Le mot Anthropocène désigne avant tout une période, plus précisément un segment de temps sur la frise des temps géologiques. Je voudrais cependant ici développer une autre proposition : l’Anthropocène pose des problèmes qui relèvent tout autant d’une réflexion sur l’espace que d’une réflexion sur le temps. L’Anthropocène pointe non seulement un changement d’époque ainsi qu’un changement dans les formes mêmes et les concepts de temps, mais également, comme nous le verrons, un changement d’espace. Si l’Anthropocène n’est pas seulement une autre période mais une autre forme de temporalité, il implique aussi une autre forme de spatialité. Plus encore, il ne se contente pas d’affecter le temps et l’espace, mais il affecte leur relation même. L’Anthropocène pose le défi théorique et pratique suivant : celui d’« un espace qui dure ». Cette expression désigne certes l’idée urgente que l’Anthropocène nous confronte au problème de la durabilité des conditions de vie de la Terre, mais, comme nous le verrons, elle désigne plus profondément l’énigme d’une spatialité qui aurait pour structure fondamentale le temps ou, corrélativement, d’une spatialité qui soit la condition de possibilité de la durée.
Cette énigme d’un espace-durée n’est pas à confondre avec le concept désormais répandu d’espace-temps, emprunté à la théorie de la relativité. L’espace-temps fait du temps une quatrième dimension de l’espace dans la mesure où il n’est pas le même en fonction des référentiels et où l’espace a une histoire du fait des transformations que la présence de matière lui fait subir. Cette énigme défie davantage notre tendance à opposer les deux et à privilégier le temps comme ce qui fait la richesse, la complexité et l’authenticité de l’expérience humaine, la catégorie qui articule aussi bien la question du sens que de l’action Ce que Edward Casey appelle le « temporocentrisme » (1997, x), et qui est peut-être le plus manifeste dans la célèbre critique de la spatialisation du temps au cœur de la philosophie de la durée d’Henri Bergson, faisant écho au commentaire suivant de Michel Foucault (1994, 193) : « Depuis Kant, ce qui pour le philosophe est à penser, c’est le temps. Hegel, Bergson, Heidegger. Avec une disqualification corrélative de l’espace qui apparaît du côté de l’entendement, de l’analytique, du conceptuel, du mort, du figé ».. Cet espace, c’est évidemment celui de notre planète, du Système Terre, connue aussi sous le nom de Gaïa ou de Zone Critique, telle qu’elle fait désormais irruption dans nos vies individuelles et collectives du fait des perturbations anthropiques que les sociétés fossiles font peser sur ses équilibres au point de mettre en danger ses conditions de durabilité même.
Si « les Temps modernes » ont avant tout été l’âge d’or de « la philosophie de l’Histoire », une séquence historique qui coïncide avec un régime spécifique de temporalité caractérisé par l’invention même du problème de l’histoire, « les Temps qui restent » requièrent peut-être avant tout une philosophie de la Géographie. Après tout, avec l’Anthropocène, les êtres humains, et plus particulièrement les Modernes, sont littéralement devenus des « géo-graphes », des « écrivains de la Terre » ou des « terraformeurs » de premier plan. Par « philosophie de la Géographie », je n’entends ni une philosophie qui prendrait comme objet la discipline géographique, se demandant par exemple à quelles conditions cette dernière est une science, ni une philosophie fondée sur la connaissance géographique, bien qu’une telle philosophie empirique soit toujours la bienvenue, mais une philosophie qui prendrait en considération l’activité géographique, au sens de cette écriture de la terre, de l’ensemble des manière de faire Terre, tout comme « la philosophie de l’Histoire » faisait de la capacité des êtres humains à faire l’histoire le fondement de toute penséeQuoique distinct, un tel projet n’est pas sans lien avec la « géophilosophie » de Deleuze (1992), qui cherche à mettre au jour les coordonnées spatiales, géographiques et terrestres de la pensée, ou à « l’écosophie » de Guattari (1989), qui articule les dimensions environnementales, sociales et psychiques de l’écologie..
Si nous nous en tenons aux définitions classiques et admettons que l’histoire a pour catégorie analytique clé le temps et la géographie l’espace, nous pouvons dire que, de la même manière que « la philosophie de l’Histoire » a fait de la succession l’implication de toutes choses (le temps et la logique finissant même par se confondre dans la dialectique), « une philosophie de la Géographie » aurait comme forme et signification générales la coexistence, c’est-à-dire l’ordre des relations réciproques simultanéesLes définitions du temps comme « ordre de succession » et de l’espace comme « ordre de coexistence » sont empruntées au philosophe Leibniz.. Définie de cette manière, nous apercevons déjà l’affinité potentielle d’une philosophie de la géographie avec l’écologie envisagée ici comme science des relations et de la coexistence terrestre. On ne sort donc pas des « Temps modernes » sans sortir aussi de l’espace moderne, ni même sans changer la relation du temps et de l’espace. Les « Temps qui restent » nous installent dans un espace-durée qu’il va nous falloir élucider. Les pages qui suivent sont une manière d’introduire cette enquête.
Nous reviendrons pour commencer sur la notion d’Anthropocène et les discussions auxquelles elle a donné lieu, en soulignant qu’elles devraient nous conduire surtout à diagnostiquer la péremption de la catégorie d’Histoire pour saisir le régime de temporalité qui est celui de notre moment présent. Nous rapprocherons ensuite ce diagnostic de celui fait par les réflexions qui ont porté sur la globalization ces dernières décennies et qui ont suggéré de redéfinir l’ensemble des sciences humaines et sociales à partir d’un accent mis sur la catégorie d’espace, plutôt que sur celle de temps, allant jusqu’à parler de « tournant spatial ». Nous distinguerons enfin le régime de spatialité propre à la globalization dont nous héritons dans l’Anthropocène en examinant plus précisément la spécificité de l’espace terrestre telle qu’elle émerge de la prise en considération de la dimension planétaire des sociétés humaines. Il apparaîtra ainsi que la question n’est plus seulement « En quels temps vivons-nous ? », mais « Quel espace nous reste-t-il ? ».
La fin de l’Histoire
Comme le suggère son étymologie, l’Anthropocène se présente avant tout comme un concept temporel marquant l’entrée dans une nouvelle époque. Popularisé au début des années 2000, ce terme a été introduit pour décrire l’impact significatif des activités humaines sur les dynamiques biogéophysiques de la Terre au même titre que l’activité volcanique, la photosynthèse ou le cycle de l’eauC’est le géologue Paul Crutzen qui a introduit le terme pour la première fois lors d’une conférence et dont l’article (2002) a ensuite servi de référence fondamentale pour l’utilisation contemporaine du terme dans la littérature scientifique.. Ce concept, toutefois, remet profondément en cause notre conception même du temps. Ainsi l’un des grands débats autour de l’Anthropocène concerne sa datation. Pour certaines personnes, cette époque coïnciderait presque avec l’existence de l’espèce humaine, celle-ci étant à l’origine de changements environnementaux globaux, si ce n’est depuis la domestication du feu (Glikson 2013), au moins depuis l’invention de l’agriculture au néolithique (Scott 2017). Considérant que cette approche risquait de confondre « anthropos » et « homo sapiens », d’autres ont souligné que la cause première de l’Anthropocène ne pouvait être attribuée à une humanité universalisée mais devait être rapportée à une culture humaine particulière, géographiquement et historiquement située, celle de la modernité européenne, qui s’est imposée à l’ensemble de la planète au cours des derniers siècles. Des notions plus spécifiques, dont la plus plébiscitée est celle de Capitalocène, sont ainsi défendues. Néanmoins, on diverge tout autant sur la chronologie, le faisant tantôt remonter au « long xvie siècle» de la colonisation européenne (Moore 2015), tantôt au xviiie siècle avec l’invention de la machine à vapeur alimentée au charbon (Malm et Hornborg 2014), tandis que d’autres encore se concentrent sur les indicateurs du système terrestre corrélés aux indicateurs des sociétés humaines depuis 1950 (Steffen et al. 2015).
La question de savoir si l’Anthropocène a commencé avec le capitalisme primitif, la révolution industrielle ou la grande accélération dépend de la manière dont on définit la nature d’un événement, selon que l’on considère ses conditions (la naissance de la modernité européenne), ses causes (l’utilisation des combustibles fossiles) ou ses effets (les perturbations du Système Terre). Les conflits de datation de l’Anthropocène sont en fait une première indication que nous ne pouvons plus nous en tenir à nos catégories temporelles habituelles et que l’Anthropocène, au même titre que la modernité d’ailleurs, est une séquence historique où le temps lui-même change de nature. S’il est si difficile de dater l’Anthropocène, c’est que le passé, le présent et le futur ne se succèdent pas comme la modernité l’imagine habituellement, mais fait coexister des temporalités qui, en fin de compte, multiplient le temps de l’intérieur : le passé rattrape le présent (l’histoire devient porteuse de leçons négatives) et abolit le futur (l’avenir éclaire désormais le présent d’une lumière sombre).
Tel est du moins l’argument célèbre de l’historien Dipesh Chakrabarty (2021), qui a tenté de prendre la mesure de l’événement pour sa propre discipline, tout comme, à sa suite, son collègue François Hartog dans la révision de sa fameuse typologie des régimes d’historicité (2022). Tous deux soutiennent que l’Anthropocène signale l’entrée dans un nouveau régime d’historicité, c’est-à-dire une nouvelle façon d’organiser les catégories du passé, du présent et du futur, ou de générer le temps entre les deux pôles du « champ d’expérience » et de « l’horizon d’attente » (notions que Hartog emprunte à Reinhart Koselleck), rompant ainsi avec le régime « moderne » d’historicité. Selon Hartog, ce dernier, porté notamment par l’idée de progrès, se caractériserait par un présent qui se vit en rupture avec un passé « arriéré » et se détermine depuis un futur qui l’éclaire de ses « lumières ». Chakrabarty, quant à lui, a très tôt attiré l’attention sur l’impossibilité désormais pour les historiens et les historiennes de traiter l’histoire humaine séparément de l’histoire naturelle, de faire l’histoire des sociétés indépendamment de l’histoire de la planète et de l’histoire de la vie, de la diversité des temps propres à tous les êtres qui ensemble font la TerreVoir également (Bensaude-Vincent 2021).. Non seulement ces temporalités apparemment distinctes sont effectivement entrelacées, mais elles sont surtout hétérogènes (la catégorie d’humain n’a pas la même signification selon qu’on se rapporte à l’histoire naturelle ou à l’histoire sociale) et incommensurables (les centaines de millions d’années nécessaires au renouvellement des énergies fossiles ou les dizaines de millions d’années nécessaires au renouvellement de la biodiversité ne peuvent être abordées du point de vue de la temporalité humaine). Telle serait donc la forme du temps spécifique du régime « anthropocénique » d’historicité.
C’est pourquoi Chakrabarty continue à préférer la catégorie d’Anthropocène à celle de Capitalocène, lui qui est pourtant un théoricien postcolonial marxiste, auteur de Provincialiser l’Europe, et un défenseur des modernités pluriellesSur la relation entre le moment « post-colonial » du travail de Chakrabarty et le moment actuel, on peut se reporter à (Etelain et Maniglier 2022).. Il insiste sur le fait que l’Anthropocène est irréductible au Capitalocène, quand bien même le capitalisme en serait effectivement la cause et même si son abolition serait désirable voire nécessaire. Selon lui, la focalisation sur le capitalisme, bien qu’essentielle, resterait insuffisante pour saisir toutes les temporalités en jeu, car cette catégorie d’analyse reste redevable du régime moderne d’historicité, dans lequel le temps a une structure successive. Les théories politiques émancipatrices de la modernité, dont nous héritons, que ce soit le libéralisme ou le socialisme, semblent insuffisamment équipées pour faire face aux temporalités hétérogènes et incommensurables de l’Anthropocène : qu’elles fassent appel au contrat social ou à la révolution, elles reposent sur le principe qu’il est toujours possible de défaire ce qui a été fait et de repartir de zéro, en faisant table rase du passéLe conservatisme, qui repose sur la notion de « tradition » (laquelle est tout autant une invention moderne, puisque quelque chose comme « la tradition » ne peut qu’exister que par différence à autre chose), ne cherche certes pas à faire « table rase du passé » mais à faire « comme avant ». Néanmoins, le conservatisme, et a fortiori l’appel à « la tradition », reposent sur l’idée d’un passé figé qu’il suffirait de répéter à l’identique et non pas sur l’idée d’un passé qui nous rattrape, qui façonne notre futur, qui fait sauter la succession temporelle. Pour le dire autrement, la notion de « passé » change radicalement de sens dans le régime anthropocénique de temporalité et participe de cette hétérogénéité incommensurable. Plus fondamentalement, conservatisme, libéralisme et socialisme reposent toutes sur l’idée selon laquelle le temps humain se déploie à une échelle séparée du temps géologique. Sur la place du conservatisme, voir aussi (Latour 2017a). Le problème, pourtant, est que l’Anthropocène nous confronte aux conséquences à très très très long terme de nos actions, c’est-à-dire à l’échelle géologique, comme l’augmentation de la température, l’effondrement de la biodiversité, l’acidification des océans, la pollution des sols ou la toxicité de nos infrastructures qui resteront sur Terre bien après notre possible propre extinction, que nous aurons nous-mêmes provoquéeOutre l’ontologie du reste et la problématique de l’héritage propre à la temporalité si spécifique du régime anthropocénique d’historicité (Maniglier 2023), voir aussi (Bonnet, Landivar, et Monnin 2021) et l’article de Bernadette Bensaude-Vincent dans ce numéro.. C’est pourquoi Chakrabarty soutient que l’Anthropocène requiert une transformation profonde des catégories fondamentales de notre anthropologie politique, qui soit en mesure de prendre acte de la dimension proprement planétaire de la capacité d’agir humaine, c’est-à-dire de son action au niveau des dynamiques du Système Terre et des relations de coévolution du vivant.
On pourrait objecter à Chakrabarty que le terme « Anthropocène » continue d’imiter malgré lui le régime moderne d’historicité. C’est un terme qui suggère en effet un récit temporel similaire, marqué par une succession de stades, faite de coupure entre un avant et un après, où chaque stade se pense en rupture dialectique avec le précédent, inscrit dans une histoire ethnocentrée autour du continent européen, où la supériorité prométhéenne de la raison techno-scientifique et l’humilité humaine face à la grandeur de la nature ne sont que les deux faces d’une même médaille. Ce récit aurait pour effet pervers de réactiver des catégories et des récits coloniaux, tout comme d’invisibiliser la longue histoire de la conscience environnementale globale des sociétés pré- et péri-modernes (Bonneuil 2015; Bonneuil et Fressoz 2016; Luisetti 2017; Schulz 2017; Banerjee et Arjaliès 2021). Certes, il est difficile de ne pas voir l’Anthropocène comme étant effectivement consubstantiel à l’histoire de la modernité occidentale, résultat de ses propres dynamiques internes, intimement liée à l’histoire de la conquête européenne, du colonialisme extractiviste, de la révolution industrielle, du capitalisme globalisé, et ainsi de suite. Et pourtant, insistons-y encore, l’Anthropocène rompt en même temps avec le régime moderne d’historicité du fait de son régime de temporalité propre. Là est toute la difficulté : il faut tenir que l’Anthropocène à la fois est la modernité et ne l’est plus – ce que Michel Foucault appelait « un point d’hérésie ».
Reconnaissant le besoin de pluraliser les récits à partir de lieux et de voix différentes, la théoricienne Donna Haraway a proposé le terme alternatif de « Chthulucène ». Elle refuse de réduire ce que nous pourrions appeler plus généralement la crise écologique à l’histoire de l’Anthropos ou à celle du Capital, des acteurs, selon elle, tous deux « trop gros » dans des histoires « trop grandes » (Haraway 2020, 109)De même, il serait délicat de réduire le problème de l’esclavage ou du patriarcat à la seule question du capitalisme, étant donné leurs diverses modalités socio-historiques, quand bien même leurs formes contemporaines dans nos sociétés sont intimement à l’histoire du capitalisme. Une analyse intersectionnelle insisterait sur la manière dont ils interagissent, convergent, se renforcent, s’annulent parfois, et montrerait la spécificité des enjeux écologiques ou de « la domination de la nature » dans ce champ de forces plurielles.. Le Chthulucène, écrit-elle, est « cette temporalité toujours en cours qui se prête mal à la figuration et à la datation et qui revendique une myriade de noms » (Haraway 2020, 101). Elle invente le terme à partir du grec chthonios, qui signifie « de, dans ou sous la terre et les mers », pour désigner les « êtres de la terre », et affirme que « l’Histoire doit laisser place aux géohistoires » (Haraway 2020, 97), telle celle racontée par James Lovelock et Lynn Margulis avec l’hypothèse Gaïa, que le philosophe Bruno Latour a brandi comme le récit de notre temps (Aït-Touati et Latour 2022). Dans ce genre d’histoires, les humains partagent le rôle d’acteurs principaux avec l’ensemble des terrestres, avec l’ensemble des « puissances biotiques et abiotiques » qui font de la Terre une planète vivable (Haraway 2020, 108).
La particularité des gaïa-histoires est d’impliquer une multitude d’actants aux trajectoires historiques singulières, qui se rencontrent de manière inattendue et collaborent de manière involontaire. L’enjeu est de produire des récits qui rendent justice à la spécificité des situations historiques et des actants en présence, sans considérer les règles du jeu comme données d’avance. Un exemple paradigmatique de ce genre de géohistoires serait la description que fait l’anthropologue Anna Tsing de la chaîne mondiale d’approvisionnement du matsutake (Tsing 2015). Cette dernière fait intervenir aussi bien des histoires de relations symbiotiques entre espèces différentes (champignons et pins), des histoires de déforestation industrielle à l’origine de grandes aires à ciel ouvert où les sols pauvres font prospérer les matsutake, des histoires coloniales de populations déplacées d’Asie du Sud-Est, pour qui la forêt permet de conserver des modes de vie similaires à ceux laissés derrière soi, et des histoires de vétérans américains qui trouvent dans la forêt un refuge contre le stress post-traumatique et vivent selon des idéaux libertaires. S’ensuit une compréhension beaucoup moins monolithique, univoque et téléologique du capitalisme mondialisé, qui se trouve en prise avec la friction c’est-à-dire avec « la matérialité collante des rencontres pratiques » (Tsing 2005, 5). Selon Haraway, c’est à la condition seulement de faire place à la pluralité, à la singularité et à la contingence que nous serons capables de rouvrir les coffres de l’avenirCet appel résonne avec celui de Marco Cuevas-Hewitt et sa « futurologie du présent » : « La futurologie du présent ne prescrit pas un avenir monolithique unique, mais tente plutôt d’exprimer les nombreux avenirs alternatifs qui se dessinent continuellement dans un présent perpétuel. Le but d’une telle entreprise est de rendre visibles les alternatives vivantes qui nous entourent » (Cuevas-Hewitt 2011). : le Chthulucène a besoin « d’histoires multispécifiques et de pratiques de devenir-avec encore en cours dans les temps qui restent … dans lesquels le monde n’est pas (encore) arrivé à sa fin et le ciel ne nous est pas (encore) tombé sur la tête » (2020, 108)Traduction modifiée et italique ajouté, afin de manifester la rencontre entre la notion qui donne le titre à la revue Les Temps qui restent et le diagnostic posé précisément par Haraway sur la nature actuelle du temps : les temps qui restent exigent des gaïa-histoires..
L’espace de la modernité
L’Anthropocène (si l’on décide de maintenir ce terme, ne serait-ce que pour mieux s’insérer dans les débats contemporains susceptibles de recevoir ce genre de propositions, y compris celles qui critiquent le terme) annoncerait donc quelque chose comme la fin de l’Histoire : non pas au sens, nous l’espérons, d’une catastrophe planétaire qui mettrait fin à l’aventure de l’humanité ou de la vie sur Terre, et encore moins au sens d’une clôture idéologique telle que postulée par le néoconservateur Francis Fukuyama après la chute du bloc soviétique, mais au sens de l’impossibilité de penser l’époque actuelle selon l’ordonnancement du temps historique de la modernité occidentale. Plus encore, l’Anthropocène implique l’entrée en scène de l’espace lui-même, d’un espace qui n’est pas le cadre inerte de nos actions, ni même une matière élastique que l’on pourrait former et déformer à sa guise, en lui donnant plusieurs formes, mais d’un espace animé : c’est-à-dire un espace en mouvement, doté d’une dynamique intrinsèque, qui possède non seulement une histoire, mais qui évolue, pris dans un devenir, avec sa propre puissance d’agir ; un espace vivant, par et pour les vivants.
Tout se passe comme s’il fallait « temporaliser l’espace » c’est-à-dire remettre dans l’espace le temps, celui de la durée, de l’évolution, de la vie, là où ils s’élaborent, car exister, perdurer, ne se fait pas dans un temps abstrait déconnecté de ses conditions de possibilité. Voilà pourquoi nous proposons d’aborder l’Anthropocène d’un point de vue spatial : alors que la structure spatiale du régime moderne d’historicité adoptait la forme de la flèche, de ce temps linéaire, successif et uniforme, qui conduisait au même genre d’apories que la flèche des paradoxes de Zénon, tant décriée par le philosophie Henri Bergson dans sa critique de la spatialisation du temps, il devient pertinent de se demander quelle est la structure spatiale du mode spécifique de temporalisation propre à l’Anthropocène. Explorer cette problématique de l’espace ne peut qu’éclairer la question de savoir dans quels temps nous vivons désormais et la nature même des temps qui restent.
Une des hypothèses qui sous-tendent cette proposition est qu’il y aurait un isomorphisme entre, d’un côté, la spatialité, disons formelle ou métaphysique, de la structure temporelle du régime anthropocénique d’historicité et, de l’autre, la spatialité, disons matérielle ou physique, de la Terre dans l’Anthropocène. Dans les deux cas, il s’agit de penser « un espace qui dure ». Non pas un espace qui se maintiendrait à l’identique à travers le temps, mais d’un espace qui a pour structure la durée, dont la forme spatiale implique qu’il dure, qu’il ait une certaine temporalité, qu’il se développe continuellement. Pour le dire autrement, il faudrait enquêter sur le régime de spatialité de l’Anthropocène, c’est-à-dire sur la spatialité du Système Terre, afin de déterminer la structure spatiale du régime anthropocénique d’historicité, ce qui aurait pour effet de nous éclairer également sur la nature des temps qui restent. Enfin, poser la question du régime de spatialité de l’Anthropocène, c’est en même temps poser la question du régime de spatialité de la modernité, c’est-à-dire de l’espace aussi bien conceptuel que matériel dont nous héritons, dans la mesure où l’Anthropocène est à bien des égards le résultat du mode d’occupation et d’usage de l’espace par la modernité européenne.
Depuis plusieurs décennies, de nombreuses personnes se sont penchées sur l’espace de la modernité dans le cadre du « tournant spatial » des sciences humaines et socialesPour une des premières formulations du tournant spatial, voir (Soja 1989). Soja interprète le postmodernisme comme la reconnaissance de la dimension spatiale de la vie sociale, là où la théorie critique serait dominée par l’historicisme. Bien qu’il ait été initié dans les années 1960 en France par les écrits pionniers de Michel De Certeau, Michel Foucault, ou Henri Lefebvre, le tournant spatial est surtout associé au monde anglophone de la fin du xxe siècle. Pour une introduction française, voir (« Qu’est-ce que le « spatial turn » ? » 2017). Cette orientation théorique reconnaît que l’espace a une histoire autant conceptuelle (dans les sciences, les arts et la philosophie) que matérielle, étant façonné par l’organisation des sociétés. Le tournant spatial semble en réalité pris entre deux orientations générales : une orientation matérialiste, d’inspiration marxiste, et une orientation plus phénoménologique, influente en anthropologie. La première met l’accent sur les formes spatio-matérielles que prennent les processus socio-économiques (villes, bâtiments, infrastructures, réseaux, urbanisme, architecture, aménagement, etc.), exprimant les contradictions internes de la dialectique du capitalisme (Harvey 1989) et les relations de pouvoir des systèmes de domination (Massey 1994). La seconde cherche à s’écarter des comptes-rendus positivistes pour insister sur la manière dont les sujets individuels ou collectifs donnent corps à l’espace à travers leurs vécus, leurs expériences, leurs pratiques, leurs affects, leurs valeurs, leurs histoires, leurs socialités, etc. (Tuan 1977; Ingold 2000).
Ces deux orientations témoignent de deux conceptions de l’espace différentes qui s’incarnent dans les diverses manières dont les concepts d’« espace » (space) et de « lieu » (place), ainsi que leurs relations, ont été théorisés et débattus, surtout dans le monde anglophone : d’un côté, l’espace est considéré comme « objectif », bien que soumis à une histoire matérielle qui rend compte de sa plasticité formelle et de sa constante évolution ; de l’autre, l’espace est « subjectif », organisé autour des individus ou des groupes qui lui donnent sens. Qui plus est, ce second sens, articulé autour du concept de « lieu », est brandi comme l’élément universel de la condition humaine autour duquel s’organise la résistance politique – qu’elle soit réactionnaire, nationaliste et xénophobe, ou progressiste, reposant sur des principes de démocratie directe et d’autonomie collective – aux forces aliénantes du capitalisme mondialisé (Augé 1992). Toutefois, comme l’ont noté les analyses matérialistes, ce trope romantique du localisme risque de négliger le rôle de la particularité des lieux dans les dynamiques du capitalisme mondialisé (Harvey 1993). De plus, les significations associées aux lieux sont plus susceptibles d’être attribuées par des personnes ayant le pouvoir de le faire, construisant ainsi des idées sur qui est « in their place », « out of place » ou « without place » (Massey 1993).
Mais dans les deux cas, l’espace n’est pas lui-même un agent, il ne produit pas ou ne fait pas quelque chose par lui-même, il n’est pas objectivement subjectif si l’on peut dire. Soit l’espace est une matière élastique susceptible de prendre plusieurs formes, soit il est dépendant d’un sujet qui lui donne des significations variées. À première vue, la crise écologique semble entériner ce tournant spatial. Il est d’ailleurs frappant de noter que le thème de l’espace émerge en même temps que la remise en cause d’un certain schématisme temporel, du paradigme historique, de ce que le philosophe Jean-François Lyotard appelle les grands récits, à une époque marquée par des innovations techniques qui modifient l’espace même des sociétés. Cependant, avec la crise écologique, la catégorie même d’espace ne ressort pas indemne de sa confrontation avec la Terre. Cette réorientation se traduirait notamment dans l’émergence récente d’un dialogue fécond avec la géographie physique, restée jusqu’alors relativement épargnée par les débats concernant la nature de l’espace et du lieu, la notion d’espace absoluOutre toutes les précautions qu’il nous faut prendre en manipulant ce genre d’analyses totalisantes, notons également que les typologies périodisantes ne veulent pas dire qu’une époque en remplace une autre, qu’elle se substitue à l’ancienne en même temps qu’elle l’abolit, selon une succession linéaire. Il s’agirait à la limite de tendances, de majeures et de mineures, qu’une conception l’emporte sur les autres et les structure, que ce qui change est davantage le système de leur corrélation. continuant de dominer la discipline. Mais avant de développer ce point, retournons à l’espace de la modernité.
Avant même le tournant spatial, plusieurs typologies périodisantes se sont développées pour caractériser l’espace conceptuel et matériel de la modernité, que l’on pense à « l’espace systématique » de Erwin Panofsky ([1925] 1975), à « l’univers infini » de Koyré (1957) ou à « l’espace abstrait » de Henri Lefebvre (1974). Les exemples seraient nombreux et variés, mais généralement l’espace moderne est conçu comme un espace infini, continu et homogène, dépourvu de qualités, construit selon les propriétés de la géométrie euclidienne et la distinction ontologique sujet/objet, rapporté à la philosophie cartésienne, à la physique newtonienne et à l’épistémologie kantienne, mais aussi à la perspective centrale, aux coordonnées géographiques, à la propriété privée, à la frontière territoriale, à la souveraineté étatique, à la conquête coloniale, etc. En somme, dans cette perspective néokantienne, l’espace associé à la modernité devient cette espèce de forme quasi-transcendantale qui déterminerait l’ensemble des contenus historiques, culturels et sociaux de la modernité et qui correspondrait peu ou prou à ce que nous appelons aussi l’espace absolu. L’espace absolu désigne alors un contenant statique, un réservoir de positions, dans lequel les objets matériels, les phénomènes naturels et les activités humaines ont nécessairement lieu, sans pour autant que cet espace, parfaitement indifférencié et donc indifférent, n’affecte la nature de ce qui se passe en son sein. Puisque chaque société produit son propre espace, il est évident que l’espace absolu n’existe pas de manière absolue. Cependant, comme le précise Lefebvre, l’espace de la modernité implique justement de concevoir et de traiter l’espace comme s’il était absolu c’est-à-dire doté des propriétés susmentionnées.
Dès lors qu’on a historicisé l’espace, y compris l’espace absolu de la modernité, la question se pose de savoir dans quel type d’espace nous vivons désormais si quelque chose de la modernité est en train de se clôturer ou d’arriver à sa fin, en touchant à sa propre finitude. Cette question, de nombreuses personnes se la sont déjà posée dans le contexte du régime contemporain d’historicité, de ce que Hartog appelle le présentisme et que d’autres ont appelé le postmodernisme. Outre le fait que ce geste est lui-même à historiciser au sein d’un certain régime d’historicité, nous nous retrouvons face à l’ambiguïté fondamentale de toute périodisation, à savoir celle du point d’hérésie mentionnée plus haut : l’époque contemporaine se caractérise à la fois par une intensification des processus de modernisation et par leurs caractéristiques sensiblement différentes. Cette époque est aussi celle qu’on appelle « la mondialisation » en français, le mot anglais, « globalization » faisant plus clairement entendre les caractéristiques spatiales de ce moment. La distinction conceptuelle entre « monde » et « globe » est significative. Le monde correspond à l’univers de significations humaines tandis que le globe correspond davantage à la conception que les Modernes se font de l’espace géographique comme un espace absolu et qu’ils ont « confondu » avec leur propre « monde ».
Il est frappant que cette époque, celle qui met fin au rapport spécifique que les modernes ont au temps, est en même temps l’époque de « l’annihilation de l’espace par le temps » ou de « la compression spatio-temporelle ». Cette expression désigne les changements importants survenus au cours du xixe siècle dans les technologies de transport (chemin de fer) et de communication (télégraphe), poursuivis ensuite par l’aviation et l’internet, sans parler maintenant des marchés financiers numériques, changements qui ont eu pour effet de réduire les distances entre les lieux. Les matérialistes, David Harvey en têteLes travaux de Paul Virilio (1977) sur la vitesse et ceux de Zigmunt Bauman (2000) sur la modernité liquide mériteraient également une mention spéciale., suivant Karl Marx et Rosa Luxembourg, ont inscrit ces tentatives de surmonter la friction de la distance au cœur de la dynamique caractéristique du capitalisme dans sa recherche effrénée de plus-value. L’enjeu est de dénicher aussi bien de la main-d’œuvre et des matières premières peu chères que de nouveaux marchés à conquérir pour résoudre les crises d’accumulation. Cette notion de compression spatio-temporelle intervient également pour examiner la manière dont notre expérience et notre conception de l’espace ont corrélativement changé, que ce soit dans la vie quotidienne, les arts ou les sciences, bref dans l’ensemble du champ de la culture (Harvey 1990). La globalization s’accompagnerait d’un sentiment d’interconnexion, de la conviction que ce qui se passe là-bas peut directement affecter ce qui se passe ici, et d’une redistribution des perceptions du proche et du lointain, ainsi que des sentiments d’appartenance.
Pour certains, tout se passe comme si la fin de l’Histoire avait en même temps précipité la mort de la géographie (Ohmae 1990; Friedman 2007). En effet, une des caractéristiques sensiblement différentes qui nous fait basculer de l’époque moderne à l’époque contemporaine correspond à une transformation de l’espace : l’espace désormais prédominant n’est plus l’espace absolu mais « l’espace relatif » (Harvey 2006). Nous sommes passés de la métrique euclidienne à la fameuse métrique SNCF, où Bordeaux est plus proche de Paris que Bourges : les distances sont davantage mesurées en fonction du temps et du coût nécessaires pour les parcourir, plus proche des représentations topologiques d’un espace élastique où ce qui compte est les propriétés de l’espace préservées en dépit des déformations que ce dernier peut subir. L’espace relatif de la mondialisation est un réseau de relations tissées entre les lieux qui sont autant de points d’intersection plus ou moins denses où se rencontrent et se concentrent une variété de flux (personnes, marchandises, capitaux, valeurs, etc.), certains de ces nœuds – par exemple les « global cities » (Sassen 2005) – étant des points plus stratégiques.
Michael Hardt et Antonio Negri ont donné à cet espace le nom célèbre d’« Empire » pour désigner une puissance de flux déterritorialisés, permise par les nouvelles technologies de transport, d’information et de communication (Hardt et Negri 2001). À la fois sans limites et sans frontières, cette puissance s’étend à toute la surface de la planète et colonise toutes les dimensions de la vie humaine, depuis les formes de socialité et les capacités cognitivo-affectives jusqu’aux tréfonds des psychés et désirs les plus inconscientsLeurs analyses font écho à celle du capitalisme cognitif (Lazzarato 1996) ou à celle de la critique artiste (Boltanski et Chiapello 1999).. Les deux auteurs s’appuient sur une terminologie deleuzo-guattarienne pour opposer au striage de la modernité, faite de frontières territoriales et d’États-nations, la production d’un espace mondial lisse, continu et uniforme. Leurs analyses corroborent l’idée que la globalization, à une époque de « clôture de la carte » – pour reprendre une expression de l’écrivain politique Hakim Bey (1985)–, correspondrait à la poursuite de la conquête européenne du globe par d’autres moyens : la conquête de l’espace en extension laisse place à sa conquête en intensité. Pour le dire autrement, cette transformation n’est pas seulement une transformation des relations spatiales, mais bien une transformation de l’idée même de spatialité : le maillage réticulaire de l’Empire remplace le pavage territorial de la modernité.
Face à un tel pouvoir, qui est à la fois partout et nulle part, la seule issue se trouverait dans des tactiques de fugue, de désertion et autres formes de sécession (Bey 1985; Graeber 2004; Scott 2009; Harney et Moten 2013; Comité Invisible 2014)On trouvera dans l’article de Martin Savransky dans ce même numéro une version de cette proposition politique.. Ces dernières visent à investir des interstices laissés vacants pour y former des communautés autonomes, le plus souvent affinitaires, qui préfigurent et mettent en œuvre les changements sociaux qu’elles cherchent à réaliser. Elles se font généralement sur la base d’une réévaluation militante des gestes quotidiens, articulée à une cohérence des discours et des pratiques, dont « l’exemplarité » cherche surtout à faire des émules en incarnant des alternatives concrètes qui démontrent que d’autres mondes sont possibles et existent déjà.
Une partie de ces analyses tendent ainsi à soutenir que la globalization conduit à une unification, une uniformisation et une homogénéisation croissante de l’espace, dans le règne absolu de l’espace absolu de la modernité et de ses logiques universalisantes. D’autres cependant soulignent au contraire que la globalization repose sur la production de différences spatiales. Par exemple, les théories latino-américaines de la dépendance et les travaux d’Immanuel Wallerstein sur le système-monde analysent la division géographique inégale de la Terre en centres, périphéries et marges (Wallerstein 1993). Conformément au principe de différenciation, les global cities s’appuient sur leurs spécificités historiques, culturelles et géographiques pour mieux rivaliser sur le marché mondial, tandis que les entreprises multinationales, telles que MacDonald, adaptent leurs produits aux goûts locaux pour conquérir de nouveaux marchés. C’est là le fameux thème de la « glocalisation » et de l’importance du lieu, des échelles régionales et nationales, de l’imbrication du local et du global dans les processus d’économie mondiale, qui supposent donc une diversité d’unités géographiques.
Ainsi, loin de nous faire passer d’un monde avec des frontières à un monde sans frontières, la globalization provoquerait en fait une transformation des frontières existantes et même la multiplication de nouveaux types de frontière (Balibar 1992; Brown 2010; Mezzadra et Neilson 2013). Cela se traduirait notamment par l’émergence de frontières intérieures, tant physiques (comme les zones de libre-échange) que sociales (telles les nouvelles classes de citoyenneté), où certains individus jouissent de privilèges politiques et d’avantages économiques extraordinaires tandis que d’autres en sont exclus (Ong 2006; Easterling 2016; Halpern, Mitchell, et Geoghegan 2017; Slobodian 2023). Loin de standardiser l’espace, ces frontières produisent au contraire une prolifération de normes juridiques, économiques et sociales avec lesquelles les acteurs peuvent jongler plus ou moins facilement en fonction de leurs intérêts. Parce qu’elles créent des zones qui fonctionnent comme des espaces d’exception aux normes en vigueur, ce zonage de l’espace fragmente aussi bien le pavage territorial de l’ordre westphalien que le maillage réticulaire de l’Empire globalL’ordre westphalien fait référence à l’ensemble des principes et des normes établis par les traités de Westphalie signés en 1648 par les grandes puissances européennes et qui mirent fin aux guerres civiles et religieuses. Cet ordre a eu une influence significative sur la structuration des relations internationales en Europe et a jeté les bases du système étatique moderne fondé sur les notions de souveraineté territoriale, de principe de non-interférence, de reconnaissance mutuelle et d’équilibre des puissances.. Il s’agit davantage d’un espace géographique discontinu, troué, en archipel, où le principe général qui module l’espace pour façonner la dis/connectivité globale est le zonageJe me permets de renvoyer ici à mon travail de thèse, soutenu le 26 juin 2023, qui traite en partie de ces questions et qui sera publié prochainement.. Il faut noter toutefois que les zones sont aussi souvent des laboratoires où s’expérimentent de nouvelles normes qui ont vocation à faire retour dans l’espace « normal », conformément au vieil adage qui veut que l’exception devienne la norme.
Il ne fait donc aucun doute que « l’espace relatif » de l’époque contemporaine, associé à la globalization, puisse apparaître comme un espace hétérogène, différencié et intensif. Il n’en reste pas moins cependant, dans les approches que nous avons évoquées, soumis à un même phénomène, monolithique et surplombant, souvent assimilé au capitalisme, qui transcende les différences, soit en les annihilant purement et simplement, soit en les intégrant à sa logique et en les produisant à son compte. Il n’y aurait donc pas de place pour le singulier, le contingent, le multiple. Or, d’autres approches, comme l’ethnographie de la globalization de Tsing déjà évoquée, montrent que non seulement la globalization ne se déroule pas de la même manière en fonction des endroits, mais que le contexte matériel compte dans la mesure où la spécificité des lieux et des connexions a la capacité de transformer le système mondial de manière inattendue, voire de lui échapper. Autrement dit, le global n’est pas une affaire d’échelle, mais une affaire de connectivité.
L’espace de la modernité résiderait alors dans la croyance et la pratique de ce que Tsing appelle la scalabilité : « il faut entendre la scalabilité comme désignant la capacité d’un projet à changer d’échelle sans problème, c’est‑à‑dire sans que ne se modifie en aucune manière le cadre qui définit ce projet. Une entreprise scalable, par exemple, ne change pas son mode d’organisation quand elle s’agrandit » (Tsing 2017, 78). Le modèle paradigmatique est en la plantation coloniale : cette dernière suppose que les humains et les non-humains, les esclaves et les plantes, possèdent les mêmes caractéristiques partout sur la surface de la Terre, de telle sorte qu’ils peuvent être déplacés et transplantés n’importe où sans que cela ait une quelconque incidence. L’espace de la modernité est un espace « hors-sol » qui pense agir indépendamment des processus planétaires et son principe formel le plus précis serait la scalabilité.
L’espace terrestre
La question qui se pose est alors de savoir en quoi le régime de spatialité propre à l’Anthropocène diffère de l’espace « globalisé » du capitalisme néolibéral. La question se pose d’autant plus si on considère que l’Anthropocène est effectivement une conséquence continue du Capitalocène, résultat de ses dynamiques internes, et a fortiori de ses modes d’occupation, d’aménagement et d’utilisation de la Terre. Tout porterait à croire que l’espace de l’Anthropocène présente des caractéristiques fort similaires à celles de l’espace de la globalization : le caractère obsolète des frontières des États-nations face aux problèmes environnementaux, l’intrication des échelles invalidant la distinction entre le local et le global, la redistribution des relations de distance et de proximité, la répartition géographique inégale des causes (par exemple le rôle privilégié de la forêt amazonienne dans la régulation du climat ou la préservation de la biodiversité) et des effets (les pôles se réchauffent plus vite), y compris d’un point de vue social (certaines populations ou groupes sont plus particulièrement vulnérables tandis que d’autres contribuent davantage à la production de CO2 dans l’atmosphère). En somme, l’espace de l’Anthropocène ne serait qu’un miroir de l’espace hétérogène, différencié, élastique de la modernité globalisée.
Néanmoins, l’Anthropocène se caractérise par l’entrée en scène d’un nouvel acteur – et pas des moindres : l’espace même sur ou avec lequel nous vivons, à savoir la Terre ! La Terre doit être distinguée aussi bien du « monde » que du « globe » (Reghezza 2015; Chakrabarty 2019; Kyrou et Citton 2021)Cette tripartition mondialisation/globalization/planétarisation est devenue un trope de la littérature sur l’Anthropocène, qui prend le risque d’une périodisation un peu linéaire, si ce n’est dialectique. Cette approche a été notamment critiquée par Bonneuil (2020) qui refuse de considérer que nos sociétés contemporaines sont les premières à penser et organiser leur rapport à ce que nous appelons ici « la planète » et qui soutient qu’il faut plutôt historiser la manière dont les sociétés humaines le font différemment, proposant ainsi la notion miroir de « régime de planétarité ».. Ces dernières années, la figure du globe a fait couler beaucoup d’encre, depuis la production des premiers orbis terrarum à la Renaissance (Lestringant 1991; Besse 2003; Woodward 2007) jusqu’aux photographies aériennes de la planète vue de l’espace au xxe siècle (Cosgrove 1994; Heise 2008; Poole 2008). L’historien Jean-Marc Besse a analysé la naissance du globe terrestre comme la fusion de l’écoumène, c’est-à-dire du monde humain connu et habité, autrefois circonscrit à la zone tempérée nord, avec la planète considérée dans sa totalité. La Terre est dès lors conçue comme « un corps homogène du point de vue physique, uniforme du point de vue mathématique, universel du point de vue de l’existence humaine » (2003, 376). Une lignée célèbre de philosophes allemands (Husserl, Heidegger, Arendt) voyait dans le globe une vision déterrestrialisée, une « vue de nulle part », aux racines de l’aliénation humaine, alimentant les fantasmes de maîtrise de la nature. Aujourd’hui, la plupart s’accorderaient à rapporter cette figure du globe au développement d’une culture techno-scientifique, à l’expansion des empires coloniaux et à l’accumulation du capital. Cette dernière culminerait alors dans la compression spatio-temporelle de la globalization, qui vient en quelque sorte clôturer, boucler, le globe dans son réseau intensif de flux, dont les dynamiques nous ont conduits jusqu’à l’Anthropocène (Harvey 1989; Latour 2015; Chakrabarty 2021).
Il se trouve que cette notion de « globe » ne correspond précisément pas du tout à la Terre au sens où elle est devenue récemment un objet scientifique autant qu’un souci politique. Nous serions donc face à une révolution cosmologique aussi importante que celle de la Renaissance (Aït-Touati et Latour 2022). La Terre n’est pas le globe terrestre, mais cette entité biogéochimique, dont les vivants sont des acteurs indispensables au même titre que l’énergie solaire et la tectonique des plaques, décrite par les sciences du Système Terre et à laquelle les scientifiques James Lovelock et Lynn Margulis ont donné le nom de Gaïa. Certes l’idée que les êtres vivants transforment leur environnement n’est pas nouvelle, mais l’historien des sciences Sébastien Dutreuil (2021) nous rappelle la singularité de l’hypothèse Gaïa : premièrement, là où les théories organisme-environnement prennent généralement pour objet les populations ou espèces, l’hypothèse Gaïa accorde une puissance d’agir à l’ensemble des êtres vivants pris collectivement ; deuxièmement, là où les théories organisme-environnement s’intéressent généralement aux modifications locales, l’hypothèse Gaïa traite de phénomènes qui s’étendent à l’ensemble de la planète, dont les exemples les plus paradigmatiques sont la composition de l’atmosphère et la régulation de la température.
Il est coutumier désormais de considérer que « l’intrusion de Gaïa », comme l’appelle la philosophe des sciences Isabelle Stengers (2013), nous confronte à la dimension planétaire de l’agir humain, c’est-à-dire à la fois à son enchevêtrement aux puissances d’agir des existants autres qu’humains et à son impact sur les cycles biogéochimiques qui fabriquent l’habitabilité de la Terre. La dimension planétaire de l’agir humain nécessite un changement profond des catégories de notre anthropologie politique et explique l’immense difficulté que nous avons à politiser les enjeux aux échelles spatio-temporelles auxquelles notre puissance d’agir nous confronte. Le terme de « planète » ou de « planétarité » devient alors, pour certaines personnes, le nom d’un décentrement radical des sociétés humaines face à des logiques qui leur sont incommensurables (Spivak 1999; Likavčan 2019; Chakrabarty 2021; Neyrat 2021) tandis que le terme « terrestre » désigne la nécessité politique de leur prise en considération pour maintenir plus spécifiquement les conditions de vivabilité de la Terre, seule planète connue à ce jour à rendre la vie possible par la vie elle-même (Latour 2020; Maniglier 2021).
Il faut donc pouvoir dire que nous ne vivons plus sur la même planète que celle des Modernes, quand bien même ils l’ont en partie terraformée, et que, si la globalization était l’achèvement – aux deux sens du terme – du globe de la modernité, malgré leurs modes de spatialisation sensiblement différentes, Gaïa nous confronte, elle, à une autre spatialité. Gaïa se caractérise en fait par une pluralité de spatialités : la spatialité des flux financiers n’est pas la même que celles des cycles biogéochimiques, et pourtant toutes les deux coexistent et interagissent. Ainsi, après le pavage territorial du globe terrestre et le maillage réticulaire de la globalization, il faudrait parler de feuilletage terrestre de Gaïa pour désigner la diversité des spatialités propres à tous les êtres qui ensemble font la TerreJe dois ces termes de « pavage », « maillage » et « feuilletage » à Magali Reghezza (2015) mais que je travaille dans un sens bien différent.. Nous sommes davantage face à une pelote de laine – mieux : un plat de spaghettis Voir l’article de Vanessa Morisset dans ce numéro. – que face à une balle en caoutchouc que l’on pourrait « comprimer » ou « trouer ».
Une approche topologique seule est donc insuffisante pour aborder cette forme de spatialité plurielle, car celle-ci nécessite la prise en considération de la topographie terrestre (villes, déserts, forêts, montagnes, etc.), des « paysages » de Gaïa, de ce que Anna Tsing appelle les « patchs » (Tsing, Mathews, et Bubandt 2019; Tsing et al. 2020). Ainsi les sciences du Système Terre, en particulier celles qui étudient « la Zone Critique », située entre la canopée sylvestre et les fonds marins où se fabrique et s’expérimente l’habitabilité de la planète, doivent réaliser leurs observations et collectes de données dans des endroits très précis, d’extension limitée, pour étudier l’enchevêtrement des cycles biogéochimiques (Gaillardet 2023). Comme l’explique le géochimiste Jérôme Gaillardet, les processus de la Zone Critique sont profondément non-scalables et ne sont pas reproductibles comme tels en laboratoire, du fait d’un différentiel de vitesse trop important des taux de transformation observés sur le terrain. Il existe une tension trop grande entre les expériences en laboratoire et les observations sur le terrain : lorsque les scientifiques essaient de reproduire comment les minéraux des roches sont transformés en matériaux du sol, les taux de transformation obtenus en laboratoire sont beaucoup plus rapides car tous les facteurs qui jouent un rôle sur le terrain, comme la circulation de l’eau ou la composition de l’atmosphère, ne peuvent pas être reproduits intégralement. Il est donc nécessaire d’étudier chaque phénomène in situ. Comme le dit Gaillardet, pour résoudre ce problème de cinétique, « l’espace se substitue au temps » (2023, 167), à travers notamment un réseau mondial d’observatoire de la Zone Critique. Après l’annihilation de l’espace par le temps, l’intrusion de Gaïa marquerait ainsi le grand retour de l’espace !
Une des conséquences majeures de ce feuilletage terrestre est que l’espace de Gaïa n’est pas uniforme et homogène comme l’était le globe terrestre, et encore moins monolithique comme l’était, malgré son caractère hétérogène et différencié, l’espace globalisé. Gaïa résiste à toute forme de totalisation. Elle n’est pas « l’ensemble des êtres vivants », mais plutôt leur « extension vitale » (Dutreuil 2020, 181‑82) sous la forme des propriétés géophysiques de la planète : l’atmosphère, les continents et les océans. Cela signifie que Gaïa n’est pas réductible à la somme de ses parties et doit être considérée comme une entité à part entière. Néanmoins, elle n’est pas non plus une nouvelle forme de holisme, une sorte de super-organisme, ni même de système cybernétique (Latour et Lenton 2019, 677). Latour propose ainsi de renverser le credo holiste en affirmant que « le tout est toujours plus petit que ses parties », dans la mesure où « le tout » est quelque chose qui vient s’ajouter aux « parties », juste à côté d’elles, comme leur extension, et non au-dessus, comme leur totalisation : « le tout n’est rien au-dessus des parties mais leur est continu – le mot partie étant une manière assez maladroite de nommer la façon dont les éléments se superposent les uns aux autres » (Latour et Lenton 2019, 677).
Ce point crucial permet de comprendre que Gaïa ne désigne pas une interconnexion universelle des êtres dans un tout harmonieux, téléologique, voire théologique (Latour 2017b). Loin de l’image irénique d’un tout dans lequel « tout est connecté », véhiculée par l’image du Globe tout comme par la dialectique du Global, Gaïa est intrinsèquement divisée car les êtres qui fabriquent l’habitabilité de la planète, les rivières, les montagnes, les plantes, ont « différentes manières de s’enchevêtrer » (Latour et Lenton, 2019 : 678). Les cycles biogéochimiques ont des temporalités variables, entremêlées et emboîtées (Gaillardet 2023). C’est d’ailleurs la désynchronisation de ces différentes boucles, leur découplage, par la combustion des matières fossiles, qui télescope le temps long du stockage sédimentaire avec le temps court de résidence atmosphérique, qui déclenche l’intrusion de Gaïa à travers le réchauffement climatique. In fine, ce feuilletage terrestre de la planète crée des phénomènes d’empiètement, dont dérivent des formes de conflit « géosociaux » (Maniglier 2021).
L’espace terrestre correspond donc à une imbrication très singulière du tout et des parties. Comme le dit Patrice Maniglier, « les parties impliquent quelque chose du tout, chacune de nos actions est devenue immédiatement planétaire et terraforme la planète » (Maniglier 2023). Néanmoins, les parties ne font pas seulement parties du tout, au sens où elles participent au tout, elles font et défont aussi le tout : elles sont parties prenantes, c’est-à-dire qu’elles ont une prise sur le tout. Si le tout n’est qu’une extension de ses parties, quelque chose qui vient à côté plutôt qu’au-dessus, si donc le tout est plus petit que ses parties, il faut pouvoir dire réciproquement que les parties sont plus grandes que le tout. Les terrestres, les existants qui fabriquent l’habitabilité de la Terre, ne sont pas réductibles à leur participation au tout : ils ne sont pas des parties dont la nature et la fonction sont déterminées par le principe d’organisation interne du tout. Ils maintiennent quelque chose de leur capacité d’agir, de leur identité propre, de leur différence donc, d’où le fait qu’ils ont la capacité de transformer et changer la nature du tout lui-même. Et c’est bien cela qu’on désigne par la notion d’Anthropocène : le fait que certaines parties, un certain groupe de terrestres, se déploient d’une manière qui altère le tout lui-même jusqu’à l’excéder, dans tous les sens du terme.
Enfin, le dernier point, non des moindres, réside dans la forme de ce temps associé à l’espace terrestre. Nous avons vu que l’espace globalisé tendait à annihiler l’espace par le temps. Ce temps-là correspondait au temps des nouvelles techniques de transport, d’information et de communication, mais aussi et surtout au temps de la dialectique du capitalisme mondialisé qui contracte l’espace et le différencie pour augmenter la plus-value. Ce temps-là est un temps unique, linéaire, orienté, qui se confond avec une flèche. Le temps de l’espace terrestre, lui, est, comme nous l’avons dit, un temps multiple. C’est un espace « grouillant de processus temporels entrelacés » (Gaillardet 2023). Plus encore, c’est un espace de la durée (et dont on espère qu’il durera). Avant d’être un plat de spaghettis, Gaïa était une soupe bactérienne, une espèce de vase, à l’extension très limitée, qui, au cours de plusieurs milliards d’années, par endosymbiose et coévolution, a engendré non seulement l’ensemble des formes de vie existantes, mais la Zone Critique elle-même, qui s’étend désormais de la canopée des arbres aux fonds des océans. L’espace terrestre n’est pas seulement un espace qui a une longue histoire, mais c’est aussi un espace qui dure au sens où il se développe continuellement en se transformant comme un morceau de musique.
Ainsi l’espace terrestre n’est pas seulement un espace intrinsèquement dynamique, comme l’était déjà l’espace élastique de la globalization, qui pouvait se former et se déformer au gré d’une dialectique qui usait du temps comme quatrième dimension spatiale. L’espace terrestre est plus encore : il est un espace animé. C’est la forme même de l’espace qui réagit à l’action des terrestres. Si jusqu’à présent nous avons parlé d’une succession de formes spatiales ou de régimes de spatialité, on voit qu’on a affaire ici à une forme spatiale qui ne préserve pas la distinction entre forme et contenu, ni l’idée d’invariance de la forme. Étrangement, mais profondément, le retour du problème de l’espace avec l’Anthropocène permet au fond de résoudre une aporie de la réflexion sur les régimes d’historicité, à savoir la manière même dont on pense leur succession. À l’âge de l’Anthropocène, on comprend que la nature même de l’espace terrestre implique une variabilité des formes même de l’espace. Nous nous trouvons donc, à tous égards, dans un espace-durée, un espace-temps qui n’est pas, bien sûr, contrairement à l’espace-temps einsteinien, une sorte de forme universelle donnant un cadre cosmologique global aux modélisations physiques, mais une réalité à la fois naturelle et politique, physique et biologique, substantielle et formelle.
Nous n’avons fait ici que poser les grandes lignes d’une interrogation sur la nature de cet espace : avec son feuilletage de temporalités multiples et sa structuration où les parties sont plus grandes que le tout, il pose des défis conceptuels qui nécessitent une réévaluation des catégories philosophiques traditionnelles liées à l’espace et à la durée qui seront sans doute au cœur de nos préoccupations politiques dans les temps qui restent.
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