Chronique d’une libération. Reportages de Syrie, 3/4
Après l’utopie, le présent

À la tête du Comité de libération du Levant (HTC), Abou Mohammed al-Joulani, islamiste autoritaire, tenait la ville d’Idlib d’une main de fer. Pourquoi cet homme a-t-il refusé d’instaurer le califat et créé plutôt un « Gouvernement du salut syrien » ? Pourquoi la lutte contre la tyrannie d’Assad lui parut-elle être voie de rédemption collective ? Qui furent les figures charismatiques du soulèvement ? Et surtout, qui est ce nouveau Président – de son nom civil d’Ahmed al-Charaa – à l’étrange parcours, du nationalisme au jihad, et du jihad à une sorte de néo-ottomanisme éclairé ? Qu’espérer de ce salut messianique issu de l’islamisme radical ? Nationalisé, sécularisé, se tiendra-t-il à la hauteur d’une quête de justice pour tous ?

Quelle est la signification d’un voyage nocturne à nul autre pareil ? Sans doute, d’abord, celle de la souffrance qui précède la consolation. Al-Isra’ wa al-mi‘rāj sont deux voyages : l’un horizontal, ancré dans la scène terrestre et marqué par l’effort et la difficulté ; l’autre vertical, ascension de grâce où Muhammad rencontre son Créateur. Cette succession se retrouve à plusieurs moments de l’histoire prophétique, la récompense [minha] suit l’épreuve [mihna], telle est la voie et la règle divines, le meilleur suit le pire.

À quoi songent les fidèles écoutant le prêche du vendredi ? La parole sacrée est-elle instantanément comprise dans les termes plus modestes – mais non moins tragiques – de l’histoire terrestre ? Dans la vieille ville d’Alep, à la Mosquée des compagnons, partiellement effondrée, ce jour-là comble sans être débordée, l’imām sur le minbar ne fait guère allusion aux événements miraculeux ayant abouti quelques semaines plus tôt à la chute du dictateur qui avait juré de brûler le pays. Son public de l’heure canonique n’en pense-t-il pas moins aux morts, aux disparus, aux ventres désespérément vides, aux mille épreuves quotidiennes à surmonter ?

L’énigme de la traduction symbolique peut momentanément être laissée de côté. Le triomphe aussi soudain qu’inattendu de la révolution a obéi à une dynamique historique singulière, qui atteste en elle-même d’une vigoureuse réitération de la question théologico-politique. Ce Comité de libération du Levant n’avait-il pas établi, avant même de vaincre l’État de barbarie, un gouvernement se réclamant solennellement du salut ? Ces jeunes libérateurs, certains trop jeunes pour avoir participé au grand élan révolutionnaire survenu près de quinze années auparavant, ne se sont-ils pas élancés sur le chemin de Damas au nom de la foi et du devoir sacré ?

On pointe le danger de la prise de pouvoir d’islamistes radicaux. L’Afghanistan des Talibans vient à l’esprit des commentateurs occidentaux, lui-même réminiscence du traumatisme fondateur de la révolution islamique d’Iran. On se souvient des textes de Michel Foucault – précurseur d’une longue lignée d’auteurs convaincus d’indulgence envers une « spiritualité politique » aboutissant immanquablement à la férocité théocratique. La Syrie, vieille terre gorgée de sang et de visions d’apocalypse, est-elle condamnée au pire ?

Aux atrocités de l’État islamique s’oppose pourtant la lumineuse théologie de la résistance pacifique de Jawdat Said et de Abd al-Akram Saqqa, ce dernier ayant fait de la ville de Deraya le phare de la révolution des débuts, avant d’être à son tour impitoyablement englouti par l’État de barbarie. L’heureuse exception permet de révoquer une sentence valable de toute éternité. Elle ne peut néanmoins suffire à rendre compte de la réalité d’une libération placée sous le signe du salut. Peu après la prière, aux abords de la citadelle d’Alep que visitent une nuée de familles en villégiature, au milieu de ces scènes de la vie populaire que l’on trouve d’un bout à l’autre du monde arabe, ces mêmes jeunes soldats venus d’Idlib dansent fiévreusement le dabké, quoique perpétuellement interrompus par des badauds en quête de photos-souvenir avec les libérateurs. Sont-ce vraiment eux qui ont conduit le djihād victorieux  ayant terrassé l’État de barbarie ? 

Idlib, ultime réduit

Neuf ans plus tôt, Montassir Sakhi et moi-même entamions notre enquête au long cours sur la révolution syrienne, à l’heure où sa défaite ne faisait guère plus de doute. La lutte de nos interlocuteurs, pour la plupart exilés à la frontière turco-syrienne et en Iraq, confinait désormais au sauvetage de la mémoire d’un soulèvement dont l’effacement révisionniste – après son écrasement militaire – par la raison géopolitique ou antiterroriste battait son plein. Un de ceux que nous avions rencontrés, étudiant puis combattant de l’Armée libre à Alep, rappelait ainsi sans relâche que les partisans de sa ville avaient été les premiers à nommer par dérision dawā’ich les soldats de l’État islamique, puis à leur porter vaillamment le fer, résistances successives qui avaient coûté tant de forces vives aux révolutionnaires de tous bords confondus – Front al-Nosra compris. Une autre, militante pacifiste de la ville kurde d’Afrin, tenait à signifier que la lutte pour la redéfinition de la nation n’était pas indexée à la politique néostalinienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Elle-même s’était exilée à Gaziantep parce qu’elle avait refusé le service militaire obligatoire et la collaboration avec le régime assadien au sein de cette organisation. Aussi la révolution se poursuivait-elle en exil, par la mémoire et la culture, quoique sans prise apparente sur le destin du « pays brûlé ». L’extraordinaire production intellectuelle et artistique syrienne à distance avait fini de convaincre de la nature résolument diasporique de la lutte, ainsi que de sa séquentialité post-événementielle. L’archivage des crimes de l’État de barbarie et la réflexion sur l’impératif de justice semblaient ainsi être le dernier horizon de ceux et celles qui refusaient de se résigner à la contre-révolution.

Un soir de l’été 2016, Montassir, notre amie la journaliste Maya Hautefeuille et moi-même visitions une maison de convalescence de la bourgade frontalière de Kilis, où quelques dizaines de grands blessés de guerre recouvraient douloureusement leurs forces. La nouvelle de la prise de la route du Castello par les troupes assadiennes tomba alors, indiquant l’encerclement parachevé d’Alep-Est et augurant la reprise par le régime de la dernière grande ville libérée du pays. Malgré une résistance acharnée, la chute d’Alep eut lieu en décembre de la même année, au prix d’une destruction de rare ampleur. Nous étions alors déjà rentrés à Paris, où les manifestations des exilés syriens par un temps d’hiver glacial figuraient la fin annoncée de l’élan révolutionnaire. Un rêve avait passé.

Subsistait Idlib. Capitale d’une région frontalière de la Turquie, rurale et notoirement conservatrice, la ville était devenue l’ultime poche frondeuse du pays, où s’agglutinaient dans des camps de fortune des millions de déplacés internes fuyant les victoires successives du régime d’Assad et de ses alliés. Parmi nos interlocuteurs, Idlib n’était pourtant que rarement considérée comme une zone libérée de plein droit. Tenue par le Front al-Nosra, plus tard devenu au fil de moults transformations le Comité de libération du Levant (HTC), la ville était la scène d’expression primordiale de ce qui était alors largement perçu comme un pouvoir islamiste autoritaire. Quoiqu’interne à la révolution, puisque doublement établi dans la lutte contre l’État de barbarie et le refus de la ré-étatisation représentée par la proclamation du califat, le Front al-Nosra n’avait pas moins régulièrement réprimé au sein des zones libérées les courants idéologiques rétifs à ses politiques.

Je voudrais proposer ici à la lecture une partie des mémoires – traduites de l’arabe par mes soins – d’un ami proche, Rayān Rayān de son nom d’activiste révolutionnaire de premier plan à Alep, qui a fini par fuir le pays après avoir été enlevé et torturé par le Front al-Nosra.

À l’aube de l’année 2015, de plus en plus de pratiques de la part des clercs juridiques d’Al-Qaeda et de ceux qui en étaient idéologiquement proches s’affirmaient ouvertement hostiles à la révolution syrienne. Cette opposition s’est ainsi matérialisée par une série d’agressions physiques contre les militants civils à Alep, dans le droit fil d’un discours de plus en plus diffusé qui présentait l’Armée libre comme des agents de l’Occident, des mercenaires athées et libéraux dont le seul objectif était l’établissement d’une démocratie représentative et moderne.

En réalité, ce courant était apparu publiquement à Alep au cours de l’année 2013, mais avait été fortement affaibli par l’expulsion de Daech de la ville en janvier 2014, contraint au travail clandestin et seulement porté par les clercs d’al-Qaeda, ceux du Hizb at-Tahrir, d’Ahrar es-Sham. C’est ainsi que des manifestations furent organisées au cours desquelles apparaissaient le drapeau noir, tandis qu’y était brûlé celui de la révolution, et y étaient scandés des slogans rejetant la laïcité et la démocratie. En même temps que la critique morale, de plus en plus de voix s’élevaient contre le commandement de l’Armée libre, coupables selon elles des échecs militaires des forces insurgées. En 2015, ces pratiques se sont alors incarnées dans la mise en place de check-points du Front al-Nosra, où étaient régulièrement agressés ceux qui étaient identifiés comme révolutionnaires, conduisant in fine à une sorte de retrait partiel de la révolution dans des territoires qui étaient sous leur autorité.

Nous autres, militants civils à Alep, constatant le recul de plus en plus manifeste de la révolution au sein même des territoires libérés, nous avons débuté la campagne « Porte ton drapeau », dont l’objectif était de recréer ainsi l’élan collectif pour lequel tant de martyrs étaient tombés : des centaines de graffitis furent dessinés sur les murs, des drapeaux géants couvrant les immeubles de la ville et la demande faite aux différentes factions militaires affiliées à l’Armée libre de bien mettre en évidence la cocarde révolutionnaire sur leurs voitures et leurs locaux. Cette campagne fut dans un premier temps un succès, notamment par la célébration, le 15 mars 2015, de l’anniversaire de la révolution, et atteignit l’objectif de rétablir la révolution dans des territoires libérés du joug du régime.

Près d’une décennie après les événements que décrit Rayān dans ses mémoires, alors que la révolution a triomphé, une première conférence-débat publique est tenue dans un centre culturel d’Alep libérée. La salle à deux étages est complètement remplie. L’assistance compte autant d’hommes que de femmes – voilées ou non –, autant de jeunes que de personnes plus âgés, autant d’anonymes que de visages célèbres – par exemple la figure historique de la gauche alépine Samir Nachar. Sur scène, la blogueuse et militante Marcelle Shehwaro discute avec l’écrivain Yassin Haj Saleh. Celui-ci met en question la continuité historique entre l’élan révolutionnaire des débuts et la surprise d’une libération conduite par des héritiers d’al-Qaeda. Marcelle l’interrompt vivement : « Mais c’est nous qui leur avons imposé notre drapeau ! C’est grâce à nous qu’ils sont devenus ce qu’ils sont ! ».

En va-t-il bien ainsi ? À Alep, en 2015, le Front al-Nosra immergé dans une zone libérée – hétérogène et comptant une grande diversité d’acteurs politiques, militaires et religieux – brûlait l’étendard de la révolution, portant haut la bannière noire d’une sanglante poussée nihiliste. À l’heure des bombardements à la bombe-baril et au gaz sarin, l’islamisme avait ainsi représenté une puissante force d’esthétisation eschatologique, celle du désastre, prospérant dans l’oubli du monde, « cannibalisant » la trame révolutionnaire – selon un terme du même Yassin Haj Saleh. À Idlib, tout au long des années amères de défaites successives, son lointain héritier du Comité de libération du Levant (HTC) reprenait pourtant à son compte ce même drapeau révolutionnaire, refusant de proclamer l’émirat ou le califat qu’espéraient certains dans ses rangs, établissant en lieu et place un « Gouvernement du salut syrien » dont le propre fut de situer la rédemption collective sur le plan terrestre de la lutte contre le tyran, de la réconciliation nationale et d’un développement social et économique résolument libéral.

Cette ahurissante transformation théologico-politique n’avait pourtant pas été sans heurt : il fallait rompre les derniers liens avec al-Qaeda, se réclamer de nouvelles références légales, réprimer les nombreux récalcitrants. La mutation du Front al-Nosra en mouvement politique nationalisé a cependant été favorisée par l’afflux des millions de réfugiés venus de l’ensemble des régions du pays – tous conduits à l’exil par le refus de vivre à nouveau sous le joug de l’État de barbarie. C’est dans le cadre de cette expérience socio-anthropologique singulière (la refondation à échelle réduite de la totalité sociale et de sa pluralité interne), conduisant à la coagulation d’affects de résistance face à une défaite pourtant attestée, qu’a eu lieu l’incubation du mouvement qui a fini par triompher de l’État de barbarie.

Le Comité de libération du Levant (HTC) est ainsi l’expression d’une nationalisation-sécularisation dont le paradoxe est d’avoir été opérée au cœur d’un islamisme que l’on serait fondé à qualifier de radical. La nationalisation marque-t-elle une rupture dans cette trame théologico-politique ? Sans doute, mais il serait réducteur de ne répondre à cette question qu’à la lumière de l’apprentissage historique réalisé par les soutiens du mouvement. J’ai écrit précédemment, suivant en cela les mots de Yassin Haj Saleh, de Montassir Sakhi et d’autres encore, que la poussée islamiste ayant suivi la répression sanglante de la révolution par le régime était de teneur nihiliste, c’est-à-dire établie sur la négation de la totalité sociale telle qu’elle est. Se pourrait-il cependant que, malgré son incontestable potentiel violent, cette théologie politique porte en elle quelque vertu historique ?

À l’heure de l’endiguement quasi complet de la révolution, quand Idlib représentait la dernière région échappant au joug de l’État de barbarie, l’utopie religieuse proposée par le Comité de libération du Levant (HTC), celle d’une concrétisation hic et nunc de Dieu et de sa Loi, avait représenté une pierre d’achoppement pour la contre-révolution assadienne. Cet obstacle était de surcroît tant interne qu’externe : à l’intérieur, l’utopie religieuse a non seulement pu fonder l’opposition morale à la vassalisation par la Turquie d’une partie de la vieille Armée libre révolutionnaire et à sa transformation en bataillons de mercenaires cyniques et parfois sanguinaires, mais a aussi pu justifier le rejet du processus de réconciliation d’Astana  avec l’État de barbarie, qui aboutissait en 2017 sous la triple égide russe, turque et iranienne ; à l’extérieur, elle a galvanisé la résistance à la troupe assadienne.

La persistance de l’utopie religieuse a permis de maintenir l’esprit de refus de la défaite et sa transformation en politique de responsabilité au sein d’une totalité sociale aussi large que celle qui se refondait alors à Idlib. Abu Adil, un responsable de la nouvelle administration politique d’Alep, me raconte sa surprise, plusieurs mois avant la libération, de recevoir un coup de fil direct du chef du Comité de libération du Levant (HTC), Abou Mohammed al-Joulani. Étudiant révolutionnaire d’Alep, exilé à Idlib depuis la chute de sa ville entre les mains du régime assadien, Abu Adil était alors la figure de proue d’un mouvement social insurgé contre le pouvoir local. Il avait été convié par al-Joulani à un entretien en tête-à-tête, qui avait duré plus de cinq heures, dont il était ressorti convaincu de la stature nationale de son interlocuteur.

D’allégorie en allégorie

Qui est alors celui qui a été catapulté chef du nouvel État syrien à la faveur de la libération ? Le soulèvement syrien n’a pas manqué de figures charismatiques. Il faudrait encore réaliser une cartographie mettant en lumière les différents possibles historiques qui se sont incarnées à travers elles. Je voudrais ici simplement en poser quelques jalons pour mieux discerner la dynamique socio-anthropologique dont cette libération signe l’achèvement.

En se cantonnant aux figures qui ont porté les armes, il me faut bien sûr citer Abdel Basset Sarout, Abou Ja’far de son nom de guerre, dont le visage s’affiche à chaque coin de rue de chaque ville et bourgade de la Syrie libérée. Abdel Basset avait été gardien de but dans l’équipe de football junior de Syrie, ce qui lui a valu à l’heure du soulèvement le surnom de « gardien de la révolution ». Issu d’un milieu populaire de Homs, ville célèbre pour ses arts oratoires et l’humour de ses habitants, il avait été l’un des brillants animateurs des manifestations de l’heure pacifique de la révolution, auteur de chants célèbres, avant de prendre les armes et de subir le terrible siège de sa ville en 2014 par les troupes coalisés du régime assadien et du Hezbollah accouru en renfort. En désespoir de cause, Abdel Basset s’était brièvement joint à l’État islamique, avant de réaliser que ce projet théologico-politique n’avait que peu de rapport avec la libération du pays. Mort sur le front de Hama en 2019, au cours d’une offensive assadienne contre la poche d’Idlib, son destin dramatique – que redoublait l’assassinat d’une partie considérable de ses proches – avait longtemps paru figurer celui de la révolution entière.

Quelques semaines après la libération, alors que je me trouvais à Alep, j’assistai à une représentation d’une chorale de femmes révolutionnaires reprenant encore l’un des plus célèbres chants d’Abdel Basset, dédié aux morts de la révolution et annonçant son propre martyre. Cette génération engloutie – dont Abdel Basset Sarout est la figure tutélaire – est celle qui avait eu vingt ans à l’heure de la révolution. Sa lutte avait représenté la réponse existentielle de la société syrienne confrontée au risque de l’anéantissement, lorsque l’esthétisation du conflit permettait le maintien envers et contre tout du collectif révolutionnaire, au risque de devenir sacrificiel et eschatologique. Le souvenir tragique d’Abdel Basset Sarout ne cesse de parcourir la société syrienne libérée, comme en cette soirée où, au hasard de mes pérégrinations autour de la mosquée omeyyade de Damas, j’entends un jeune adolescent fredonner : « Abdel Basset, notre martyr, tu es toujours avec nous ».

Autre figure majeure de la révolution, celle d’Abd al-Qader Salah, Hajjī Māri’ de son nom de guerre. Celui-ci avait été commerçant agricole de la région d’A’zāz, puis a fondé dès les premiers temps de la révolte la « Brigade de l’unicité », sans doute l’organisation la plus révérée parmi celles qui sont nées dans les tumultes du soulèvement. Ce mouvement politique et militaire a notamment eu un rôle de premier plan dans l’expulsion, un an après les débuts de la révolution, des troupes assadiennes de la zone libérée d’Alep-Est. Doué d’une rare aptitude au rassemblement, Abd al-Qader Salah s’était rapidement affirmé comme une figure d’unité au sein du collectif révolutionnaire. Sa modestie et son affabilité, sans doute héritées de ses années tablīghī – un mouvement prédicatif célèbre pour le caractère débonnaire de ses membres –, avait facilité l’intégration des différentes factions sous sa tutelle. À la différence d’autres chefs militaires arcboutés sur la vaste gamme des différences idéologiques ou stratégiques, Abd al-Qader Salah était un partisan résolu du pragmatisme, cherchant prioritairement à organiser une force politique et militaire cohérente face au régime assadien. Aussi son assassinat en 2013, lors d’un bombardement du régime, a-t-il marqué un tournant pour la rébellion, privant l’Alep révolutionnaire d’un de ses chefs les plus admirés. À l’heure de la libération, j’ai voulu interroger son souvenir auprès de ceux qui l’ont connu. Abu Leïla, parmi les principaux responsables de la nouvelle administration politique d’Alep, militant des premiers temps de la révolution, me dit par exemple son admiration éternelle pour Abd al-Qader Salah. Le même m’indique néanmoins que le chef de la « Brigade de l’unicité » était moins un homme d’État que l’apothéose morale de l’idéal révolutionnaire, et qu’il n’avait jamais eu vocation à prendre le pouvoir.

À l’extrême opposé, Mohammed Zahran Allouche est sans doute le représentant le plus emblématique – avec l’État islamique – de la tentation nihiliste qui a pris corps au fil du soulèvement et de sa répression par le régime d’Assad. Fils de l’influent prédicateur salafiste Abdullah Allūsh, formé en théologie islamique en Arabie saoudite, il fut d’abord incarcéré en 2009, avant d’être relâché par l’État ba’thiste peu après le début de la révolution. Issu d’une bourgeoisie traditionnelle de Douma, qui avait subi un important déclassement à l’époque de la construction nationale postcoloniale, Zahran Allouche avait fondé à sa sortie « l’Armée de l’islam », soit le plus important groupe militaire de la région de Damas. Autoritaire et charismatique, au point d’être perçu par certains de ses partisans comme un personnage messianique – un Mahdi annoncé par son nom : Mohammed ibn AbdullahSelon une certaine théologie islamique, le Mahdi aura le même nom que le prophète de l’islam, Mohammed ibn Abdullah. –, Zahran Allouche avait établi un règne despotique à Douma. Il était à l’origine de nombreuses exactions et disparitions forcées. En décembre 2015, il trouva lui-même la mort dans une frappe aérienne russe.

Fait d’importance : Zahran Allouche, dont l’ascension peut être décrite dans les termes de la radicalisation d’une bourgeoisie provinciale et conservatrice en perte de vitesse à l’heure de l’État moderne, fut un rival historique du nouveau chef de l’État syrien. Abou Mohammed al-Joulani, qui a abandonné son nom de guerre quelques jours avant la prise de Damas au profit de son nom civil Ahmed al-Charaa, a ainsi toujours maintenu son groupe – le Front al-Nosra devenu le Comité de libération du Levant (HTC) – à respectable distance de l’Armée de l’islam de la Ghouta orientale. L’opposition entre ces factions et leurs chefs – que l’œil trop extérieur pourrait voir comme similaires – est tant stratégique qu’idéologique. À l’inverse de Zahran Allouche, Ahmed al-Charaa n’a pas établi son groupe sur le fondement de solidarités claniques ou tribales, quoiqu’issu d’une famille fameuse du Golan exilée à Damas après la défaite de la Guerre des Six jours. Son parcours s’est ainsi déployé suivant une tout autre pente socio-historique, laquelle est d’abord celle d’une élite sunnite pleinement intégrée à l’État syrien. Son oncle, Farūq al-Charaa, fut un personnage important du régime ba’thiste, ministre des Affaires étrangères sous Hafez al-Assad, vice-président sous Bachar, avant d’être écarté du sérail par manque d’adhésion à la répression du soulèvement. Son propre père, Hussein al-Charaa, intellectuel et économiste formé à Bagdad, était quant à lui un nationaliste arabe, de tendance nassérienne, emprisonné à plusieurs reprises par le régime assadien.

Particularité rare parmi les tenants de la trame théologico-politique de l’islamisme, Ahmed al-Charaa a pleinement revendiqué cette filiation, si séculière soit-elle. La rupture représentée par son engagement dans les rangs d’al-Qaeda à l’heure de l’invasion américaine n’en est dès lors que plus spectaculaire. Qu’est-ce qui a mené cet enfant de la meilleure bourgeoisie nationaliste au djihād en Iraq ? Apparu sur la scène publique peu après l’entame de la révolution syrienne, Ahmed al-Charaa a régulièrement fait récit de sa trajectoire au cours d’entretiens donnés à la presse, évoquant l’écrasement de la seconde intifāda comme point de rupture. On peut pourtant en douter : son père, qui fut proche de l’Organisation de libération de la Palestine, n’était pas moins sensible que lui à la cause palestinienne, Ahmed al-Charaa rappelant lui-même qu’il a baigné dans un milieu très préoccupé par cette question, ce qui n’en rend la singularité radicale de son engagement islamiste que plus mystérieuseL’une des meilleures biographies pour le moment du nouveau dirigeant syrien : https://newlinesmag.com/essays/the-multiple-identities-of-syrias-new-leader/.

Sans moyens d’enquêter davantage sur la réalité de la trajectoire biographique du nouveau chef de l’État syrien, je me permets en ce point une simple hypothèse, qui porte plus généralement sur la dynamique historique propre au groupe social auquel celui-ci appartient. L’engagement d’Ahmed al-Charaa dans le djihād iraqien réitère un schéma récurrent dans l’histoire politique arabe, celui de la réaction de la bourgeoisie – en particulier sunnite – à la perspective de sa marginalisation, laquelle a pris forme en Syrie par la mainmise sur l’État de la famille al-Assad et d’une partie de la communauté alaouite. Cette dépossession d’un groupe social dont les ressources morales sont celles d’une population majoritaire a conduit Zahran Allouche – représentant d’une bourgeoisie provinciale et conservatrice – au repli clanique infranational, sous la forme d’une politique messianique aussi violente que nihiliste, mise en œuvre à Douma. S’agissant d’Ahmed al-Charaa, issu d’une bourgeoisie sécularisée et nationaliste, le détour iraqien représente à l’inverse un engagement existentiel fondé sur l’idéal supranational de solidarité religieuse. Que celui-ci ait pu également être le lieu d’une violence de grande ampleur ne fait pas de doute.

Cependant, à rebours du repli clanique, ce panislamisme a aussi permis une lente descente d’utopie, dont le parcours ultérieur d’Ahmed al-Charaa est l’expression. Chacune des stations de sa trajectoire après la poussée utopique qui l’a conduit en Irak marque un jalon du procès de renationalisation : le retour en Syrie à l’heure révolutionnaire et la territorialisation subséquente du djihād ; le refus de la proclamation califale au profit de l’allégeance à al-Qaeda, réseau islamiste dont la particularité est précisément de ne pas viser à la ré-étatisation ; la rupture avec cette même organisation afin d’administrer Idlib et d’incorporer dans le « Gouvernement du salut syrien » des acteurs issus d’autres courants politiques, en particulier une élite libérale et pragmatique devenue le premier cercle d’Ahmed al-Charaa ; la conquête de Damas et le parachèvement du procès de nationalisation-sécularisation par la refondation d’un État civil, représentatif de toutes les communautés composant la société syrienne, fondé sur le droit constitutionnel et la pratique électorale, in fine à rebours de toutes les préconisations historiques de l’islamisme radical.

L’utopie théologico-politique islamiste a permis la réaffirmation de la bourgeoisie sunnite au plan national ; son délaissement à l’heure de la libération est la condition d’un mode de gouvernement qui repose sur le respect des différences confessionnelles et culturelles. J’en conviens sans peine, tout cela ne relève que de la conjecture. Le legs de la grande poussée religieuse née en creux de la révolution syrienne est ainsi la douloureuse reconstitution des conventions sacrées mises à mal par la violence exterminatrice de l’État de barbarie, au premier rang desquelles l’impératif de défendre la société et ses membres. Au regard de son groupe social, le parcours d’Ahmed al-Charaa est indéniablement un passage à la limite, mais il n’en éclaire pourtant pas moins depuis l’intérieur la trajectoire historique d’ensemble. En atteste la popularité incontestable dont jouit à l’heure actuelle le nouveau président dans les plus vastes segments de la société syrienne, y compris parmi les milieux séculiers et progressistes peu suspects de mansuétude à l’égard de l’islamisme radical.

La forme de néo-ottomanisme éclairé et démocratisé dont l’ascension d’Ahmed al-Charaa est l’expression reste un rare horizon d’apaisement pour la société syrienne dévastée et épuisée. Sa plus sérieuse mise à l’épreuve réside toutefois dans l’émergence d’une nouvelle figure: celle de seigneurs de guerre en quête de rétribution ou de vengeance. Le sanguinaire brigand Abu Amsha figure parmi ceux-ci. Ancien ouvrier agricole devenu dirigeant de la faction militaire Suleyman Shah, célèbre pour son goût du luxe et les nombreuses exactions que ses hommes n’ont cessé de commettre lors de leurs campagnes militaires, Abu Amsha est le principal responsable du meurtre de centaines de civils alaouites à la suite d’une tentative de coup d’État assadienPour le rapport le plus précis et le plus complet sur cette flambée de violence, voir le rapport du Syrian Network for Human Rights : https://snhr.org/blog/2025/03/11/803-individuals-extrajudicially-killed-between-march-6-10-2025/. Notons que le nouveau pouvoir syrien a établi une commission d’enquête indépendante, comptant des juristes reconnus, en même temps qu’il a commencé à arrêter les responsables de ces exactions.. À l’heure la plus sombre, tout le prestige moral de la victoire sera nécessaire pour réparer ce qui peut l’être et mettre un terme définitif aux affects destructeurs qui trouvent leur expression dans cette sorte de personnage.

La vérité d’une sécularisation

Dans un ouvrage récemment traduit en français, le philosophe américain Michael Walzer partait de trois situations nationales (l’Inde, Israël et l’Algérie) pour énoncer le paradoxe des libérations nationales : l’émergence de courants religieux néo-réactionnaires quelques décennies après le triomphe des mouvements émancipateursMichael Walzer, Le paradoxe des libérations nationales, trad. Ch. Beslon, Paris, Puf, 2024.. Cette résurgence théologico-politique n’est pas strictement traditionnelle. Ses partisans sont également emportés par les transformations socio-anthropologiques qui accompagnent la construction de l’État-nation postcolonial. Cependant, une libération inapte à transformer réellement l’expérience religieuse ou, plus précisément, incapable de solder les contradictions dont les libérateurs avaient hérité et qu’ils n’avaient eu pas le courage d’affronter prend finalement la forme d’une réaction religieuse mettant en péril la construction nationale née des indépendances. Walzer conclut sur la nécessité pour les courants d’émancipation de se confronter (engage with) aux traditions religieuses, sans postulat de supériorité morale ni excès d’indulgence.

Lors de ma longue entrevue avec la nouvelle administration politique d’Alep, j’ai par malheur oublié mon carnet d’enquête. J’ai donc dû, en catastrophe, prendre des notes sur la page de garde – puis bien vite dans les marges du texte – de l’ouvrage que je lisais alors. C’était la Critique de la raison religieuse de l’intellectuel syrien Sadik Al-Azm, publié en 1969, peu après la défaite lors de la Guerre des Six jours. En voyant la couverture et le titre arabe, mon interlocuteur Abu Adil, le même qui avait d’abord été un opposant à al-Joulani à Idlib puis était ressorti bouleversé d’un entretien avec le futur chef de l’État syrien, s’était exclamé : « Sadik Al-Azm ?! J’ai lu, c’est passionnant ! ».

À rebours de Michael Walzer, il ne s’agit pas simplement d’inviter les progressistes à « engage with » la tradition religieuse afin de la gagner à la cause émancipatrice. La question est d’abord celle du travail qui s’opère au sein même d’une trame théologico-politique, lorsque le salut messianique ou eschatologique parvient à être reterritorialisé et nationalisé, c’est-à-dire projeté dans les termes terrestres d’une quête de justice pour tous. Cette transformation se réalise dans l’expérience d’un groupe et des ressources morales dont il dispose, selon la trajectoire sociohistorique qui lui est propre. Walzer n’a pourtant pas tort lorsqu’il affirme la nécessité d’accompagner intellectuellement ce travail. Il s’agit d’avoir le courage d’expliciter ce douloureux apprentissage collectif pour le pérenniser ; de traduire et de formaliser les gains de réflexivité réalisés ; de réformer enfin la rationalité religieuse à la lumière des nouvelles conventions sacrées auxquelles est parvenu le groupe. Ainsi, la lumineuse théologie de la résistance pacifique de Jawdat Said et de Abd al-Akram Saqqa, que j’évoquais en ouverture, pourrait représenter autre chose qu’une heureuse exception. À cette seule condition, la Syrie, terre ravagée par une succession de drames effroyables, pourrait redevenir – espoir fou ! – un phare pour les mondes arabes et musulmans.

(13 mars 2025)

Comment citer ce texte

Hamza Esmili , « Chronique d’une libération. Reportages de Syrie, 3/4 Après l’utopie, le présent », Les Temps qui restent, Numéro 5, Printemps (avril-juin) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-5/chronique-d-une-liberation-reportages-de-syrie-3-4-br-apres-l-utopie-le-present