Métamorphoses de sel

Dans cet entretien, l’artiste Lise Thiollier revient sur Métamorphoses de sel, exposition née d’une immersion dans les strates géologiques, politiques et poétiques de territoires marqués par l’extraction du lithium, entre le désert d’Atacama au nord du Chili et les paysages de l’Allier en France. Comment approcher par le sensible les enjeux de l’extraction des ressources ? Comment donner voix aux sols, aux formes de vie qu’ils abritent, aux récits enfouis qu’ils portent ? À travers une pratique qui mêle sculpture, son, installation et sciences sociales, Lise Thiollier explore les tensions entre écologie, mémoire et technologie dans un monde miné par ses propres besoins énergétiques.

Il y a près de trois étés, en 2022, nous nous retrouvions dans l’atelier de Lise Thiollier à échanger sur nos rapports mutuels aux téléphones portables, à leur mémoire et à leurs usages dans nos quotidiens, leur ébranlement des distances. Nous partageions des lectures qui habiteront sa résidence dans le désert de sel d’Atacama, dans le nord du Chili.  L’exposition personnelle de Lise, présentée de février à avril 2025 à la Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, est née de ces premiers instants de rencontre. Métamorphoses de sel est un projet au long cours, dont le point de départ et le prisme d’approche se devinent dans son titre : ceux de la matière et de ses transformations. Alexia Pierre 

- Alexia Pierre : Lise, de par ton travail de sculptrice, et avant même de partir au Chili, tu t’intéresses à la conversation entre la terre et le sel, sel qui caractérise le paysage de ce désert qui sera le territoire de tes recherches. C’est à travers le sel que tu viens te pencher sur les cristaux de lithium et aux enjeux de leur extraction à des visées énergétiques. Pourrais-tu revenir sur les prémices de ce projet et les découvertes que tu fais lors de cette première étape au Chili ? 

- Lise Thiollier : Étant franco-chilienne, je voulais trouver un moyen de me connecter avec ce territoire du désert du nord du Chili et à mon histoire personnelle. Le sel du désert a été le point de départ et le liant. Mon intention première était d’interroger l’énergie de la matière. J’ai voulu comprendre l’énergie du sel et celle du lithium extrait des salines, qui suscitent tant d’intérêt au niveau mondial. En plongeant mes sculptures dans de l’eau salée, les phénomènes d’évaporation de l’eau et de cristallisation du sel rendent visible la transformation et la métamorphose de la matière. J’ai utilisé le sel pour provoquer un changement d’état. Le sel interfère et communique avec mon travail sculptural : les sculptures cristallisées évoluent et se transforment à l’image du monde vivant.

Paysages de sel, céramiques cristallisées, aquarium en plexiglass, 2022.

Cette transformation de la pièce sculptée par le sel était pour moi une manière d’aborder cette matière comme une source d’énergie importante de nos sociétés contemporaines ; une source qui a des conséquences directes, chimiques, physiques et électriques sur l’organisme et sur l’environnement. L’exposition qui vient d’avoir lieu a été conçue comme une immersion dans le paysage désertique du nord du Chili. 

Au cours de mes études en anthropologie à la SOAS (School of Oriental and African Studies) en Angleterre, j’ai travaillé sur les différentes substances alimentaires, comme le sucre et le sel, et leurs rôles déterminants dans l’histoire économique et sociale du monde. J’ai repris cette approche dans ma réflexion sur le sel et le lithium à travers la sculpture et l’installation. J’ai suivi les pistes des cristaux de sel, et j’ai cherché à tisser des fils invisibles – ce qui m’a conduite à une étude approfondie de la matière, de son extraction et de son usage et à l’étude par le sensible du phénomène de cristallisation de manière plus générale. Je me suis appuyée sur ce phénomène pour comprendre la construction de l’ensemble des relations qui permettent à la vie d’exister, à l’énergie de circuler (« énergie » dont l’étymologie vient du latin energia, lui-même issu du grec ancien ἐνέργεια / enérgeia et qui veut dire : « force en mouvement »). J’ai observé la formation des cristaux au contact avec l’eau, à l’œil nu et au microscope. Comme un mouvement fluide, fractal, les cristaux se construisent telle une toile d’araignée, géométrique ; comme la glace, froide et fragile, en forme de bulles, ou comme les nuages. Le cristal est très présent dans nos quotidiens, les structures cristallines existent aussi dans de nombreux organismes biologiques qui constituent le vivant. J’ai repris la description de Stendhal de la cristallisation dans De L’Amour (1822) dans son rapport à la durée – et j’ai joué avec cette idée de cristaux pour parler des rencontres et des liens que l’on tisse avec l’ensemble des existants humains et non-humains qui composent le monde. Selon Stendhal, le phénomène de cristallisation se réaliserait dans le temps, l’espace et le repos. Les cristaux comme les liens changent de forme au sein de différents espaces. 

Les cristaux de sel m’ont conduite à regarder de près les cristaux de lithium, mais aussi le kaolin (que j’utilise comme matière première dans mes sculptures en porcelaine) ainsi que les cristaux liquides qui sont un état intermédiaire de la matière (les cristaux liquides appartiennent à une catégorie spécifique de composés présents dans les écrans LCD, Liquid Crystal Display, des téléphones portables). J’ai approché plusieurs géographies : des lagunes de sel du désert d’Atacama – région connue pour ses exploitations minières et qui représente aujourd’hui la deuxième plus importante part de la production mondiale de lithium (après l’Australie) – aux carrières de kaolin de Beauvoir dans l’Allier, destinées aux industries de la céramique (porcelaine, faïence, carreaux et sanitaire), site où a été annoncé la première mine de lithium sur le territoire français et dont l’ouverture est prévue pour 2028. 

Avant de me rendre dans le désert d’Atacama, j’avais été interpellée par plusieurs éléments en relation avec cette terre : l’aspect lunaire de ce désert ; l’observatoire astronomique et ses grands télescopes ; la présence de la Nasa sur place (ces éléments apparaissent dans le film de Pauline Julier et de Clément Paustec –  Follow The Water, 2024) ; le lien entre le désert et la mémoire : les corps assassinés des opposants à la dictature de Pinochet ont été jetés dans le désert (présenté dans le film de Patricio Guzman, Nostalgie de la Lumière, 2010). Mais aussi ces images de poubelles de vêtements en provenance du monde entier qui se trouvent déversées dans le désert et qui interrogent notre production de déchets en masse et leur destination d’arrivée. 

Les mines de cuivre, comme Chuquicamata – la plus grande mine de cuivre à ciel ouvert du monde ; les ruines des anciennes mines de salpêtre comme le village de Humberstone qui avait été construit pour l’exploitation du nitrate puis abandonné (le salpêtre était une matière très convoitée par l’industrie de l’armement et l’industrie chimique au début du siècle dans la région, pour la fabrication d’armes à feu et d’explosifs et en tant que fertilisant). Une histoire liée à celle des impérialismes européens et américains, à la guerre des territoires riches en ressources naturelles et à la colonisation.  

- Alexia Pierre : Justement cette piste du sel que tu suis te permet de naviguer entre différentes temporalités, de remonter le temps en quelque sorte et de fouiller les strates d’histoires de ce territoire. Comment l’héritage minier dans cette région nous permet de questionner et d’aborder les enjeux énergétiques actuels ? Le sel permet-il de révéler les entrecroisements entre le passé, le présent et le futur incertain de cette région ?

- Lise Thiollier : Pour décrypter ce paysage, il m’a paru nécessaire d’interroger les répercussions que l’histoire d’hier avait sur le présent de cette région et de représenter ces liens qui pourraient formaliser ces questions. L’économie du Chili est basée en grande partie sur l’extraction minière depuis la colonisation et l’on constate que l’amplification de ces extractions au cours des dernières siècles est corrélée à l’augmentation de problématiques environnementales sur ce territoire. On peut citer les liens directs avec les dommages irréversibles sur les écosystèmes liés aux problèmes de sécheresse et de pollution des eaux contaminées par des déchets miniers rencontrés par les habitants du désert d’Atacama, comme dans le village de Quillagua ou encore le réservoir de déchets miniers El MauroElif Karakartal, « Un village face à une entreprise minière L’extractivisme dans le projet démocratique de constitution chilienne », Multitudes, 93, 2023, 72-80, https://doi.org/10.3917/mult.093.0072 ; la pollution et l’augmentation de risques de cancers dans le port d’Antofagasta, par où transitent toutes les matières premières ; la diminution de la faune et de la flore sur le territoire. 

J’ai trouvé dans ce désert des résonances entre le passé et le présent, avec les problématiques actuelles liées à l’extraction des cristaux de lithium dans les lagunes de sel, lithium utilisé dans les batteries des véhicules électriques, les batteries rechargeables des tablettes et des téléphones, et bien d’autres technologies. Ce même lithium est également utilisé dans l’industrie du verre et de la céramique et pour traiter les troubles psychiatriques comme la bipolarité ou la dépression : une réponse chimique à la détresse psychique croissante dans les sociétés modernes. Je l’ai appelé la substance au cœur du « mal du siècle » pour reprendre cet état de dépression, de mélancolie et d’anxiété lié en partie à la surconsommation numérique et à l’ambivalence et la désorientation que celle-ci peut provoquer dans le contexte critique géopolitique actuel. 

Le lithium est omniprésent dans notre vie quotidienne, il est la base du « tout électronique ». Il permet l’accès à l’information, à la mobilisation, et dans le même temps provoque le trop plein et le burn-out. En observant les empreintes de sel dans le désert, je me suis demandée comment les humains se sont déplacés dans ce paysage, comment ils l’ont habité et comment certains l’ont transformé en se l’appropriant avec les impacts que ces actions ont engendré sur ce territoire. 

Désert de sel – lagune de Chaxa, photographie de recherche, 2022, crédit photo Lise Thiollier.

En allant sur la piste du sel, je me suis confrontée à l’histoire et au passé de cette terre, j’ai voulu enquêter sur la mémoire de ce lieu où la mémoire humaine rencontre la mémoire géologique et où se confondent différentes temporalités dans cette immensité. Ce lien entre mémoire et territoire, comment l’aborder par le sensible ? 

L’histoire minière de cette région remonte à l’époque précolombienne, les Andins exploitaient le cuivre et l’or il y a plusieurs siècles. L’économie coloniale s’est établie sur ces ressources, en particulier sur le cuivre et le salpêtre. Au début du XXème siècle, de grandes compagnies étrangères (britanniques, américaines et allemandes) se sont implantées dans la région pour exploiter les mines de cuivre. Le lithium commence à être extrait du Salar d’Atacama dans les années 1970-80 sous la dictature de Pinochet. En 2023, le Salar couvre 24% de la production et 33% des réserves mondiales, les principales entreprises exploitantes sont Albermarle (USA), SQM et Codelco (Chili). La même année, les entreprises chiliennes Codelco et SQM s’associent pour doubler la production de lithium.  

Pourquoi cet engouement pour le lithium ? Cette source d’énergie répond à la consommation électrique au centre des promesses des sociétés modernes décarbonées. Le lithium transforme le paysage du désert avec l’apparition de plans hippodamiens (quadrillés) et de points de sondages pour exploiter cette ressource. Les piscines de lithium, formes géométriques de couleurs fluorescentes qui composent un puzzle géant, sont à l’origine d’un circuit chimique tant consommateur que générateur d’énergie. Elles suggèrent les contradictions derrière la durabilité et le discours du tout-électrique. Un discours où transparaît d’un côté l’exploitation des énergies naturelles d’un territoire « du Sud » en vue d’alimenter les batteries de véhicules électriques principalement des pays « du Nord », et de l’autre côté le rapport à notre fétichisation mondiale du téléphone portable qui façonne nos habitudes et nos manières de penser. 

L’augmentation exponentielle de l’extraction du lithium, surnommé par les médias « or blanc », dans le monde macro-industriel et transnational d’aujourd’hui, impacte directement le destin de nouveaux territoires « extractifs » dans le désert d’Atacama et met en évidence le conflit d’intérêt entre, d’un côté, les sociétés consommatrices cherchant à décarboner leurs économies, et de l’autre, celles qui supportent les coûts environnementaux et sociaux de l’extraction sans en tirer de bénéfices équivalents. 

Dans l’un des déserts les plus arides du monde, l’eau — ressource vitale et déjà rare — est pompée massivement pour alimenter les bassins d’évaporation du lithium. Ce prélèvement affecte directement les écosystèmes et les moyens de subsistance des communautés locales, qui voient leurs ressources diminuer de manière alarmante. Le paysage est profondément transformé : par l’intensité de l’extraction, l’assèchement des nappes phréatiques, l’ampleur des infrastructures logistiques et la production croissante de déchets toxiques.

Mines de lithium, Salar d'Atacama, image satellite, NASA's Earth Observatory, 2002.

En regardant l’infiniment petit au microscope, le quasi invisible, les différentes échelles de paysages et d’êtres vivants qui habitent ce désert, on se rend compte des impacts de l’extraction de lithium sur les habitants sur la faune et sur la flore lire à ce sujet Audrey Serandour , « Dénommer, faire exister, contester, ré-imaginer : produire les territoires et les mondes du lithium dans les Andes », Les Temps qui restent, Numéro 4, Hiver (janvier-mars) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-4/denommer-faire-exister-contester-re-imaginer-produire-les-territoires-et-les-mondes-du-lithium-dans-les-andes. Selon le micro-biologiste chilien Benito Gomez-Silva de l’université d’Antofagasta, le désert est rempli de formes de vie microbiennes inconnues. Cristina Dorador, microbiologiste elle aussi, étudie la préservation de cet environnement, et plus particulièrement des bactéries dans le but de trouver de nouveaux antibiotiques et traitements médicaux pour des maladies infectieuses : « Les salines, explique-t-elle, sont sources de vie. Et elles sont la clé pour sauver les vies dans le futur. »

- Alexia Pierre : Pour revenir justement sur ces problématiques environnementales, plusieurs communautés locales alertent depuis longtemps des dangers que représente l’extraction massive de lithium pour les terres, l’air et les cours d’eau. Pourtant ce n’est qu’au cours de ces dernières années que ces problématiques sont devenues plus visibles dans les médias. Les populations sont affectées par les sécheresses et les perturbations des cycles de l’eau causés par les exploitations des mines ainsi que leurs effets sur la faune et la flore. Les flamants roses font partie des espèces vulnérables, dont l’habitat et la reproduction sont menacés par l’extractivisme. Ce phénomène a inspiré l’une des œuvres de l’exposition, parmi d’autres découvertes que tu fais lorsque tu rencontres Cristina Dorador, qui s’attache à la protection de la biodiversité de cet espace (notamment via la plateforme #AmorPorLosSalares). Ces rencontres sont déterminantes dans ta recherche et ton appréhension du paysage, tu cherches à les rendre visibles, audibles, dans ton travail. Comment ?  

- Lise Thiollier : Ma résidence dans le désert m’a permis de me livrer à une recherche poussée sur le terrain. Des personnes m’ont guidée et m’ont transmis leur manière de voir et de comprendre ce territoire. La pièce de Waiting Waders invite à réfléchir aux équilibres et à la fragilité des milieux.

Vue de l’exposition Métamorphoses de sel, 2025. Waiting waders (scène de vie de flamants roses realisée sur 21 écrans LCD recyclés), 2024, porcelaine, cuivre, sel, écrans LCD, 120 x 70 cm. La galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, Ile de France.

Les flamants roses, dont l’habitat se trouve dans les lacs salés du désert, sont des victimes collatérales de l’extraction du lithium. Les eaux souterraines que les entreprises pompent alimentent les lacs du désert où ces oiseaux se nourrissent et se reproduisent. L’extraction de lithium engendre des effets néfastes sur ces populations d’oiseaux habitant des zones humides, qui diminuent chaque année. La pièce est inspirée de la conversation que j’ai eue avec Cristina Dorador qui a fait partie de l’équipe, constituée après octobre 2019, responsable de rédiger une nouvelle Constitution. Cette constitution, qui a été rejetée en septembre 2022, cherche à mettre en évidence la fragilité de certains écosystèmes – dont celui des lacs de sel du Chili – dans le but de lancer une réflexion sur les zones sacrifiées, lorsqu’elles sont exploitées pour en tirer de l’énergie. « Le Chili a basé son économie sur la vente des ressources naturelles. Le Salar d’Atacama est un territoire qui contient beaucoup de minéraux, et donc de gisements miniers. La région était autrefois inondée de lacs, qui se sont asséchés, puis évaporés, et ont formé des bassins, dits salarsMarion Esnaut, « Au Chili tout pour le lithium au détriment de l’environnement », Reporterre, novembre 2021, https://reporterre.net/Au-Chili-tout-pour-le-lithium-au-detriment-de-l-environnement ». Elle met en avant la richesse et la rareté de ces zones humides. On y trouve par exemple des stromatolites – des constructions fossiles qui représentent l’un des plus anciens signes de vie sur terre datant de plus de 3,6 milliards d’années.

Une autre voix très présente dans l’exposition est celle de l’anthropologue et ethnomusicologue Claudio Mercado, qui travaille sur la mémoire orale des anciens habitants de la cordillère des Andes, appelés « Andinos » de la région. Chercheur et responsable du domaine du patrimoine immatériel au musée d’art précolombien de Santiago du Chili, il a partagé avec moi de nombreuses lectures tout au long du voyage. Nous avons chacun enregistré des fragments de ces correspondances, qui figurent dans l’œuvre sonore réalisée en collaboration avec l’artiste Luize Nezberte, qui en a assuré la composition. Cette bande sonore, intitulée « Correspondances de sel », regroupe notamment le son de la cristallisation du sel et les chants des oiseaux enregistrés dans le désert par différentes personnes. 

- Alexia Pierre : Cette volonté de donner place à celles et ceux qui détiennent un savoir situé – les vivants comme les êtres mémoriels, les humains comme les non-humains – dénote d’ailleurs une méthodologie et une pratique qui nous rassemble, celle de l’écoute. Celle-ci est également un positionnement dans le projet. Tu en fais particulièrement l’expérience au Chili, où l’on t’invite à « écouter le sel », et l’écoute transparaît aujourd’hui dans certaines œuvres de l’exposition, dont une en particulier : « Correspondances de sel ». Quelles formes donnes-tu à la pluri-vocalité qui est au cœur de tes recherches et de ce projet ? 

- Lise Thiollier : La rencontre avec Claudio Mercado a été le point de départ de cette écoute du sel. Claudio est par ailleurs musicien, et j’ai pu écouter son groupe de musique expérimentale la Chimuchina jouer à mon arrivée à Santiago. Lorsque je lui ai parlé de mes recherches sur le sel et le lithium, il m’a conseillé d’aller à un endroit très spécifique pour « écouter le sel ». En effet, il existe plusieurs endroits dans le désert de sel, dans ce qui a été nommé « la vallée de la lune » et « la vallée de la mort », où l’on peut entendre le sel « chanter », craquer ou crépiter doucement dans un silence absolu. Les cristaux se dilatent sous l’effet des variations de température (entre le jour brûlant et la nuit glaciale). Dans le village à l’orée du désert, j’ai rencontré un guide avec qui je me suis liée d’amitié, Zahel Quezada, qui m’a emmenée à l’écoute du sel, un soir avant la tombée de la nuit. Je n’ai pas voulu enregistrer ces sons subtils sur le moment, sons qui inspirent les musiciens et qui peuvent, d’après certaines croyances, ensorceler les esprits. Je suis revenue plusieurs fois au même endroit écouter, seule ou avec d’autres, et j’ai demandé à José Ardiles, Veronica Moreno et Gonzalo Ramos d’enregistrer le chant du sel. C’était une manière de les rendre présents au sein de l’exposition. 

À l’écoute du sel, photographie de recherche, 2022, crédit photo Lise Thiollier.

Au cours de ma résidence dans le désert d’Atacama, je me suis rendue dans la lagune de Chaxa, dont on m’avait dit qu’elle était l’un des lieux où se regroupent de nombreux flamants roses. J’ai pu les observer longuement et voir comment à partir d’un mélange de boue et de sel, ces oiseaux construisaient leur nid. L’idée m’est venue de reprendre ce mélange de terre et de sel et de façonner une forme simple représentant un nid en argile. Le nid est la forme où la vie commence. Cette forme accueille aussi la pluie, elle retient, encapsule. Le nid a aussi quelque chose à voir avec la maison, le réceptacle, le contenant et l’idée même d’habiter un territoire. Je voulais étudier différentes combinaisons de matériaux dans le désert, pour réaliser des pièces de plus grandes tailles avec des matériaux plus écologiques. J’ai réalisé sur place une première version d’un de ces nids, que j’ai laissé dans le désert. La terre a une charge énergétique, elle est conductrice. Travailler cette matière donne parfois l’impression de rééquilibrer les énergies internes. Je trouvais intéressant de travailler la terre crue et de ne pas passer par la cuisson, dans le sens où la forme réalisée pourrait être transformée, intégrée à une autre forme, ou se décomposer avec le temps par le simple rajout de l’eau et revenir à son état de boue, informe, en mouvement.  

L’idée du nid était de créer un espace qui accueillerait le public et permettrait de ralentir, de se poser et de se recharger. Un espace au temps long pour engager autrement les sens et aller à l’écoute des différentes voix qui constituent cette recherche, un espace où ces voix pourraient être écoutées pour créer un rapprochement entre ces différentes géographies. 

Vue de l’exposition Métamorphoses de sel, 2025. Les nids réalisés en collaboration avec l’atelier Populus, 120 cm de diamètre. Bande sonore, Correspondances de sel, 40 min, réalisée en collaboration avec Luize Nezberte, sons collectés par Zahel Quezada, José Ardiles et Veronica Moreno. La galerie centre d’art de Noisy-le-sec, Ile de France. Crédit photo Salim Santa Lucia.

- Alexia Pierre : Le film Om (2024, 07:00 min) dans l’exposition est une co-création en discussion avec Christophe Nanga-Oly, une invitation qui traduit cette ouverture à la collaboration, ce modus operandi que tu déploies, même entre des géographies éloignées. Cela te permet d’offrir un espace et de donner forme à la multiplicité des regards portés sur un territoire. Le film est monté en 2024 à la suite de votre visite du site de Beauvoir et de sa carrière de kaolin, situé dans la commune d’Echassières dans l’Allier. Cette localité a beaucoup fait parler d’elle récemment, puisqu’un projet monumental, l’ouverture d’une mine de lithium par la société Imerys, s’y profile dans un horizon très proche. Que nous dévoile ce film court projeté sur un téléphone portable ? Quels parallèles poétiques ont permis ces plans de la carrière comme forme de stratification visuelle ?

- Lise Thiollier : Quand je suis rentrée en France, en automne 2022, Christophe Nanga-Oly m’a parlé de l’ouverture d’une mine de lithium dans l’Allier. Nous sommes partis à plusieurs reprises écouter et enregistrer les débats publics qui se tenaient dans cette région. La société Imerys a annoncé la première mise en exploitation minière souterraine d’un gisement de lithium, dont l’ouverture est prévue pour 2028. La société prévoit de fournir du lithium pour 700000 batteries censées équiper des véhicules électriques en France. Le procédé d’extraction de lithium se ferait à partir de 75 mètres de profondeur de la surface du granit, les résidus seraient en partie remblayés dans des chambres. Lors des débats publics en 2024, nous avons appris que 30000 mètres de sondages avaient déjà été réalisés avec des forages.

Nous avons eu accès au site pour filmer la carrière de kaolin et le processus de séparation des minéraux au sein de l’usine. Nous avons aussi enregistré le son des machines et des oiseaux qui apparaissent dans la bande sonore. Notre présence sur le site était une manière de témoigner d’un temps avant le changement. Un changement qui a l’air de se profiler dans un futur très proche. 

En allant au-delà de la surface opaline de l’écran du téléphone, on peut littéralement « entrer dans la matière » et retrouver le lien physique, tangible, avec son origine minérale. Cette projection sur le téléphone devient alors une invitation à repenser notre rapport à la technologie et à ses racines matérielles invisibles. 

Vue de l’exposition Métamorphoses de sel, 2025. Om, 07:00 min, film court projeté sur un smartphone, collaboration avec Christophe Nanga-Oly (prises de vue, montage), 2025. La galerie centre d’art de Noisy-le-sec, Ile de France. Crédit photo Salim Santa Lucia.

Les plans de la carrière de Beauvoir racontent la continuité de ces activités d’extraction sur le site d’Echassières (Allier), l’imbrication des activités extractives « ordinaires » avec celles mises en avant avec l’exploitation du lithium. En effet, l’histoire industrielle du gisement de Beauvoir remonte à la deuxième partie du XIXe siècle avec la découverte du kaolin, roche dont le minéral argileux est utilisé depuis des millénaires dans la céramique. Désormais l’extraction du lithium vient s’ajouter aux extractions passées. La nature souterraine du projet de mine soulève de nombreuses questions environnementales, sociales et économiques. Comparer cette réalité avec celle du désert d’Atacama au Chili, où l’extraction de lithium est déjà bien établie depuis des décennies, permet de poser la question des enjeux liés à son rôle stratégique dans le monde du tout numérique. 

Portant un regard sur ces géographies éloignées, j’ai pu noter que les deux territoires s’inscrivaient dans la continuité d’une histoire liée à un passé minier et à l’extraction des sols. Dans les deux cas, les habitants se sentent concernés et questionnent les entreprises, avec des préoccupations justifiées liées aux risques de pollution des eaux, des sols et de l’air et aux conséquences sur la vie. La consommation en eau, très élevée au Chili, impacte les nappes et la biodiversité fragile des zones humides rares ; quant à elle, l’extraction de minerai solide depuis la roche dans l’Allier, pose aussi la question des déchets et de l’impact de cette mine sur la biodiversité forestière.

- Alexia Pierre : « What’s hidden behind? » (2025) est un vertigineux mur composé d’écrans de smartphones qui nous absorbe dans l’exposition de La Galerie Centre d’art d’intérêt national de Noisy-le-Sec. L’installation, nouvellement produite pour ce projet, ainsi que celle intitulée « Matrix of entangled cellphones remains » (2024), composée de nappes d’interconnexions de téléphones portables, sont toutes les deux réalisées à partir de déchets électroniques que tu récupères. Les téléphones cassés dont les batteries sont faites de lithium sont devenus des éléments clefs de l’installation pour rappeler ce lien quotidien et intime à la matérialité de l’énergie. Ces œuvres cherchent, comme tu le dis, à rendre visible l’énergie. La chaîne de cette exploitation se poursuit avec la question du volume de déchets qu’elle génère. L’incendie récent dans un centre de tri de déchets ménagers dans le 17ème arrondissement de Paris rappelle que plus de 60%  des départs de feu sont liés aux batteries de lithium. La quasi-totalité des œuvres réalisées dans le cadre de ce projet sont faites avec des matières et matériaux récupérés ou avec des matériaux écoresponsables. Ces pièces électroniques en particulier, que tu collectes et que tu recomposes, est-ce-pour toi un geste qui te permet de mieux comprendre ? 

- Lise Thiollier : Oui, en effet j’ai littéralement décortiqué ces rebuts de machines pour comprendre comment elles fonctionnaient. Mon intention avec ce mur d’écrans cassés et ces éléments épinglés sur les écrans était de montrer leur matérialité. J’avais réalisé, il y a quelque temps, une série Summer’s left overs (avec des déchets récupérés dans mon quotidien et fixés dans de la résine). Récupérer des écrans cassés s’inscrivait dans la suite de cette démarche. J’ai commencé à récupérer les éléments qui étaient derrière ces écrans de cristaux liquides, les nappes d’interconnexion, les composants électroniques pour donner une autre version formelle des métamorphoses du sel, et pour questionner cet outil avec lequel nous vivons seulement au quotidien depuis les années 1990. 

Vue de l’exposition Métamorphoses de sel, 2025. What’s hidden behind, 2025, Écrans LCD recylés, composantes éléctroniques d’iphone, aiguilles, colle UV, 2,70 m x 3,30 m. Co-production avec La galerie centre d’art de Noisy-le-sec, Ile de France. Crédit photo Salim Santa Lucia.

Le téléphone portable a révolutionné les pratiques de communication, influant sur notre système cognitif et nos interactions sociales. Cet outil s’est immiscé dans nos intimités. Cependant comment fonctionne-t-il ? De quoi est-il composé ? Je voulais que l’on s’interroge sur ce que deviennent toutes ces machines une fois arrivées en fin de vie et sur leur toxicité au contact des sols, des eaux, et des milieux dans lesquels elles s’incorporaient. Avec Matrix of entangled cellphones remains, j’ai commencé à m’intéresser à ces interconnexions, aux « mines urbaines », et aux glaneurs technologiques qui s’attachent à extraire les matériaux de ces machines pour trier, sélectionner et réutiliser les alliages, piles, contacts, et batteries, écrans et caméras, qui les composent.

Vue de l’exposition Métamorphoses de sel, 2025. Matrix of entangled cellphones remains, 2025. Maillage de nappes d’interconnexion, dimensions variables. La galerie centre d’art de Noisy-le-sec, Ile de France. Crédit photo Salim Santa Lucia

- Alexia Pierre : Tu portes une recherche qui se déploie ainsi sur différents territoires appartenant à deux continents distincts, aux histoires, cultures et positionnements économiques éloignés. Ce projet s’intéresse à la transformation des paysages et aux énergies qui les traversent, il cherche à en révéler les résonances, les similarités – en somme leur proximité – et à les connecter. Dirais-tu que ta pratique artistique cherche à faciliter ces ponts ? Qu’est-ce que ces rapprochements de géographies permettent selon toi ? 

- Lise Thiollier : J’ai toujours cherché à faire des ponts entre les mondes et à mettre en lumière les connexions par le sensible. Dès le commencement ma recherche a été pluridisciplinaire. Je trouvais cela riche d’allier les voix, les connaissances et les différents savoirs, même si cela peut parfois être assez vertigineux car chaque discipline a sa propre langue et ses codes. À travers la programmation proposée en parallèle de l’exposition avec l’équipe de La Galerie, Centre d’art d’intérêt national de Noisy-le-Sec, nous avons pu créer un espace pour ouvrir les discussions et dédier un temps à ces questions. 

La performance culinaire Douceur salée, manger le paysage, prendre soin, qui était proposée par Joanna Wong accompagnée de Christy Nguyen, a abordé les liens entre le sel comme aliment et son rôle et son utilisation dans la médecine chinoise. La discussion « Rendre visible l’énergie, enquête, rencontres, processus artistique » avec la commissaire et enseignante Marie Lechner s’est focalisée sur l’élément lithium et sur la manière de conduire et partager ses recherches. La projection du film Nostalgie de la lumière de Patricio Guzman a été une manière d’aborder l’histoire du Chil et de partager cette lecture introspective et poétique des thèmes de la mémoire collective, de l’histoire de la dictature et de la recherche dans le désert d’Atacama. 

Rapprocher ces deux géographies permet de considérer le monde comme un tout et d’avoir un regard critique sur les logiques d’exploitation, le discours sur la souveraineté énergétique, les enjeux de l’extraction du lithium… et les problématiques que celles-ci soulèvent pour le vivant. Ce parallèle permet aussi de voir avec clarté que certaines régions du monde sont sacrifiées pour assurer les besoins énergivores d’autres. Cette recherche est une manière d’interroger ces dynamiques et de susciter la réflexion sur d’autres équilibres dans nos quotidiens dans l’utilisation de ces outils et dans nos manières d’habiter.

Comment citer ce texte

Lise Thiollier Alexia Pierre , « Métamorphoses de sel », Les Temps qui restent, Numéro 5, Printemps (avril-juin) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-5/metamorphoses-de-sel