« Il ne faut pas que les touristes nous voient… »
Les JO et l’invisibilisation des personnes migrantes à la rue

Paris accueille les Jeux, mais chasse les personnes qui y demandent asile. Le plus grand spectacle du monde s’organise en produisant ses invisibles. La géographe Oriane Sebillotte, qui enquête depuis des années sur les campements franciliens de personnes migrant.s sans domicile, livre ici un récit à la fois analytique et immersif, illustré par ses propres graphiques et dessins. Pour qu’au moins les Jeux fassent voir ce que d’habitude on cache.

« Ils sont venus avant-hier avec deux voitures de police vers 6h30-7 heures du matin. Ils ont parlé avec tout le monde […] : “il faut ramasser vos tentes, bientôt les Jeux olympiques vont commencer et vous allez devoir partir d’ici, on va devoir tout nettoyer.” C’est ça qu’ils nous ont dit. Moi je n’ai rien répondu. On va sûrement partir. Une fois, avant, ils m’avaient frappé à l’épaule avec leur matraque parce que j’avais répondu, donc maintenant je me taisEntretien avec un demandeur d’asile afghan en mai 2024, par le Collectif Accès aux Droits.. »

L’homme qui fait ce récit vit dans une tente à Paris comme environ 1 100 migrant·es à cette période dans l’agglomération parisienneSelon un décompte des associations qui interviennent sur ces campements. Le qualificatif de « migrant·es », bien que peu satisfaisant pour définir la réalité des mobilités des individus (certain·es s’installent durablement, d’autres sont en transit, d’autres encore quittent le pays après plusieurs années), est utilisé ici pour désigner les personnes qui arrivent dans en France pour y demander l’asile, sont en cours de demande d’asile, l’ont obtenu ou en ont été déboutées, sont sans-papiers, ainsi que celles qui souhaitent demander l’asile dans un autre pays européen.. L’augmentation du nombre de personnes arrivant dans l’Union européenne pour y demander l’asile au milieu des années 2010, et le sous-dimensionnement de l’hébergement institutionnel, sont rendus visibles par l’occupation de l’espace public francilien par des campements. Ces dix dernières années, ils ont été installés sous le métro aérien, sous des ponts, des échangeurs, dans des tunnels ou aux bords des quais. Ils sont faits de tentes, parfois seulement de matelas et de cartons, de matériaux de récupération (grilles, canapés, chaises) protégés par des bâches tendues. Ils regroupent de quelques dizaines à plusieurs milliers de personnes, qui viennent majoritairement du Soudan, d’Afghanistan, d’Éthiopie, d’Érythrée et d’autres pays d’Afrique et d’Asie. La plupart souhaitent demander l’asile dans un pays européen, sont en demande d’asile, l’ont obtenue ou en ont été déboutées. Leur présence visible dans l’espace public a fait l’objet de nombreuses prises de position médiatiques, associatives et politiques au cours des annéesGardesse, C., Le Courant, S. & Masson Diez, E. (2022). L’Exil à Paris, 2015-2020. Expérience migratoire, action publique et engagement citoyen. Paris : Éditions l’Œil d’or..

Figure n° 1 - Campement sous le métro aérien dans le quartier de La Chapelle, décembre 2022

Trois ans après que les campements ont pris de l’ampleur à Paris et en petite couronne, le Comité international olympique (CIO) a officiellement attribué l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) 2024 à la Ville de Paris, le 13 septembre 2017. D’après Jules Boykoff, chercheur états-unien en sciences politiques, les Jeux sont l’occasion pour les pays hôtes de mettre en place des dispositifs de surveillance de la population et de tester des approches sécuritaires qui perdurent souvent au-delàBarret Bertelloni. M., « Jules Boykoff : “Les JO, c’est l’économie du ruissellement inversé” ». AOC media - Analyse Opinion Critique, 12 janvier 2024. https://aoc.media/entretien/2024/01/12/jules-boykoff-les-jo-cest-leconomie-du-ruissellement-inverse. Il observe également que les Jeux sont l’occasion de gentrifier des quartiers de manière accélérée, ainsi que de déloger et expulser des populationsIbid.. En Île-de-France, les JOP 2024 doivent prendre place entre le 26 juillet et le 8 septembre 2024, principalement à Paris et en Seine-Saint-Denis. Ils favorisent l’accélération de nombreux projets d’aménagement, de rénovation et de requalificationLingaard, J. (2024). Paris 2024. Une ville face à la violence olympique. Paris : Éditions Divergences. liés à la métropolisation du Grand ParisMazzoni, C. & Vadja, J. (2023). Le Grand Paris à l”heure des JOP 2024 : visions architecturales et urbaines entre patrimoine et tourisme. Paris : Éditions La Commune.. Dans ce département limitrophe et dans le nord et le centre de Paris, les quartiers choisis pour accueillir les Jeux correspondent à des zones où ont existé et sont encore installés de nombreux campements et squats. Ces lieux sont visés par des projets de renouvellement urbain, comme le 18e arrondissement de la capitale qui doit se transformer en un centre « vivant et dynamique en plein cœur de la métropole »Articles de la Mairie du 18: « Porte de la Chapelle : la métropole de demain se construit ici », le 5 août 2021. https://mairie18.paris.fr/pages/porte-de-la-chapelle-la-metropole-de-demain-se-construit-ici-12660 et « Porte de la Chapelle, place à votre quartier », le 1er mars 2024. https://mairie18.paris.fr/pages/porte-de-la-chapelle-place-a-votre-quartier-16790ou le territoire de la Plaine CommuneAubervilliers, Épinay-sur-Seine, L’Île-Saint-Denis, La Courneuve, Pierrefitte-sur-Seine, Saint-Denis, Saint-Ouen-sur-Seine, Stains et Villetaneuse.qui « poursuit sa transformation augmentée par l’accueil des Jeux olympiques et paralympiques en 2024Site internet de la Plaine Commune, en mai 2024, page « Qui sommes-nous ? ». https://plainecommune.fr/institution/qui-sommes-nous». La volonté de rendre plus attractifs des quartiers que l’image du sans-abrisme dévalorise remet en cause la possibilité d’y vivre pour les personnes en campementZeneidi-Henry, D. (2020). « L’irruption des tentes dans la ville ou comment camper l’espace public », in: Augustin, J.-P. & Favory, M. 50 questions à la ville, (pp. 257-262). Bordeaux : Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine.. Les pratiques d’expulsion de campements et de squats s’inscrivant dans une histoire longue et globale, il est difficile d’affirmer que les JOP ont un effet inédit sur la régulation de ces lieux de vie. Leur mise en œuvre et les nombreux aménagements et dispositifs sécuritaires qui les accompagnent n’occasionnent-ils pas néanmoins une accentuation des phénomènes d’exclusion des personnes migrantes sans-domicile de la région francilienne ? Dans quelle mesure est-il possible d’observer une intensification et une accélération de certaines pratiques et politiques publiques des autorités les concernant ? En particulier, celles qui contribuent à leur invisibilisation dans l’espace public ? C’est à ces questions que je voudrais apporter des éléments de réponse.

Je reviendrai tout d’abord sur la gestion des campements franciliens par l’expulsion et des opérations de « mise à l’abri » durant ces neuf dernières années. Puis j’étudierai comment la répartition des personnes migrantes vers d’autres régions que l’Île-de-France, bien que plus ancienne, se systématise depuis plusieurs mois. Enfin, grâce aux données du Collectif Accès aux Droits (CAD), j’analyserai les pratiques policières à l’encontre des migrant·es en campement et l’invisibilisation relative des violences à l’approche des JeuxCet article est fondé sur deux terrains de recherche, d’abord pour un mémoire de Master de 2020 à 2022, puis dans le cadre d’un doctorat en géographie à partir de 2022. Ceux-ci consistent en des observations sur les lieux de vie (campements et squats) franciliens et des entretiens menés auprès des personnes qui y vivent et celles qui y interviennent (membres de collectifs, associations et pouvoirs publics). Des documents parlementaires, ministériels, gouvernementaux et associatifs sont également mobilisés. Les données issues de ces terrains de recherche sont complétées par celles collectées par le Collectif accès aux droits (CAD), une association francilienne qui a un rôle d’observatoire des violences subies par les personnes migrantes vivant en campement ou en squat..

Expulser

La routine de l’expulsion

En juin 2015, le gouvernement adopte un Plan urgence migrants qui contient une mesure pour la « résorption » des campements par des expulsions « humanitaires ». Il y est noté que l’arrivée de milliers de personnes dans l’espace Schengen en 2014 et 2015, « menace […] d’entraîner un développement de campements illicites, indignes et inacceptables pour tous ». Pour y répondre, ce plan propose « un pilotage opérationnel » dont une des mission sera « la résorption précoce et la prévention de l’installation de campements à Paris et en Île-de-France par la mise à l’abri et la bonne orientation des migrantsCommuniqué de presse du gouvernement français : « Répondre au défi des migrations. Respecter les droits, faire respecter le droit », juin 2015..» Entre le 2 juin 2015, date de la première expulsion de campement avec proposition de « mise à l’abri »Selon l’appellation utilisée par les pouvoirs publics.à Paris, et mai 2024, environ 400 opérations de ce type ont eu lieu à partir de campements franciliens. Certaines donnent lieu au démantèlement du campement tandis que d’autres sont partielles et les personnes ne se voyant pas proposer d’hébergement peuvent rester sur place.

Ces opérations, dont l’organisation varie parfois, sont pilotées par la préfecture de région Île-de-France. Cette administration se charge de trouver des places d’hébergement au sein du Dispositif national d’accueil (DNA) réservé aux personnes en demande d’asile ou l’ayant obtenu. Puis, sur la base de diverses données récoltées à propos de chaque campement (entre autres, le nombre de personnes présentes, les alertes et demandes d’autres institutions – collectivités, préfectures –, ou la situation sanitaire), elle choisit quel campement sera expulsé. Le jour de l’opération, en général, les forces de l’ordre arrivent d’abord tôt le matin (entre 5 et 7 heures), puis elles encerclent le campement. La préfecture de région, accompagnée d’intervenant·es sociaux·ales, arrive ensuite. Les agent·es organisent les files et répondent aux questions des personnes (souvent à propos des rendez-vous institutionnels qu’elles risquent de rater pour bénéficier de propositions d’hébergement). Les bus arrivent et les personnes partent progressivement vers des places d’hébergement en Île-de-France ou dans d’autres régions. Elles pourront rester plus ou moins longtemps dans ces centres selon leur situation administrative et, de quelques jours à quelques mois après, elles seront soit remises à la rue, soit envoyées vers d’autres centres. Les expulsions durent en moyenne entre deux et six heures, selon leur organisation et le nombre de personnes présentes. Lorsque tous les bus sont partis, les agent·es de la préfecture quittent les lieux. S’il reste des personnes n’ayant pas pu, souvent faute de places, ou pas voulu monter dans les bus, soit elles peuvent rester sur le campement, soit elles sont repoussées par la police. Puis, dans ce dernier cas, le nettoyage du lieu est assuré par la voirie de la municipalité.

Ce type d’opérations et leur répétition durant des années révèlent une gestion routinière de ces lieux de vie par l’expulsionCette gestion par l’expulsion n’est pas propre à ce type de campement. À ce sujet, lire par exemple : Aguilera, T., Bouillon, F. & Lamotte, M. (2018). L’ expulsion : une expérience contemporaine , Presses universitaires de France.. La carte ci-dessous met en évidence les lieux où des campements et des squats ont été expulsés entre 2015 et 2024.

Figure n° 2 - Les opérations de « mise à l’abri », 9 ans de gestion par l’expulsion

La géographie de l’expulsion

Ces expulsions visent en majeure partie à évacuer des lieux de vie (squats et campements). Parfois, elles sont organisées en réponse à des actions d’occupation de places publiques ou de bâtiments vacants, qui ont pour revendication plus ou moins explicite une mise à l’abri des participant·es à l’actionPiva A. & Sebillotte, O., « Territoire d’une lutte pour le droit au logement à Paris, entre appropriation et contrôle spatial : le cas du collectif Réquisitions », Justice spatiale | Spatial Justice, n°19 (à paraître).. Ces expulsions ne concernent toutefois pas l’ensemble des sites sur lesquels des campements existent ou ont existé. Certains n’ont jamais fait l’objet de telles opérations. On voit alors se dessiner les zones où ont été présentes le plus grand nombre de personnes en campement et en squat, mais aussi là où les pouvoirs publics ont concentré leurs efforts pour « reconquérir le territoire », ainsi qu’exprimé dans un communiqué de presse conjoint du préfet de région Île-de-France et du préfet de la Seine-Saint-Denis, le 26 janvier 2022, suite à l’expulsion d’un de ces campements à Pantin. Toutefois, ces efforts s’exercent s’exercent à certains endroits avec une plus grande intensité. Par exemple, en novembre 2019, les campements autour de la Porte de la Chapelle, lieu d’installation depuis trois ans, sont expulsés et les ré-installations empêchées par des dispositifs de surveillance. Dans un communiqué de presse suite à cette expulsion la préfecture de région Île-de-France prévenait ainsi que pour :

prévenir toute nouvelle installation de ces campements sur ces sites comme dans d’autres lieux de la Capitale, la préfecture de Police met en place un dispositif spécifique établi sur des moyens humains importants et sur le développement accru de la sécurisation passive. Une surveillance dynamique et permanente, complétée par l’utilisation de la vidéo-patrouille, sera assurée par des effectifs de la préfecture de Police dédiés […]. Les personnes qui tenteraient de se réinstaller seront immédiatement contrôlées et leur situation administrative vérifiée, donnant lieu, en cas de séjour irrégulier sur le territoire national, à une procédure de placement en centre de rétention administrativeCommuniqué de presse de la préfecture de région Île-de-France et de la préfecture de police de Paris du 7 novembre 2019, « Démantèlement des campements illicites du nord de Paris avec mise à l’abri de 1 611 personnes et mise en place d’un dispositif de sécurisation pour éviter leur reconstitution »..

Or, à Porte de la Chapelle, les chantiers pour la construction de l’Adidas Arena et les aménagements de l’espace public débutent à l’été 2020. Le site, inauguré en février 2024, accueillera certaines compétitions des Jeux. Le 17 novembre 2020, le campement de la place de l’Écluse à Saint-Denis, à proximité du Stade de France – un autre site de compétition des Jeux –, est expulsé à son tour et toute réinstallation à proximité empêchée.

Figure n° 3 - 17 novembre 2020, expulsion d’un campement à proximité du Stade de France

L’expulsion de la place de l’Écluse annonce la fin de ces grands campements franciliens. Entre 2015 et 2020, un ou deux sites principaux concentraient la majorité des personnes. Lorsqu’ils étaient expulsés, celles-ci cherchaient un endroit où se réinstaller et après quelques semaines un campement se reconstituait. Il devenait un nouveau lieu central pour les nouveaux·elles arrivant·es et les personnes sortant d’hébergement, et pouvait réunir plusieurs milliers de personnesPiva, A. (2021). « Les campements urbains parisiens à la marge du politique : quelle articulation du contrôle de la police et de l’émancipation politique? » The Canadian Geographer / Le Géographe Canadien, vol. 65, n° 4, p. 44862.. Désormais, les installations sont plus éparpillées et plusieurs campements de quelques dizaines ou centaines de personnes co-existentSebillotte, O. (2022). Quelle(s) place(s) pour les migrants ? Reconfiguration des campements en Île-de-France : visibilité, résistances et négociations. Mémoire de Master 2 Migrations, EHESS, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ICM. Sous la direction de Marianne Blidon.. Ce changement participe à une moindre visibilité des campements dans l’espace public francilien. Dans un email de la Direction régionale et interdépartementale de l’hébergement et du logement (DRIHL) du 93 à ses équipes fin mars 2024, rendu public par le collectif Le Revers de la Médaille, il est écrit que les missions contiennent le fait de « mettre à l’abri, par anticipation, les personnes sans-abri à proximité des sites olympiques »Le Revers de la Médaille (2024). 1 an de nettoyage social avec les JOP : “Circulez, y’a rien à voir”, p. 48. URL : https://lereversdelamedaille.fr/wp-content/uploads/2024/06/Rapport-1-an-de-nettoyage-social-le-revers-de-la-medaille.pdf. Ces consignes démontrent l’attention portée par les pouvoirs publics aux campements situés sur et autour des lieux des futurs Jeux.

Outre ces opérations qui concernent les campements, des expulsions de squats abritant des personnes en demande d’asile, l’ayant obtenu ou non, augmentent depuis 2023. Elles sont organisées sur le même modèle (des opérations accompagnées de propositions d’hébergement généralement réservées aux personnes en demande d’asile ou l’ayant obtenu). Pas moins de sept expulsions ont eu lieu depuis février 2023, concernant environ 1200 personnes. Le squat d’Unibéton qui existait depuis trois ans et comptait environ 500 résident·es a été expulsé le 26 avril 2023. Situé sur l’Île-Saint-Denis, il faisait face au Village olympique.

Expulser sans héberger

La préfecture de police de Paris organise également des expulsions de campements sans proposition de « mise à l’abri ». Les forces de l’ordre interviennent pour ordonner aux personnes de partir. Parfois, les occupant·es peuvent récupérer leurs affaires mais elles sont souvent jetées et le site nettoyé par la voirie de la Ville de Paris. En 2023 et 2024, sur la base d’une liste probablement non-exhaustiveLa liste est constituée de données récoltées par le CAD auprès d’associations qui interviennent sur les campements, des données récoltées par l’Observatoire des expulsions de lieux de vie informels, de communiqués de la préfecture de région Île-de-France et des observations de ses membres du CAD., on constate une accélération des expulsions sans proposition d’hébergement par rapport aux années précédentes. Ces expulsions se concentrent dans des quartiers centraux (notamment les quais de la Seine où se tiendra la cérémonie d’ouverture des JOP) ou du nord de la capitale, là où vont se dérouler une partie des événements, compétitions et festivités dans le cadre des Jeux.

Plusieurs expulsions de lieux de vie sont ainsi probablement directement liées à la mise en œuvre des chantiers des JOP, ainsi que de l’organisation de la cérémonie d’ouverture sur la Seine.

« Je dormais sur un camp à Pont Neuf. L’après-midi, trois policiers en civil sont venus. Ils nous ont dit qu’ils nous comptaient parce qu’on allait bientôt devoir partir. Quand je leur ai demandé pourquoi, un des policiers m’a dit que ça les emmerdaient qu’on soient là, qu’on était trop, que la France organisait les JO, qu’il y avait beaucoup d’étrangers dans la rue et qu’il ne fallait pas que les touristes nous voientEntretien avec un jeune homme le 20 février 2024, par le Collectif Accès aux Droits.. »

Les campements constituent des « paysages de la pauvreté »Froment-Meurice, M. (2016). Produire et réguler les espaces publics contemporains. Les politiques de gestion de l’indésirabilité à Paris. Thèse de doctorat en géographie, université Paris Est Créteil. Sous la direction de Jérôme Monnet et de Jean-François Staszak, p. 306.et leur présence souligne une inaction des pouvoirs publicsLegros, O. (2011). « Réguler la société par l’espace ? Réflexions sur la dimension spatiale des politiques en direction des migrants roms dans les villes françaises », Lignes, n° 34, p. 161-178. L’image qu’ils renvoient ne correspond donc pas aux processus de valorisation de quartiers devant incarner de nouvelles fonctions de centralités urbaines et d’attractivité économique au sein du Grand Paris et dans le cadre des Jeux. Afin d’empêcher la reconstitution de campements et de squats, les pouvoirs publics favorisent la dispersion des personnes sur le territoire hexagonal, une mesure employée depuis des années mais qui se systématise et se renforce à l’approche des Jeux.

Disperser sur le territoire national: «la région ou la rue»

« Desserrer » l’hébergement en Île-de-France

À partir de juin 2015, la très grande majorité des opérations de « mise à l’abri » depuis les expulsions de campements et de squats étudiées ici dirige les personnes vers des centres du Dispositif national d’accueil. Ce dispositif d’hébergement dédié aux personnes relevant de l’asile, créé en 1973, s’inscrit dès ses débuts dans une logique de répartition à l’échelle nationaleArfaoui, R. (2020). « Ce que le territoire fait à l’accueil, ce que l’accueil fait au territoire. Une géographie de l’asile dans le territoire ambertois », Revue européenne des migrations internationales, vol. 36, n° 2-3, p. 107-135..

Cette logique de répartition s’inscrit dans une histoire plus longue et globale qu’a étudiée Martina Tazzioli dans un article de 2020Martina Tazzioli (2020). « The Politics of Migrant Dispersal. Dividing and Policing Migrant Multiplicities ». Migration Studies, vol. 8, n° 4, p. 51029.. Cette dispersion sur le territoire est renforcée au fil des années par la création de centres spécifiquesEntre autres : les centres d’accueil et d’orientation (CAO) créés pour accueillir les personnes expulsées de la Jungle de Calais en 2016, ou les centres d’accueil et d’examen des situations administratives (CAES) créés en 2017 [là, la syntaxe n’est pas claire : plutôt « ou les remettre à la rue ? »].. En février 2021, la mise en application d’un schéma de répartition doit permettre aux administrations d’envoyer les personnes en demande d’asile ou l’ayant obtenu d’une région vers une autre, puis de les déplacer au sein de celle-ci, selon la « saturation » de l’hébergement dans chaque territoire et sur la base d’un calcul à partir d’indicateurs « démographiques et socioéconomiques »Voir le « schéma national d’accueil des demandeurs d’asile et d’intégration des réfugiés (SNADAR) », adopté pour la période 2021-2023 par le ministère de l’Intérieur et paru en décembre 2020.. En avril 2023, un nouveau dispositif est mis en place pour « desserrer » l’hébergement en Île-de-France. Des centres « sas » sont ouverts dans 10 régions hexagonales (hors Île-de-France et Hauts-de-France)Mollaret, O. « De l’Île-de-France aux « sas » provinciaux, l’exode sans fin des migrants ». StreetPress, 13 décembre 2023. https://www.streetpress.com/sujet/1702468074-dispositif-sas-accueil-regions-exode-migrants-rue-prefecture-jeux-olympiques. Les personnes qui y sont envoyées (notamment depuis les expulsions de campements et de squats franciliens) y sont accueillies pendant trois semaines durant lesquelles leur situation administrative est étudiée. Puis, en fonction de celle-ci, elles sont orientées vers divers types de centres dans la région ou remises à la rue.

Figure n° 5 - Une dispersion recentrée mais plus systématique.

Comme on peut le voir, la répartition en région depuis la mise en place des sas régionaux est bien plus restreinte en termes de destinations. C’est depuis les centres sas que les personnes sont ensuite envoyées vers d’autres centres au sein de la région d’arrivée. À partir d’avril 2023, les orientations en région à partir des expulsions se font désormais vers les centres sas et la possibilité d’être hébergé·e en Île-de-France dépend de critères resserrés. Les orientations en région deviennent alors de plus en plus directives.

Il y a environ 350 personnes présentes le matin de l’expulsion du campement à Stalingrad. Les personnes qui partent pour des centres franciliens doivent avoir un contrat de travail en CDI ou en CDD de plus de 9 mois dans la région. Finalement, seulement deux bus partent pour l’Île-de-France sur les huit prévus initialement. Les autorités refusent de prendre en charge les personnes qui ne rentrent pas dans les critères pour l’Île-de-France. Une seule option leur est offerte : partir en région. Une centaine d’entre elles choisissent de rester en campement. Le dernier bus pour la région (Bourgogne) part avec seulement 14 personnes. (Extrait de terrain, expulsion du campement de Stalingrad, le 26 juin 2023.)

Ainsi que le déclare un membre d’une association à l’issue de cette expulsion, pour les personnes qui ne peuvent pas justifier d’un emploi déclaré en Île-de-France, c’est « la région ou la rue ». Les autorités restreignent l’accès aux hébergements franciliens à travers des critères qui, s’ils ne sont pas complètement figés, demeurent étroits. Au fil des opérations, les autorités tentent de convaincre les personnes d’accepter les propositions d’hébergement hors de l’Île-de-France.

Un nouveau campement est expulsé à Stalingrad. Les hommes restent sur le côté, ils ne se pressent pas vers les bus. Après quelques opérations de « mise à l’abri » vers les sas, ils savent désormais que les premiers bus sont affrétés vers des villes d’autres régions. Tant que le nombre de personnes dans le premier bus (pour Strasbourg) n’est pas suffisant par rapport aux places prévues, le bus ne part pas. Les agent·es de la préfecture de région interpellent les personnes pour tenter de les convaincre de partir à Strasbourg. Finalement, quelques hommes qui souhaitaient entrer dans le dispositif pour bénéficier d’une proposition d’hébergement acceptent cette destination pour pouvoir accéder à une place, le bus part et l’opération se poursuit. (Extrait de terrain, expulsion du campement de Stalingrad, le 19 septembre 2023.)

Diriger vers des «sas» en région

Ces exemples montrent des évolutions dans les opérations de « mise à l’abri », autant du côté des autorités qui les organisent que des personnes qui acceptent ou non d’y participer. La date des expulsions est rarement divulguée par les autorités, mais, avant la systématisation des envois en sas, dès qu’une rumeur d’expulsion circulait, des personnes se rendaient sur le campement concerné, espérant pouvoir participer à l’opération (certaines vivant dans d’autres campements, en squat, dans des hébergements précaires)Doyen, P., Piva, A. & Sebillotte, O. (2023). « L’accueil des personnes migrantes en Île-de-France à la marge des dispositifs institutionnels », Localacc Working Papers series, n°6, Institut Convergences Migrations.. Au début de chaque opération, habituées au manque de places proposées par rapport au nombre de personnes présentes, celles-ci se précipitaient pour accéder aux bus. Ces expulsions permettaient d’obtenir un hébergement en Île-de-France sans nécessairement correspondre à des critères spécifiques. Ce n’est désormais plus le cas pour des personnes qui ont parfois pourtant des attaches dans la région (famille, ami·es, réseau solidaire, associations qui les accompagnent dans leurs démarches, lieux de soins, lieux de scolarité, emplois informels, etc.). De plus, les hébergements vers lesquels les personnes sont envoyées ne sont pas toujours adaptés aux besoins des individus et beaucoup de celles qui sont envoyées loin de l’Île-de-France évoquent l’isolement ou le manque de perspectives sur place. Or, quitter un hébergement du Dispositif national d’accueil équivaut à perdre ses droits à l’allocation pour les demandeur·ses d’asile et à tout hébergement dans le futur. Depuis la nouvelle loi sur l’asile et l’immigration adoptée en janvier 2024, quitter sa place peut aussi aboutir à la clôture de sa demande d’asile. Ainsi, beaucoup sont les personnes qui préfèrent ne pas partir en région car elles ne veulent pas prendre le risque d’être hébergées dans des endroits qui ne leur conviennent pas et qu’elles ne pourraient quitter qu’au prix d’une perte de certains de leurs droits. Elles opposent alors des résistances aux expulsions vers les sas. Elles mettent en place des tactiques (replier lentement ses affaires, rester sur le côté) pour ne pas monter dans les premiers bus à destination d’autres régions, voire refusent catégoriquement les propositions et restent à la rue. En réponse, les agent·es de la préfecture d’Île-de-France et de la préfecture de police de Paris cherchent des manières de les convaincre qui vont parfois jusqu’à des formes de coercition.

Le 31 octobre, une nouvelle expulsion de campement a lieu dans le quartier de la Villette. Une bénévole d’une association raconte que l’opération est suspendue car très peu de personnes acceptent de monter dans le bus pour Besançon. Des policier·es contrôlent les identités des personnes présentes et en interpellent certaines. Ils et elles choisissent des hommes au hasard pour les obliger à monter dans ce bus. (Extrait de terrain, expulsion du campement de Porte de la Villette, 31 octobre 2023.)

Ces pratiques, qui ont eu lieu lors de deux expulsions de campement, ne se réitèrent pas et laissent la place à d’autres, comme le fait d’inclure des personnes qui se tiennent en dehors du périmètre de l’opération mais souhaiteraient y participer. Cette pratique était peu courante auparavant. Le nombre de personnes présentes le jour de l’expulsion et souhaitant monter dans les bus excédait souvent le nombre de places d’hébergement proposées. Ce changement explique l’écart observé dans le graphique ci-dessous qui met en évidence la différence entre le nombre de personnes qui accèdent aux bus par rapport à celles qui vivent sur le campement. Jusqu’en mars 2023, puis une fois le 31 mai, cet écart illustre l’attractivité des opérations de « mise à l’abri ». Puis, il s’inverse en avril 2023, donnant le taux de refus des propositions d’hébergement par les personnes qui vivent sur le campement.

Figure n° 6 - Départs et refus d’hébergement depuis les campements.

Les refus de partir ont toujours existé mais concernaient une minorité de personnes, rendue invisible dans ce graphique par l’écart entre le nombre de places proposées et le nombre de personnes présentes le jour de l’expulsion. En mars 2024, confrontées au peu d’attractivité qu’ont désormais les propositions d’hébergement et à la démesure que représente le fait de mobiliser des forces de l’ordre et d’affréter des cars pour les quelques personnes qui acceptent de partir, les autorités réajustent la manière dont elles organisent ces expulsions. Elles mettent en place un autre mode d’orientation similaire à celui en vigueur entre fin 2016 et 2019, qui a existé en parallèle des expulsions « classiques » : des mises à l’abri « au fil de l’eau », visibles sur la chronologie ci-dessous.

Figure n° 7 - Chronologie des opérations de « mise à l’abri » (2015-2024)

Désormais, des équipes d’intervenant·es sociaux·ales dépêchées par la préfecture d’Île-de-France et la Ville de Paris se rendent régulièrement sur les campements et proposent aux personnes de partir vers des hébergements, notamment hors de l’Île-de-France. Pour ce faire, elles orientent les personnes vers un centre au nord-est de Paris d’où partent une fois par semaine des bus vers ces destinations. Ce centre fait ainsi office de ou centre « pré-sas » et ce mode de fonctionnement rend plus discrets les envois hors de l’Île-de-France depuis les campements.

Nouvelles techniques d’éloignement

En outre, les expulsions de campements et de squats ne sont pas les seules portes d’entrée vers des hébergements non-franciliens. Quand une personne enregistre sa demande d’asile, l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) lui propose, lorsqu’il y a de la place, un hébergement. C’est l’orientation directive. Refuser cette place équivaut à refuser toute aide de l’État pour l’hébergement et implique également de ne plus recevoir l’allocation mensuelle, précieuse pour les demandeur·ses d’asile qui n’ont pas le droit de travaillerDepuis 1991 les demandeur·ses d’asile n’ont plus le droit de travailler, sauf sur autorisation préfectorale après plus de six mois de procédure. Dans les faits cette autorisation est très difficile à obtenir en Île-de-France.. Une autre voie d’accès à l’hébergement consiste à s’inscrire sur des listes de transfert à partir de centres d’accueils de jour parisiens. La préfecture d’Île-de-France propose un certain nombre de places aux gestionnaires et établit des critères pour y accéder. La régularité de ces transferts et leur dimension varient selon les périodes mais aucun chiffre n’est divulgué publiquement à ce sujet. Désormais, ces accueils de jour orientent directement les personnes volontaires vers le centre « pré-sas » du nord-est de Paris, d’où elles sont transféré dans les sas régionaux. Enfin, les personnes hébergées se voient également proposer des transferts vers la région depuis leur centre d’hébergement. De la même manière, ces départs sont peu visibles et ne font pas l’objet de chiffres publics. Ces transferts et orientations hors d’Île-de-France expliquent peut-être en partie le faible nombre (par rapport aux périodes précédentes) de personnes acceptant un hébergement depuis les campements. Les personnes qui restent seraient celles qui ne souhaitent pas partir, dont certaines revenues de sas où elles avaient été envoyées, comme cet homme éthiopien rencontré sur un campement en mars 2024 :

Un homme éthiopien me raconte qu’il a accepté la proposition d’hébergement qui lui a été faite par les agent·es de la maraude institutionnelle « mise à l’abri ». Il a été au centre de départ pour le sas. De là il a été transféré à Toulouse. Il a ensuite été envoyé dans un hôtel social du 115. Il partageait sa chambre avec six inconnus et la qualifie de « glauque ». Il est alors rentré à Paris. Maintenant il a besoin d’une tente et d’un duvet. Il dit qu’au moins ici les associations passent et apportent du thé, de la nourriture, des vêtements… Alors qu’en région il n’y a rien. (Extrait de terrain, avec une maraude associative, campement de la Villette, le 25 mars 2024.)

Le cas de cet homme n’est pas isolé. De nombreuses personnes rencontrées à Paris ces derniers mois racontent être revenues suite à leur transfert en sas, soit car elles ont ensuite été envoyées dans un hébergement temporaire, soit qu’aucun ne leur ait été proposé. La grande majorité disent désormais refuser les propositions d’envois hors de l’Île-de-France, ayant fait l’expérience qu’elles n’obtiennent pas d’hébergement durable et adapté à leurs besoins.

Cette dispersion hexagonale depuis l’Île-de-France, bien qu’antérieure à la préparation des Jeux, se systématise en amont de leur organisation avec l’imposition de critères restrictifs. Les départs depuis l’OFII, les accueils de jour et les hébergements et la transformation des expulsions en maraudes « mise à l’abri » contribuent à l’invisibilisation de ces départs. La dimension globale des orientations en région est ainsi compliquée à mesurer. Pour les personnes qui sont encore ou à nouveau à la rue, des techniques policières contribuent à leur invisibilisation de l’espace public.

Le spectre de la violence

Techniques d’invisibilisation

Figure n° 8 - Expulsion d’un campement dans le quartier de La Chapelle, le 17 novembre 2022.

La volonté de « reconquérir le territoire » après les expulsions de campements est parfois rendue visible par du mobilier urbain et des éléments dissuasifs (grilles, pierres, plots de béton) placés sur les sitesDe nombreux exemples de ces dispositifs anti-installations sont mis en évidence par Muriel Froment-Meurice (2016), op. cit. ; dans de nombreux médias au fil des ans ; sur les réseaux sociaux, par exemple le compte X et le compte Instagram du Collectif Accès aux droits.. À d’autres moments, ce sont des outils administratifs qui sont employés. Par exemple, en octobre 2023, après l’expulsion d’un campement sous le métro aérien à la station Stalingrad, le préfet de police de Paris prend un arrêté pour empêcher les distributions alimentaires associatives dans le secteur. Pour le justifier, il argue :

« que ces distributions alimentaires engendrent, par leur caractère récurrent, une augmentation de la population bénéficiaire de ces opérations et qu’elles contribuent […] à stimuler la formation de campements dans le secteur du Boulevard de la Villette […]. [L]es services de police ont procédé à de multiples opérations d’évacuation et de mise à l’abri dans ce secteur ces derniers mois […]. [L]e nombre de ces opérations dans un intervalle rapproché et le nombre des personnes concernées soulignent que le secteur est un point de fixation pour de tels campements. »

Cet argumentaire est fondé sur la théorie du supposé « appel d’air »Lèbre, J. (2019). « “Appel d’air”, attractivité libérale et inhospitalité absolue », Lignes, vol. 60, n° 3, p. 15-38. qui expliquerait l’attractivité du lieu à partir des distributions de repas. En réalité, les associations se déplacent généralement là où sont les campements et non l’inverse. De plus, la présence presque constante d’agent·es de la police ou de la gendarmerie, généralement mobilisé·es avant et durant les opérations de « mise à l’abri », accrédite plutôt l’idée selon laquelle des propositions d’hébergement pourraient se faire depuis ce lieu et encourage donc les personnes à y rester. Leur installation est néanmoins compliquée par la répétition d’interventions policières sur leurs lieux de vie.

Fin décembre 2022, suite à une expulsion, une membre d’un collectif de soutien demande à un policier s’il souhaite que les hommes du campement disparaissent puisqu’ils ne peuvent s’installer nulle part. Le policier lui répond qu’il demande juste à ce qu’ils rentrent dans leur pays. Le même mois, un autre explique que « le pont les abritent, pas besoin de déployer des tentes ». En janvier 2023, un policier dit à une membre d’association que « c’est pas le camping ici, on est déjà sympa de les laisser rester là ». (Extraits de terrain, campements sous le métro aérien, décembre 2022-janvier 2023.)

Ces phrases, qui s’inscrivent en continuité des discours politiques et préfectoraux, illustrent la tension existante autour de l’occupation de l’espace public : l’action policière semble, à ce moment et dans ce secteur, se concentrer particulièrement sur l’invisibilisation des tentes qui matérialisent le sans-abrismeZeneidi-Henry, D. (2020), art. cit., alors même qu’elles constituent d’abord et surtout un abri pour les personnes à la rue. Entre décembre 2022 et octobre 2023, les forces de l’ordre stationnent presque en permanence à proximité des personnes vivant sous le métro aérien entre les stations La Chapelle et Stalingrad. À part durant quelques courtes périodes au cours de ces onze mois, les agent·es interviennent dès qu’une tente est dépliée pour la confisquer ou ordonner de la ranger.

Chaque matin de janvier à mars 2023, la police ou la gendarmerie réveillent les personnes (vers 6-7 heures) et leur ordonnent de se lever et de partir. Elles peuvent revenir plus tard pour dormir sur place (généralement sans tentes, sur des matelas et des cartons). Ces pratiques d’expulsions matinales occasionnent d’abord des résistances de la part des personnes qui les subissent :

Le matin du 6 janvier 2023, des associations de soutien viennent de distribuer des tentes aux hommes installés sous le métro aérien à Stalingrad. Des gendarmes interviennent après quelques dizaines de minutes pour les faire retirer. Ils et elles ordonnent de quitter les lieux mais les hommes du campement s’asseyent pour refuser et enjoignent les membres d’associations à faire de même. Après un moment, il ne reste que trois tentes encore installées. Des gendarmes vont voir un des hommes qui reste assis dans sa tente pour lui demander de se lever et de la replier. Celui-ci leur répond en criant : « c’est bon, j’en ai marre, la police passe tout le temps nous dire de dégager, ça suffit ! » et il referme sa tente. (Extrait de terrain, campement de Stalingrad, 6 janvier 2023.)

Les tentes seront finalement repliées et confisquées par les forces de l’ordre. Les personnes continuent à dormir sur des matelas et des cartons les mois suivants. Toutefois, elles continuent à opposer des résistances plus discrètes, qui illustrent assez bien l’analyse de l’anthropologue James Scott sur les «arts de la résistance»Scott J. C. (1990). Domination and the arts of resistance : Hidden transcripts. New Haven : Yale University Press.. Certains hommes prennent du temps pour se lever tandis que d’autres font comme s’ils ne comprenaient pas ce qui leur est demandé afin de ralentir l’expulsion. Toutefois, petit à petit ces résistances sont moins visibles. La plupart des hommes installés là intègrent l’habitude de se lever dès l’arrivée de la police, anticipant l’expulsion routinière et opérant alors des auto-expulsionsFassin, E., Fouteau, C., Guichard, S. & Windels, A. (2014). Roms & riverains. Une politique municipale de la race. Paris : La Fabrique Éditions.. Ces pratiques, qui participent à l’invisibilisation de la présence des personnes à la rue en les dissuadant de s’installer dans certains endroits, ne sont ni constantes ni uniformes, bien qu’elles soient récurrentes depuis des années sous diverses formesCAD (2023). La condition des personnes exilées à Paris. 8 années de violences policières et institutionnelles 2015-2023. Rapport d’enquête. https://collectifaccesaudroit.org/etudes en Île-de-France et ailleursTelles que les pratiques de mise à l’écart rapportées à Calais : Guenebeaud, C. (2017). Dans la frontière : migrants et luttes des places dans la ville de Calais. Thèse de doctorat en géographie, université Lille 1. Sous la direction de Patrick Picouet.. Certains lieux fréquentés, centraux et aux abords des sites de compétitions et de festivités des Jeux, sont soumis à des pratiques plus fréquentes et intenses qui contribuent à y effacer les campements.

Les violences : une constance sur les campements

La carte ci-dessous se fonde sur la base de données du CAD. La collecte de données est réalisée à partir d’un formulaire de signalement utilisé par des personnes victimes de violences et des témoins ; ainsi que par les observations des membres de l’association directement sur le terrain. La carte représente les violences recensées par le CAD ces 17 derniers mois en Île-de-France qui consistent en des évictions et dispersions depuis l’espace public ; des violences verbales ; des violences physiques ; la confiscation et la destruction de biens (selon la typologie établie par l’association)CAD (2023). op. cit. https://collectifaccesaudroit.org/etudes.

Figure n° 9 - Des violences continues mais progressivement plus ciblées et cachées.

Cette carte illustre la continuité et la régularité des violences rapportées par les personnes. Le CAD observe que sur 448 témoignages de violences recensés entre 2015 et 2023, 88% concernent des actions d’expulsion et de dispersion des personnes dans l’espace public. Ces violences très visibles, notamment lorsqu’elles concernent des centaines de personnesPar exemple, le 17 novembre 2020, durant et après l’expulsion du campement de la place de l’Écluse à Saint-Denis, ou le 23 novembre 2020, lorsque – suite à cette expulsion – des personnes ne s’étant pas vu proposer de places d’hébergement se sont installées en campement place de la République avant de s’en faire expulser violemment. CAD (2023), op. cit., semblent se faire plus discrètes à l’approche des Jeux malgré un renforcement de la présence sécuritaire. En effet, pour assurer la sécurité des JOP 2024, le ministère de l’Intérieur annonce la présence quotidienne de 30 000 policier·es et gendarmes ainsi que de 25 000 agent·es de sécurité privéeSite internet du ministère de l’Intérieur, « Paris 2024 : protéger, la priorité ! ». https://www.interieur.gouv.fr/jeux-olympiques-et-paralympiques-de-paris-2024/paris-2024-proteger-priorite. Le ministre de l’Intérieur a déclaré le 25 octobre 2022 que « la saturation de l’espace public par les forces de l’ordre sera, je crois, visible à l’œil nuAudition de M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur et des Outre-mer au sujet de la sécurité des Jeux olympiques et paralympiques de 2024, le 25 octobre 2022. Commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport et de Commission des lois. https://videos.senat.fr/video.3057222_6358e2b75d91b.securite-des-jo-2024

De nombreuses personnes vivant en campement ou en squat disent effectivement constater une augmentation des contrôles et de la présence policière dans plusieurs quartiers de Paris et de la Seine-Saint-Denis depuis mars 2024. Pour celles qui sont en situation administrative précaire ou ont déjà été confrontées à des violences de la part des forces de l’ordre, cette présence les dissuade de se déplacer en ville. Interpellée à ce sujet en janvier 2024, lors d’une réunion entre des associations de solidarité, la Ville de Paris et des préfectures, la directrice de cabinet du préfet de police de Paris explique que cette présence policière serait indispensable pour répondre aux attentes des citoyen·nes et leur assurer que leur sécurité est garantie durant cet événement international. Cette démonstration sécuritaire illustre ce qu’explique Jules Boykoff en citant Philip Boyle et Kevin Haggerty au sujet du « spectacle de la sécurité ». Ce dernier doit être suffisamment visible pour rassurer les touristes, les habitant·es et les spectateur·ices, tout en ne les effrayant pas, ce qui risquerait d’entraver leur participation au spectacle des Jeux et leur consommationPhilip Boyle et Kevin P. Haggerty. (2009). « Spectacular Security: Mega-Events and the Security Complex ». International Political Sociology, n°3. Cité dans Boykoff, J. (2014). Activism and the Olympics: Dissent at the Games in Vancouver and London. Rutgers University Press, p. 117..

Les JO, « spectacle de la sécurité »

L’attention de nombreux médias nationaux et internationaux aux sujets d’expulsion et d’exclusion dans le cadre de l’organisation des Jeux, ainsi que l’hypothèse selon laquelle, pour assurer leur bon déroulement, les violences doivent être contenues, expliquent peut-être un changement d’attitude de la part des forces de l’ordre lors d’opérations médiatisées. Pour autant, des violences moins visibles continuent de se poursuivre, souvent la nuit, sans témoins extérieurs, ainsi ce 24 mars 2024, au bord du canal Saint-Martin :

Vers 1 heure du matin, des policier·es interviennent sur un campement à Jaurès, au bord du canal Saint-Martin. Des jeunes afghans sont réveillés par des lampes-torches braquées sur leurs tentes. Ils sortent et se retrouvent aveuglés par les lampes qui clignotent. Ils racontent ensuite que les agent·es utilisent du gaz lacrymogène et les frappent. Un des jeunes, excédé, met le feu à sa tente pour faire fuir la police, ce qui fonctionne. Ils expliquent qu’ils n’en peuvent plus de se faire violenter et gazer leurs affaires qui deviennent ensuite inutilisables. Un des jeunes est accompagné aux urgences par une association qui témoigne qu’il ne pouvait plus enlever sa veste ni bouger son bras en raison des douleurs dues aux coups de matraques reçus. (Témoignages recueillis par le Collectif accès aux droits, 24 mars 2024.)

Des témoignages similaires d’interventions nocturnes accompagnées de réveils violents sont régulièrement relayés par le CAD sur ses réseaux sociauxCompte X : https://twitter.com/CAD_Asso, et site internet : https://collectifaccesaudroit.org du CAD.. Les personnes relatent notamment l’utilisation de gaz lacrymogène sur les visages et les affaires (couvertures, duvets, denrées alimentaires), l’utilisation de lampes torches braquées sur les visages et qui clignotent pour les réveiller, des insultes, des coupsCAD (2023). op. cit. https://collectifaccesaudroit.org/etudes. Ces violences sont corrélées à l’existence même des campements. Elles font partie des techniques visant à l’(auto-)expulsion des individus. La plupart des personnes qui les subissent sont conscientes qu’elles sont peu visibles.

« Vous savez la police quand elle vient elle nous dit rien, elle parle pas, elle nous écoute pas, seulement elle nous dit de partir et elle nous gaze. […] Le jour ça va, il y a du monde et des gens qui regardent. Mais la nuit, quand les policiers viennent pour nous, là il y a personne qui regarde. » (Entretien avec un jeune homme par le Collectif Accès aux Droits, le 5 avril 2024.)

Les violences commises la nuit ou sur des campements éloignés de lieux passants sont peu visibles et sûrement sous estimées. À l’approche des Jeux 2024, un ensemble de facteurs peut contribuer à expliquer ces changements de pratiques policières et préfectorales observées durant ces derniers mois : une présence sécuritaire renforcée et très visible qui facilite une augmentation des contrôles ; la nécessité d’effacer de l’espace public des campements qui pourraient constituer des représentations associées à de la pauvreté et de l’inaction publique aux abords des sites de compétition et de festivités ; l’importance de ne pas perturber le spectacle et l’image des Jeux.

Conclusion : une double invisibilité

Les expulsions de campement, avec ou sans proposition d’hébergement, et les envois hors d’Île-de-France des personnes migrantes sans-domicile, perdurent depuis neuf ans avec des variations de dispositifs, de fréquence et d’intensité. La concentration des pratiques de régulation sur certains lieux mettent en évidence des enjeux de disparition ou d’invisibilisation des campements aux abords des chantiers puis des sites des Jeux. À l’approche de l’ouverture des JOP 2024, on observe une systématisation des départs en région des personnes migrantes sans-abri et l’intensification des expulsions de campements et de squats. L’organisation de ce méga-événement constitue une opportunité pour les autorités d’accélérer la mise en œuvre de mesures pré-existantes.

Les évolutions récentes de certaines pratiques et politiques publiques, et les tâtonnements issus des résistances qu’elles ont occasionnées, ont poussé les autorités à reconfigurer leur organisation. Elles deviennent plus discrètes qu’auparavant. L’invisibilisation ne concerne plus seulement uniquement les personnes migrantes sans-abri, mais également les pratiques préfectorales et policières qui s’exercent sur elles. Une invisibilisation à plusieurs niveaux qui va dans le sens d’un « spectacle sécuritaire » contenu et non-conflictuel.

Au-delà de l’accélération et de l’intensification de certaines pratiques des autorités dues à l’organisation des Jeux, la poursuite des régulations par l’(auto-)expulsion au cours de ces presque dix dernières années souligne le caractère routinier et limité du modèle de gestion du sans-abrisme des populations migrantes en Île-de-France par les pouvoirs publics. Si une petite partie seulement de l’énorme attention médiatique internationale que les Jeux suscitent pouvait être détournée vers ce problème, le spectacle n’aurait pas été totalement en vain. C’est l’ambiguïté de ce genre d’événement: il doit plus qu’à l’ordinaire cacher pour faire voir, mais il peut aussi se retrouver à faire voir ce qu’on cherche ordinairement à cacher. Du moins peut-on toujours l’espérer.

Contributeur·ices

Juliette Simont et Luc Pellissier