Faut-il, et peut-on, politiser le « coucou-caché » ? Le couple Beauvoir-Sartre, 1929-1980

Sartre, dans Les Mots, se servait du mot-valise « Karlémami » pour désigner le couple formé par ses grands-parents. Esther Demoulin, elle, dans son livre Beauvoir et Sartre. Écrire côte-à-côte (Les impressions nouvelles, 2024), a enquêté de façon serrée sur cet étrange objet : le couple « Sartrébeauvoir ». Par-delà l’image, sulfureuse ou idéalement libre, qu’on a pu se donner de la relation des deux écrivains, par-delà le mythe de gémellité soigneusement forgé par Beauvoir elle-même, elle montre en quoi le déploiement de leur pensée, de leur écriture, de leur engagement est redevable des modalités changeantes de leur collaboration, complémentarité, entraide, concurrence ou répartition des tâches. Elle montre aussi que le féminisme de la seconde vague et la rencontre avec le MLF constituent une rupture. Un essai important qui brise à la fois le mythe du couple glorieux et celui de la solitude créatrice.

Le syntagme « coucou-caché » désigne un jeu qui ressemble à un autre, mieux connu peut-être, celui du « fort-da » de Freud : l’alternance entre avancée et retrait, entre présence et absence. Il semble que, pour Esther Demoulin, le « coucou-caché » soit le jeu qui caractérise le mieux la dynamique du couple Beauvoir-Sartre, de leur rencontre, en 1929, jusqu’à la mort de Sartre, en 1980. « Coucou », « caché » : ce sont ces mêmes mots qui clôturent son ouvrageEsther Demoulin, elle, dans son livre Beauvoir et Sartre. Écrire côte-à-côte, Paris, Les impressions nouvelles, 2024. D’où la première question que je me pose, une fois le livre refermé : est-ce qu’on peut « historiciser » (cet impératif de Jameson) une telle dynamique ? Ne devrait-on avoir peur, en l’occurrence, d’une « historicité anhistorique », pour reprendre le même JamesonFredric Jameson, Marxism and Form. Twentieth-Century Dialectical Theories of Literature, Princeton University Press, 1971, p. 56., à laquelle renvoie une telle dialectique ludique – « coucou-caché » ? 

Faire la chronique de l’ouvrage d’une collègue n’est en l’occurrence ni une politesse ni une faveur : Beauvoir et Sartre. Écrire côte à côte est un des livres d’histoire littéraire importants de 2024, qui devrait concerner tout lecteur des Temps qui restent. Esther Demoulin a étudié le parcours des Temps modernesEsther Demoulin, Jean-François Louette & Juliette Simont (dir.), Les Temps Modernes d’un siècle l’autre, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2024., elle est une spécialiste des œuvres de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre, il est donc « naturel » – je pèse mes mots – que l’ouvrage issu de sa thèse, soutenue en 2021, soit discuté dans les colonnes de notre revue. Mais ce qui me tient à cœur ici, c’est de discuter l’actualité de son ouvrage : en quoi Beauvoir et Sartre. Écrire côte à côte incite-t-il à revoir des idées reçues, au moment où la théorie se voit mise en demeure d’« atterrirVoir Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017. », de se resituer dans un environnement plus diversement et plus fragilement meublé que jamais ?     

Ce qui frappe, d’abord, c’est l’approche. Esther Demoulin (re)situe les œuvres de deux écrivains dans une logique peu étudiée, la logique du couple. Cela m’a fait penser d’abord à une idée de Peter Sloterdijk. Dans le premier volet des Sphères, publié en 1998, cet ami constant de Bruno Latour bouscule l’idée de l’assignation de l’origine à l’Un, au singulier. Le fœtus, écrit-il tout en emboitant le pas au psychanalyste hongrois Béla Grunberger dans un chapitre qui porte pour titre « L’Accompagnateur originel », n’est jamais seul, son existence est en relation avec la mère. Ce que l’on appelle Un ne serait que la moitié d’une dyade dont la totalité passe souvent inaperçue : l’existence de l’Un est toujours protégée par un milieu qui subvient à ses besoins vitaux – c’est l’Autre, la seconde moitié de l’origine – il n’y a donc pas un, mais deux. Le fœtus n’est pas seul, il est dedans, l’Autre le contient, c’est la mère. Cette ontologie dyadique est à la fois primitive et définitoire de la vie sur Terre. Sloterdijk la désigne à l’aide de la nominalisation d’une préposition : l’Avec Peter Sloterdijk, Bulles I, Sphères, Microsphérologie. Paris, Pauvert, p. 387.. « Le surveilleur précède celui qui est surveillé. Dans la mesure où “il” existe, j’“existe” aussi. L’Avec est le premier à “donner” et à faire existerIbid., p. 388. ». Cette opération de pensée est la manière par laquelle le philosophe allemand subjectivise l’environnement. C’est un octroi d’agentivité à quelque chose qu’on a du mal à nommer mais qui, une fois rendu à l’évidence, ne peut plus être négligé. Sans aller jusqu’à la métaphysique de l’Avec, l’approche d’Esther Demoulin range le couple Beauvoir-Sartre sous le signe d’un « avec », ce qui revient à reconsidérer l’auctorialité individuelle depuis une perspective inédite : le couple n’est ni l’adjonction de ses deux membres, ni une synthèse qui dépasse chacune de ses deux moitiés. Ainsi, le « coucou-caché » traqué à travers les textes n’est que la forme que prend l’Avec dans le cas du couple Beauvoir-Sartre.

De ce point de vue, la lecture de l’essai d’Esther Demoulin – qui mobilise entre autres la critique génétique, des archives inédites (des lettres) – devrait intéresser toute personne impliquée dans le monde de la recherche, des études ou de la création. Défaire le préjugé de la solitude nécessaire à la création, faisant du créateur un « célibataire de l’art » est la mission principale que se donne l’étude d’Esther Demoulin. Mais l’alternative entre le travail solitaire et le travail collectif est un sujet de débat bien connu, Michel Serres et Bruno Latour devisaient à ce propos lors de leur dialogue du début des années 1990Il s’agit du dialogue intitulé Éclaircissements, Paris, François Bourin, 1992 (republié par Le Pommier en 2022).. L’essai possède un second enjeu politique, la mise à mal d’un autre mythe romantique, celui de la femme qui occupe une position secondaire par rapport à l’homme dans un couple de créateurs, artistes ou scientifiques. « Il n’est jamais venu à l’idée de personne de considérer Sartre comme le compagnon de Beauvoir », s’exclamait Simone de Beauvoir en 1979, lors d’un entretienEsther Demoulin, Beauvoir et Sartre. Écrire côte-à-côte, op. cit., p. 228.. Un tel sexisme est aujourd’hui éculé. Le prendre pour argument justifiant par lui-même une recherche d’ampleur serait un peu décevant. Mais Esther Demoulin loge ces deux arguments dans l’histoire et dans la sociologie littéraires. Elle a raison de dire que « le couple littéraire doit impérativement être étudié en diachronieIbid., p. 278.. » Il convient qu’une telle approche soit exploitée dans toutes ses conséquences : c’est ce qu’on peut faire à travers l’« historicisation ». Historiciser : cette exigence de Fredric Jameson ne cesse pas, mutatis mutandis, de présider à toute recherche en sciences humaines. 

La seconde partie de l’ouvrage est plus particulièrement intéressante sous cet aspect. Les trois derniers chapitres reviennent sur l’impact de l’engagement féministe de Simone de Beauvoir dans les années 1970. C’est ici qu’Esther Demoulin s’attache à décrire de près le jeu du « coucou-caché » entre les deux écrivains et partenaires : « le coucou correspond aux injonctions de la fusion amoureuse, le caché aux impératifs du champ littéraireIbid., p. 14.. » Au début, les jeux auxquels chacun d’eux joue se donnent le change : Simone de Beauvoir met au centre de sa stratégie d’affirmation littéraire le couple, alors que Sartre joue la carte du célibat. Or, la situation change à partir des années 1970, « au moment où naît une légitimation inédite de la cause des femmes en littérature, mais aussi un renversement de la logique de subordination de Beauvoir à Sartre sous l’égide d’une critique féministe anglo-saxonneIbid., p. 15.. »

« Coucou-caché » en boucle : Beauvoir-Sartre 1929-1968

Les deux premiers tiers de l’ouvrage d’Esther Demoulin relisent de façon  serrée les écrits de Sartre et de Beauvoir en tant que résultats de ce que j’appellerais une « pratique individuelle en régime de couple ». On peut mesurer la fidélité des deux écrivains, l’un envers l’autre, en termes de lectures croisées. Cette fidélité est le sol sur lequel poussent et se déploient les vies de Beauvoir et de Sartre et également la vie de leurs écrits. Cette étude éclaircit sans doute toute une série de problèmes liés à l’histoire littéraire portant sur leurs œuvres. Pourtant, un lecteur moins spécialisé attendra une réponse qu’Esther Demoulin pourra donner dans sa recherche future à la question suivante : étudier le parcours des rapports réciproques des écrits de Beauvoir et de Sartre, mais aussi les deux constructions auctoriales croisées (le “Sartre” de Beauvoir, la “Beauvoir” de Sartre), pourrait-il s’ouvrir sur l’esquisse d’une histoire genrée de l’institution littéraire française entre 1920 et 1980 ? 

Cette partie de l’ouvrage met en avant plusieurs aspects de ces lectures croisées : l’empathie des relectures mutuelles des deux compagnons (p. 48) qui avait pour effet que Sartre ne revenait jamais sur ses textes une fois qu’il avait obtenu l’aval du Castor (p. 49) ; le socle commun de leurs lectures d’enfance et de jeunesse – Beauvoir lit les mêmes textes que Sartre, mais avec un décalage de quelques années (p. 58) ; l’importance de deux romancières pour Sartre (Katherine Mansfield et Virginia Woolf, p. 62), et l’importance de Beauvoir comme passeuse de littérature américaine, car elle traduit deux écrivains qui allaient marquer l’écriture de Sartre : Dos Passos et William Faulkner (p. 63 - les pages sur les traductions que Beauvoir fait des ouvrages de ceux-ci sont particulièrement intéressantes) ;  le jeu des filtres que composent les récits croisés des lectures des deux écrivains et les intertextes qui se construisent à partir de ces récits dans l’œuvre de chacun, en rapport avec la littérature qui leur était contemporaine.

Le livre s’anime quand il s’agit d’emprunts et de recadrages autobiographiques, révélateurs des préjugés genrés : Sartre avoue que les épanchements du moi étaient mal vus chez les hommes dans sa jeunesse (p. 87), mais se montre par la suite très fidèle à une littérature issue de l’expérience personnelle, sans artifices. Il y a un fonds commun de la mémoire du couple dans lequel iels puisent, tout en distinguant entre roman et autobiographie. C’est là que leurs projets diffèrent : Sartre autobiographe reste discret sur la vie du couple, alors que « les mémoires beauvoiriens » se lisent comme « une autobiographie du couple » (p. 110). Il y a même un « idiolecte » commun du couple (p. 92) relevé par Esther Demoulin. Par ailleurs, les analyses de critique génétique et la lecture de la correspondance des deux écrivains mettent la chercheuse belge en dialogue avec tel biographe de Beauvoir et de Sartre, pour corriger ou bien confirmer ses allégations.  La question de la co-écriture ne mène pas à des résultats inattendus : s’il n’existe pas de textes signés en commun, l’autrice fait l’hypothèse d’une « co-écriture par relais » (p. 134), formule par laquelle Bourdieu décrit la situation de compétition dans un champ littéraire et qui mène à des livres publiés sur le même sujet par plusieurs auteurs et depuis plusieurs perspectives. Demoulin montre que Beauvoir et Sartre ont tout fait pour éviter une telle situation de recoupement : Sartre s’est contenté d’écrire quelques essais sur les États-Unis, par exemple, alors que Simone de Beauvoir allait publier L’Amérique au jour le jour (1948).

La minutie des lectures faites par Demoulin va jusqu’à cet incipit de sous-chapitre où l’on peut lire : « Jamais Beauvoir ne sera l’épigraphée d’une œuvre de Sartre, à l’inverse de Sartre qui fut à deux reprises cité en exergue de l’œuvre beauvoirienne » (p. 140). Qui plus est, lors des promotions et soutiens réciproques, Sartre ne répond jamais de manière directe aux critiques subies par les textes publiés par sa compagne. A ce sujet, bien qu’anecdotique, le refus de Sartre de publier un article de Nathalie Sarraute, en 1954, intitulé « Conversation et sous-conversation », « qui entendait mettre en œuvre une conception du dialogue romanesque tout à fait différente de celle de Beauvoir » (p. 164) est important pour mesurer la fidélité de Jean-Paul envers Simone, alors que l’esthétique littéraire de Sarraute n’aurait pas dû gêner le lecteur de Virginia Woolf et de William Faulkner qu’était Sartre. Pourtant, cette fidélité reste discrète.

L’ouvrage s’anime davantage encore à partir du Chapitre V. Jusque-là, le lecteur pouvait conclure, en filigrane des analyses lues, à une légère emprise de Sartre sur Beauvoir : retards dans les lectures, présence du couple et de la figure de l’homme au centre des écrits autobiographiques de la femme, exergues empruntés par elle à lui – ce sont tous les signes d’une pratique littéraire participant d’un champ dominé par des préjugés de genre.

Les années 1970 et l’infléchissement du « coucou-caché »

Or, les années 1970 semblent être le moment d’un infléchissement dans l’évolution de l’Avec Beauvoir-Sartre, puisque l’autrice du Deuxième Sexe s’engage dans des mouvements féministes dont la pensée et les modes d’action s’avèrent décisives pour sa manière de se rapporter à Sartre et à ses écrits. C’est la seule césure de taille dans l’évolution de l’écrire « côte à côte » des deux écrivains. Face à elle, on peut se demander si l’engagement de Simone de Beauvoir dans la seconde vague féministe ne suffit pas à marquer la réception de son œuvre – et de l’œuvre de Sartre, par ricochet – en termes de « savoir situé ». L’ouvrage d’Esther Demoulin pourrait s’articuler en deux parties: avant et après 1970.

Si, à partir des années 1940 jusqu’à la fin des années 1960, Beauvoir a endossé la posture de l’amoureuse et Sartre celle du célibataire, il en va différemment à partir du moment où s’érige un mouvement, dès les années 1970, de dénonciation de la domination masculine dans le champ littéraire et où s’ouvre la brèche pour une valorisation de l’écriture féminine. 

Que se passe-t-il donc après 1970 ? D’une part, Sartre était en train d’apercevoir la différence des situations entre être un auteur et être une autrice dans un monde intellectuel marqué profondément par le privilège de la masculinité. D’autre part, Simone de Beauvoir ose mettre en avant les limites de la pertinence théorique des écrits sartriens en termes de genre. Esther Demoulin cite un fragment justifiant une telle interprétation, tiré d’un entretien Beauvoir-Sartre (à Rome, en 1973), après l’adhésion de Simone de Beauvoir au Mouvement de libération des femmes (mouvement né en 1970 dans le sillage du féminisme américain) : « Même vous qui, théoriquement, idéologiquement, êtes tout à fait partisan de l’émancipation des femmes, vous ne partagez pas ce qu’elles appellent – et moi de même – leur vécu de femme. Il y a des choses que vous n’arrivez pas à comprendre. » (p. 176). C’est ainsi que Simone de Beauvoir répond à la demande de Sartre de renoncer au principe de la non-mixité qui était au cœur de cette organisation féministe. Les temps avaient changé : le post-colonialisme, le post-structuralisme étaient en train de sonner le glas du prétendu humanisme universaliste français. La confrontation de la théorie aux conditions de sa production et de son énonciation était en passe de devenir une exigence incontournable.

Les deux derniers chapitres de l’essai, VI et VII, traitent de ce que la seconde vague féministe a fait à l’image du couple littéraire Beauvoir-Sartre: l’avant-dernier insiste sur la pratique théorique et critique, le dernier sur l’impact que le féminisme de Simone de Beauvoir a eu sur le théâtre de Sartre. Le Deuxième Sexe y apparait comme un manifeste théorique construit aux confins de la fréquentation de la philosophie sartrienne et de l’expérience de l’autrice. C’est au miroir de la Critique de la raison dialectique de Sartre, à travers la reprise du concept sartrien de « rareté », que Simone de Beauvoir fait une histoire politique et économique de la femme dans la modernité occidentale. La rareté, chez Sartre, explicite un combat social pour la survie qui oppose les classes. Beauvoir en étend la portée au genre. C’est ainsi que peut être comprise la contrainte subie par les femmes de rester à la maison « parce qu’il n’y aurait pas de travail pour tout le monde » (p. 200). Les hommes se seraient ainsi débarrassés des femmes sur un marché de travail de plus en plus concurrentiel. Tout cet aménagement matérialiste du discours féministe revient à une pratique désidéalisée de la théorie et l’apparente à d’autres théories engagées, telles l’anti- et le dé-colonialisme. Esther Demoulin identifie même l’article qui a pu contribuer de manière décisive au détachement de la théoricienne féministe du rôle de compagne de route de Sartre. Il s’agit de « La Culture, le génie et les femmes », un texte où Jacqueline Feldman reproche à Beauvoir la subordination de son projet intellectuel et politique à celui de son partenaire : « elle applique une théorie créée par SartreIbid., p. 204. L’autrice souligne. » – sans se rendre compte du poids de cette dette sur sa propre « libération » en tant que femme. Certes, un tel reproche pourrait aujourd’hui viser tout un ensemble de la production théorique mondiale, dont un « rappel », au sens de Latour, serait nécessaire Dans Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Latour parle du besoin de faire le « rappel » de l’ontologie de la modernité, comme on fait le rappel de tel ou tel produit sorti sur le marché sans que le producteur ait anticipé toutes les conséquences de son usage. (Paris, La Découverte, 2012, p. 28 et sq)., notamment sur le marché académique mondial.

Les distances que Beauvoir prend avec Sartre à travers « le vécu des femmes » entérinent une rupture décisive : connaître ne passe désormais pas seulement par l’appropriation et « l’application » des concepts dont l’origine n’est jamais questionnée, mais par un vécu qui n’est pas universellement partageable. Cette « rupture épistémologique » (p. 208) a des conséquences importantes pour Sartre sur le plan du combat politique. Il insiste désormais sur la spécificité de la lutte des femmes, par exemple dans un dialogue portant sur le maoïsmeEsther Demoulin, Beauvoir et Sartre…, op. cit., p. 209..

Le dernier chapitre de l’ouvrage d’Esther Demoulin se penche sur l’influence qu’a eue Le Deuxième Sexe, et puis le féminisme de plus en plus marqué de Simone de Beauvoir, sur la construction des personnages dans le théâtre de Sartre, notamment dans Le Diable et le Bon Dieu et puis dans l’adaptation d’Alceste d’Euripide – qui n’a jamais été montée, pour des raisons qu’Esther Demoulin adosse à la logique de l’évitement de la concurrence sur un même territoire (celui du féminisme). Alceste aurait pu être une pièce féministe, mais la réaliser aurait signifié interférer avec les actions et les travaux de Simone de Beauvoir, en plus de détourner le mythe d’Alceste. En échange, Sartre adapte une autre pièce d’Euripide, Les Troyennes, qui devient sous sa plume « une pièce féminine et féministe » (241).

Beauvoir et Sartre. Ecrire côte à côte est tout d’abord un livre fidèle à son titre. Il parle du couple Beauvoir-Sartre en tant que concept auctorial qui relève aussi bien de la sociologie que de la poétique littéraire. A ce titre, il fait œuvre pionnière. Il suit les aléas du « coucou-caché », syntagme choisi pour décrire les rapports entre Beauvoir et Sartre, depuis la fin des années 1920 et jusqu’à la mort du philosophe. C’est un livre descriptif, avec de très bonnes analyses comparées de textes, mais c’est aussi un livre d’histoire intellectuelle situéeSans être un spécialiste ni de Beauvoir ni de Sartre, j’ai pu constater que la bibliographie en anglais comporte parfois des lapsus. Ainsi, Kate et Edward Fullbrook figurent avec un ouvrage de 1994, mais non avec Sex and Philosophy. Rethinking de Beauvoir and Sartre, Londres, Continuum, 2008. Il est tout aussi vrai que la bibliographie sur Beauvoir-Sartre est énorme et en expansion.. C’est un excellent essai impliqué – ou bien embarqué, pour utiliser un mot en vogue de nos jours dans les études littéraires françaises, un mot auquel Sartre aurait eu recoursAlain Badiou, La Question Sartre, Paris, PUF, p. 12. Tel qu’il est, Beauvoir et Sartre. Ecrire côte à côte sera un point de départ privilégié pour une pensée désireuse de réviser l’histoire intellectuelle (française) sur deux points essentiels : la vérité de l’origine comme unicité, et le privilège masculin du savoir théorique.

Comment citer ce texte

Alexandru Matei , « Faut-il, et peut-on, politiser le « coucou-caché » ? Le couple Beauvoir-Sartre, 1929-1980 », Les Temps qui restent, Numéro 5, Printemps (avril-juin) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/en/numeros/numero-5/faut-il-peut-on-politiser-le-coucou-cache