel sont recueillies des lectures du livre par des intellectuels de gauche brésiliens, juifs ou non juifs, et divers textes sur le Proche-Orient. Le livre de Pelbart et Laor est animé par deux aspirations distinctes mais complémentaires, déjà visibles dans le texte que nous proposons ici. D’un côté, si les auteurs reconnaissent qu’ils ne savent pas très bien ce que signifie l’être « juif-post-juif », et que davantage que l’objet du livre, il en est le sujet d’énonciation, le lecteur comprend qu’il est question là de l’endurance du désir d’être juif sans être défini par l’État d’Israël, et qu’il s’agit de faire revivre la condition existentielle minoritaire du Juif. D’un autre côté, les auteurs s’adressent à la diaspora en lui suggérant que son aspiration fondamentale ne doit plus être la réunion de tout un peuple sur une terre considérée sainte, et qu’elle doit plutôt se porter sur un « internationalisme cosmopolitique ». Par là, les auteurs veulent réactiver les ferments utopiques de l’être-diasporique juif et nous incitent à voir dans cette revendication la marque de l’anti-fascisme contemporain. Pour finir, on peut annoncer au lecteur qu’une remarquable figure de cette judéité internationaliste cosmopolitique est donnée dans le présent texte de Pelbart : Claudia Andujar, survivante de la Shoah, qui, au Brésil, a réinvesti son expérience traumatique de la catastrophe dans la défense du peuple indigène yanomami, lui aussi menacé de disparition. L’évocation de cette figure fait un lien avec le texte de Davi Kopenawa publié dans la première livraison de la revue, et fait signe vers la proposition d’un « Brésil mineur », section locale de l’internationale cosmopolitique à la fois naissante et à venir.
Julien Pallotta
Je suis juif, hongrois, amateur de philosophie, de fous, d’indigènes, sympathisant des zapatistes, des féministes, des mouvements sociaux et de leurs occupations, des dissidents de toutes sortes, et farouche antifasciste. Par bonheur, je ne vis ni en Hongrie ni en Israël, bien que j’aie déjà obtenu – et abandonné – les passeports de ces deux pays, dont l’escalade xénophobe et fondamentaliste (chrétienne ou juive) est pour moi une source de matinées agitées et de nuits blanches – tout comme le récent revirement politique au BrésilAllusion à l’élection de Lula à la Présidence de la République brésilienne en octobre 2022 et à la défaite conjointe de Jair Bolsonaro. est une source de soulagement et de réjouissance quotidiens.
Rien ne me semble plus abject que le fascisme, sous ses différentes formes, qu’elles soient historiques ou actuelles. Dans le passé, il a fait des victimes parmi les juifs et juives, les tziganes, les homosexuels, les gauchistes, les fous et folles, les artistes, les scientifiques, les intellectuel-le-s et les déviant-e-s. Nous, à gauche, pensions qu’il s’agissait d’un chapitre enterré de notre histoire, et quelle n’a pas été notre surprise de le voir réapparaître sous de nouvelles formes au XXIe siècle.
Il fut un temps où être juif ou juive était, en partie, une condition existentielle minoritaire. La persécution s’accompagnait de rêves révolutionnaires. Face à la violence sélective, le salut du monde. Appartenir à la communauté signifiait aller au-delà de la communauté et embrasser le monde. Un certain messianisme transparaissait dans des utopies qui n’avaient rien de religieux. Même quand ce n’était pas le cas, une immense générosité éthique caractérisait cette constellation : Spinoza, Marx, Freud, Rosa Luxemburg, Kafka, Benjamin, Hannah Arendt, Paul Celan, Gertrude Stein, Lévi-Strauss, et plus récemment Judith Butler et tant d’autres.
L’image du Juif errant est bien connue. La connotation de cette figure est essentiellement négative. Pour l’antisémite, le Juif errant est l’éternel étranger, l’infiltré, le parasite, le traître, dont le but est de corrompre la culture et de dégénérer la race. Il est toujours soupçonné de complot, tantôt comme agent du communisme international, tantôt comme manipulateur des destinées du monde, puisqu’il fait partie de la ploutocratie financière.
Omniprésent et insidieux, le Juif représente le plus grand danger pour la civilisation occidentale, du Protocole des Sages de Sion à Mein Kampf. À l’opposé, se tient l’image du Juif comme nomade, qui ne manque pas d’une terre, puisqu’il fait du voyage incessant sa propre maison. Par définition, il vit en marge de l’Empire, dans le désert, en dispersion, en exil, exposé à tous les vents et à tous les événements. Extérieur à l’État et à ses pouvoirs, c’est un transfuge, qui subvertit les codes, qui déplace les pertinences, qui trace une ligne transversale ou de fuite. D’où l’idée d’une « pensée nomade », selon l’expression de Gilles Deleuze, qui traverse les frontières, qui fait du mouvement son territoire existentiel – Nietzsche ou Kafka en seraient des exemples significatifs.
Dans ce dernier sens, une définition possible d’un juif serait : celui qui est capable de devenir une autre chose qui n’est pas juive. Pas le Zelig de Woody Allen, qui ne fait qu’imiter. Ni le juif-non juif d’Isaac Deutscher, avec sa double vie. Il s’agit de quelque chose de plus subtil : une certaine puissance de métamorphose, de réinvention dans le voisinage de l’altérité. Dans le formidable Notre musique de Jean-Luc Godard, une journaliste israélienne interviewe le poète palestinien Mahmoud Darwish qui, privé de sa terre, a fait des mots sa patrie. Et elle fait le commentaire suivant : « Vous commencez à parler comme un juif ! ». Le devenir-juif du Palestinien, le devenir-palestinien du Juif.
Mais revenons au Brésil. Nous savons que notre histoire a été marquée par la présence juive dès ses débuts, avec les nouveaux chrétiens et tout le jeu de cache-cache face aux persécutions de l’Inquisition. Curieusement, la première synagogue des Amériques a été construite à Recife pendant l’occupation hollandaise (1630-1654), à l’initiative de juifs séfarades d’origine portugaise réfugiés aux Pays-Bas. En creusant un peu, on finit par trouver un arrière-arrière-grand-parent descendant d’un crypto-juif.
Mais c’est au XXe siècle qu’une importante communauté juive s’est formée, avec l’afflux massif d’immigrants d’Europe de l’Est fuyant les pogroms d’abord et le nazisme ensuite. En général, ils ont trouvé ici un accueil favorable. Hormis l’alignement passager de l’Estado NovoRégime autoritaire brésilien fondé par Getúlio Vargas (1937-1945). sur les pays de l’Axe, et la relative subordination à certains diktats discriminatoires qui en a résulté, comme la restriction temporaire de l’immigration juive et la tristement célèbre déportation d’Olga Benário, il n’existe aucune trace d’antisémitisme systématique de la part de l’État ou de la population en général – hormis celui cultivé par l’intégralismeMouvement politique nationaliste et fasciste brésilien des années 1930. – ceci à la différence du cas argentin.
Le fait est que la communauté juive a généralement bénéficié d’extraordinaires opportunités économiques, sociales, universitaires et culturelles au Brésil, ainsi que d’une liberté absolue de culte, d’association et de communauté. Un juif ne peut pas se plaindre d’un pays qui lui a tant donné. Mais l’histoire joue des tours. Prenons l’exemple du quartier de Bom Retiro, à São Paulo. C’était autrefois le centre de la vie juive au Brésil, ou du moins à São Paulo : synagogues, centres culturels, organismes de bienfaisance, vente ambulante, centralité de la confection textile, enfants à l’université, écoles à l’esprit progressiste (Scholem Aleichem), mouvements de jeunesse liés à différents courants de pensée, tantôt plus communistes, tantôt plus sionistes, tantôt plus traditionnels. En outre, le Théâtre d’art brésilien israélite (Taib), la presse yiddish, l’Institut culturel brésilien israélite (Icib – aujourd’hui la Casa do Povo [Maison du PeupleA Casa do Povo : centre communautaire fondé par des juifs communistes exilés d’Europe et qui a été un lieu de résistance culturelle et politique pendant la dictature militaire, la Casa do Povo abrite aujourd’hui une chorale en yiddish ainsi que des ateliers d’artistes.] étaient actifs, sans oublier Ezra, Ofidas, la Polyclinique, la Coopérative de crédit du Bom Retiro, la Chevra Kadisha, et des organismes d’autres quartiers, comme la Maison de retraite, la Fédération israélite, la Confédération israélite du Brésil.
Avec l’ascension sociale de ses membres, la majorité de la communauté s’installe à Higienópolis, dans le quartier des JardinsQuartiers les plus privilégiés de la ville de São Paulo. ou dans les environs. La nouvelle génération, composée essentiellement de professions libérales, médecins, ingénieurs, enseignants, psychologues, journalistes, éditeurs, ou de personnes liées au commerce ou à la finance, voire d’entrepreneurs ou de banquiers, ne vit plus la vie du shtetl qui prévalait encore à Bom Retiro. Néanmoins, des réseaux de soutien ont été préservés, comme le Children’s Home, fondé par des Juifs allemands, ou Unibes, qui se consacre depuis longtemps à l’assistance aux personnes en état de vulnérabilité, ou encore les clubs (Hebraica, Macabi).
Cependant, à part quelques centres religieux supplémentaires, avec leurs synagogues parfois scandaleusement ostentatoires, protégées par des murs fortifiés ou entourées d’agents de sécurité, les liens communautaires ont en général tendance à se relâcher. En contrepartie, l’identification à l’État hébreu s’est renforcée. On peut comprendre cette attitude de la part des survivants de la Shoah dispersés dans le monde entier dans l’immédiat après-guerre, qui aspiraient à une référence protectrice.
Mais avec l’embourgeoisement progressif de la communauté, on peut faire l’hypothèse que l’État d’Israël – qui n’est plus une terre promise de paix et de justice – a fini par prendre le pas sur la vie juive. À l’horizon spirituel s’est substituée l’adaptation aux données géopolitiques concrètes. Depuis 1977, avec l’élection de Menachem Beguin, la politique israélienne a pris un virage à droite, la diaspora ne pouvait rester indifférente à ce changement.
Que de chemin parcouru aujourd’hui depuis le profil que l’on dressait du juif errant ou nomade. La fondation de l’État d’Israël comme foyer national des Juifs, en leur offrant un territoire, les a aussi reterritorialisés subjectivement. Les Israéliens devaient être durs, forts, victorieux, et se détacher autant que possible de l’image du Juif diasporique, fragile, vulnérable, apatride. Les intellectuels israéliens qui ont remis en question cette image arrogante n’ont pas manqué : les écrivains Amós Oz et David Grossman, la poétesse Léa Goldberg, le cinéaste Amos Gitai, le philosophe et biologiste religieux Yeshayau Leibovics (qui, à propos de l’occupation de la Cisjordanie, a inventé l’expression intolérable pour un Israélien : nazi-sionisme !), l’activiste et journaliste Uri Avnery – ce ne sont là que quelques exemples d’une immense liste.
Néanmoins, la guerre des Six Jours, la conquête des territoires palestiniens, les mécanismes de plus en plus pervers de gestion de la population soumise, la vénération croissante de l’État, la suprématie de l’armée, le mirage d’une Terre Sainte et le droit biblique du « peuple élu » sur celle-ci, ainsi que l’alignement inconditionnel sur les États-Unis, ont conduit à ce que nous voyons aujourd’hui : l’alliance la plus sinistre entre l’extrême-droite nationaliste et colonialiste et l’intégrisme religieux.
Pis encore, si l’on adopte une vision plus large, l’État d’Israël s’arroge le droit exclusif de représenter le judaïsme mondial dont il prétend monopoliser l’héritage. Il lui dicte ainsi sa forme nationale et sa couleur politique : c’est ni plus ni moins qu’une séquestration de la multiplicité qui constituait autrefois la mémoire historique de la diaspora.
On sait qu’un important conseiller américain en marketing politique, Arthur Finkelstein, invité par Benyamin Netanyahou pour l’aider dans une campagne particulièrement difficile après l’assassinat de Rabin, a eu une lecture aiguë du scénario israélien et émis une suggestion diabolique. Son diagnostic était que la droite s’identifiait davantage comme « juive » et la gauche davantage comme « israélienne ». Pour changer la direction politique du pays, il fallait contaminer l’environnement avec un discours « juif » – un étrange paradoxe pour une nation qui voulait se débarrasser de son image diasporique.
C’est ce qui est arrivé. Il va sans dire que c’est ce même consultant, juif lui aussi, qui a suggéré au Premier ministre Victor Orbán de faire du méga-investisseur milliardaire juif hongrois George Soros, fondateur d’Open Society, l’ennemi public numéro un du pays, renforçant ainsi la force de la droite hongroise et sa dimension antisémite !
Le prix à payer pour 55 ans de domination israélienne sur des millions de Palestiniens n’est pas mince. Il s’agit des Israéliens tués au combat pour perpétuer l’occupation, mais surtout de l’insensibilité qui accompagne l’inversion historique des lieux. Le gouvernement actuel, qui se considère comme l’héritier des victimes du nazisme, ne se rend pas compte d’à quel point il joue désormais le rôle de bourreau.
Un blindage sensoriel dans les discours et les pratiques, dans les médias et dans la gestion des populations, a conduit à naturaliser la violence micro-politique et macro-politique. État d’exception, dit Giorgio Agamben, nécropolitique, dit Achille Mbembe. La menace iranienne, bien réelle, ne fait que couvrir et renforcer le déni de l’occupation des territoires, sujet tabou – toujours relégué à l’arrière-plan, même s’il fait l’objet d’une actualité quotidienne. C’est la loi du plus fort qui redessine la géopolitique et ses priorités.
Et quel effet cela a-t-il eu sur les Juifs brésiliens ? C’est ce que nous avons constaté : le rapprochement d’une partie de la communauté avec le candidat à la présidenceIl s’agit du candidat d’extrême-droite Jair Bolsonaro. qui n’a jamais caché ses sympathies pour les régimes autoritaires. Son gouvernement a ressuscité ce qui semblait dépassé : des relents de suprémacisme blanc, le mépris des populations autochtones ou précaires, la propagande inspirée de Goebbels, la valorisation de la force militaire ou milicienne, le bellicisme pur et dur, l’attaque systématique des institutions et de la culture, le génocide.
En bref, un programme d’extrême-droite régressif à l’extrême. Qui plus est, l’adhésion sans restriction de l’extrême-droite brésilienne à la politique israélienne était visible : le drapeau israélien a fait partie de la campagne de Bolsonaro et est même apparu dans le coup d’État d’invasion des palais de la Praça dos Três Poderes le 8 janvier 2023 ! En d’autres termes, pour de nombreux Juifs, il n’y avait pas de contradiction entre les positions fascistes ou proto-nazies et l’alignement inconditionnel sur Israël. Tout était lié.
Le bolsonarisme a gagné le soutien de certains Juifs brésiliens non pas en dépit de sa facette fasciste, mais précisément à cause d’elle. Nous devons donc nous demander ce qu’il est advenu d’une partie de cette communauté, d’un point de vue éthique ou politique, qui est passée du statut de minorité persécutée ou réfugiée à celui de classe moyenne supérieure et à l’adhésion à des idéologies totalitaires.
Les rires et les applaudissements que l’humour raciste de Jair Bolsonaro a suscités dans le public lors d’une conférence à la Hebraica de Rio de Janeiro pendant sa campagne présidentielle de 2018 n’en étaient qu’une indication. La participation d’un Weintraub au ministère de l’éducation en était une autre – voici où nous en sommes arrivés : un analphabète qui cite fièrement le célèbre écrivain juif connu sous le nom de Kafta.
Il est difficile de ne pas mettre ces aspects dans la balance lorsque l’on s’interroge sur ce que doit ou peut être le degré de pertinence, de participation et d’implication d’un Juif dans le contexte brésilien. Il ne fait pas de doute que de nombreuses personnes sont révulsées par la complicité active d’une partie de la communauté avec un programme qui, des décennies auparavant, avait été la cause du malheur de la communauté juive européenne. Le fait que la cible soit aujourd’hui noire ou indigène, homosexuelle ou pauvre, emprisonnée et sans défense de toutes sortes, ne fait que témoigner du profond changement d’inclination et de sensibilité de la communauté juive, compte tenu de sa recomposition de classe, de son identification avec les élites d’un pays aussi inégalitaire, avec le conformisme qui en découle face au racisme atavique (structurel) dont, soit dit en passant, elle a également profité, tout comme une partie de la partie blanche de la population.
Les élites blanches du pays ont beaucoup de mal à reconnaître la « blanchité » sur laquelle reposent leurs privilèges. Il en va de même pour les Juifs, même s’ils se cachent derrière leur histoire de persécution. Le manque d’empathie à l’égard des descendants de tragédies horribles comme celles des Afro-descendants ou des peuples indigènes soulève des questions décapantes sur la dialectique de la domination, l’identification à l’agresseur, le déni, la difficulté à gérer les traumatismes, la répétition de l’histoire.
Comment cet état de choses peut-il être transformé ? Je ne pense pas qu’il y ait de solution rapide, pas plus qu’il n’y en a pour le fascisme. La lutte est la même, le défi est le même. Même si des initiatives spécifiques peuvent être menées dans des espaces communautaires de plus en plus rares, je ne pense pas qu’elles seront efficaces si elles restent détachées de leur environnement plus large.
La Casa do Povo, mentionnée plus haut, est un bon exemple dans ce sens, avec sa ligne d’action à la fois locale et globale, singulière et universelle, historique et actuelle. Refuge pour les persécutés de la dictature militaire, elle fait cohabiter aujourd’hui la chorale yiddish, les fêtes juives, les répétitions et performances de groupes artistiques guarani, boliviens et transgenres, les discussions sur juin 2013 et les répétitions de la compagnie théâtrale UeinzzCompagnie théâtrale d’avant-garde qui compte parmi ses comédiens des malades mentaux et à laquelle l’auteur du texte participe.. C’est dans cette rencontre de mondes différents que l’on peut entrevoir une issue.
Une autre piste qui me vient à l’esprit, dans la même veine, est celle des livres. Jacó Guinsburg nous a appris ce qu’une maison d’édition peut faire dans un pays comme le Brésil. Aux côtés de Scholem, Buber, Agnon et des plus grands noms de la littérature juive mondiale, le catalogue le plus audacieux de la pensée universelle, de Platon à Nietzsche, des œuvres complètes de Spinoza à Hannah Arendt, sans oublier les essais classiques et modernes sur l’esthétique, le théâtre, la sémiotique – la liste est infinie. Ce que le Brésil doit à ce projet éditorial reste à écrire.
La petite maison d’éditionIl s’agit des edições n-1, basées à São Paulo. que nous avons fondée il y a dix ans s’inscrit dans le sillage de cet esprit. Des titres comme Critique de la raison nègre (Mbembe), Ces corps qui comptent (Butler), Métaphysiques cannibales (Viveiros de Castro), Cosmopolitique des animaux (Juliana Fausto), Manifeste contre-sexuel (Preciado), Le Royaume et le jardin (Agamben), L’Énigme de la révolte (Foucault) ne sont qu’un petit échantillon des différents mondes convoqués par les edições n-1. Éparses, livre de Georges Didi-Huberman sur les archives du ghetto de Varsovie, sortira pendant la semaine de célébration de l’anniversaire du soulèvement du ghetto à la Casa do Povo, jetant un pont plus direct avec le monde juif.
Mais je dois dire un dernier mot sur les représentants de la culture d’origine juive qui se sont donnés corps et âme au contexte brésilien. Clarice Lispector, Paulo Rónai, Maurício Tragtemberg, Mira Schendel, Vladimir Herzog, Jorge Mautner, Boris Schnaiderman – là aussi la liste est immense.
Mais je voudrais insister sur l’une des figures les plus touchantes du point de vue de la rencontre avec l’altérité. Claudia Andujar est née en Suisse et a passé son enfance en Transylvanie, alors sous domination hongroise. Lors de l’invasion nazie, toute sa famille paternelle est déportée à Auschwitz. Adulte, elle s’est retrouvée au Brésil, où elle a travaillé comme photographe et s’est particulièrement intéressée aux Yanomami.
Toute sa vie artistique a été consacrée à la défense de ce groupe ethnique. En 1977, elle fonde la Commission Pro-Yanomami (CCPY). Avec le chaman Davi Kopenawa, le missionnaire Carlo Zacquini et l’anthropologue Bruce Albert, elle entreprend une grande campagne internationale en faveur de la démarcation du territoire yanomami, qui aboutit à l’homologation de la Terra Indígena Yanomami en 1992. Récemment, au milieu de la révélation du génocide dans cette région, qui a coïncidé avec une grande exposition de ses œuvres à New York, Claudia a réitéré dans les médias nationaux le lien entre les deux extrémités de sa vie : après avoir perdu sa famille dans la Shoah, elle a embrassé la cause des Yanomami comme la sienne, en les empêchant d’être exterminés à leur tour. Pourrait-il y avoir un meilleur exemple de la rencontre et de l’entrelacement de mondes différents ? N’y a-t-il pas quelque chose de profondément juif dans cette éthique de l’alliance et de la solidarité ?
C’est peut-être ce qui manque le plus au Brésil parmi les soi-disant minorités, à savoir que la tâche du chaman dans l’univers indigène est de négocier entre les mondes. Le chaman se présente comme un diplomate « cosmopolitique », entre les vivants et les morts, les animaux et les humains, le passé et le présent. Tout compte fait, dans l’immense diversité qui compose ce pays, le plus important est peut-être de favoriser la coexistence entre la pluralité des mondes, sans qu’aucun d’entre eux ne prétende à l’exclusivité – contrairement à ce qu’a tenté le précédent gouvernement avec son projet de refondation du Brésil sur des bases évangéliques et suprémacistes.
La coexistence ne signifie pas que chacun s’enferme dans son ghetto, cultivant son identité essentialiste dans un multiculturalisme plat. Ces mondes doivent pouvoir s’affecter, se contaminer, se sensibiliser mutuellement. Parfois, cela peut même donner naissance à de nouveaux peuples et à d’autres façons de peupler la planète.
Mais comment relever un tel défi ? Ne pourrions-nous pas rêver d’une « internationale cosmopolitiqueVoir Julien Pallotta, Por uma internacional cosmopolítica, São Paulo, edições n-1, 2024. » ? Une telle aspiration est-elle une alternative au messianisme juif eurocentrique, autrefois si prégnant et fécond, mais de plus en plus effacé et inefficace ?