Le numérique revient sur Terre
Le numérique s’est longtemps présenté comme le lieu du diaphane, de la communication transparente et de toutes les promesses du virtuel - une sorte d’éther aérien, hors sol, en apesanteur. Mais avec l’explosion de la désinformation et la prise de conscience du coût écologique des infrastructures matérielles du numérique, cette image est de moins en moins tenable. Les sciences sociales avaient déjà, depuis plusieurs années, dirigé l’attention vers les matérialités du numérique, ainsi que vers les effets de la numérisation du monde sur l’environnement. Ce dossier a pour ambition d’informer un public curieux de la manière dont, aujourd’hui, le numérique est en train de revenir sur Terre - et il était temps!
Les textes ici réunis font le point sur cette question, aussi bien d’un point de vue technologique que politique, social qu’écologique. Le numérique est assurément la forme la plus récente de la promesse moderne. Mais cet ultime avatar des temps modernes est peut-être déjà en train de devenir un aspect des temps qui restent, autrement dit un de ces restes de la modernité qui pèsent sur la Terre et obèrent l’avenir. La question n’est donc pas tant de savoir si on doit être pour ou contre, mais comment apprendre à y vivre et à y réinventer un avenir.
On espère par ce dossier contribuer à la réflexion sur la notion de «sobriété numérique», entendue comme réduction, redéfinition, réorientation des besoins d’une communauté numérique, en la mettant dans la perspective de la nécessaire «reterrestrialisation» des différentes dimensions de nos existences. Faire revenir sur Terre, ce n’est pas seulement s’interroger sur les meilleures manières de diminuer l’impact environnemental du numérique; c’est aussi, c’est surtout engager une réflexion sur les « besoins » que notre société exprime à propos du numérique. Et cela n’est pas vrai uniquement du numérique: dans Les Temps qui restent, nous pensons que cette démarche s’applique à tous les aspects de ce dont nous avons hérité des temps modernes. Ce dossier est donc un aspect du programme en un sens encyclopédique de la revue: parcourir les dimensions de nos existences et leur demander ce que cela signifie, pour chacune, que de revenir sur Terre.
Certaines contributions ici réunies sont issues du colloque «Gouverner le numérique dans un monde en transition» qui a eu lieu à Rennes les 24 et 25 mai 2023, à l’Université Rennes-1 et à l’institut de recherche technologique B<>Com. Nous tenons à remercier les personnes qui ont organisé ce colloque et qui y ont participé. Nous remercions plus particulièrement notre camarade Luca Paltrinieri, qui a rassemblé ces contributions, ainsi que l’ensemble des camarades qui l’ont assisté.
Entre deux transitions,
l’insoutenable légèreté du numérique
l’insoutenable légèreté du numérique
Dans l’imaginaire écomoderniste, transition numérique et transition écologique seraient “jumelles”. Dans la réalité, l’infrastructure numérique n’est qu’une couche supplémentaire de la technostructure qui enfonce un peu plus les « Modernes » dans la Terre, loin de l’utopie de la “légèreté” du numérique qui a accompagné son expansion. Luca Paltrinieri, dans cette introduction au dossier “Le numérique revient sur Terre”, qu’il a dirigé, dresse un état des lieux précieux des travaux défendant cette “rematérialisation du numérique”. Il insiste par ailleurs sur la nécessité de faire converger les théories de l’aliénation digitale et celles de la reterrestrialisation de nos existences – autrement dit, temps de cerveau disponible et temps qui restent!
Lire la suite
Peut-on rediriger le numérique ?
Réinterroger la place du numérique dans la société est une gageure puisqu’il est présent dans tous les interstices de l’économie, de la vie sociale, du quotidien. Cependant, son impact environnemental, qui ne fait que croître, enjoint de concevoir de nouveaux outils de diagnostic et de penser la possibilité d’une dénumérisation partielle de nos existences. C’est ce que Christel Fauché nomme la redirection écologique du numérique.
Lire la suite
L’impératif de la sobriété numérique
Après avoir longtemps été présenté comme « immatériel », le numérique déclenche désormais des appels à la « sobriété ». Quels sont les enjeux de cet impératif ? Que faut-il en penser ? Fabrice Flipo commence par revenir sur ce qu’est le numérique, et pourquoi il est une technologie dite « de rupture », au sens schumpétérien du terme, avec ses effets classiquement « pervasifs » notamment en matière écologique. Outre les enjeux quantitatifs, il éclaire le contexte législatif et le jeu d’acteurs, et pose la question de la gouvernance des modes de vie.
Lire la suite
Les éléments de la théorie des médias
On vit dans le monde de nos médias et nos médias se fabriquent dans notre monde. Les médias à la fois ont et sont des environnements. Comment penser cette double inclusion ? À partir de la notion d’éléments, soutient Nicole Starosielski dans ce texte bref, quasi-manifeste devenu rapidement un classique de sa discipline, la théorie des médias – media studies en anglais. Le « tournant élémental » qu’elle propose noue de manière très radicale la théorie des médias et la pensée environnementale. Car si les médias sont dans l’air, l’air aussi est un médium… Les Temps qui restent en propose une première traduction française.
Lire la suite
Démanteler des réseaux en ruine:
Câbles sous-marins et biodiversité en mer Méditerranée
Câbles sous-marins et biodiversité en mer Méditerranée
Ayant une vie, les câbles sous-marins de télécommunication ont aussi une fin de vie. Comment meurt un câble sous-marin et comment en hériter ? Ces questions soulèvent celle de l’interaction entre toute une panoplie d’agents divers et variés : autorités locales et internationales, propriétaires des câbles, experts écologues, institutions pour la protection de l’environnement, agents chargés du démantèlement et d’autres, non des moindres: poissons, corail, herbiers. En racontant dans le détail l’histoire de la dépose d’un câble près de Martigues, Clément Marquet montre le jeu des temporalités différentes par lequel se définit l’horizon ouvert d’une surveillance et d’une maintenance des conditions de cohabitation entre les réseaux et les écosystèmes.
Lire la suite
Comment pensent docx, TEI et ekdosis ? Habiter l’espace numérique
L’espace numérique est devenu l’espace de raccordement de tous nos lieux de vie et l’espace principal même dans lequel nous vivons. Mais comment vivre dans l’espace numérique ? Comment rendre l’espace numérique vivable, habitable, désirable ? Pouvons-nous démocratiser l’espace numérique sans aboutir à une uniformisation des lieux ? Et comment penser l’espace numérique tout autant qu’il nous pense ? Marcello Vitali-Rosati répond à ces questions en analysant l’“architecture” de l’espace numérique à travers les logiciels de traitement de texte, leurs formats d’écriture, leurs spécificités locales, leurs sensibilités textuelles et leurs modes de pensée.
Lire la suite
La face cachée de l’« intelligence artificielle » : enjeux écologiques, psychiques et politiques des automates numériques
Une intelligence simplement humaine n’a jamais existé : les esprits individuels et collectifs n’ont cessé de se transformer à travers l’évolution des supports artificiels qui permettent de les extérioriser. Pourquoi alors, aujourd’hui, les machines deviennent-elles « spirituelles » ? Pourquoi, au lieu de libérer les humains du travail, semblent-elles transformer leur utilisateurs en ressource ? Au cours de ce voyage dans l’écologie mentale du numérique au temps de l’IA, Anne Alombert montre la naissance d’une technologie intellectuelle d’asservissement des esprits, générant la prolétarisation linguistique et symbolique, homogénéisant le langage et éliminant les singularités. L’espoir se loge dans la collaboration des esprits qu’une telle technologie présuppose.
Lire la suite
Décoloniser l’écologie du numérique
En mettant en évidence les infrastructures matérielles du numérique, on en expose aussi l’héritage colonial. Car l’activité minière sur laquelle repose la numérisation du monde s’inscrit dans les relations asymétriques entre le Nord et le Sud qui font la “colonialité” de ce monde. On ne peut se contenter de calculer les émissions carbone du numérique, sans parler des corps empoisonnés par l’extraction des métaux au Congo et ailleurs. Mais la colonisation est aussi celle des esprits, partagés entre fatigue de la connexion et impératif à la déconnexion. Dans ce texte, Laurence Allard met le projecteur sur plusieurs initiatives qui articulent de fait une perspective écologique et une perspective décoloniale, qu’il s’agisse d’une association lyonnaise qui fait connaître les conditions d’extraction au Congo ou d’un “repair café” parisien qui apprend à puiser dans ces “mines urbaines” que nos villes sont devenues. Loin des injonctions, une description des initiatives qui sont déjà en train d’inventer des manières d’être dans les temps qui restent.
Lire la suite