Les deux Indiens

Pour l’État brésilien, l’indien est douteux : c’est une catégorie juridique qui donne des droits et partage ceux qui le sont « vraiment » et ceux qui sont « seulement » métis. Mais pour une anthropologie qui se refuse à ce genre d’opération, l’indien est surtout douteur : il met en question la catégorie même d’humanité dans laquelle on veut l’inclure afin de mesurer (et restreindre) ses droits territoriaux. Il met même en doute la séparation entre, d’un côté, des sujets (humains) potentiellement propriétaires et, de l’autre, des choses (non humaines) à approprier. Dans ce texte vertigineux, à la fois politique et métaphysique, colérique et spéculatif, Eduardo Viveiros de Castro propose une autre figure de l’indien pour notre monde : traducteur cosmologique qui bloque les certitudes ontologiques sur lesquelles s’appuie ce rapport à la Terre auquel on a donné le nom d’Anthropocène. « Indien » est dès lors, peut-être, le nom d’un autre rapport à la Terre.

Avertissement de l’auteur

Une première version de ce texte a été présentée oralement en octobre 2021, dans l’une des sessions du webinaire « The Multiplicity Turn : Theories of Identity from Poetry to Mathematics », organisé par Gabriel Catren (Université de Paris-Diderot) et Romina Wainberg (Stanford University). Jean-Christophe Goddard était l’autre intervenant de cette session, et Catren le modérateur. Le thème du séminaire était la manière dont la notion d’identité traverse différentes disciplines et institutions, des mathématiques au droit, de la métaphysique au maintien de l’ordre ; la session à laquelle j’ai assisté a abordé la question du point de vue de l’anthropologie de ce que j’appelle les peuples extramodernes. J’ai ensuite choisi de discuter de l’instabilité politique et de l’équivocité anthropologique de la catégorie identitaire « indien » ou « indigène » au Brésil. J’ai pris comme interlocuteur, ou comme germe de cristallisation pour ce qui suit, deux textes de Gabriel Catren, « De la filosofía como polifanía » et « The Trans-Umweltic Express « , dont l’argument central est aujourd’hui publié dans le livre-synthèse Pleromatica, or Elsinore’s TranceGabriel Catren, Pleromatica, or Elsinore’s Trance, Urbanomic/Sequence Press, 2025.. Ces textes avancent le concept d’une mobilité inter-transcendantale qui traverse à la fois les frontières « culturelles » (intra-espèces) et « naturelles » (inter-espèces) – un concept qui étend et fait exploser la critique anthropocentrique kantienne.

Le rapport entre l’ambiguïté de la condition indigène et la question de l’appropriation privée de la Terre - qui sous-tend les contestations de l’identité juridique et donc du droit des peuples indigènes à la possession permanente et à l’usufruit des terres qui leur sont attribuées par la Constitution fédérale - suggère que les notions d’identité et de propriété (au sens juridique, mais pas seulement) sont les deux piliers du temple que « l’Homme » a construit en son honneur. Rappelons que pendant longtemps, dans de nombreuses sociétés occidentales (peut-être dans d’autres aussi), seuls ceux qui possédaient des terres avaient une personnalité politique à part entière - la citoyenneté - et que seuls ceux qui se possédaient eux-mêmes, c’est-à-dire qui n’étaient pas des esclaves, étaient des êtres humains à part entière.

Rappelons enfin qu’en 2021, lorsque j’ai rédigé les notes qui ont donné naissance à cet article, le Brésil était dirigé par un gouvernement criminel, présidé par un ancien militaire admirateur de la dictature et de la torture, un individu ignoble, raciste, ethnocidaire et génocidaire. C’est ce qui explique le choix du thème et le ton du texte.

Le présent texte s’inscrit dans un contexte politique spécifique. Vivre au Brésil rend impossible de ne pas parler de la guerre multiséculaire menée contre les peuples indigènes dans ce pays, car elle semble avoir atteint les derniers moments d’une offensive massive, dont l’objectif est l’extermination physique et métaphysique de ces peuples. Cette guerre est menée par le capital agraire-exportateur, par l’influence croissante de l’évangélisme fanatique dans les politiques publiques, et plus généralement par la combinaison mortifère du néolibéralisme économique et du fascisme politico-culturel. Le résultat souhaité de la guerre, déjà partiellement atteint, est la privatisation totale du territoire national (les terres indigènes appartiennent à l’Union), la simplification brutale de la biodiversité de cette partie de la planète et l’imbécilisation spirituelle de sa population humaine. Les Indiens sont la principale « force qui retient » la réalisation parfaite de ces objectifs — ils sont l’inattendu visage contemporain du katechon, pour reprendre le concept paulinienLe mot katechon figure dans « 2 Thessaloniciens 2: 6-7 » : Paul y avertit ses correspondants de ne pas se laisser aller à la peur chaque fois qu’on leur affirme que le « jour du Seigneur » est arrivé (et donc la fin du monde), car il faut d’abord que « se révèle l’Homme de l’impiété » (parfois identifié à l’Antéchrist). Or, ajoute-t-il, sans plus de précision : « vous savez ce qui le retient, de sorte qu’il ne se révélera qu’au temps fixé pour lui. Car le mystère d’iniquité est déjà à l’œuvre ; il suffit que soit écarté celui qui le retient à présent. » Ces phrases ont donné lieu à de nombreuses interprétations, parmi lesquelles celles du juriste du IIIe Reich Carl Schmitt, notamment à travers sa relecture par Giorgio Agamben, qui ont marqué les esprits. N.d.É : Pour une autre lecture de Saint Paul dans Les Temps qui restent, voir le texte de François Hartog, « Temps du monde/Temps de l’anthropocène: le simultané du non-simultané », Les Temps qui restent, Numéro 1, Printemps (avril-juin) 2024..

On peut distinguer deux fronts dans cette guerre. Le front juridico-législatif vise à geler le nombre et l’étendue des terres indigènes officiellement reconnues à un moment donné du passé (la date de promulgation de la Constitution fédérale en 1988), mais aussi à ouvrir ces mêmes terres à l’exploitation minière et à l’agrobusiness. Le front que nous qualifierions d’ontologique cherche à délégitimer les luttes pour la reconnaissance de « nouvelles » identités collectives indigènes, en mettant en doute l’existence empirique de tels collectifs, là où l’on imagine que le paysage humain n’est constitué que de populations rurales pauvres — et de préférence chrétiennes. Les deux fronts convergent dans le sens d’interdire l’avenir aux peuples autochtones : d’une part, il s’agit d’empêcher toute nouvelle extension des terres publiques au détriment du marché foncier capitaliste, ce qui implique, entre autres, la limitation ethnocidaire de l’accroissement démographique de la population indigène ; d’autre part, il s’agit de saper la résistance ou d’empêcher la recomposition de formations socio-spirituelles dotées d’un certain degré de liberté face au nomos de l’État brésilien, et en particulier les formations constituées par une relation non propriétaire avec la Terre en tant qu’environnement vital, condition existentielle pour l’engendrement continu de la vie.

Nous opposons ici deux images de l’objet interactionnel (et intensionnel) « Indien » : l’une qui serait « l’Indien du point de vue des Blancs » (l’Indien juridique) et l’autre « l’Indien du point de vue des Indiens » (l’Indien transcendantal). Cela complète l’analyse que Jean-Christophe Goddard a faite de l’image des Blancs du point de vue des IndiensJean-Christophe Godard, Ce sont d’autres gens. Contre-anthropologies décoloniales du monde blanc, Éditions Wildproject, 2024.. (Quant à l’image des Blancs du point de vue des Blancs, ce serait un sujet pour une autre occasion… Mais je soupçonne que ce qu’on appelle « anthropologie philosophique » est exactement cela : une image de l’humain comme Blanc transcendantal.)

Ainsi, à l’Indien « douteux » que les Blancs s’efforcent de redéfinir comme un « métis », comme un « ex-indien », nous opposerons un Indien « douteur », un type de sujet transcendantal qui se constitue en mettant perpétuellement en péril sa condition de titulaire de la position de « sujet ». En d’autres termes, au doute malveillant des Blancs qui, face à des communautés indigènes cosmétiquement peu différenciées de l’apparence misérable qu’ont des citoyens pauvres, disent « ces gens ne sont pas des Indiens », nous opposerons le doute hyperbolique — « peut-être ne suis-je pas un homme » — déployé dans l’histoire de Medatia, un mythe des Ye’kuana, un peuple du nord de l’Amazonie, sur l’origine du chamanisme, que nous commenterons plus loin.

Ces deux figures de l’« Indien » renvoient à deux régimes du temps. D’une part, le temps « historique » présupposé par l’État, structuré par la continuité généalogique et l’irréversibilité causale — l’Indien est ici une survivance d’une humanité archaïque, un vestige du passé par définition : il est excusable d’avoir été Indien ; il est regrettable de continuer à l’être ; il est louable de cesser de l’être ; il est « logiquement » impossible de le redevenir. D’autre part, le temps « mythopolitique », qui suppose un régime de double temporalité en au moins trois sens : le chaos pré-cosmologique présenté par le mythe (c’est-à-dire présentifié discursivement) continue à s’écouler sous l’actualité cosmique, et peut toujours sourdre à la surface de la vie quotidienne, pour l’interrompre et en inverser le cours ; mais aussi au sens où la capture d’un peuple par la machine « démondifiante » des Blancs contre-produit l’image insistante du « peuple isolé », féroce et rétif, qui rôde dans les environs des villages déjà « contactés », comme une sorte de réserve ontologique de ceux-là mêmes qui l’imaginent et qui, grâce à cette contre-effectuation spectrale de leur passé, restent dans la position existentielle indigène ; régime double, enfin, en ceci que l’onirisme spéculatif et l’itinérance transcendantale du chamane témoignent de la condition extramoderne de l’Indien, de son extériorité à l’opposition occidentale entre l’ancien et le moderne. Une position transversale, donc, à l’eschatologie à sens unique de la déterritorialisation censée mener l’ensemble de l’espèce humaine à l’assaut du ciel, dans la mesure où le chamanisme indigène et son activité de transfiguration spirituelle de la Terre immanentisent l’identité terrestre du sujet humain et procèdent à une tout autre déterritorialisation, que l’on pourrait appeler « trans-espéciation » ou « alter-hominisation ». En effet, comme nous le verrons dans le mythe de Medatia, le travail des chamanes consiste précisément à ramener les humains sur Terre, à les racheter des demeures célestes des « Aïeux » ou « Maîtres » des animaux, où ils ont été séquestrés et où ils vivent sous les ordres de ces esprits.

Le pouvoir de décider qui est Indien renvoie à l’ordre juridique de l’État brésilien. Tout État se définit par son rôle de distributeur autorisé d’identités ; il est l’agent qui relie, qui fait correspondre des identités et des droits. La question de l’identité « Indien », du point de vue de l’État, est donc la question de définir quels sont les droits auxquels ont droit ceux que l’État reconnaît comme indigènes (le droit d’avoir des droits, comme disait Hannah Arendt.)

Nous soutenons que la question « qui est un Indien ? » n’a pas de réponse univoque si elle est posée comme une question empirique, portant sur une définition en compréhension (qu’est-ce qu’un « Indien » ?) traduisible en extension (ces gens-ci sont des Indiens, ces gens-là n’en sont pas). Le concept d’Indien renvoie à un type transcendantal complexe, qui s’exprime de façon polythétique dans des types objectifs aux contours variés. La condition « indien » de facto, qui justifierait l’identité de jure homonyme, est mobile, hétérogène, relationnelle — bref, perspectiviste. Tout en étant surdéterminée de façon réflexive, dans la pratique, par l’identité juridique « indien » reconnue ou demandée — étant donné les conditions actuelles de domination politique « blanche » —, elle fonctionne selon un régime de multiplicité intensive ingouvernable par l’État.

Cherchant un dialogue avec les travaux de Gabriel Catren sur l’existentialisation du sujet transcendantal — sur les modes d’institution du sujet constituant et sur les conditions d’une mobilité inter-monde ou « trans-umweltiqueN.d.É : Le mot « trans-umweltique » est un néologisme de Gabriel Catren. Le mot « Umwelt », mot allemand souvent traduit par « milieu » (littéralement « monde environnant »), est marqué ici par l’usage qu’en a fait le biologiste allemand Jakob van Uexküll, dans un livre fameux : Mondes animaux et monde humain suivi de La théorie de la signification (1934), trad. fr. éd. Denoël, 1965 (éd. Pocket, coll. Agora, 2004). » — j’esquisse ici une caractérisation de l’ « indigène » comme type transcendantal (et comme personnage conceptuel d’une xénologie philosophique encore à venir). Parmi les composantes de ce type, on trouve les notions d’ « immanence terrestre » (déterritorialisation sur Terre), d’« animisme » (vieille étiquette colonialiste pour désigner un autre mode d’institution de la fonction-sujet), et « chamanisme » (ou « réduction trans-umweltique sauvage »). Cette caractérisation s’écarte du prototype « Indien » (au sens de la théorie sémantique des prototypesN.d.É : Cette théorie, très influente en psychologie cognitive, a été introduite par Eleanor Rosch dans les années 1970, et soutient que la mise en œuvre d’une catégorie (comme « chat ») suppose l’existence d’un « prototype », c’est-à-dire d’un sous-ensemble d’exemplaires qui accumule le plus grand nombre de traits l’ensemble total et occupe donc une position centrale dans cet ensemble (par exemple « chat de gouttière mâle »).), c’est-à-dire des collectivités considérées comme liées généalogiquement aux populations «précolombiennes », lien qui se manifeste par des traits phénotypiques (« naturels ») et éthologiques (« culturels »). C’est pourquoi j’ai essayé de distinguer, dans un texte écrit il y a des annéesEduardo Viveiros de Castro, “Les involontaires de la patrie”, Multitudes, 2017/4, nº 69, pp. 123-128., entre « indien » et « indigène », le premier terme désignant les représentants actuels du prototype « précolombien », et le second une forme de vie beaucoup plus répandue, puisqu’il inclut la diaspora africaine (dé)territorialisée dans les quilombos et plus généralement toute la population « métisse », qu’elle soit rurale ou urbaine (je vois les habitants des favelas brésiliennes comme constituant une sorte de paysannerie afro-indienne (re)territorialisée dans les espaces féraux du capital). J’ai exprimé cette différence par la proposition suivante : « Au Brésil, tout le monde est indien, sauf ceux qui ne le sont pas ». Cette généralisation provocatrice mettait en évidence la position non marquée, au sens que la linguistique donne à ce concept, de la condition indigène au sein de la population brésilienne — une condition dont ceux que les Blancs appellent « Indiens » sont la synecdoque politique et le symbole spirituel. 

L’Indien des Blancs

La Constitution brésilienne promulguée en 1988 consacre un chapitre spécifique aux « droits des Indiens ». Ce chapitre constituait une énorme avancée politique, et c’est précisément pour cette raison qu’il est depuis lors la cible d’une attaque de plus en plus féroce de la part de la droite. Mais ce chapitre ne dit pas qui sont les sujets de ces droits. La définition existante remonte à une loi de 1973 qui a été rendue techniquement obsolète, mais qui n’a pas encore été remplacée par une nouvelle réglementation. Cette loi précise certains critères pour qu’un individu (ou une communauté) soit considéré comme Indien : outre « l’origine et l’ascendance précolombiennes », il doit « s’identifier et être identifié comme Indien ». Ainsi, si la Constitution actuelle ne définit pas qui sont les Indiens, la loi précédente ne définit pas qui identifie comme Indien ceux qui s’identifient comme Indiens (ni, cela va sans dire, comment une « origine précolombienne » peut être établie). Derrière ces « identificateurs » indéterminés d’autrui se cache das Man, le « on » comme « principe de raison » — de la raison d’État, je veux dire. Il est important de noter que la loi de 1973 part du principe que l’identité indigène est une condition temporellement asymétrique, en ce sens que l’« intégration » et l’« assimilation » des Indiens à la « société nationale » est considérée à la fois comme historiquement inexorable et comme un devoir actif de l’État. C’est toujours la conception des classes dirigeantes et plus particulièrement des gardiens autoproclamés de la patrie, la caste militaire, pour qui les peuples indigènes sont une menace pour la souveraineté nationale — ce en quoi les militaires ont plus raison qu’ils ne se l’imaginent, mais pour des raisons que leur raison est naturellement incapable d’atteindre. La Constitution de 1988, en revanche, reconnaît les droits des Indiens comme droits originaires et imprescriptibles, en ce qui concerne leurs terres et leur mode de vie. Il n’est pas étonnant que la Constitution soit vue comme une menace par les ennemis des Indiens — surtout s’il vient à l’esprit de certains qu’elle doive être réellement appliquée.

Pendant la période de la dictature, le gouvernement a tenté d’imposer des « critères scientifiques d’indianité », dans le but déclaré d’annuler l’identité indigène d’une grande partie des collectivités ainsi classées, se libérant donc du devoir légal d’assistance à leur égard et libérant leurs terres pour le marché. L’initiative n’a trouvé personne pour la valider scientifiquement, bien au contraire, et le projet a été abandonné — provisoirement. Mais la « guerre ontologique » contre les peuples indigènes n’a pas manqué de se poursuivre sous de nombreuses autres formes. Une pression constante est exercée sur les anthropologues pour qu’ils produisent des rapports d’expertise démontrant la réalité d’entités collectives « indiennes », selon les preuves historico-pragmatiques admises par l’ontologie juridique (chaîne documentaire, anciennes références cartographiques, matériaux linguistiques, histoire orale détaillée, etc.) Le problème, bien sûr, consiste dans le fait qu’il est très difficile (c’est un euphémisme) pour un anthropologue scientifiquement honnête et politiquement décent d’accepter de se trouver dans la position de pouvoir dire qu’une communauté ou un peuple donné n’est pas  « indien ». Car cela signifie avoir le pouvoir de décider du sort d’autrui, de contribuer, par conséquent, à son éventuelle expropriation ontologique et à la perte de droits qui en découle. Et pourtant, il faut faire face au problème, et chercher la meilleure composition possible entre la compréhension juridique et la compréhension transcendantale du concept d’« Indien », en faisant valoir un concept proprement anthropologique — qui est, en fait, un hybride flottant entre ces deux autres; un hybride, à proprement parler, politique.

« Nous n’étions pas des Indiens jusqu’à la veille de l’arrivée des Blancs ». C’est ce que dit l’esprit d’un ancêtre Baré à l’un de ses descendants contemporains de ce peuple amazonien, un peuple qui « était identifié et s’identifiait » jusqu’à récemment comme un peuple de cablocos N.d.É : Cabloco est un terme brésilien courant, désignant les métis descendant d’unions entre européens blancs et d’amérindiens., sans physionomie culturelle distinctive : « métis », cabloco, est en effet le sens même du mot « Baré ». Ce descendant, sans doute, a toujours entendu dire qu’il y avait au Brésil des peuples qui étaient encore de « vrais » Indiens, et des peuples qui n’étaient plus Indiens, comme les Baré, qui seraient donc comme des Indiens négatifs (au sens photographique du terme). En fait, ces gens ne sont plus des peuples, car ils font désormais partie du « peuple brésilien ». Mais ils ne sont pas exactement des non-Indiens. Ils ne sont plus Indiens sans pour autant être non-Indiens, c’est-à-dire Blancs. Ils ne sont rien. Et lorsqu’ils essaient de récupérer leur condition — juridique, anthropologique, collective, distinctive — d’Indien, lorsqu’ils inversent le stéréotype et affirment qu’ils sont Indiens parce qu’ils sont Baré, alors ils sont accusés d’être de faux Indiens. Ou plutôt d’être des Indiens qui se sont laissés falsifier, escroquer par les Blancs — par les gouvernements qui ont interdit leur langue maternelle, par le missionnaire qui a interdit leurs rituels et enlevé leurs enfants, par le commerçant qui les a convertis à l’alcoolisme — bref, par la promesse que, s’ils cessaient d’être Indiens, ils deviendraient Blancs. Et ils ne le sont jamais devenus. Ils sont restés au milieu. Ni Indien ni non-Indien, ni « chrétien » ni « païen », ou pire, les deux à la fois. Indien secret, Indien rejeté par les « vrais » Indiens et par les « vrais Blancs ». Souffrant dans leur subalternité intercalaire, mais jouissant dans leur inconscient indigène indompté, et maintenant confrontés au problème — ou, à plus proprement parler, à la solution — de reprendre leur devenir-indien, à partir du moment où la Constitution de 1988 leur a reconnu des droits territoriaux imprescriptibles. Car les « vrais » Indiens, ceux qui « sont encore Indiens» sont ceux qui n’ont tout simplement pas cessé de persévérer dans leur devenir indien au cours de tous ces siècles de conquête : « rester Indien » est une action, non un état, tout autant que cesser d’être ou redevenir Indien. Les Indiens qui « redeviennent » Indiens sont les Indiens qui reconquièrent leur devenir Indien, qui acceptent de s’écarter de la Majorité, en reconstruisant minutieusement leur indianité transcendantale, ce qui implique tout d’abord une réinvocation des esprits de l’environnement, de l’Umwelt — ces esprits que certains peuples appellent « les Encantados », les agents spectraux dotés du pouvoir de réenchanter leurs relations avec la Terre.

L’Indien indigène

Gabriel Catren a proposé une rupture avec « l’interprétation claustrophobe » de la critique kantienne, en s’ouvrant à un perspectivisme surtranscendantal qui affirme l’existence d’une multiplicité de structures catégorielles et de natures-cultures objectives (des Umwelt) corrélées, multiplicité qui sera accessible à un sujet spéculatif inter- ou trans-transcendantal capable de démontrer une mobilité « trans-umweltique ». Cette multiplicité n’opère pas seulement aux frontières entre sujets humains et non-humains ; la rupture inclut la possibilité que l’« espèce » humaine ne constitue pas un « type » transcendantal unique ; elle serait capable, au contraire, de subir et/ou d’induire des mutations de type transcendantal et partant d’habiter d’autres « terres transcendantales », des « mondes à sujet » qui émergent du champ impersonnel de l’expérience. Réaliser cette mobilité proprement spéculative par rapport à toute structure transcendantale fixe serait la tâche d’une philosophie à venir, à la hauteur de l’effondrement généralisé des fondements qui travaille l’épistémè « post-copernicienne ».

Je suggère, en suivant ici les indications succinctes mais cruciales de Catren sur la figure du chamane, que les peuples indigènes, ou plus généralement extramodernes, constituent un sous-type transcendantal doté d’une puissance spéculative, un sous-type qui est, pour ainsi dire, déjà disponible au sein du type transcendantal humain. Ces peuples constituent la preuve que la mobilité trans-umweltique — sans pour autant remplacer la Zuhandenheit quotidienneN.d.É. : Le terme Zuhandenheit, inventé par Martin Heidegger, désigne la propriété des choses « à portée de la main », dont typiquement les outils, et plus généralement les choses avec lesquelles nous avons une familiarité pratique. — est une possibilité beaucoup plus fréquente dans les cultures que l’anthropologie classe comme «animistes » que dans notre tradition culturelle monothéiste, mononaturaliste et anthropocentrique. De tels peuples existentialisent un sujet capable de perspectiver sa propre structure transcendantale et assument, par conséquent, la multiplicité umweltique comme la donnée « surnaturelle » (un des synonymes possibles de « trans-transcendantal ») qui conditionne leur existence en tant que sujets empiriques.

Le sujet des mondes « animistes » est un sujet d’expérience qui agit sur la base du présupposé transcendantal selon lequel la condition de sujet est indéterminée quant à l’espèce ou au « natural kind », et que seule l’expérience empirique permet de déterminer si et quand une entité quelconque se trouve effectivement en position de sujet — si elle est, à ce moment- là, une « personne ». Cela signifie que tout, en principe, peut être un sujet. Ce qui n’est pas la même chose que de soutenir, comme dans les métaphysiques pansubjectivistes ou panpsychistes, que « tout est sujet ». L’animisme extramoderne est bien plus une sorte de principe de précaution ontologique qu’un dogme à prétention universelle : tout n’est pas sujet, rien n’est a priori sujet, mais tout peut le devenir (ou presque tout, parce que les penseurs indigènes ont une sorte d’allergie au quantificateur universel). Toute entité qui apparaît dans le champ de l’expérience possède un surplus subjectif (un « supplément d’âme » au sens littéral) qui peut être actualisé ou non ; que dans certains cas il est nécessaire que le sujet humain actualise, et dont dans d’autres il est impératif que l’actualisation soit entravée sous peine d’une désubjectivation du sujet humain, qui risque d’être converti en objet (une proie, un serviteur) pour cet autre sujet.

Le type de structure transcendantale caractéristique des cultures indigènes des Amériques, mais qui est également présent dans diverses autres parties du monde extramoderne, est ce que j’ai appelé le « perspectivisme cosmologique », et que je considère comme le schématisme mythopratique du perspectivisme transcendantal dont parle Catren. Ce perspectivisme indigène, comme je l’ai exposé dans d’autres travauxN.d.É. On trouvera une présentation de ces thèses dans Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, P.U.F., 2009., existentialise le sujet sous la forme d’une fonction purement pronominale qui accompagne toute transformation projective du point de vue — une fonction capable d’être exercée par des entités indéterminées a priori, plutôt que comme une essence substantive d’une espèce donnée, l’humanité. Cela implique que l’Umwelt humain est conçu sous la forme du socius, comme une cosmopolis où la fonction-sujet est disséminée dans l’environnement mais en perpétuelle alternance exclusive, dans la mesure où tout point de vue désubjective tout autre point de vue possible, y compris celui de l’humain en tant qu’espèce. Je vois cette position transcendantale indigène comme l’expression d’une profonde conclusion existentielle, le résultat de millénaires de réflexion sur la nature radicalement locale du type humain dans le champ infini de l’expérience.

La fonction-sujet des habitants de cet Umwelt cosmopolitique indigène se manifeste objectivement (en tant que percept, affect et concept) sous la forme de ce que nous appelons des « esprits ». N’oublions pas que la philosophie moderne s’est largement constituée comme une « guerre ontologique » contre les esprits en tant que formes de l’extériorité, c’est-à-dire comme des spectres, et qu’un grand effort a été fait pour dé-spectraliser doublement le concept d’esprit, d’une part en le purifiant, comme substance pensante, ou en l’hypostasiant, comme agent macro-historique, et d’autre part en réduisant les spectres à des mirages d’une imagination fruste. En ce sens, comme l’a observé Pierre Clastres, le type transcendantal indigène est celui qu’il fallait faire taire — au besoin en exterminant sa manifestation existentielle — pour que le discours sur l’altérité anthropologique (le primitif, le fou, l’enfant) puisse se constituer en discours de la Raison. N’oublions pas, enfin, que de Kant, et ses « rêves d’un visionnaire », à Freud, et sa réduction de l’animisme à un stade infantile de l’espèce, la consistance même des spectres, la pneumodiversité, a fait l’objet d’une dissolution systématique dans le cadre historique des décentrements « coperniciens », ce qui suggère une relation complexe entre dé-spectralisation et déterritorialisation. Cette histoire commence en fait bien avant les Lumières ; peut-être faut-il remonter à la « distinction mosaïque » dont parle Jan Assmann (c’est la thèse de Jean-Christophe Goddard),ou à l’« âge axial » de Karl Jaspers.

Le mythe de Medatia que nous avons mentionné plus haut expose de façon magistrale le régime ontologique du monde spectral et la condition intertranscendantale du chamane en tant que sujet spéculatif capable de naviguer par milles équivoques perspectives soulevées par l’errance de la fonction-sujet. Dans ce mythe, Medatia, le premier chamane, part en visite aux strates célestes du monde, jusqu’à atteindre celle où se trouvent les maisons des doubles anthropomorphes des différentes espèces d’êtres. Un peuple d’esprits sages, les « Maîtres du langage », modifie son audition et sa gorge afin que Medatia puisse communiquer avec les autres formes de vie. Mais le voyageur ne peut pas comprendre ce qu’il entend dans ces langues étrangères, car il reconnaît les mots, mais les choses auxquelles ils font référence sont autres : l’Anaconda lui fait cadeau des « chiots », mais Medatia voit des jaguars ; le Peuple de la Foudre lui donne un « hamac » qui est une toile d’araignée, et ainsi de suite. Medatia se demande alors qui est fou, lui ou ses interlocuteurs. Il se rend ensuite dans une autre maison d’esprits sages, les Maîtres du chamanisme, qui lui apprennent à changer d’yeux, et à le faire dans chaque maison qu’il visite ; ainsi il verra les choses comme les autres êtres les voient (« chaque peuple a ses propres yeux »).

Notre voyageur trans-umweltique va ensuite visiter les maisons des esprits-maîtres de différentes espèces. Il y est pris de vertige :

Certains le voyaient comme un cerf, d’autres pensaient que c’était une araignée. Medatia s’est mis à douter : « Peut-être que je ne suis pas un homme ». Les esprits-maîtres du chamanisme l’ont rassuré : « Vous êtes un homme au même titre qu’un cerf et une araignée….. Vous n’êtes pas un so’to, vous êtes un huhai [chamane]. Vous pouvez vous transformer en tout ce que vous voulez. »

Et Medatia commença alors à comprendre ce que les autres êtres disaient, à les voir comme ils se voyaient eux-mêmes (les anacondas en tant qu’humains, par exemple) et à voir leur monde comme ils le voyaient (les « chiens» des anacondas en tant que chiens et non en tant que jaguars, etc.).

Il est nécessaire ici de s’attarder sur le mot so’to : il s’agit de l’auto-désignation des Ye’kuana, et signifie « personne humaine » (mais aussi « vingt »). L’ethnologue explique :

les so’to considèrent qu’ils sont les hommes authentiques… tous les autres gens ne sont que des membres d’autres familles ou espèces, malgré leur aspect humainMarc de Civrieux, Watunna, un ciclo de creación en el Orinoco. Caracas: Monte Ávila Editores, 1992 (2eme ed.) , p. 262. (N.d.É.: Le livre, d’abord publié en espagnol en 1970, a connu une seconde édition, et est aussi disponible en traduction anglaise : Watunna, an Orinoco Creation Cycle, Texas University Press, 1997. ).

Il en va de même d’ailleurs pour les autres espèces vivantes, qui sont des vraies personnes humaines lorsqu’ils sont dans leurs maisons célestes — qui sont comme des petits dieux en leur propre département, dirait Leibniz.

Un huhai, chamane, est à la fois un so’to — il est un humain et surtout il est un Ye’kuana — et il n’est pas un so’to, car il peut être de n’importe quelle espèce, se voir comme il est vu par les yeux de n’importe quelle autre espèce, et voir n’importe quelle espèce comme elle se voit elle-même. La capacité de « se transformer en ce que l’on veut » situe le chamane dans le monde des esprits et dans le régime pré-cosmologique du mythe, lorsque « tout se transformait en autre chose tout le temps », comme disent les Yanomami, c’est-à-dire lorsque les différences inter-espèces étaient encore à l’état purement virtuel ; un monde, en ce sens, absolu ou infini (également dans le sens d’inachevé) ; un monde, en un certain sens, impersonnel. Les concepts indigènes que nous traduisons par « esprits » désignent des êtres qui demeurent dans l’état métamorphique originel ; leur action dans le cosmos actuel est donc proprement « spectrale ».

Le concept de huhai désigne donc l’humain dans son « moment » ou sa fonction transspécifique, et, réciproquement, les autres espèces dans leur moment « humain ». Toutes les espèces ont un aspect huhai, qui se manifeste sous la forme des esprits anthropomorphes ou « maîtres » de chaque espèce. La communication inter-espèces se fait donc entre des huhai ; ils sont les seuls capables de sortir de leurs enceintes transcendantales respectives et de les percevoir comme telles, c’est-à-dire comme des variantes des autres enceintes. Le chamane est ce so’to qui sait que les autres so’to ne savent pas comment ils sont perçus par les autres espèces :

Nous [les so’to] sommes aveugles en dehors de notre propre maison. Nous ne pouvons pas voir les grands-pères de ces autres peuples, les animaux et les plantes… Les maîtres de ces autres peuples, les grands-pères des animaux, ils savent que nous ne savons pas. Ils nous capturent et nous font tomber amoureux de leurs filles. C’est ainsi qu’ils font de nous leurs gendres [serviteurs]. C’est pourquoi nous avons besoin de nos huhai. Sans eux, nous serions tous prisonniers dans les maisons de ces autres personnesde Civrieux, op.cit. p. 213..

En fait, la différence entre les concepts de « chamane » et d’« esprit » n’est pas marquée, et dans certaines langues indigènes elle tend à ne pas exister : tout « esprit » est un « chamane », et tout chamane est, ou devient lors de l’exercice de son activité, un « esprit ». Comme nous l’avons vu, la réponse que Medatia reçoit à son doute est négative : il n’est pas un « humain », il est un chamane, c’est-à-dire un esprit multiforme. La différence entre huhai et so’to semble donc être fortement soulignée par le Ye’kuana. En revanche, les Kagwahiv d’Amazonie centrale disent que

Tous ceux qui rêvent ont un peu de chamaneWaud Kracke, « ‘Everyone who dreams has a bit of shaman’: cultural and personal meanings of dreams. Evidence from the Amazon ». Psychiatric Journal of the University of Ottawa, v. 12, 1987, pp. 65-72..

Dans cette langue, comme dans d’autres de la famille tupi, les mots que nous traduisons par « chamane » ne désignent pas quelque chose que l’on « est », mais quelque chose que l’on « a » — une qualité ou une capacité adjectivale et relationnelle plutôt qu’un attribut substantiel. Tout n’est pas chamane, mais il y a du chamane partout. Le rêve est donc une sorte de chamanisme à faible intensité. La culture — au sens d’entraînement, de discipline, de sophistication — de l’activité onirique et d’autres « états modifiés de conscience » peut atteindre des extrêmes de rigueur psychopharmacologique chez les individus qui font de cette puissance chamanique universelle une actualisation « professionnelle » ; elle est l’une des caractéristiques qui instituent le type transcendantal indigène. Mais si tous ceux qui rêvent ont un peu de chamane, alors tous ceux qui rêvent ont un peu d’indien. Et pourtant, comme l’a fait remarquer Davi Kopenawa, le grande penseur Yanomami, « les Blancs dorment beaucoup, mais ils ne rêvent que d’eux-mêmesVoir Davi Kopenawa et Bruce Albert, La Chute du ciel, Paroles d’un chaman yanomami, Plon, 2014, p. 412. Voir Davi Kopenawa, « Në ropë », Les Temps qui restent, Numéro 1, Printemps (avril-juin) 2024. ». Voilà une définition parfaite de l’identité anthropologique des Blancs. Rien de tel qu’un Indien pour montrer qui est le vrai narcissique primitif.

La mobilité trans-umwéltique — ou, comme Catren me l’a suggéré, la plasticité transcendantale — que permet le style indigène d’onirisme spéculatif implique une relativisation de la stabilité — de l’identité — du concept d’identité, si on définit chaque type de structure transcendantale, et donc chaque type de sujet, par un certain régime d’identité. Toute forme d’identité est hantée par la possibilité d’une métamorphose ; la forme indigène se constitue autour de cette possibilité plutôt que contre elle. 

Comment faut-il prendre la Terre ?

Je voudrais conclure par quelques inquiétudes concernant ce qui me semble être la situation de « schizotopie » (Günther Anders) qui s’installe, à partir de la fin du XXe siècle, dans la sensibilité culturelle de l’Occident. Il me semble que l’avènement de l’Anthropocène — à la fois comme concept et comme événement — exige une réflexion sur la signification du mouvement de déterritorialisation qui a défini la modernité. L’expérience plurimillénaire de la Terre comme arche immobile et fondement sacré, discréditée, sinon existentiellement abolie, par le processus général de décentrement post-copernicien, semble aujourd’hui retrouver une pertinence politique inattendue, en réactualisant certains aspects de l’ancienne distinction aristotélicienne entre les mondes sublunaire et supralunaire. Le défi qui se pose à nous est de concilier l’indiscutable nullité cosmologique de cette distinction avec sa pertinence cosmopolitique, qui se révèle aujourd’hui à la fois renouvelée et urgente. L’enjeu est d’articuler l’effondrement post-métaphysique qui marque profondément la civilisation dominante — et qui ne cesse de l’enivrer du paradoxe d’un nihilisme triomphant ou, à l’inverse, d’un prométhéisme funèbre — avec la menace existentielle concrète et immédiate (j’allais presque dire « vulgaire ») que la catastrophe planétaire en cours fait peser sur l’espèce humaine. « Penser se fait plutôt dans le rapport du territoire et de la Terre », disaient Deleuze et Guattari. Comment penser l’abîme du sans fond du point de vue de l’offensive finale contre les espaces terrestres habités par les peuples indigènes, dernières zones à l’abri de « l’appropriation transcendantale » par l’extractivisme et les plantations agrocapitalistes ? Comment penser « la grande déterritorialisée », la Terre, sans perdre de vue la persistance de la « machine territoriale primitive », c’est-à-dire de la Terre comme dimension immanente du type transcendantal indigène — et tant d’autres figurations de la T/terre : territoire géopolitique, sol existentiel, terre agricole, patrie, globe, planète, arche, berceau, tombeau, Gaia, Médée…Patrice Maniglier, « How many Earths? The geological turn in anhtropology », The Otherwise, v. 1, 2020, pp. 61-75.? Comment penser en même temps l’injonction lévinasienne de « détruire les forêts sacrées » et la désertification profane de l’Amazonie ? Car la Forêt Noire de Heidegger n’a strictement rien à voir avec la « Forêt-Monde » des Yanomami dévastée par la machine extractiviste. Comment entreprendre « l’assaut du ciel » avant qu’il ne nous tombe sur la tête ? Certainement pas dans les fusées astrocolonialistes des milliardaires californiens. Comment, en somme, suivre la ligne sinueuse et ténue entre l’empirique et le transcendantal qui traverse toutes ces contrées ?

Je n’ai pas de réponse toute prête à ces questions. Tout ce que je peux suggérer ici, c’est qu’en ce qui concerne les peuples indigènes, ce qui compte comme « Terre » est à la fois l’élément sémiotico-matériel qui compose et configure une forme de vie donnée — la Terre comme corps du sujet, le sujet comme partie du corps de la Terre : terre inappropriable et sujet ingouvernable par l’État —, mais aussi quelque chose qui ressemble beaucoup à ce que Catren a appelé la chair phénoumenodélique N.d.É. Ce terme est une contraction des mots « phénomène » et « noumène », associée au suffixe « -délique », du grec dēloun « rendre visible, montrer, révéler » (de dēlos « visible, clair », racine indo-européenne *dyeu- « briller ») et vise la dimension révélatrice de cette chair. (Il n’est pas interdit d’y entendre aussi la résonance avec le mot « psychédélique », qui est construit avec le même suffixe et signifie étymologiquement « qui révèle l’âme ».). « Terre » : quand et dans la mesure où le mot est utilisé par les peuples indigènes dans leur lutte pour la reconnaissance politique et pour la garantie du maintien d’une relation non propriétaire, non abstraite et non marchande, avec le territoire, il désigne une coalescence concrète d’affects, de percepts, de concepts et de relations sociales — et pour cette raison le chamanisme, en tant que forme spéculative «typique », est à la fois rêve, art, science et politique — ; il désigne aussi une multiplicité intensive, il est le nom indigène du corps-chair-champ d’expérience infini, la dangereuse et incontournable Terre-chair, le plan d’immanence tracé par le discours absolu du mythe, d’où émerge la condition instable et errante du sujet indigène. Cette Terre est peut-être la seule Terre future possible. Le passé est peut-être encore à venir.

Contributeur·ices

Giuseppe Al Majali & Patrice Maniglier

Comment citer ce texte

Eduardo Viveiros de Castro , « Les deux Indiens », Les Temps qui restent, Numéro 4, Hiver (janvier-mars) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/en/numeros/numero-4/les-deux-indiens