Alors que la dégradation rapide et massive des écosystèmes sous l’influence des activités humaines est désormais un phénomène avéré et de plus en plus médiatisé, fleurissent les discours tentant de qualifier cette époque proprement « catastrophique » que nous sommes en train de vivre. Points de bascule, limites planétaires, anthropocène, mais aussi capitalocène, effondrement, catastrophisme éclairé, récits dystopiques ou protopistes, mouvements cyberpunk, solarpunk, etc. : les termes et narratifs hérités des sciences comme des contenus fictionnels ne manquent pas pour tenter de qualifier les dynamiques en cours nous conduisant vers un futur vertigineux si ce n’est apocalyptique. D’aucuns et d’aucunes décrivent cette période à l’aune de cet événement qui a commencé à avoir lieu et bouleverse les visions du monde, les pratiques et décisions politiques. « L’intrusion de GaïaSe référer à ce titre en particulier aux travaux de LATOUR, Bruno ; LOVELOCK, James ; MARGULIS, Lynn ; et STENGERS, Isabelle. » induite par la prise de conscience de la catastrophe écologique est alors perçue comme le phénomène moderne par excellence, qui caractérise notre époque et la singularise à l’échelle de l’histoire de l’humanité. D’autres, au contraire, s’attachent à rappeler l’héritage qui alimente et nourrit l’imaginaire contemporain de la catastrophe écologique. Car, de fait, la fin du monde n’a certainement pas davantage constitué un impensé hier qu’aujourd’hui, si l’on se réfère du moins aux théories catastrophistes d’inspiration religieuse ou philosophique qui ont traversé les siècles. Un tel travail de « généalogie », comme le pratique par exemple Hicham-Stéphane AfeissaAFEISSA, Hicham-Stéphane, La fin du monde et de l’humanité. Essai de généalogie du discours écologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2014., sape néanmoins dans le même temps la foi en l’imminence de la catastrophe écologique et la spécificité de notre époque, en remettant en cause notre qualité d’habitant.e.s du « temps de la fin ANDERS, Günther, Die Antiquiertheit des Menschen, Munich, Beck Verlag, 1956 ; trad. DAVID, Christophe, Le temps de la fin, Paris, Carnets, Éditions de l’Herne, 2007. ». Les enjeux entourant ce débat sont in fine bien plus pratiques que théoriques, puisque de la caractérisation de l’urgence écologique à laquelle nous faisons face dépendront les actions à mettre en œuvre afin de faire pour le mieux, en vue de la catastrophe qui se profile.
Afin d’apporter une contribution à ce débat, le présent article propose l’adoption d’une approche anthropologique et structurale héritée du travail de Claude Lévi-Strauss, dans l’optique de renouveler la compréhension des discours sur la catastrophe écologique. Un tel parti pris repose sur l’intuition de l’intérêt de l’anthropologie structurale pour définir la singularité de la catastrophe qui nous guette. Il s’inspire par ailleurs de la vision proprement lévi-straussienne de l’anthropologie comme « entropologie », de ses mots « le nom d’une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes [le] processus de désintégrationLÉVI-STRAUSS, Claude, Tristes tropiques, Paris, Pocket, éd. 1984 [1955], p.496. ». Ce néologisme adjoint à la science anthropologique la notion d’entropie, dynamique de désorganisation et de dissipation de l’énergie dans une entité donnée, conduisant à la fin de cette dernière. Il renvoie ainsi à la finitude des sociétés étudiées par l’anthropologue comme à une constante universelle et fait de leur fin l’objet d’étude principal de la discipline. Il s’agirait alors de suivre ces orientations intimées par Lévi-Strauss en adoptant le point de vue entropologique, c’est-à-dire en étudiant les fins possibles et leurs rapports réciproques, afin de questionner la spécificité de la période que nous vivons, l’anthropocène. Le présent travail n’a évidemment pas vocation à faire une anthropologie exhaustive de la catastrophe planétaire, ni même à proposer une voie de sortie définitive au débat précédemment évoqué, mais vise modestement à introduire cette proposition d’inspiration lévi-straussienne pour enrichir la réflexion sur la catastrophe écologique actuelle d’un regard décentré et possiblement fécond.
La réactivation des imaginaires catastrophistes à l’heure de l’anthropocène
Qualifier la catastrophe écologique en cours
Avant de nous lancer plus en avant dans l’entreprise anthropologique, commençons par revenir sur l’objet de notre étude : ce que nous nommons « la catastrophe écologique » en cours. Cette terminologie n’a rien d’évident puisqu’elle demeure contestée, ses détractrices et détracteurs allant jusqu’à lui réfuter toute réalité ou lui préférant d’autres appellations, telle celle de « crise du vivant ». Alors qu’est-ce qui explique ou justifie l’usage de cet adjectif, « catastrophique », pour qualifier la période qui s’est ouverte, caractérisée par le bouleversement des écosystèmes et du climat ? Si l’emploi de cette terminologie permet de souligner l’unicité phénoménale, la rapidité, la dangerosité et l’irréversibilité des dommages causés par les êtres humains sur le vivant, notons que la période que nous traversons est qualifiée de « catastrophique » à deux titres.
D’abord du fait des conséquences dévastatrices actuelles des activités humaines, réelles et bien tangibles : entrée dans la « sixième extinction de masse » (Leakey et Lewin, 1997), dégradation des biotopes, multiplication des phénomènes climatiques extrêmes, dérèglements météorologiques, acidification et élévation du niveau des mers et océans, migrations climatiques, tensions sur les ressources essentielles, etc. Ainsi, près de trente-cinq ans après la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (1988), les faits comme les témoignages ne manquent désormais plus pour qualifier un ensemble de phénomènes à l’œuvre contribuant à transformer en profondeur et de manière irréversible les écosystèmes planétaires. Pour accompagner ces constats et en rendre compte, tout un arsenal théorique et conceptuel a été élaboré. À ce titre, l’introduction en géologie, au début des années 2000, de la notion d’« anthropocène » (Crutzen, Stormer) a constitué un tournant. Via la mise en évidence de l’impact majeur des activités humaines sur le climat et la géologie dans les derniers millénaires (depuis 5000 avant. J.-C.), la formulation de cette nouvelle ère souligne la responsabilité humaine dans l’avènement des bouleversements écologiques actuels. L’objectivation de cette période géologique tangible a ouvert la voie à de nombreux travaux scientifiques ayant enrichi le dispositif conceptuel et méthodologique servant à mesurer les étapes décrivant l’avancée des désordres et dommages planétaires. Notons en particulier la théorie des limites planétaires, définie en 2009 afin de rendre compte des risques pesant sur la survie de l’humanité, et affinée par la suite pour dénombrer nommément neuf limitesChangement climatique, appauvrissement de la couche d’ozone, acidification des océans, érosion de la biodiversité, perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, évolutions dans l’utilisation des sols, utilisation de l’eau, introduction d’entités nouvelles dans l’environnement (pollution chimique) et augmentation des aérosols dans l’atmosphère., relativement indépendantes les unes des autres. Cette théorie se distingue donc de celle dite des « points de bascule », qui repose sur l’identification de points au-delà desquels sont engendrées des transformations profondes et irréversibles de l’ensemble du système planétaire. Davantage complémentaires que concurrentes, ces conceptions ont vocation à objectiver la catastrophe écologique et fournissent un matériau permettant de tirer la sonnette d’alarme auprès des décideurs. Néanmoins, l’homogénéité des discours scientifiques reste à relativiser du fait de l’enchevêtrement des discours scientifiques avec les intérêts industriels, dénoncé par I. Stengers dans son ouvrage Au temps des catastrophes (2009). Que les sciences dites dures ne permettent pas ou plus de tirer la sonnette d’alarme, voire contribuent dans certains cas à l’étouffer en prenant part à un techno-système progressiste, voilà qui est déjà catastrophique.
À ces recherches en sciences dures permettant de qualifier les désordres en cours, s’ajoutent des réflexions sur les causes de ce « nouveau régime climatique » (B. Latour). Notons à cet effet que contrairement à ce que pourrait laisser entendre la dénomination d’« anthropocène », les dommages sur les écosystèmes ne sont pas le fait de tous les êtres humains équitablement et de tout temps. Les faits scientifiques montrent de fait l’accélération du dérèglement climatique et de la destruction de la biodiversité ces derniers siècles et a fortiori ces dernières décennies, tandis qu’à ce jour une petite minorité de la population mondiale est responsable de la majorité des émissions de gaz à effet de serre. Ce constat a conduit à l’élaboration d’un concept rival : le « capitalocène » (A. Malm), qui place l’origine des dommages écologiques actuels non dans le développement de l’espèce humaine mais dans l’essor du système capitaliste. Cette notion présente l’intérêt de délimiter plus clairement le phénomène tant historiquement (xvie siècle, avec le développement du commerce et de la colonisation comme préalable à la révolution industrielle) que géographiquement (l’Occident comme fer de lance du système capitaliste) et d’en cibler les mécanismes spécifiques (la combustion des énergies fossiles comme moteur d’expansion du système capitaliste). D’autres néologismes ont été fondés sur le même principe, en fonction de l’entité ou du système tenu pour responsable des dérèglements écosystémiques en cours : industrialocène, occidentalocène, technocène… Tous permettent de mettre le doigt sur des dynamiques précises en proposant un nouveau nœud au problème que constitue la catastrophe écologique. Tous témoignent de mécanismes causaux au sein d’un même phénomène dont les conséquences sont en train de se manifester : nous avons bel et bien intégré l’ère des dérèglements écosystémiques et nous ne sommes pas prêts d’en sortir, à en croire les diverses tendances à l’œuvre.
Au-delà de cette première acception de la catastrophe écologique, issue d’un constat étayé par les données scientifiques et soutenu par de multiples théories, les dynamiques en cours font planer une menace qui justifie encore davantage l’usage du qualificatif « catastrophique ». Nous l’avons vu, avec l’entrée dans une nouvelle ère nous avons déclenché une discontinuité historique et amorcé des changements brusques et destructeurs. Mais conjuguées au futur et étirées dans leurs effets, ces évolutions laissent envisager la possibilité de la fin à une autre échelle : celle de la civilisation issue du système industriel occidental, voire celle de l’humanité et, avec elle, possiblement celle du monde comme entité cohérente issue de la conscience humaine, ou, bien plus, celle de la vie. La catastrophe écologique comme « effondrement » actuel du vivant, potentiellement amené à éradiquer toute forme de vie, est alors l’objet d’une discipline nouvelle et en plein essor depuis le début du xxie siècle : la collapsologie. Cette dernière est fondée sur un récit scientifique articulé autour de de la fin des temps engendrée par la catastrophe écologique. L’éventualité de la survenue d’un effondrement planétaire suscite alors un certain nombre de questionnements : comment penser une fin collective, potentiellement totale, qui ne serait pas la fin d’une vie ou d’une espèce, mais la fin du monde et de la conscience humaine en mesure d’en rendre compte ? Quelles possibilités de restauration ou de prévention face à l’irréversibilité de cet événement qui a déjà fait irruption dans nos vies et est d’ampleur globale ?
L’introduction de ces questionnements, vecteurs d’une véritable « terreur métaphysique » (D. Danowski, E. Viveiros de Castro), a suscité plusieurs partis pris philosophiques. Alors que le « catastrophisme éclairé » de J.-P. Dupuy nous exhorte à croire aussi fermement que possible en l’imminence du pire pour protéger ce qui peut encore l’être, le réalisme spéculatif nous présente l’image d’un monde du futur où l’être humain est absent, en s’appuyant sur l’argument scientifique de l’ancestralité de la planète. À rebours de ce positionnement, les singularitarien.ne.s, qu’ils ou elles soient accélérationistes ou transhumanistes, croient en la poursuite du développement du système capitaliste – quand bien même les ressources planétaires auraient été épuisées. Ce large éventail de positionnements à l’égard de la catastrophe écologique se reflète dans la grande diversité de récits fictionnels anticipant le « monde d’après ». Aux multiples dystopies imaginant un monde post-apocalyptique sur-pollué d’où le vivant serait totalement absent ou presque, s’ajoutent les utopies sur le mode du solarpunk, narrant la création d’une ZAD d’échelle planétaire et l’évolution de la pensée humaine grâce à une communication de type extraterrestre ; ou encore les protopies nous projetant vers un futur moyen, tantôt dystopique tantôt utopique. Les récits écoféministes occupent une place centrale dans cette palette de discours, en nous proposant d’explorer les « futurs que les hommes ne voient pas » ou ne peuvent pas voir, pour reprendre le titre d’un texte écrit par E. HacheHACHE, Émilie. « XII. The Futures Men Don’t See », dans Écrire avec les vivants, sous la direction de CAMELIN Colette, Paris, Hermann, 2023, pp. 179-190.. Par ailleurs, certains récits afrofuturistes tels que ceux imaginés par A.P. Gumbs, nous projettent également dans la fin du monde à venir – grâce à la réactivation de la mémoire d’une fin de monde qui a déjà eu lieu, avec les débuts de la colonisation et de l’esclavage. La multiplication de ces discours, rationnels comme fictifs, semble témoigner sinon d’une éco-anxiété latente, à tout le moins de la nécessité de nous figurer les formes de nos futurs possibles alors que se voit imminente la menace de l’anéantissement collectif.
Les imaginaires de la fin du monde : une constante anthropologique ?
Malgré cette recrudescence de discours portant sur la catastrophe planétaire à l’heure de l’anthropocène, notons néanmoins que ce n’est pas la première fois que l’hypothèse de la fin des temps agite l’imagination culturelle. En effet, la figure de la fin du monde renvoie à un imaginaire très riche sur le plan tant géographique qu’historique, puisque des prophéties et récits apocalyptiques se retrouvent dans la plupart des populations humaines connues. En témoignent notamment les grandes vagues millénaristes qui ont traversé les religions du Livre à travers l’histoire, réactivant l’idée de l’arrivée du Messie puis de l’entrée dans la Parousie augurant le retour à un paradis perdu. En atteste également l’influence de cette eschatologie judéo-chrétienne sur les récits produits par diverses sociétés à travers les époques. Au-delà de l’exégèse prolifique de ces textes, certain.e.s penseuses et penseurs, tel K. Löwith, avancent l’hypothèse d’une sécularisation des figures religieuses qu’ils recèlent, en tentant de dégager les « présupposés théologiques » innervant la philosophie de l’histoire. Forgeant ainsi l’hypothèse de la « sécularisation des mythes millénaristes dans l’utopie », hypothèse par ailleurs partagée par de nombreux.ses auteurs et autricesCf. à titre d’exemple les travaux de DORFIAC, Claude ; DUMAS-REUNGOAT, Christine., K. Löwith présente les récits utopiques produits au cours des temps comme implicitement affiliés aux motifs millénaristes (advenue du Messie, apocalypse, Jugement dernier, etc.). Un tel parti pris met en évidence l’intertextualité dans les discours portant sur la catastrophe totale. Sans adhérer directement à l’hypothèse séculariste, H-S. Afeissa s’adonne à l’exercice de l’étude de cette intertextualité au sein de son ouvrage intitulé La fin du monde et de l’humanité. Essai de généalogie du discours écologique. Le projet de cet auteur consiste à étudier la « postérité sans filiationAFEISSA, Hicham-Stéphane, La fin du monde et de l’humanité. Essai de généalogie du discours écologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, p.133. » des grands discours catastrophistes pour les éclairer les uns au regard des autres. Il dénombre alors plusieurs typologies de discours sur la fin du monde, appartenant tant aux textes religieux, qu’aux théories cosmologiques sur l’annihilation du monde, aux formes de la catastrophe totale moderne et aux récits dystopiques dits « du dernier homme ». En mettant en avant les spécificités ainsi que les rapprochements possibles entre ces discours de la fin des temps, H-S. Afeissa souligne alors qu’ils permettent tous à leur manière « l’ostension du monde » - c’est-à-dire qu’ils révèlent et mettent en lumière l’existence de ce dernier qui ne faisait jusqu’alors office que d’arrière-plan aux actions humaines - à l’orée de l’idée de sa possible ou probable destruction.
Au sein de cet imaginaire, certaines figures de la fin du monde possèdent une proximité plus ou moins importante avec les discours de la catastrophe planétaire actuelle. À ce titre, la relecture contemporaine de penseuses et penseurs de l’apocalypse atomique tel G. Anders révèle une similarité d’argumentaires face à des menaces possédant pour point commun de trouver leur concrétisation dans la période moderne. G. Anders soulignait déjà dans ses travaux le caractère tangible et bien réel de la menace atomique, alors que les seules fins de mondes envisagées par le passé n’étaient que de nature religieuse (l’avènement du Royaume de Dieu et l’épisode de la Parousie) ou cosmique (la collision avec des débris cosmiques provoquant la fin du monde). Ce réalisme issu de la probabilité apocalyptique est également présent dans la catastrophe écologique, qui est, elle aussi, le fruit de tendances civilisationnelles de long cours (essor du progrès, du système industriel et technologique et du capitalisme), faisant l’objet d’une responsabilité inégale entre les êtres humains. Ici se retrouve une critique commune tant de la capacité destructrice du « progrès » à l’origine de l’avènement d’une modernité destructrice que de la concentration de ce pouvoir de destruction entre quelques mains. Outre cette critique socio-économico-politique, ces catastrophes introduisent des questionnements ontologiques similaires, en nous condamnant à vivre dans un monde devenu contingent du fait de la possibilité concrète de sa fin totale.
A contrario, nombreuses sont les cultures à s’être questionnées sur la fin du monde selon des trames narratives et discursives beaucoup plus éloignées des conceptions actuelles de la catastrophe planétaire. Plusieurs travaux, tels ceux de D. Danowski et E. Viveiros de Castro, montrent que la fin du monde est un motif largement répandu également hors des frontières de l’Occident et répondant de conceptions davantage éloignées du schème judéo-chrétien millénariste. Ainsi, à travers l’étude de mythes amérindiens notamment, D. Danowski et E. Viveiros de Castro nous permettent d’explorer la fin du monde non seulement sous l’angle prophétique mais également cosmogonique – fondant des visions du monde très éloignées des nôtres. À ce titre, le perspectivisme véhiculé dans un certain nombre de mythes d’origine amérindiens suppose dans son fonctionnement la mise en scène d’une fin des temps appréhendée comme le reflet symétrique du début des temps, lui-même conçu comme une catastrophe originelle cosmique. La commune dénomination entre événement originel et événement apocalyptique, création et fin du monde, s’illustre dans l’expression « chute du cielKOPENAWA Davi, ALBERT Bruce, La chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami. Plon, « Terre Humaine », 2010. », reprise en particulier par le chaman yanomami Davi Kopenawa, dans ses échanges avec Bruce Albert. De fait, Davi Kopenawa présente la chute du ciel tout à la fois comme l’événement ayant abouti à la création du monde et comme un potentiel futur événement apocalyptique qui pourrait générer la fin de notre monde actuel. Selon cette conception qui verrait se succéder des mondes les uns à la suite des autres, la chute du ciel est un événement relativement récurrent responsable à la fois de la fin des temps et de l’instauration de temps nouveaux. Ainsi est-il indiqué que le ciel est déjà tombé : un autre monde nous a précédé.e.s, qui par sa fin a permis la constitution du nôtre, celui de la « terre-forêt ». Une seconde spécificité de ces conceptions amérindiennes, en comparaison avec la vision d’inspiration occidentale, réside dans la forme anthropique que prennent tant le début que la fin du monde. Ainsi, comme l’indiquent D. Danowski et E. Viveiros de Castro, l’être humain est « empiriquement antérieur au monde DANOWSKI, Déborah, & VIVEIROS DE CASTRO, Eduardo, « L’arrêt de monde », dans : De l’univers clos au monde infini, sous la direction de HACHE Émilie, Paris, Éditions Dehors, 2014, p.273. » dans plusieurs cosmogonies amérindiennes. À rebours de l’idée d’une ancestralité du monde, antérieur à l’homme, idée désormais dominante avec l’essor des sciences naturelles, ces auteurs mettent en avant l’image d’une humanité primordiale, dans les récits amérindiens prenant place dans une ère qualifiée de « pré-cosmologique ». Tout comme dans le récit établi par Davi Kopenawa, les êtres humains originaires ne sont pas vus comme des essences figées mais bien plutôt comme dotés d’une plasticité presque sans limites, d’une même essence originelle et s’étant différenciés en espèces végétales et animales. Il s’agit ici d’une cosmogonie issue d’un « multivers » anthropomorphique à deux titres : du fait des nombreuses virtualités de transformations de la multitude d’êtres anthropomorphes qui le peuplent, mais aussi de l’existence de plusieurs univers consécutifs. C’est pourquoi la fin du monde est appréhendée sous la figure de l’humain, en ce qu’il s’agit d’une nouvelle chute du ciel permettant la réparation de l’ordre cosmique dans lequel l’humanité (entendons la faculté d’être humain) est propre à toute forme de vie.
Ces quelques exemples mis en lumière pour leur proximité ou éloignement avec les discours de la catastrophe écologique sont néanmoins très loin d’épuiser la diversité des imaginaires millénaristes et extrêmement divers de la fin des temps. Face à ce questionnement fondamental portant sur la fin du monde, il nous est alors possible de faire l’hypothèse que les discours ou mythes eschatologiques constituent une constante dans l’histoire des sociétés.
Le projet de l’entropologie : faire l’anthropologie des fins
Cette idée selon laquelle les narratifs de fin du monde constituent une forme d’invariant culturel apparaît au cœur de l’approche lévi-straussienne, si l’on se fie du moins au néologisme « entropologie », formalisé par Lévi-Strauss. Ce terme est issu du principe d’entropie universelle, initialement appliqué aux sciences naturelles et en particulier la physique pour caractériser un phénomène intrinsèque à la matière. Lévi-Strauss en vient à l’étendre au champ de la culture, en décrivant la civilisation comme un « mécanisme prodigieusement complexe », vecteur d’une très grande inertie ou entropie. Il conclut en faisant de l’anthropologie l’étude des plus hautes manifestations de l’entropie. Néanmoins, la validité de cette thèse, initialement pensée par les sciences dures, pose question du fait de son application à la sphère culturelle, conçue en outre par Lévi-Strauss comme le domaine dans lequel se manifeste l’entropie sous sa plus haute intensité. Comment en effet expliquer que la culture – qui n’est pas une entité purement matérielle ni un système clos sur lui-même – réponde des mêmes lois que la matière et les organismes vivants ? Et qu’est-ce qui justifie que l’entropie comme principe universel, doive être étudié en première instance à travers la focale anthropologique ? Si Lévi-Strauss ne se justifie pas en détails du décalage de la notion, il l’explique de la manière suivante : « [l’homme] apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d’un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitiveLÉVI-STRAUSS, Claude, Tristes tropiques, op.cit., p.496. ». Soulignant l’universalité et l’omniprésence de l’entropie comme phénomène qui semble caractériser toute évolution, Lévi-Strauss relie ici directement ce dernier à la fin de l’humanité, par l’idée de la « désagrégation d’un ordre originel ». Nous voyons ainsi rapportées sur un même plan toutes les sociétés à travers le temps et l’espace, du fait du principe commun d’entropie qui les anime et est susceptible de provoquer leur propre désagrégation ainsi que celle des entités et êtres avec lesquel.le.s elles sont en lien.
En faisant du mouvement de désorganisation universelle non seulement le moteur de l’histoire des sociétés humaines mais également l’objet de la discipline anthropologique, Lévi-Strauss fait un choix en apparence étonnant, mais surtout très ambitieux. Étonnant, car l’établissement d’une comparaison structurale fondée sur l’entropie propre à chaque société ne va pas a priori de soi et peut paraître relativement abstrait. Ambitieux, car étudier la manière dont les sociétés se transforment et disparaissent, alors que cette disparition dépend de dynamiques multiples qui ne sont pas toujours facilement visibles ou objectivables par l’anthropologie, est un travail plus que complexe. À cet effet, les discours sur la fin produits par les sociétés permettent d’alimenter et d’orienter ce travail d’entropologie, mais ne remplacent pas l’étude de l’évolution des sociétés elles-mêmes vers leur déclin puis leur propre fin. Notons ici que l’étude structuraliste lévi-straussienne de la fin des cultures conduit à considérer l’entropie comme dynamique non seulement matérielle, mais surtout symbolique : comme nous le verrons par la suite, les cultures comme systèmes de signes admettent des variations en nombre limité qui va de pair avec un épuisement structural en mesure de les ramener vers le point zéro. Mais, ambitieux, ce choix l’est également, car l’entropologie est plus largement conçue comme la discipline permettant d’étudier par extension la « désagrégation de l’ordre universel » et donc possiblement la ou les fins du monde engendrée(s) matériellement comme symboliquement par celle(s) des cultures.
L’imminence de la confrontation à la catastrophe planétaire, une singularité propre à l’anthropocène ?
La grande diversité de récits eschatologiques à travers l’histoire et le monde peut conduire à relativiser la multiplication des discours sur la fin des temps fleurissant à l’heure de l’anthropocène : ces derniers traitent au fond d’une dynamique de désorganisation, celle de l’entropie, qui s’applique à toutes les sociétés. Ainsi expliquée, la méthode lévi-straussienne de l’entropologie met sur un plan commun les discours de la fin du monde, qu’elle se propose d’étudier les uns au regard des autres. Une telle relativisation de la catastrophe planétaire en cours pourrait abusivement conduire à remettre en cause la véracité et l’actualité de son imminence, pourtant attestée scientifiquement. Dans cette optique, la question de l’habitabilité terrestre induite par l’intrusion de Gaïa ne s’apparenterait qu’à une des formalisations possibles de l’ostension du monde produite classiquement par les imaginaires culturels de la fin du monde. Or, cette interprétation questionne au regard de ce qui fait la spécificité des discours de la catastrophe écologique : l’entrée dans un nouveau régime d’historicité radicalement différent des précédents, du fait du péril planétaire. Dans ce cadre, une réflexion s’impose sur les particularités de l’époque que nous traversons : qu’est-ce qui justifie qu’on la distingue particulièrement ? Et si l’époque que nous vivons est bien hors du commun face à la véracité de l’imminence catastrophique, comment la prendre en charge dans l’étude entropologique ?
L’entrée dans l’entropocène : le temps de l’entropie
Nous l’avons vu avec l’idée d’entropologie : l’existence humaine, à l’origine de la formation d’organisations à fort degré d’entropie, intensifie l’entropie mondiale. Ainsi, par extension avec le travail de Lévi-Strauss, nous pourrions considérer la période marquée par l’avènement de l’humanité (l’anthropocène) littéralement comme une forme d’« entropocène », c’est-à-dire une période caractérisée par une plus forte intensité du phénomène entropique en raison de la création de systèmes humains énergivores. Une telle intuition recoupe les travaux de B. Stiegler, également inspirés de la lecture de Lévi-Strauss. B. Stiegler affirme en effet lui aussi le lien entre intensification de l’entropie et anthropocène, ce qui le conduit à conceptualiser le néguanthropocène, qu’il définit comme une période potentielle susceptible de succéder à l’anthropocène et dans laquelle serait produite de la néguentropie – la force contrant l’entropie et permettant d’accroitre, par la structuration de l’énergie, le degré d’organisation et de complexité d’un système. L’introduction de cette nouvelle conceptualisation de l’anthropocène, comme à la fois « ère de l’humain » et « ère de l’entropie », est intéressante en ce qu’elle permet d’aborder avec un éclairage nouveau la période dans laquelle nous sommes entrés ainsi que les enjeux entourant sa caractérisation. Tout d’abord, l’entropocène, ainsi formalisé, recoupe des enjeux centraux entourant la définition de l’anthropocène : quelle datation retenir ? Quels sont les facteurs causaux à l’origine de cette nouvelle ère, au-delà de la pure et simple apparition de l’espèce humaine ? Comment mesurer la responsabilité différenciée dans l’avènement des bouleversements écosystémiques ? En un mot, comment, par le biais de ces concepts dont les objets sont très larges (respectivement l’être humain et la force d’entropie), identifier des dynamiques plus fines permettant de mettre en évidence la spécificité de l’époque moderne, marquée par l’irruption de la catastrophe écologique ? En effet, l’existence de l’espèce humaine comme force d’entropie recoupe une géographie et une histoire extrêmement vastes, inaptes à rendre compte de la particularité de notre époque. Dans ce débat, la notion d’entropocène a un apport que l’on pourrait qualifier d’intermédiaire en ce qu’il permet une réconciliation de l’anthropocène avec l’attirail conceptuel afférent (capitalocène, industrialocène, occidentalocène). Par une analyse dynamique, celle de l’entropie, il est alors possible de comprendre de manière transversale les différents facteurs causaux de la catastrophe planétaire (l’humanité, le capitalisme, l’Occident, la civilisation industrielle), comme autant de vecteurs d’accélération de l’entropie mettant en danger le système Terre.
De fait, Lévi-Strauss lui-même n’accorde pas à toutes les sociétés la même intensité en entropie. Dans la conception lévi-straussienne, l’entropie est considérée conditionnée au degré d’énergie et à la complexité de la production culturelle – qui désigne ici tant la production artistique et artisanale qu’industrielle et mécanique. Ainsi, dans sa tentative de définir la civilisation occidentale à travers ses fins, Lévi-Strauss écrit : « La civilisation occidentale s’est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à la disposition de l’homme des moyens mécaniques de plus en plus puissants. Si l’on adopte ce critère, on fera de la quantité d’énergie disponible par tête d’habitant l’expression du plus ou moins haut degré de développement des sociétés humaines.LÉVI-STRAUSS, Claude, Race et histoire, Paris, Gallimard, éd. 1987 [1952], p.46. » Cette citation décrit l’emballement de la civilisation industrielle occidentale, dont les conditions d’émergence – les « moyens mécaniques », synonymes de néguentropie culturelle mais facteurs d’entropie sociale et environnementale – sont devenues la finalité poursuivie, voire un critère de développement appliqué à l’ensemble des « sociétés humaines ». Cette référence aux moyens mécaniques pourrait néanmoins être actualisée pour prendre en compte en particulier les évolutions du système technique et du milieu technologique. À travers une réflexion sur le désajustement entre systèmes techniques et systèmes sociaux dans l’anthropocène, B. Stiegler place bien plus dans la technologie contemporaine, qualifiée de « disruptive », la difficulté à produire de la néguentropie dans le champ de la société. C’est parce que les transformations techniques créent un désajustement chronique avec les systèmes sociaux que la néguentropie sociale – et par là-même l’entrée dans le néguanthropocène – est rendue impossible. Lévi-Strauss, dont la réflexion est éloignée de ces théorisations sur le système technique, se contente de mettre en évidence le rôle de l’énergie par tête dans la civilisation occidentale en 1952 (date de Race et histoire). Il ne fait alors pas à cette époque le lien avec ce que nous qualifierions aujourd’hui de « changement climatique ». Ce phénomène, conceptualisé en 1975 dans la revue Science sous la plume de Wallace Broecker, et qui concentre aujourd’hui une bonne partie des préoccupations environnementales, n’est donc pas cité explicitement dans l’œuvre lévi-straussienne. Toutefois, la conceptualisation lévi-straussienne des sociétés dites « chaudes » et « froidesCHARBONNIER, Georges, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Les Belles lettres, 2010, pp.33-34. » permet d’établir assez directement le lien entre réchauffement climatique et augmentation de la quantité d’énergie disponible. Selon cette typologie très schématique et simplifiée, les sociétés chaudes correspondent aux sociétés dites « modernes », très fortement entropiques, c’est-à-dire occidentalisées et industrialisées, tandis que les secondes désignent les sociétés étudiées par les ethnologues et anthropologues pour leur caractère supposément « primitifA noter toutefois que cet axe a vocation à créer une typification théorique, qui ne s’exprime pas en tant que telle dans la réalité. Toutes les sociétés peuvent donc être comprises entre ces deux pôles « chaud » et « froid » prédéfinis, sans être intégralement l’un ou l’autre. ». Cette différence de température, qui prend la forme d’une graduation entre les deux pôles théoriques précités, est imagée par Lévi-Strauss à l’aide d’objets symbolisant les deux types de sociétés. Les premières sont comparées à la machine à vapeur – symbole du machinisme et de la gourmandise en énergie de la civilisation industrielle, vecteurs d’une très grande force d’entropie – là où les secondes apparaissent comme des horloges au mécanisme relativement complexe mais froid, sobre et régulier, peu énergivore et donc plus faiblement entropique. Cette métaphore fait de la production de chaleur, c’est-à-dire d’énergie, l’emblème de la « société moderne », et donc, de facto, de la civilisation occidentale. Cette typologie nous permet ainsi de comprendre que les deux processus que recouvrent la transformation d’énergie et sa déperdition entropique sont pour Lévi-Strauss consubstantiels au fondement de la civilisation occidentale et plus largement des civilisations de type industriel reposant sur des moyens mécaniques puissants. Une telle conceptualisation reste néanmoins à relativiser compte tenu de son caractère uniforme et simpliste qui ne saurait rendre compte ni des évolutions géopolitiques subséquentes ni de la responsabilité partagée par certaines sociétés non-occidentalisées dans les dégâts et dommages écologiques générés. Si par ailleurs Lévi-Strauss s’intéresse ici au processus local (la mise à disposition d’énergie dans les sociétés industrielles) sans percevoir directement ses conséquences globales (l’augmentation générale des températures), son travail a néanmoins le mérite d’établir un lien direct entre chaleur et énergie, qui se trouve au fondement d’un des constats majeurs de la catastrophe écologique actuelle. En ce sens, la périodisation de l’entropocène semble in fine répondre d’une logique claire : la complexité mécanique et l’utilisation croissante d’énergie par la civilisation mondiale font office de paramètres entropiques fondamentaux pour qualifier l’entrée dans l’ère de la catastrophe planétaire.
Si donc l’accélération des dommages écologiques est explicable par la complexification de l’arsenal industrialo-mécanique et l’utilisation croissante d’énergie, se pose néanmoins la question du déterminisme négatif induit par la notion d’entropie. En effet, la dynamique entropique supposant l’advenue nécessaire d’une fin, il semble tout bonnement impossible de parer à la catastrophe qui se profile, voire simplement de la freiner. Existerait-t-il d’autres registres d’existence ou de fonctionnement, susceptibles de nous permettre de contrer ou d’atténuer l’entropie qui nous conduit tout droit vers notre fin collective ?
Les sociétés étudiées : un vestige néguentropique à l’ère de l’entropie ?
Commençons par rappeler que le régime d’entropie issu de la civilisation mondiale actuelle, reposant sur un système industriel et capitaliste, fait bel et bien office d’exception au sein de l’histoire terrestre et humaine. Lévi-Strauss souligne ainsi que les sociétés classiquement étudiées par les anthropologues sont affectées par une moindre entropie en énonçant tout à la fois qu’ « elles sont parfaitement viables tant qu’elles ne sont pas menacées du dehorsLÉVI-STRAUSS, Claude, L’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Paris, Seuil, 2011, p.23. » et qu’elles « […] offrent le seul modèle pour comprendre la façon dont les hommes vécurent ensemble pendant une période historique correspondant sans doute à 99% de la durée totale de la vie de l’humanité, et d’un point de vue géographique, à une époque encore récente, sur les trois-quarts de la superficie de la terre habitéeIbid., p.22. ». Et de fait, n’existe-t-il pas des mécanismes ou des caractéristiques qui nous permettraient d’échapper partiellement, nous aussi, au mouvement d’entropie ? Quelle serait alors l’ampleur du phénomène dit de « néguentropie » c’est-à-dire contrant l’entropie, et dans quelle mesure pourrait-il influer sur le cours de l’histoire et sur la fin de la civilisation industrielle ou de l’espèce humaine ? La possibilité de la néguentropie est pensée par Lévi-Strauss à la lecture des travaux de Gobineau, à qui il reprend l’idée de l’existence d’« îlots de néguentropie ». Ces îlots sont perçus comme cultivant la dynamique inverse à la déchéance universelle, grâce à « une corrélation dans les diverses parties de la structure ». Entendons ici que la néguentropie au sein d’une structure donnée est liée non à l’ouverture de cette structure (l’introduction de nouveaux termes en son sein) mais à la mise en place d’un rapport corrélatif entre ses parties qui soit générateur d’ordre. La néguentropie, conçue ici comme la résultante d’« équilibres réussis » qui paraissent relativement arbitraires, est alors conditionnée à la capacité à créer et conserver des équilibres internes. B. Stiegler apporte également une contribution majeure à la réflexion sur la notion de néguentropie, via la conceptualisation de ce qu’il nomme la « néguanthropie » – qui désigne la création de néguentropie dans le champ psycho-social, par propagation de la dynamique néguentropique initiée dans le système technique. Il propose une réflexion d’intérêt sur l’articulation entre entropie et néguentropie, conçues comme deux dynamiques antagonistes dont la qualification dépend de la localisation de l’observateur ou de l’observatrice. De ce fait, une création de néguentropie à l’échelle d’un espace et au regard d’un système donné, est susceptible de contribuer à l’entropie d’un espace plus vaste, ou si ce système est théorisé selon des termes différents. C’est ainsi que nous pouvons comprendre également comment la technologie, véritable pharmakon au sens de Platon, est invoquée par B. Stiegler comme une force dotée tout à la fois d’un potentiel entropique et néguentropique, en fonction des évolutions impulsées par le système technique et de leur plus ou moins bonne transposition dans le champ des savoirs, des pratiques et des institutions sociales.
Afin de comprendre comment la dynamique de néguentropie est susceptible de se décliner dans diverses sociétés, il nous faut revenir à la théorisation lévi-straussienne plus large de la dynamique antagoniste entre entropie et néguentropie dans les deux champs de la culture (qui englobe à la fois la technologie, l’artisanat et l’art) et de la société. À ce titre, Lévi-Strauss réaffirme la distinction entre sociétés modernes d’une part et sociétés « primitives » de l’autre, en fonction d’un principe de répartition entre entropie et néguentropie. D’après lui, alors que les premières sont « très proches du zéro d’histoire » sur le plan de la société, les secondes le sont sur le plan de la culture. Entendons par là que les sociétés modernes sont à un niveau de désorganisation sociale (luttes des classes) et de développement culturel (industriel et mécanique notamment) tels qu’elles en deviennent selon ses mots « déshumanisantes ». Au contraire, il décrit les sociétés amérindiennes étudiées, peu élaborées sur le plan de la culture, comme caractérisées par un ordre et une équité sociale plus importants. Nous voyons ici s’illustrer l’idée de corrélations entre plusieurs parties de la structure : il s’agit de trouver un bon équilibre entre culture et société (et ce faisant également au sein de la société et de la culture) afin d’aboutir à une situation de maintien de la structure. S. D’Onofrio interprète ce raisonnement lévi-straussien comparatif entre sociétés modernes et non-modernes et en vient ainsi à la conclusion de « […] l’impossibilité de donner un nouveau cours à l’humanité, sinon en sortant de la civilisation industrielle. Lévi-Strauss est bien conscient que pour réaliser une plus grande justice sociale il faudrait un transfert d’entropie de la société à la culture […]D’ONOFRIO, Salvatore, Lévi-Strauss face à la catastrophe, Éditions Mimesis Philosophie, 2018, p.69. ». Le constat est le suivant : l’entropie sociétale (et ajoutons-le, environnementale ou écosystémique) est trop forte, du fait de l’importance de la néguentropie dans la culture (développement du système industriel productiviste). Afin à tout le moins de tempérer l’entropie de la société et la destruction du vivant, il est donc urgent selon D’Onofrio que la civilisation occidentale calme son rythme incessant de développement productiviste et qu’elle se « primitivise ». Les sociétés étudiées par l’anthropologue sont en effet considérées comme durables, non seulement parce qu’elles génèrent localement de la néguentropie, mais aussi et surtout grâce à la tempérance de la dynamique d’entropie sociétale. Dans cette vision, il s’agit bien d’un équilibre structural qui doit être trouvé (entre culture et société mais également entre les groupes sociaux, en somme entre les diverses parties identifiables au sein de ces structures), afin de créer davantage de durabilité. Une telle durabilité n’induit pas l’absence de fin ni la permanence absolue des sociétés équilibrées ad vitam eternam, mais permet de dresser une trajectoire de ces sociétés vers un horizon plus lointain.
En somme, selon Lévi-Strauss, les sociétés dites « primitives » sont durables non seulement car leur structuration permet la formation d’équilibres vertueux et d’« îlots néguentropiques », mais également car elles génèrent peu d’entropie. La durabilité répond alors d’une double contrainte : une structure équilibrée permettant la formation d’îlots d’organisations ; mais aussi la sobriété de la structure elle-même. En comparaison en effet, la civilisation industrielle est relativement déséquilibrée – par la présence de fortes inégalités sociales et, par extension, d’inégalités avec le reste du vivant – et est surtout vectrice de forces importantes : l’entropie sociale et écologique comme la néguentropie culturelle y sont très fortes. L’entropocène peut ainsi bel et bien être qualifiée de période très resserrée dans l’histoire du monde et de l’humanité, marquée par l’intensification de la force d’entropie initiée par la civilisation industrielle née en Occident et étendue à la quasi-totalité de la planète.
L’importance de conduire une entropologie à l’heure de l’entropocène
Au vu des spécificités du régime historique actuel, marqué par l’entrée dans l’entropocène, la pertinence du projet entropologique pourrait se trouver remise en cause. De fait, la singularité de la fin qui guette notre civilisation questionne la possibilité même d’une approche comparative avec d’autres fins possibles, bien davantage virtuelles ou partielles. Doit-on par là même conclure à l’exceptionnalité des discours écologiques actuels et refuser de les penser à l’aune de discours catastrophistes passés ou lointains ? D’un point de vue structural, il nous est difficile de répondre par l’affirmative puisque ces singularités modernes ne peuvent être comprises comme telles qu’à l’orée de leur comparaison avec d’autres variantes possibles. En explorant la méthode structurale appliquée à l’objet catastrophique, il s’agirait alors de mettre en application la méthode entropologique pour mieux comprendre la catastrophe planétaire qui s’annonce.
L’entropologie, pourvoyeuse de la case vide de la modernité ?
Lévi-Strauss s’armait de l’analyse structurale afin de comprendre les sociétés étudiées, ainsi que les parties les composant et les dynamiques y ayant cours. Si une société peut ainsi être modélisée sur le plan structural, elle ne saurait être comprise intégralement par et en elle-même : sa compréhension nécessite la possibilité de la comparaison avec d’autres sociétés. Ainsi, de la même manière que les termes au sein d’un système donné ont une identité conférée en fonction de leur position relative vis-à-vis des autres termes du système à un instant t, les structures elles-mêmes ne peuvent être comprises que les unes au regard des autres. Il en résulte que les structures constituent des systèmes de variations finis : d’abord parce que les éléments qui les composent à un instant t sont en nombre fini ; mais surtout parce que la possibilité de transformations en nombre infini créerait une rupture du sens pour la structure elle-même, qui ne pourrait être signifiante au regard d’autres structures. Dans cette conception, la pleine compréhension des spécificités de la civilisation moderne n’est possible qu’à l’aune de sa comparaison avec des sociétés et civilisations, passées comme présentes. Entendons par là que les singularités de notre civilisation, ainsi que celles de son propre anéantissement, ne sauraient être dégagées sans prendre en compte ses différences avec les autres variantes de la fin. À l’orée de la disparition de notre civilisation d’ampleur quasi-globale, il n’a donc jamais été si heuristique de nous pencher sur les civilisations tombées avant la nôtre, de même que sur les autres, qu’elles soient sur le point de péricliter ou promises à des lendemains plus pérennes. Une telle étude replace la fin de notre civilisation à sa juste position et lui confère une signification plus dense, prenant en charge sa spécificité : la possibilité d’entraîner avec elle la disparition de l’humanité et d’une grande partie du vivant. Se retrouve ainsi pleinement restaurée l’approche entropologique, qui n’a que plus de sens à l’heure de l’entropocène : l’entrée dans la possible fin des temps ne peut être que mieux comprise à l’aune de la comparaison avec les autres fins civilisationnelles possibles ou passées.
Par ailleurs, si la finitude est une caractéristique fondamentale des systèmes dans l’analyse structurale, elle n’induit pas pour autant la fermeture desdits systèmes. En effet, dans la conception lévi-straussienne, chaque structure est ordonnée mais comporte une part d’instabilité qui lui est inhérente, liée à sa faculté de variation et de restructuration (néguentropique) et déstructuration (entropique). Cette incomplétude des structures explique et justifie également l’intérêt de l’analyse structurale comparative, qui permet de discerner l’élément manquant de la structure induisant cette instabilité. Il existe alors une forme de solidarité entre structures puisque chacune d’entre elles est déséquilibrée mais peut trouver son terme manquant dans une autre structure qui lui est adjacente. Lévi-Strauss parle alors de « torsion surnuméraire » pour qualifier le fait de devoir recourir à une structure autre que la structure initiale afin de permettre un véritable « bouclage ». Ce bouclage, comme opération de recensement des virtualités composant le système, doit en effet prendre en compte le terme absent, du fait de son rôle et de son identité pour la structure. Il s’agit selon P. Maniglier d’une « possibilité incluse uniquement sur le mode de son exclusionMANIGLIER, Patrice, « La condition symbolique », Philosophie, vol.3, no.98, 2008, p.43. », au sens où elle est la seule virtualité impossible à envisager selon les termes de la structure. Il existe ici une variation impossible à considérer et même à énoncer dans un cadre structural donné, représentant non seulement un impensé du problème mais surtout une impossibilité constitutive. Or, cette « case vide » incarne une variante des solutions permettant de compléter l’« espace du problème » ouvert dans une structure, tout en induisant nécessairement la reformulation de ce même problème. L’entropologie, en servant de base comparative universelle aux anthropologues (qui rappelons-le, appartiennent historiquement à la culture dite « moderne »), semble permettre la mise en évidence de cette « case vide » absente de la civilisation industrielle occidentale. Elle est ce par quoi Lévi-Strauss a proposé de théoriser les différences, similitudes et singularités des sociétés étudiées et donc ce grâce à quoi le regard de l’anthropologue est susceptible de comprendre l’articulation entre sa propre civilisation et les autres. Ainsi, l’entropologie représente bien plus ce qui caractérise notre civilisation que les autres sociétés : l’étude des fins possibles et réelles nous offre un regard décentré sur les spécificités de notre civilisation en mettant en évidence son articulation avec celles qui nous sont éloignées. À cet égard, l’entropologie comme étude des fins possibles n’a pas uniquement pour vocation de requalifier notre propre fin menaçante et proche, mais permet aussi de repenser les fondements de la structure même de notre civilisation en introduisant ce qu’elle n’est pas en mesure de prendre en charge de par sa constitution. Concevoir les autres fins possibles ou imaginées, grâce à la méthode entropologique, serait alors susceptible de reformuler l’espace du problème posé par notre civilisation, faisant par là même évoluer cette dernière ainsi que les éventualités de sa fin.
Quels conseils entropologiques pour les temps qui restent ?
Afin d’atténuer la force d’entropie, engendrant la fin de notre civilisation ainsi que celle de l’humanité voire de l’ensemble du vivant avec elle, le recours à la méthode structurale est précieux. C’est l’enseignement qui ressort de la comparaison précédemment évoquée entre civilisation occidentale industrielle et sociétés amérindiennes traditionnelles, et de leurs rapports réciproques aux forces antagonistes d’entropie/néguentropie dans la culture et la société. Grâce à la lecture « distanciée » de l’entropie à l’œuvre dans notre civilisation, se discernent de possibles voies de remédiation partielle à la catastrophe en cours. Cette inspiration tirée des sociétés éloignées pourrait selon Lévi-Strauss avoir des répercussions très concrètes en permettant d’inscrire notre civilisation dans un mode de fonctionnement plus sobre, moins inégalitaire et moins gourmand en ressources. À l’image de l’idée qui se développe actuellement d’une « sobriété heureuse », réduire le rythme de production matérielle est un moyen de freiner l’inertie. Cela augure dans le même temps une diminution de la quantité de travail fourni et, plus génériquement, une recomposition structurale pour permettre à un nouvel équilibre d’émerger.
Par ailleurs, la catastrophe vers laquelle nous tendons ayant pour spécificité de s’incarner dans le problème de l’habitabilité terrestre et la dégradation des biotopes, les enseignements tirés de la comparaison entropologique nous exhortent à réencastrer l’humanité dans le vivant et à réintégrer la culture dans les limites planétaires. À cet effet, les sociétés étudiées par les anthropologues représentent là aussi une source d’inspiration en ce qu’« elles ont su réaliser entre l’homme et le milieu naturel un équilibre que nous ne savons plus assurerLÉVI-STRAUSS, Claude, L’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne, op.cit., p.48. ». Lévi-Strauss attribue cet équilibre faiblement entropique aux règles décelées dans ces sociétés et considérées à tort comme de simples superstitions, alors qu’elles ont vocation à protéger et préserver les écosystèmes et le vivant. En ce sens, il fait de la magie une « naturalisation des actions humainesLÉVI-STRAUSS, Claude, La Pensée sauvage, Paris, Pocket, éd. 1990 [1962], p.265. », qui illustre l’interpénétration entre ordres naturel et humain. Les enseignements à tirer sur le plan des interactions entre les êtres humains et les écosystèmes sont ici nombreux : restreindre la dilapidation des ressources – non dans une optique gestionnaire mais par respect pour le vivant auquel nous appartenons –, reconnaître l’enchevêtrement des sphères culturelle et naturelle ainsi que notre qualité première d’être vivant, faire une place au mystère et à la magie du vivant et de sa finitude, nous montrer attentifs à la recherche d’un équilibre relatif au sein d’espaces écosystémiques cohérents (biorégions) et du système-Terre dans son ensemble.
Ces conseils visant l’établissement d’équilibres partiels tant intra-structurels qu’avec notre oikos – la planète Terre – sont précieux et d’intérêt. De plus, à l’heure de l’entropocène, l’entropologie permet également de nous conseiller sur le moyen, non d’empêcher la fin qui se profile mais d’appréhender les moyens de la traverser. En ce sens, l’étude des sociétés disparues n’a pas seulement à nous instruire sur les remèdes à la catastrophe déjà en cours, ni même à nous permettre de tenter de conserver une structure qui serait vouée à péricliter. L’apport des témoignages issus de civilisations et sociétés que l’on pourrait d’ores et déjà qualifier de « postapocalyptiques » concerne bien davantage la viabilité, la survivance, en un sens la résilience individuelle ou collective dans le « monde d’après ». Les témoignages mayas pourraient ainsi nous apprendre comment vivre dans un monde radicalement différent, alors que notre monde est sur le point de disparaître. En effet, si la fin du monde comme entité tangible (la planète Terre) n’est pas absolument certaine, la période catastrophique dans laquelle nous sommes entrés marque le changement durable et irréversible de notre monde. Les bouleversements écosystémiques, humains et matériels sont déjà réels, induisant également des évolutions dans ce qui constitue notre lecture de ce monde, notre cosmogonie. Ainsi, les sociétés disparues nous apprennent à accepter la fin comme condition nécessaire pour permettre notre survie dans le monde qui émerge : l’adaptation devient nécessaire pour ne pas céder à l’inertie qui marquerait la victoire de l’entropie. Dans cette période de recomposition structurale qui s’ouvre avec l’entropocène, comprendre les fins passées mais aussi possibles nous permet d’appréhender plusieurs manières d’en finir avec notre civilisation. C’est en ce sens que la méthode entropologique est susceptible de faire apparaître la case vide de la modernité : elle nous permet de comprendre quelles sont les autres fins imaginées ou vécues et nous prépare donc à changer de logiciel, à réorienter nos actions et à découvrir dans la fin de notre monde, l’émergence d’autres (fins de) mondes possibles.
À l’issue de ce travail programmatique d’inspiration anthropologique et structurale, nous soutenons de concert la comparativité des fins de monde, virtuelles comme réelles, passées comme futures ; et la spécificité de l’époque que nous vivons : l’entropocène. Si, à l’orée de la possible destruction de la civilisation mondiale, de l’humanité et du vivant, les discours sur la fin des temps n’ont jamais été autant invoqués, c’est sans doute parce qu’ils n’ont jamais eu autant d’intérêt. Apte à nous faire « atterrir », l’étude tout à la fois de la force d’entropie des sociétés et de leurs imaginaires de fin du monde nous renseigne sur la manière spécifique selon laquelle notre civilisation mondiale tend elle-même vers sa propre fin. Mettant en évidence la « case vide » de la modernité, l’entropologie pourrait nous permettre de redéfinir l’espace du problème issu de la modernité en dévoilant la variante incompatible avec la structuration de notre civilisation. À cette articulation avec des structures foncièrement différentes de la nôtre et des cosmogonies incompatibles avec celle dont nous avons hérité, nous prêtons la possibilité de changer le devenir même de notre structure et de la réinventer. C’est ainsi que nous pourrons découvrir quelles sont les manières d’en finir ou d’entrer dans le monde d’après, alors que l’entropocène a déjà commencé.
Bibliographie :
Ouvrages :
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Articles :
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