A la fin du XXème siècle, et avec une acuité que peu d’intellectuels ont eu à cette époque, Jean Baudrillard a compris que la révolution numérique qui s’annonçait allait entièrement métamorphoser notre rapport au monde, d’une façon radicale et définitive. En effet, une révolution technologique ne se limite jamais aux simples découvertes scientifiques qui l’ont rendue possible, et ceci est encore plus vrai dans le cas des technologies du « virtuel ». Le philosophe français a tout de suite perçu que ce bouleversement aurait des conséquences jusque dans les aspects les plus profonds de la vie humaine, modifiant le sens même que nous donnons à notre existence. Pour comprendre ce problème, nous allons analyser plus particulièrement l’un des textes les plus explicites de Jean Baudrillard sur cette question. Celui-ci n’a pas été écrit pour être publié dans une revue universitaire, mais plutôt dans un des grands journaux français. Il s’agit de l’article intitulé », rédigé en 1996 pour le quotidien Libération, et compilé un an plus tard dans l’ouvrageJean Baudrillard, Écran Total, Paris, Éditions Galilée, 1997, pp. 199-205.qui porte le nom de ce court texte.
1. Le « virtuel » selon Baudrillard
L’un des effets les plus stimulants que peut produire sur nous la lecture de Baudrillard consiste dans le caractère concret que prend la pensée métaphysique dans son œuvre. Les écrits de ce philosophe nous font entrevoir à quel point les problématiques métaphysiques essentielles sont omniprésentes dans notre vie quotidienne, y compris dans des actes qui pourraient nous sembler anodins, ou dans nos divertissements. La pensée métaphysique n’est donc pas l’apanage d’une discipline abstraite, détachée de nos préoccupations immédiates, pour Baudrillard. Au contraire, elle se trouve tout autour de nous, notamment dans ce « système des objetsJean Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Éditions Gallimard, 1968.» qui constitue le cadre de notre vie contemporaine. Une telle approche peut nous conduire à nous interroger sur la modification de nos modes de vie ces trente dernières années. La rapidité des évolutions technologiques nous a-t-elle réellement permis de nous rendre compte du bouleversement existentiel que nous avons tous traversé ? Avec l’intégration et la multiplication des écrans dans notre quotidienneté (ordinateur, télévision, smartphone, smartwatch, etc.), c’est notre rapport à la représentation elle-même qui a été radicalement chamboulé, c’est-à-dire notre relation avec les images, avec les mots, avec les signes, de façon globale. Nous savons que dans la philosophie moderne, depuis l’« ego cogitoRené Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 83.» de Descartes jusqu’au « pour soiJean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Éditions Gallimard, 1943, p. 109.» sartrien, en passant bien sûr par la subjectivité transcendantale kantienneEmmanuel Kant, Critique de la raison pure, T.1, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1864, p. 143., l’idée de représentation se fonde sur une différence nette entre le sujet et l’objet. Il y a d’une part un sujet conscient qui se représente la réalité extérieure, et d’autre part un monde objectif perçu par ce sujet. Nous sommes alors dans un univers duel, organisé sur la différence entre un individu regardant et un monde regardé, un sujet observant et un objet observé, comme le public d’un concert contemple la scène depuis les gradins. De la même façon, un admirateur d’art regarde un tableau dans la mesure où cette œuvre est un corps extérieur à son propre corps : une réalité à l’extérieur de soi. Selon Baudrillard, une telle perception du monde est déjà présente dans le Timée de Platon : l’art y apparaît comme une rencontre entre un regard, un objet et la lumièreAnne Sauvageot, Jean Baudrillard, La passion de l’objet, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2014, pp. 67-68..
Cette définition de l’activité artistique est encore opérationnelle dans le cinéma, puisque le spectateur y observe un objet, la toile, sur lequel est projeté de la lumière, qu’il perçoit depuis l’obscurité de la salle où il siège. C’est cette séparation entre le sujet et l’objet, cet espace vide où se diffuse la lumière du projecteur, qui rend possible la représentation moderne. Et c’est justement parce qu’il y a une différence entre le sujet et l’objet qu’une distance réflexive est possible. Le sujet perçoit une scène à l’extérieur de lui : il peut par conséquent la juger. Il peut la penser, l’analyser et donc la critiquer. Dans le cas où l’on considérerait qu’il n’y a pas suffisamment de distance entre le spectateur et l’œuvre, il est même possible d’en appeler alors à des formes artistiques qui augmente volontairement cette distance pour pouvoir mieux penser la scène contemplée, comme c’est le cas de façon typique dans le théâtre épique de Bertolt Brecht, avec sa fameuse esthétique de la « distanciationBertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre, Paris, L’Arche éditeur, 2013, p. 40.», le « Verfremdungseffekt », qui permet ainsi au spectateur un surcroît d’analyse critique.
Pourtant, si l’on prend au sérieux le constat de Baudrillard, ce monde de la représentation est pour une grande part, d’ores et déjà, un monde passé pour nous. En effet, qu’est-ce qui caractérise le « virtuel », selon Baudrillard ? C’est précisément ce fait d’effacer la distinction entre le sujet et l’objet. Le « virtuel » se définit par un état de confusion, où la séparation entre la subjectivité et l’objectivité devient intellectuellement caduque, non seulement pour le philosophe qui l’analyse, mais aussi pour les personnes qui en font l’expérience dans leur existence quotidienne. Dans le « virtuel » : « partout ce qui était séparé est confondu, partout est abolie la distanceJean Baudrillard, Écran Total, p. 199.», écrit le philosophe. Avant d’être une forme de technologie, ou bien une certaine étape du développement industriel contemporain, le « virtuel » est pour Baudrillard un concept théorique, visant à décrire la relation complètement nouvelle que nous entretenons avec ce que nous considérons être le réel. Elle est une métamorphose radicale dans notre approche métaphysique de la réalité.
Si nous revenons quelque peu sur la généalogie de ce concept dans l’œuvre de notre auteur, nous pouvons noter que, selon le philosophe contemporain Ludovic Leonelli, le « virtuel » est l’idée paradigmatique de Baudrillard dans les années 1990Ludovic Leonelli, La Séduction Baudrillard, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2007, p.71.. Après son analyse du « simulacre » et de la « simulation » dans les années 1970-80, le penseur continue à faire évoluer son système d’interprétation, afin de saisir les transformations du monde contemporain. C’est en vain que l’on chercherait chez Baudrillard un dogmatisme philosophique, niant toute possibilité de mutation de la pensée face à un monde historique qui, par définition, est toujours changeant. Baudrillard passe ainsi du paradigme de la « simulation » au paradigme du « virtuel » dans la dernière décennie du XXe siècle, avant de développer à la fin de sa vie celui de la « Réalité intégrale ». Cependant, il faut prendre en compte le fait que selon François Séguret, spécialiste de l’œuvre de Jean Baudrillard et ami de jeunesse du philosophe, le concept de « virtuel » est présent dans ses préoccupations depuis ses années d’études, notamment à travers ses lectures d’Alfred JarryFrançois Séguret, Jean Baudrillard, pataphysicien, Paris, Sens & Tonka, 2018, p.37..
2. Penser l’« interactivité »
S’il fallait fournir une preuve assez évidente du caractère éminemment théorique, et non pas seulement descriptif, du concept de « virtuel » chez Baudrillard, on pourrait rappeler que ce concept s’applique déjà à la télévision. A la différence de l’attitude d’un spectateur dans une salle de cinéma, ou de la contemplation d’une photographiePour comprendre la position spécifique de Baudrillard sur la photographie, thème central de sa pensée comme de sa vie, puisque c’est un art qu’il a pratiqué avec passion, nous renvoyons à Françoise Gaillard (François L’Yvonnet (dir.), Baudrillard, Paris, Éditions de l’Herne, 2004, pp.209-215) et à Lin Chi-Ming (Nicolas Poirier (dir.), Baudrillard, cet attracteur étrange, Paris, Le Bord de l’eau, 2016, pp.199-210)., cette disparition de la séparation « entre le sujet et l’objetJean Baudrillard, Écran Total, p. 199.» commence véritablement avec l’invention du téléviseur. Pour Baudrillard, la télévision n’est pas le cinéma : quand l’individu est face à l’écran télévisuel, il ne se retrouve plus devant un objet extérieur à lui, qui accueille la lumière pour lui apparaître. Au contraire, c’est l’écran télévisuel lui-même qui est le producteur de la lumière, et c’est cette lumière qui englobe l’individu. Quand je regarde la télévision, je suis enveloppé dans le halo de cette lueur, et pénétré par celle-ci. Je me confonds alors avec sa luminescence, comme l’embryon se confond avec le corps de la mère. La métaphore utérine est explicite dans le texte de Baudrillard. L’auteur décrit ainsi cette situation : « on entre dans la substance fluide de l’imageJean Baudrillard, Écran Total, p. 200.». « A la différence de la photo, du cinéma et de la peinture, où il y a une scène et un regard, l’image vidéo comme l’écran du computer induisent une sorte d’immersion, de relation ombilicale (…), comme disait McLuhan de la télévisionId.». L’individu ne regarde plus un objet illuminé par un projecteur, puisque c’est l’objet lui-même qui illumine le sujet, et ce faisant l’absorbe. Il est dès lors clair que, dans cette absorption, c’est le sujet lui-même qui est en train de disparaître.
On pourrait penser, à tort, que la luminescence, c’est-à-dire la diffusion perpétuelle de la lumière par le téléviseur, est un détail secondaire, et purement technique. Pourtant c’est justement cette petite différence qui distingue l’écran de la télévision d’avec celui du cinéma, et nous fait métaphysiquement changer de monde, car cette spécificité de l’écran télévisuel est l’une des conditions de possibilité de la réalité « virtuelle ». Le génie de Baudrillard dans cet article, c’est d’avoir compris, dès la fin des années 90, que l’écran de télévision possède en lui-même les potentialités qui vont nous conduire aux pratiques numériques les plus contemporaines. Et ce point est l’un des plus intéressant de cet article. Le philosophe écrit : « Plus de séparation, plus de vide, plus d’absence : on entre dans l’écran, dans l’image virtuelleId.». En effet, affirmer que la puissance luminescente de la télévision englobe l’individu, cela signifie nécessairement que le sujet est inclus dans la lumière de cet objet. L’individu est donc un élément de l’objet lumineux, une partie de celui-ci. A partir de la création du téléviseur, l’individu entre dans l’écran. Il n’est plus hors de celui-ci. Et cela change toutOn pourrait bien sûr affirmer que, dans la salle de cinéma, on est également baigné dans la lumière, produite sur nous par l’écran. Il suffit de se retourner et d’observer les autres spectateurs qui sont derrière nous pour s’en convaincre. En prenant en compte un tel fait, on pourrait ainsi dire que le cinéma est déjà une forme de transition entre l’image objective de la peinture et de la photographie d’une part, et l’image « virtuelle » de la télévision et de l’ordinateur d’autre part. Ce ne serait évidemment pas faux. Néanmoins il reste une différence majeure, qui exclut le cinéma du monde « virtuel » : dans la salle de cinéma, la lumière sur mon visage n’est qu’un reflet ; un reflet partiel des images projetées sur la toile. Le fait même qu’il y ait reflet, et non production de lumière par l’objet, implique la relation sujet/objet/lumière évoquée précédemment, et donc la distance critique..
Il est vrai que, si nous revenons vers nos souvenirs, nous n’avons pas l’impression d’avoir été personnellement avalés par un écran, comme Jonas avait été avalé par la baleine. Pourtant sommes-nous sûrs que nous ne sommes pas des Jonas ? Qu’est-ce qui nous prouve le contraire ? Nous sommes peut-être même dans une situation pire que celle de Jonas. Nous sommes peut-être des Jonas qui s’ignorent, des Jonas errants dans le monde numérique, complètement perdus dans l’estomac du cétacé digital, et qui ne sont donc jamais ressortis du système digestif de cet animal redoutable. Or, malheureusement pour nous, il y a bien une preuve qu’une telle absorption du sujet par l’écran a eu lieu, et elle est de taille. Il suffit pour cela de réfléchir sur nos usages contemporains des technologies numériques. La preuve que nous ne sommes plus des sujets indépendants face à des corps objectifs dans le « virtuel », mais que nous avons été aspirés par l’objet, c’est l’existence même de « l’interactionJean Baudrillard, Écran Total, p. 199.». Le « virtuel » crée un monde nouveau : le monde « interactif ». Qu’est-ce que le « virtuel » si ce n’est l’expérience de « l’interactivitéId.» elle-même ? D’ailleurs, pourquoi aimons-nous tant utiliser des objets numériques ? Justement parce qu’ils sont « interactifs ». La preuve donc que j’ai été avalé par l’écran, c’est que je peux interagir en lui. Et comment cela serait-il possible d’agir en lui si je n’étais pas déjà un élément de celui-ci ? Comme l’écrit Baudrillard : « Vidéo, écran interactif, multimédia, Internet, réalité virtuelle : l’interactivité nous menace de partoutId.».
A bien y réfléchir, cette pratique de « l’interactivité » n’est pas si nouvelle. On la retrouve déjà sous une forme élémentaire dans l’utilisation de la télévision, à travers notamment la télécommande : en changeant de chaîne depuis mon fauteuil, je modifie l’image ; chose impossible dans le théâtre, la peinture, la photographie ou le cinéma. « L’interactivité » avec l’image augmente évidemment avec l’invention du jeu vidéo. Non seulement la lumière de l’image m’englobe toujours, mais je suis devenue une partie effective de cette image, en « interaction », à travers le personnage du joueur que je manipule avec la manette. La destruction de la représentation moderne, encore existante au cinéma, est donc encore plus grande avec le jeu vidéo qu’avec la télévision. Un fait peut nous éclairer sur cette question : c’est l’échec de la plupart des adaptations du jeux vidéo au cinéma. Au vu de l’expérience nouvelle, et intense, de l’individu devenu joueur interactif dans le « virtuel », on comprend la cause de cet échec général. Pourquoi la majorité des adaptations de jeux vidéo en film furent si décevantes ? La réponse est simple : pourquoi voudrais-je regarder dans un film les histoires de Super Mario, Sonic ou de Lara Croft, alors que j’ai déjà été Super Mario, Sonic ou Lara Croft pendant des heures et des heures en jouant à ma console ? Le joueur de jeu vidéo a déjà vécu toutes les possibilités d’aventures qu’offrait ce personnage en jouant à son jeu. Que pourrait-il désirer de plus ? Quelle nouvelle expérience pourrait lui fournir un film ?
Pourtant, « l’interaction » du jeu vidéo n’est à ses débuts encore qu’une « interaction » stéréotypée, et donc limitée, puisque j’y incarne un personnage, certes mythique, comme Super Mario ou Sonic, mais préexistant. La disparition du sujet dans le « virtuel » s’accentue un peu plus avec les jeux en réseaux, où l’on se crée son propre personnage, qui peut nous ressembler physiquement, ou bien au contraire incarner celui que l’on désirerait être : notre « idéal du MoiSigmund Freud, Zur Einführung des Narzissmus, Leipzig/Wien/Zurich, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, 1924, p. 54.», pour parler avec le langage de Freud. Mais tout cela n’est pas comparable au véritable saut qualitatif qui commence avec l’apparition des réseaux sociaux, et surtout avec l’invention du profil.
3. Le Moi et son « profil »
Le profil « virtuel » est un objet philosophique passionnant, et la pensée de Jean Baudrillard nous permet d’en prendre la mesure. Pour commencer à penser conceptuellement le profil, il faut revenir à ce que le philosophe dit du « miroir » dans cet article, et sa différence avec le concept d’« écran ».
Le « miroir » est bien sûr le reflet (inversé) de mon corps objectif. Il s’agit d’ailleurs d’un reflet partiel, qui suppose un corps existant, bien plus vaste que ce reflet. Le « miroir » est un objet en face de Moi, séparé de Moi, avec une distance qui permet la vision, grâce à une source de lumière extérieure, et qui reproduit, de façon incomplète, un angle de vue sur mon corps. On est dans la situation typique de la perception traditionnelle comme rencontre entre un sujet, un objet et la lumière. De même, par définition, un corps est toujours au-delà de son reflet. Dans le reflet lui-même, on voit que mon corps préexiste à son image. Il n’est donc jamais réductible à celui-ci. Le reflet de mon visage dans le miroir n’est pas pensable sans l’existence de mon visage véritable, qui lui reste l’original objectif, sans lequel aucun reflet n’est possible. Mais face à l’écran, la situation est tout autre. Baudrillard écrit : « Cela tient à l’essence même de l’écran. Il n’y a pas d’au-delà de l’écran comme il y a un au-delà du miroir. (…) Et la caractéristique de n’importe quelle surface virtuelle étant d’être là d’abord, vide et donc susceptible d’être remplie par n’importe quoi, à vous d’entrer, en temps réel, en interactivité avec le videJean Baudrillard, Écran Total, pp. 200-201.».
Si, face au « miroir », mon corps est la condition de possibilité du reflet, qui n’en est qu’une image partielle et secondaire, avec le profil, mon corps n’a plus pour finalité que d’être le support de l’image virtuelle. Mon corps disparaît véritablement dans cette image qu’est le profil, il est comme absorbé, il s’efface. Mon corps devient une image qui n’a elle-même d’autre but que de s’intégrer et d’interagir avec d’autres images, dans un réseau, dont l’utilisateur ne choisit naturellement pas le fonctionnement. En me faisant un profil, je fais de mon corps une image, pour qu’elle puisse participer avec d’autres images à un système d’images qui me dépassent, et qui n’est rien d’autre que le réseau. Ce n’est plus mon corps qui est « l’au-delà du miroir », c’est le réseau et ses règles, souvent obscures, qui est « l’au-delà » de mon profil ; et ce profil est un duplicata numérique avec lequel j’interagis avec les autres profils. Dans « l’interactivité » du réseau, à la différence du corps dans le « miroir », mais aussi du corps représenté par la peinture, la photographie, etc., c’est la copie qui est première. Finalement, la situation s’est inversée. Mon corps n’est plus l’objet original, dont le miroir est le reflet, ou bien mon corps n’est plus l’original dont un peintre peut réaliser une représentation visuelle (plus ou moins réaliste) dans la toile. Mon corps n’est plus qu’une partie de l’image « virtuelle ». Il sert cette image, et il est soumis à la forme que lui impose le réseau pour devenir un profil, et il ne peut interagir s’il ne se soumet pas à la forme imposée par ce réseau. Or qu’est-ce qu’un réseau, si ce n’est un système qui organise les relations entre ses éléments, et donc les contrôlentNous pensons bien sûr à la fameuse analyse de Gilles Deleuze sur les « sociétés de contrôle ». Gilles Deleuze, Pourparlers 1972-1990, Paris, Les éditions de Minuits, 1990.? Ainsi, en me créant un profil, je manipule la représentation photographique ou vidéo de mon corps pour pouvoir m’insérer dans une réalité « virtuelle » plus grande que moi-même, elle-même composée en un réseau d’images. Il n’y a donc plus, comme dans la représentation moderne, un sujet et un objet. Il y a un individu devenu image (sous la forme du profil), confondu avec d’autres images dans une plus grande image (qui est « l’écran »), en utilisant un système de traitement de ces images (qu’est l’ordinateur, ou le smartphone), selon des formes esthétiques qui ne sont pas créées par l’individu, mais par les logiciels du réseau ; logiciels que je peux certes utiliser, manipuler, dans le réseau, mais que je ne peux jamais créer, ni individuellement, ni collectivement.
Sans la constitution de cette image « virtuelle » du Moi, qui est le profil, le réseau m’est tout simplement interdit. Devenir une image « virtuelle », devenir un profil, est la condition d’accès au réseau, sans laquelle je ne peux pas l’utiliser. On peut donc dire que, dans l’univers numérique, tout commence par la transmutation d’une représentation de soi en image « virtuelle », et s’il n’y a pas une constitution de cette image « virtuelle » initiale, mon profil ne peut se connecter à aucun réseau. Toutes les photos, vidéos, messages, musiques, etc., que je posterai plus tard en utilisant le réseau social, tous les textes que je pourrai publier, ne seront qu’un développement, qu’une extension, voire une ornementation complexe, de cette image première qu’est le profil. Et peu importe que cette image postée comme un profil ne corresponde pas à mon visage véritable. Il faut en effet entendre le mot « image » au sens large du mot. Ce que l’on dit de l’image visuelle est vrai de tous les phénomènes sémiotiques, de toutes les expressions sous formes de signes. Il peut tout autant s’agir de photos et de vidéos, que de sons, de textes, d’images numériques, de mèmes, etc. Toutes ces différentes expressions sémiotiques que je produis dessinent de toute façon le seul visage que le réseau social veut reconnaître : à savoir mes goûts, mes opinions, mes relations, mes désirs de consommation, qui apparaissent dans l’usage même de « l’interactivité » de ce réseau. Même avec un profil anonyme, l’usage de ce profil m’identifie : j’apparais dans le réseau comme celui qui aime telle vidéo, qui écoute telle chanson, qui commente tel texte, qui a communiqué avec telle personne, qui a liké tel profil, etc., et c’est précisément ce que le réseau veut savoir de Moi.
Pour comprendre le sens métaphysique de cette expérience du profil « virtuel », prenons un exemple concret. Sur les photos que je peux poster sur Instagram, ou bien sur des vidéos Tik Tok, ou bien dans un live stream, je peux mettre des filtres sur mon visage. Ainsi, je peux modifier mon apparence pour avoir un visage plus fin, par exemple, ou pour avoir des yeux bleus, ou des tâches de rousseurs, le fameux filtre « real freckles ». Est-ce que ces images modifiées par un « filter » sont moins réelles que les autres portraits « no filter » ? Absolument pas, puisque mon profil est déjà une image irréelle qui n’a d’autre fonction que de permettre « l’interactivité » sur le réseau. Au nom de quel critère de vérité, ou d’authenticité, pourrais-je considérer que cette image filtrée, y compris en direct avec le « live stream », est moins réelle que mon image de profil, qui de toute façon a dû déjà être modifiée, numérisée, pour pouvoir s’intégrer dans le design « virtuel » du réseau social ? J’ai de toute façon déjà accepté la chirurgie esthétique numérique initiale dans la constitution de mon profil. Cette modification de mon image « virtuelle » à travers le filtre n’est qu’une différence de degré par rapport à l’image du profil, non pas une différence de nature. Remarquons d’ailleurs qu’il en va de même pour ces filtres comme pour tout le reste dans la pratique « virtuelle ». Ces filtres sont préprogrammés. Ils sont stéréotypés et édictés par le logiciel, mais pas plus que tout le reste, puisque je ne suis qu’un simple usager du réseau. Mon choix se limite à employer un certain nombre de fonctionnalités possibles, plus ou moins vastes, mais qui me sont tout aussi extérieures, transcendantes et opaques que le fonctionnement général du réseau lui-même. Comme nous l’avons vu précédemment, dans le « virtuel », c’est le réseau qui détermine l’usager, et non pas l’usager qui construit le réseau. Si mon corps était, selon Baudrillard, « au-delà du miroir », mon profil ne peut pas être au-delà du réseau, mais n’en est qu’un élément infime.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si nous avons parlé de chirurgie esthétique numérique. Depuis plusieurs années, la presse internationale relate que de plus en plus de gens demandent à faire de la chirurgie esthétique réelle, c’est-à-dire de modifier leur corps, pour ressembler à ces profils stéréotypés et filtréshttps://www.independent.co.uk/life-style/cosmetic-surgery-snapchat-instagram-filters-demand-celebrities-doctor-dr-esho-london-a8197001.html. Ce phénomène a pris une telle ampleur qu’Instagram a dû supprimer le filtre qui produisait justement l’apparence d’une chirurgie esthétique avant l’opérationhttps://www.radiofrance.fr/mouv/instagram-c-est-la-fin-des-filtres-chirurgie-esthetique-9641451(c’est-à-dire les lignes de perforation et les sutures à réaliser), pour ne pas trop inciter les gens à avoir de telles pratiques. L’utilisation permanente de filtres sur les selfies produisent des phénomènes de dysmorphie numériquehttps://www.lemonde.fr/m-perso/article/2020/01/19/les-filtres-photo-ont-engendre-une-forme-de-dysmorphie-societale_6026494_4497916.html, où l’individu n’est plus capable de se reconnaître lui-même, c’est-à-dire d’avoir une conscience minimale de son corps, de la forme de son visage, ainsi qu’une capacité élémentaire à pouvoir se le représenter visuellement. Or nous nous rappelons les première recherches du psychanalyste Jacques Lacan sur Le stade du miroir comme formateur de la fonction du JeJacques Lacan, Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, Paris, Presses Universitaires de France, 1949.. Ce « stade du miroir » désigne la capacité du jeune enfant à se reconnaître soi-même dans l’image que reflète le « miroir ». Cette étape dans la constitution de l’esprit humain était justement considérée par lui comme une étape nécessaire, déterminante et spécifique au sujet. C’est parce que l’enfant est capable de s’identifier, de se reconnaître dans le reflet, tout en comprenant la différence entre le Moi et son reflet, que l’enfant devient capable de se constituer comme un sujet actif dans un monde d’objets. L’incapacité de se reconnaître dans le miroir, l’absence d’une telle perception de soi était, à l’inverse, l’un des symptômes des psychopathologies les plus aiguës, maintes fois évoquées dans le cas des différentes formes de psychose. Mais, comment se reconnaître dans un écran, si mon profil n’est pas Moi, mais un signe lointain d’un corps intégré dans « l’écran », et bien souvent oublié ? Comment pourrait-il en train autrement, puisque le Moi s’est effacé, depuis plusieurs années maintenant, caché derrière des avatarsIl est tout à fait significatif d’ailleurs que la culture internet ait choisi le terme hindouiste d’« avatar », qui désigne, nous le savons, les différentes incarnations, ou plutôt étymologiquement les différentes « descentes », des dieux hindous sous la forme des héros. Les dieux hindous sont tellement purs qu’ils ne peuvent intervenir sur Terre, pour rétablir l’Harmonie, le Dharma, que sous la forme de leurs différents avatars. On peut citer l’exemple le plus connu de l’hindouisme, à savoir Krishna, avatar du dieu Vishnou et héros du Mahabharata. Sommes-nous devenus des êtres tellement abstraits à nous-mêmes que nous ne pouvons agir qu’à travers notre avatar numérique, tel un dieu qui aurait oublié qu’il existe ?, dans lequel vivent une grande partie de la journée nos contemporains ? Dans une société où l’individu a de plus en plus de difficultés à savoir qui il est, l’identification est passé du sujet vers l’objet, et la « reconnaissance faciale » est devenue une simple fonction des caméras de sécurité que nous croisons, jusqu’à plusieurs centaines de fois jour dans certaines mégalopoles comme Londreshttps://www.courrierinternational.com/article/classement-videosurveillance-le-top-20-mondial-des-villes-qui-espionnent-leurs-habitants. L’individu ne se reconnaît peut-être plus dans le miroir, mais heureusement les caméras de surveillance sont là pour savoir qui il est.
Que signifie cette dissolution du Moi, visible dans des « phénomènes extrêmesJean Baudrillard, La Transparence du Mal : essai sur les phénomènes extrêmes, Paris, Éditions Galilée, 1990.» comme la dysmorphie numérique ? Quelle est sa cause ? Grâce au concept de « virtuel » chez Baudrillard une telle situation contemporaine devient alors très claire. L’image du profil, filtré selon l’esthétique du logiciel, apparaît pour ces personnes victimes de dysmorphies comme leur véritable Moi, dont leur Moi corporel n’est qu’une copie inauthentique. Leur profil est devenu plus réel que leurs corps. Ce n’est plus l’image du profil qui représente leurs corps, c’est leur corps qui est devenu une image inadéquate de leur véritable identité, qui est l’image stéréotypée de leur avatar, selon l’esthétique imposée par les réseaux sociaux dont ils sont usagers. Pour être précis, l’opposition entre un Moi du profil « virtuel » devenu authentique et un Moi corporel considéré comme inauthentique est encore une opposition beaucoup trop binaire, et donc pas tout à fait fidèle à la véritable logique du « virtuel » analysée par Baudrillard. Leur Moi corporel, leur Moi réel, n’est pas exactement une copie inauthentique de leur profil « virtuel ». Il en est plutôt une version dépassée, une version qui nécessite une mise à jour, une reprogrammation. Leur Moi réel est une version 1.0, insatisfaisante, et qu’il va falloir modifier pour la faire évoluer vers ce Moi 2.0 qui est le profil, et qui a été capable de s’intégrer dans le réseau, à la différence de leur corps. Ce qui nous apparaît comme une chirurgie esthétique n’est donc en fait qu’une reprogrammation. Et par qui celle-ci est-elle dictée ? Par le réseau social et son design numérique qui définit une esthétique préconçue pour ses utilisateurs. Le processus s’est ainsi entièrement réalisé. J’ai accepté de modifier mon image pour l’intégrer dans le réseau de l’ordinateur. Le réseau maintenant m’ordonne de devenir le corps dont le profil est l’image. Mon corps n’est qu’une version périmée, mais qui heureusement peut améliorer ses performances si je le laisse être mis à jour par le « système d’exploitation » (qui porte décidément bien son nom). Je pourrais ainsi être reprogrammée, et devenir la « meilleure version de moi-même », comme nous le conseillent les vidéos des stars du développement personnel, qui se porteront volontaires pour notre grande reprogrammation à tous. Il ne faut pas en douter. Depuis que nous sommes tous devenus des profils, nous sommes en même temps tous devenus des développeurs : certains développent des programmes, d’autres font du développement personnel, et essaient de se reprogrammer eux-mêmes.
Quand on pense au cas extrême de la dysmorphie numérique, il est légitime de se demander comment une telle situation de dépossession de soi a-t-elle été possible. Quelle modification dans notre relation à la réalité a-t-elle eu lieu ces dernières années pour en arriver à de telles extrémités ? N’avons-nous pas vécu dans notre vie quotidienne une métamorphose dans notre rapport au réel, donc une métamorphose métaphysique, d’autant plus puissante qu’elle a été inaperçue pour la plupart d’entre nous ? C’est que, dans le monde « virtuel », l’image est devenue plus réelle, à travers le profil, que ce qu’elle représente. Le signe est devenu plus réel que ce qu’il signifie, selon Baudrillard. L’image est devenue plus réelle que le réel, et c’est justement cela la définition du « virtuel » pour Jean Baudrillard. Nous avons donc quitté la réalité, et donc en même temps la métaphysique moderne, pour entrer dans un autre rapport au monde, dans un autre système métaphysique, que Baudrillard appelle : « l’hyperréalité ». Comme il l’affirmait déjà dans son court essai publié en 1978, A l’ombre des majorités silencieuses : « par [l’]abolition de l’écart entre le réel et sa représentation, par [l’]implosion des pôles différenciés par où passait l’énergie du réel : cette hyperréalité met fin au système du réelJean Baudrillard, A l’ombre des majorités silencieuses, Paris, Éditions Denoël/Gonthier, 1982, p. 89.». De même, Baudrillard écrivait en 1983 dans Les stratégies fatales : « Le réel ne s’efface pas au profit de l’imaginaire, il s’efface au profit du plus réel que le réel », à savoir : « l’hyperréelJean Baudrillard, Les stratégies fatales, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1983, p. 11.». L’abolition contemporaine de la séparation entre le sujet et l’objet est le produit de la séparation entre le réel et sa représentation, induit par le développement exponentiel des technologies numériques. La métaphysique moderne, fondée sur la souveraineté d’un sujet pour qui apparaît le sens de l’être, semble être en voie d’extinction pour Jean Baudrillard.
4. Vacuité et angoisse numérique
L’individu contemporain, étant de moins en moins dans sa vie un sujet face à un objet, on comprend beaucoup mieux l’origine de l’angoisse de nombre de nos contemporains. Là-dessus, Baudrillard nous a aussi prévenu. Rappelons-nous de la citation précédente d’« Écran total » : « la caractéristique de n’importe quelle surface virtuelle étant d’être là d’abord », elle est donc « vide » ; « à vous d’entrer, en temps réel, en interactivité avec le videJean Baudrillard, Écran Total, p. 201.». Mais dès qu’il y a « vide », « c’est la paniqueJean Baudrillard, Écran Total, p. 203.» qui surgit. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment l’individu contemporain, face au « vide » de « l’écran », ne pourrait-il pas ressentir de l’angoisse et de la « panique » ?
Le vide, qui séparait le sujet de l’objet, et permettait la représentation moderne, a été entièrement absorbé par « l’écran » dans le monde « virtuel ». Ainsi, parce qu’il est par « essence » une « surface (…) vide », l’objet « virtuel » a monopolisé ce « vide », et ce faisant a empêché le sujet de faire le « vide » entre lui-même et l’objet. Au regard de ce que nous avons analysé, ceci est tout à fait logique, puisque le « virtuel » a été justement défini par Baudrillard comme la situation de confusion entre la subjectivité et l’objectivité. Si rien ne sépare le sujet de l’objet, il n’y a pas d’espace réservé au vide entre les deux. Mais le vide n’était pas sans fonction : il protégeait le sujet en créant une distance avec l’objet. Cela ne veut pas dire que ce vide disparaît parce qu’il a été approprié par la « surface » de l’« écran ». Bien au contraire. Au lieu de se situer entre le sujet et l’objet (comme à l’époque de la représentation moderne), le vide entoure désormais le Moi de toutes parts. Une fois éliminé l’espace du « vide » qui scellait la séparation entre subjectivité et objectivité, l’individu ne peut qu’y tomber. L’individu se voit dès lors englouti par la béance de « l’écran », qui n’est plus devant lui, mais autour de lui (dans l’« interactivité »). On retrouve ici une idée présente dans un fameux verset biblique, issu de l’Evangile, et que Baudrillard cite dans son livre Les Exilés du dialogue : même à « celui qui n’a Rien, on le lui prendraJean Baudrillard, Enrique Valiente Noailles, Les Exilés du dialogue, Paris, Éditions Galilée, p. 154.». Il y a peut-être pire qu’être dépossédé de tout : être dépossédé du Rien. Il y a effectivement de quoi paniquer.
Baudrillard conclut son article sur l’expérience de la « panique » face à l’« l’hyperréalité » en faisant un retour inattendu aux réflexions existentialistes de Sören Kierkegaard. Nous nous rappelons en effet que, selon le philosophe danois : « L’angoisse manque d’objet », comme il l’affirmait dans le Traité du désespoirSören Kierkegaard, Traité du désespoir, Paris, Éditions Gallimard, 1988, p. 21.. Selon cet auteur, l’angoisse se distingue de la peur, dans la mesure où le sentiment d’angoisse n’a pas un objet manifeste qui le suscite. On a peur de quelque chose (des araignées par exemple), mais on ne connaît pas la cause de notre angoisse, et c’est justement ce qui nous angoisse. « L’angoisse », ou « la panique », est une peur sans objet, une peur de celui qui n’a plus de rapport à l’objet, qui a perdu l’objectivité, à l’instar de l’internaute errant dans le monde « virtuel ». Seul et sans objet, l’individu numérisé se retrouve face à l’angoisse : cette véritable peur du « vide » créé par la vacuité de « l’écran ». Raison de plus pour essayer de penser aujourd’hui cette situation d’angoisse et de s’y confronter, car « l’angoisse » est bel et bien une émotion existentielle, une émotion qui appelle l’actionComme tout symptôme, des émotions telles que « l’angoisse » et « la panique » sont des expressions d’une tentative de guérison qui a échoué. Le fait même que le « virtuel » produise tant d’angoisses chez nos contemporains n’est-il pas une manifestation d’un désir inconscient de resubjectivation créative face à un Moi évanescent ? N’est-ce pas une tentative de reconstituer un nouveau « territoire existentiel », comme pourrait le formuler Félix Guattari ? C’est ce que nous pensons. Sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres, une réflexion croisée entre la conceptualisation de Jean Baudrillard et celle de Félix Guattari serait des plus enrichissantes pour notre époque. Je renvoie notamment à : Félix Guattari, Les trois écologies, Paris, Éditions Galilée, 1989, pp. 23-25.. Kierkegaard en a donné la définition la plus sublime, et que nous devons encore méditer, lorsqu’il affirmait que : « l’angoisse est le vertige de la libertéSören Kierkegaard, Le Concept d’angoisse, Paris, Éditions Gallimard, 1964, p. 90.».