La question algérienne
Un spectre algérien hante l’espace public français. Chaque jour, l’intériorité des descendants de ceux qui ont subi le traumatisme colonial s’y trouve un peu plus broyée. Des contrevérités sont publiquement exprimées dans les deux antichambres du spectacle contemporain : le pouvoir politique et la scène médiatique. Il ne s’agit pas tant d’une série de fake news que de fake history, autrement dit du bon vieux révisionnisme. Ce jeu cruel, alimenté par la nostalgie coloniale d’une minorité qui voudrait imposer sa vision du monde, réactive un drame originel chez ceux qui sont issus de cette histoire. Aux crimes du meurtre, de l’invasion, de la dépossession et de la destruction, s’ajoute le déni.
Pourtant, rien n’y fait : la vérité résiste. Les historiens sont là pour rappeler des faits depuis longtemps établis. Quelques voix publiques, admirables, se font entendre – à commencer par celle de Jean-Michel Apathie. En comparant le colonialisme français au nazisme, le journaliste a choqué ceux qui n’avaient manifestement jamais ouvert un livre d’histoire. La vérité historique est là et, si elle résiste, c’est aussi parce qu’elle résonne dans les âmes de ceux qui en sont nés. Si on peut la connaître par les voies du savoir historique objectif, et c’est heureux, on peut aussi l’entendre battre dans les poitrines des descendants de colonisés algériens, lesquelles manquent aujourd’hui cruellement d’air. Cependant, c’est ici, dans l’obscurité d’une époque qui nous rend hagards, que l’on pourrait trouver matière à espérer, car les accommodements avec la vérité ont une existence bien fragile. Il semble que rien ne résiste mieux au mensonge que le réel ; et quoi de plus réel que notre propre existence, dont nous faisons chacun l’épreuve permanente ?
Algériens nés en France, nous savons que notre existence est une question, un phénomène mystérieux, beau et obscurci, depuis près de deux siècles, par des couches successives de mensonges. Notre récit historique n’est pas simple : il est opaque, malmené. Et nous le savons depuis toujours. Nous devons tenter d’assimiler le traumatisme qui nous a été infligé et qui a fait de nous des êtres infiniment modernes parce que nés de la rupture d’avec l’ancien monde. Des milliers de questions nous assaillent, que l’on tente, faute de mieux, de rabattre du côté d’interrogations stéréotypées qui traitent de « l’identité » et nourrissent une production culturelle et artistique souvent aussi inintéressante que générique (depuis quelques années, on pourrait même parler d’un tropisme arabo-identitaire du cinéma francophone, dont il faudrait analyser ailleurs les tenants et les aboutissants). Par conséquent, il nous faut rejeter le particulier de façade et assumer le particulier véritable, seul marchepied vers le questionnement universel, qui nous est encore de fait interdit. Assumer le particulier, c’est plonger son âme dans l’histoire, et faire le pas qui consiste à formuler théoriquement les questions que nous sommes nombreux à porter intimement.
Mais l’espace pour porter cette parole est trop petit, dans la mesure exacte où cette question prend une place croissante dans l’espace public. En particulier depuis quelques mois, elle est systématiquement thématisée autour d’une opposition entre un bloc réactionnaire néocolonial (où l’on explique, sans ciller, que la colonisation de l’Algérie était plutôt une « bonne chose ») et une posture révoltée qui croit que l’énonciation des faits historiques serait suffisante pour combattre la bête. Au milieu de cela, je dois bien dire ma gêne de voir mon objet, notre objet, confisqué par cette opposition qui intéresse peu nos âmes. Je dis mon objet parce que c’est mon existence qui est en jeu dans cette question, aussi bien que les existences de millions d’autres. C’est pour elles que j’aimerais faire un pas de côté, et aider à ouvrir un espace de réflexion authentique sur nos destins historiques : que signifie être un Algérien ou une Algérienne, en France, aujourd’hui ? Il ne s’agit pas de poser la question stérile de l’identité, mais de tenter de comprendre les failles et les fractures qui se dessinent à l’endroit de nos subjectivités attaquées par le colonialisme et ses échos contemporains.
Je veux attirer l’attention sur l’idée suivante : seule, la vérité de l’histoire n’est rien, et ce qui compte, c’est ce que la vérité de l’histoire fait de nous. Dans Vérité et existence, paru en 1948, Sartre assume une recherche qui semblerait risible à l’esprit contemporain : « Je cherche donc la morale d’aujourd’hui… J’essaie d’élucider le choix qu’un homme peut faire de soi-même et du monde en 1948 ». Adhérant à l’idée d’une morale toujours historiquement située, je pose la question de la morale d’aujourd’hui, le choix que l’on peut faire de soi-même et du monde en 2025, face à une question spécifique : la question algérienne.
Un problème de savoir
Être Algérien ou Algérienne, en France, c’est d’abord être infiniment moderne, d’une modernité que l’on n’a pas choisie et que l’on a été empêché de penser.
Nous vivons en France parce qu’un pouvoir français a choisi d’envahir la terre où nos ancêtres vivaient, en 1830, au cœur du XIXe siècle postrévolutionnaire. Il y a là une rupture fondamentale sans laquelle on ne pas peut se comprendre : la modernité politique occidentale et rationaliste, dont la France républicaine a été l’un des visages, a permis l’invasion de l’Algérie, à laquelle on rêvait dans les arcanes du pouvoir français depuis Louis XIV, comme l’a récemment montré Alain RuscioAlain Ruscio, La première guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2024.. Pour le dire vite, modernité démocratique, républicanisme, capitalisme et colonialisme ont partie liée. Sous nos yeux, ce n’est donc pas tant un monde qui se meurt qu’une transition qui s’achève. Il faut la laisser enfin aller à son terme, et suivre le mot de Victor Hugo, le précurseur, qui exhortait ses contemporains : « Laissez donc se dégager l’Inconnu ! ». Ce même Hugo, intransigeant avec l’horreur, disait de l’armée française qu’elle avait été « faite féroce par l’Algérie ».
L’invasion de l’Algérie par les troupes françaises en 1830 a été une tragédie centrale de la modernité politique qui cherche péniblement à prendre fin sous nos yeux, sans que l’on soit capable de tracer un chemin à sa suite. Dans la mesure où cette rencontre violente a été un cas particulier de la rencontre entre l’Europe et l’islam d’une part (dont le premier geste français fut l’expédition d’Égypte de Bonaparte), et du colonialisme moderne d’autre part, ses modalités de déploiement ont été structurantes pour notre contemporanéité politique. Cela a été dit et redit, avec force, notamment à l’endroit des funestes traces de l’intersubjectivité coloniale qui subsistent dans les comportements policiers. Par ailleurs, quand le racisme d’inspiration coloniale s’exprime à travers diverses personnalités publiques, une résistance idéologique – certes microscopique, mais se faisant tout de même entendre – lui répond par l’invective « militante ». Mais, sur cette scène aux rôles bien définis, la signification du destin historique des subjectivités algériennes reste encore à penser.
Les raisons de ce manque en sont multiples. La plus sournoise d’entre elles n’est pas la plus évidente. On croit souvent qu’il s’agit d’un blocage idéologique de l’espace intellectuel francophone, empêtré dans le déni d’une histoire dont on se plait à répéter qu’il ne veut pas « la regarder en face ». Sur cette scène, ceux (rares, certes) qui « regardent l’histoire en face » se contentent souvent justement de la regarder, d’énoncer ses crimes, sans tenter d’en comprendre les effets intimes.
Je soutiens que la cause en est plus profonde et qu’elle structure le champ intellectuel dans son ensemble. Elle est épistémologique : les moyens de comprendre cette histoire nous manquent parce que nous la regardons avec des outils positivistes. Il n’est pas suffisant d’énoncer les faits de l’histoire : nous méritons davantage. Les sciences humaines, historiques et sociales, sont utiles pour établir la véracité des faits historiques, mais elles proposent par définition un savoir fragmentaire, et je crois qu’elles atteignent leurs limites quand il faut comprendre la vérité totale des événements historiques, qui se loge en chacun de nous. Ce sont les effets spirituels de cette histoire violente qu’il nous faut voir, autrement dit le façonnement affectif des subjectivités qui en sont issues.
Un passé collectif vivant
Le colonialisme français en Algérie a été un crime qui va contre tout sens moral. Par les mains qu’il a armées, il a tué, dépossédé, rapetissé, exterminé, violé, pillé, déstructuré. Le temps de la phrase est au passé. Mais ce passé colonial, que nous fait-il, à nous, aujourd’hui ? Entendez-moi bien, je ne demande pas ce que les rémanences contemporaines et morbides de l’âge colonial nous font, mais je demande précisément ce que le colonialisme du passé nous fait au présent. À partir de l’ontologie sartrienne, j’aimerais démontrer brièvement la possibilité de créer un concept de passé collectif, pour nous, utile pour penser une multiplicité de situations, et qui m’intéresse ici dans la mesure où il rend compte de l’expérience algérienne du monde. J’évoquerai d’abord le passé, puis le nous.
Comment expliquer la nostalgie d’une époque que l’on n’a pas vécue ? Comment mettre un mot sur la réalité d’une douleur ressentie pour des expériences vécues par d’autres que soi ? Pourquoi la conscience des crimes coloniaux de l’armée française en Algérie est-elle un point de souffrance pour des personnes qui ne les ont pas subis ? Il est vrai que le passé a une puissance active au présent. D’une manière ou d’une autre, chacun fait l’expérience de cette persistance du passé. Le passé demeure en soi après avoir été vécu. Sartre affirme qu’il faut « poser une bonne fois la question : quel est l’être d’un être passéJean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 143. ? ». Et il nous invite à comprendre comment le passé peut venir nous hanter : « [N]ous n’avons pas expliqué que le passé puisse “renaître”, nous hanter, bref exister pour nousIbid., p. 144.. »
Tout Algérien contemporain connaît une hyper-présence de ce que l’on appelle « histoire », dans la sphère publique, politique ou intime. Le passé ne nous laisse pas en paix, il nous hante. S’il nous hante, c’est précisément parce que le passé est une dimension de l’existant, du pour-soi selon l’ontologie sartrienne. Le passé est toujours passé d’un présent, et n’existe que par le biais de l’existant, c’est-à-dire de l’homme ou de la femme présent·e : « Je suis celui par qui mon passé arrive dans ce mondeIbid., p. 151. », note encore Sartre. Autrement dit, il n’y a pas d’existence autonome du passé : le passé est toujours le passé vécu d’un existant présent.
Que se passe-t-il alors si je meurs ? Sartre évoque cette idée à travers l’existence présente des survivants. Si je suis celui par qui mon passé vient au monde, alors le passé que j’ai partagé avec autrui continuera à avoir une existence présente par la vie de cet autre. Mais alors, si un autre que moi meurt, et que son passé vient au monde par mon existence, sous quelles conditions puis-je être le passé d’un autre ? Surtout, d’autres « survivants » sont aussi ce passé dans la mesure où ils ont également connu cet autre qui nous a « atteint […] jusqu’aux moelles », comme l’écrit Sartre, dont l’ontologie paradoxale est toujours aussi froide qu’incarnée. Est-il possible que nous soyons ensemble ce passé ? La possibilité d’une « communauté des passés » s’esquisse alors, et nous interroge sur la notion du collectif, que Sartre désigne comme un nous.
Sartre distingue le nous-sujet, qui est essentiellement une expérience psychologique, du nous-objet, qui a une valeur ontologique supérieure, née de l’assomption d’autrui et de la responsabilité« […] c’est cette reconnaissance libre de ma responsabilité en tant qu’elle inclut la responsabilité de l’autre qui est l’épreuve du nous-objet. » (Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 458). Surtout, le nous-objet a ceci de particulier qu’il naît, selon Sartre, du sentiment commun d’être regardé ensemble, c’est-à-dire transformé en objet. Le nous-objet est le nous des opprimés. Cette lecture est confortée par les lignes qui ouvrent « Orphée noir » : « Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie ; il était regard purJean-Paul Sartre, « Orphée noir », in Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, Paris, PUF, 1948, p. ix. ». Le nous-objet, seule expérience véritable du collectif, est une expérience de l’oppression, qui nous exhorte à ne plus seulement assumer notre responsabilité propre, mais à prendre aussi en charge la responsabilité de l’autre. Contrairement à ce que l’on croit souvent, Sartre propose dans L’Être et le Néant les prémisses d’une pensée d’un collectif où les autres ne seraient pas seulement « un enfer ».
Dès lors, une question s’impose : si je peux assumer la responsabilité d’autrui, alors, qu’en est-il de son passé ? Surtout, qu’en est-il du passé de ceux à qui j’ai survécu ? De manière plus importante encore, comment vivre, dans le temps présent, avec les autres, le passé de ceux à qui l’on survit ? Cette question ne s’adresse pas aux opprimés d’hier, mais bien à leurs descendants, ici et maintenant. Le passé historique, ici le passé du traumatisme de la violence coloniale, s’impose à la manière d’un spectre qui nous hante et que nous avons, ensemble, la responsabilité d’être.
[C]haque fait nouveau historique apporte avec lui son passé, c’est-à-dire qu’il est dans sa nature de revenir en arrière pour interpréter le passé. C’est d’abord parce que l’homme, donc l’Histoire, a à être son passéJean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, p. 80..
Si le passé nous hante et ne nous laisse pas en paix, c’est donc en vertu de ce que nous sommes, ontologiquement : des existants, des êtres par qui le passé collectif d’un nous donné vient au monde. Ce passé nous malmène d’autant plus que les Algériens ont été regardés, c’est-à-dire transformés en objet. Cette objectité dont ceux qui sont venus avant nous ont été affublés s’est déployée avec une inventivité proprement horrifiante : massacres, expropriation (que l’on devrait appeler en fait exterritorialisation pour en saisir la violence), meurtres, viols, destruction des structures culturelles et savantes, etc. Nous en souffrons aujourd’hui les conséquences parce qu’elles sont inscrites dans nos cœurs, dans nos subjectivités. L’ontologie sartrienne nous permet, en somme, de démontrer l’historicité de ces affects.
Le colonialisme comme oppression esthétique
Le colonialisme français en Algérie a été bien plus encore qu’un système de mort et d’exploitation : il a été une privation de beauté. Ce n’est pas chez Sartre qu’on en trouve l’intuition, mais sous une plume autrement plus poétique, celle d’Assia Djebar, qui écrit : « Un pays sans mémoire est une femme sans miroir / Belle, mais qui ne le saurait pas / Un homme qui cherche dans le noir / Aveugle et qui ne le croit pasAssia Djebar, Poèmes pour l’Algérie heureuse, Alger, SNED, 1969. ». Le poème duquel ces vers sont extraits a paru dans un recueil dont le titre a son importance : Poèmes pour l’Algérie heureuse. Quel bonheur, en effet, sans conscience de sa beauté ? La destruction méthodique des structures sociales et du tissu culturel algérien a accompagné les massacres de masse commis lors de l’invasionAlain Ruscio, La première guerre d’Algérie, op. cit..
Cette déstructuration culturelle a été une déstructuration esthétique. D’abord, par les classements, les taxonomies et les photographies de l’administration coloniale, elle a déstructuré l’unité esthétique des productions culturelles algériennesDans La résistance des bijoux, Ariella Aïsha Azoulay le montre bien, en prenant l’exemple de la production des bijoux dans l’Algérie précoloniale et du rôle qu’y jouaient les communautés juives. Celles-ci ont ensuite été arbitrairement séparées du reste du corps social algérien, et donc des représentations collectives du « beau » algérien. Voir Ariella Aïsha Azoulay, La résistance des bijoux : contre les géographiques décoloniales, Carennac, Ròt-Bò-Krik, 2023.. Ensuite, elle a capté une partie de ces créations artistiques pour en faire des « artefacts » et autres objets de curiosité aujourd’hui stockés dans les musées européens et américainsFrançoise Vergès, Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée, Paris, La Fabrique, 2023.. L’invasion coloniale, partout où elle a eu lieu, s’est emparée des objets qui s’inséraient dans un système de signification esthétique propre aux cultures qu’elle déstructurait.
Cela fut le cas en Algérie, où il est impossible de quantifier l’immense quantité d’or et autres bijoux spoliés pendant la conquête. Mais de nombreux exemples mêlent le vol d’objets de beauté, et notamment de bijoux, au meurtre. S’il fallait n’en citer qu’un, le massacre de la tribu d’El Ouffia en 1832 a donné lieu à des scènes terribles et glaçantes. Installée à El Harrach, village qui est aujourd’hui devenu un quartier d’Alger, cette tribu a été accusée à tort d’un vol commis par les émissaires d’un caïd constantinois allié aux autorités françaises. La punition se manifesta par l’arrivée au petit matin d’environ six cents soldats français dans un village qui fut entièrement ravagé (avec des égorgements par dizaines). On estime qu’il y a eu une centaine de morts ce matin-làAlain Ruscio, La première guerre d’Algérie, op. cit.. Mais c’est surtout le cortège militaire mortifère du lendemain qui fait horreur :
Certains soldats français arboraient fièrement des têtes piquées sur leurs lances. Afin de terrifier la population algérienne, le reste du butin – « des bracelets de femmes qui entouraient encore des poignets coupés et des boucles d’oreille pendant à des lambeaux de chair » – fut exposé au marché de Bab-AzounIbid., p. 161..
Dans cette description, on sent poindre la jouissance de la domination corporelle par la possession des membres décomposés de corps massacrés, associée à une jubilation d’utiliser ces membres humains comme de simples présentoirs à bijoux, objets volés, possédés grâce à la dépossession des autres. En retirant aux « autres » ces biens matériels que sont les bijoux, on commence à leur enlever, petit à petit, ce qui constitue la beauté de leur culture, la beauté de leur quotidien. Ariella Azoulay le montre bien. En parallèle des travaux académiques de cette veine, on peut observer un mouvement protéiforme, que l’on peut dire « populaire », de tentatives de mises en valeur de patrimoines spoliés et infériorisés. C’est le cas avec le patrimoine algérien.
Hors des cercles intellectuels, à la croisée du militantisme et de la création artistique et culturelle, souvent mises en scène sur les réseaux sociaux, les initiatives fleurissent pour mettre en valeur des phénomènes culturels détruits, qu’on appelle tantôt « patrimoines », tantôt « héritages » (des tatouages berbères traditionnels à la bijouterie ancestrale en passant par la culture musicale). Ils ont été plongés dans l’oubli à la suite de la violence coloniale française, inaugurale d’une modernité de laquelle nous tentons douloureusement de sortir. Partout, le mot d’ordre est le suivant : se « réapproprier sa culture ».
Pourtant, lorsque nous quittons l’immédiateté de l’art pour la rugosité du concept, nous nous trouvons bien en peine de rendre compte de ces initiatives et de leur donner un socle théorique commun. C’est peut-être l’insuffisance que je trouve à certains travaux historiques et sociologiques. Pour faire ce pas, il faut se poser la question philosophique de la beauté, qui est seule à même d’unifier les positionnements théoriques que je viens d’évoquer. C’est uniquement en se posant cette question philosophique que l’on peut commencer à saisir l’étendue du désastre provoqué par le colonialisme français en Algérie.
Car il apparaît très vite que la beauté n’est pas uniquement la beauté des objets traditionnels. Elle est la beauté d’une culture, c’est-à-dire la beauté d’une musique, d’une tradition poétique, d’un système politique, d’une organisation sociale, mais aussi la beauté partagée de tout cela à l’intérieur d’une âme, d’un sujet traversé par la société dans laquelle il est né, a grandi et vit au quotidien. La destruction des cultures algériennes a été une dévalorisation de ce qui constituait leur beauté aux yeux des hommes et des femmes que ces cultures habitaient. La destruction du beau en situation coloniale est tout simplement une question de valeur. Or, le racisme, et en particulier le racisme colonial, qui persiste aujourd’hui, est un système de hiérarchisation des êtres, c’est-à-dire un système de distribution des valeurs. De mon côté, j’aimerais faire apparaître qu’il s’agit d’un système de classification des beautés, non pas au sens prosaïque des traits de beauté physique (bien que cela entre en jeu dans ce système), mais au sens d’un « partage du sensibleJacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000. », d’une véritable partition esthétique du réel, et avant tout du réel matériel humain. Être un Algérien ou une Algérienne aujourd’hui, c’est être né dans un monde où nos aînés ont été l’objet d’un processus de dévalorisation, de dés-esthétisation. Quand des politiciens racistes usent d’euphémismes pour dire que « toutes les cultures ne se valent pas », l’implicite qui se niche derrière est que « tous les êtres ne se valent pas ». Ce phénomène d’infériorisation doit être thématisé sous l’angle esthétique si l’on veut comprendre les affectivités algériennes contemporaines, dont certaines font vivre une création culturelle en pleine effervescence, dont le mot d’ordre semble être : « nous sommes beaux ».
Au plus profond d’un XIXe siècle français travaillé par la question du sublime défiguré par le laid, dont le romantisme en littérature n’a été qu’un des visages, il était presque logique que le respect de la beauté des autres n’ait pas été une question, quand la sienne propre était mise en cause. La source historique et théorique de ce geste colonial est à chercher du côté de la Révolution françaiseVoir Ines Aït Mokhtar, Sartre’s reshaping of political philosophy for post-revolutionary times, 2021, https://doi.org/10.17863/CAM.84133. Je me permettrais ici une référence inhabituelle, et j’utilise les mots d’un rappeur contemporain, non pas pour les prendre comme objet mais parce qu’ils illustrent parfaitement l’idée que je tente de faire entendre : « Quand le Français perd sa beauté, alors il défigure les autresMédine, « Médine France ».. »
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Si l’on tient ensemble les deux propositions que j’ai exposées, alors on est renseignés sur une dimension fondamentale et trop peu évoquée de la condition algérienne contemporaine en France. Si, d’une part, il existe quelque chose que l’on peut appeler « passé collectif » et que ce passé collectif a des effets sur nous aujourd’hui au temps présent et si, d’autre part, ce passé violent n’a pas uniquement été celui du meurtre, de la destruction matérielle et corporelle et de la dépossession sous toutes ses formes, mais a aussi été une privation de beauté, alors où en sommes-nous ? En d’autres termes, qu’est-ce que cela veut dire que d’être inconscient de sa propre beauté ?
Il faut mettre en avant la dimension esthétique du colonialisme français en Algérie, et du colonialisme européen dans le monde en général, si l’on veut comprendre la puissance de ses effets destructeurs sur les subjectivités contemporaines. La beauté n’est pas accessoire, elle touche à la valeur. Et le racisme colonial s’est fondé sur un système de hiérarchisation des êtres, sur un classement de la valeur des uns et des autres selon leur appartenance raciale ou culturelle.
Malheureusement, nous, contemporains, ne savons souvent pas vraiment quoi faire de la beauté. Des décennies de travaux sociologiques et politiques nous ont appris que la beauté n’est souvent que l’incarnation des goûts de la classe dominante à un moment donné. On peut apprécier une œuvre musicale ou picturale que l’on trouvera belle dans le secret de son intimité, mais on se garde bien de prendre la beauté pour critère du jugement politique, chasse gardée de la droite réactionnaire. À des fins méthodologiques, je propose d’inverser le mouvement du soupçon : qu’on ne le fasse plus porter sur l’affirmation du beau, mais au contraire sur ce qui tourne le beau en dérision – trop soucieux de le déconstruire en vue d’un supposé vrai.
L’obsession algérienne d’une partie de la classe politique française est un écran de fumée qu’il faut faire l’effort de dissiper pour attirer enfin le regard sur une question qui attend d’être pensée depuis des décennies. Plutôt que de céder aux termes d’un débat faussé dès le départ, il nous faut définir les termes d’une discussion philosophique, historique et politique qui permette de faire émerger théoriquement les questionnements vécus des Algériens et des Algériennes. Il nous faut voir notre beauté et affronter la question de notre existence. Dans une société française fracturée par la violence néocoloniale, cette question n’est pas accessoire. La poser est une question de survie politique collective.