Hériter des Temps Modernes
Il était naturel que le premier dossier de la revue Les Temps qui restent porte sur la question même qui est à son principe : comment hériter des temps modernes ?
Dans les deux sens, bien sûr : hériter de la revue Les Temps Modernes, hériter de l’époque « les temps modernes ». Mais plutôt que de demander à des personnalités intellectuelles de nous dire de quelle manière elles imagineraient la reprise du geste qui avait conduit à la fondation des Temps Modernes en 1945, il nous a paru plus intéressant de leur demander de nous éclairer sur la nature du temps dans lequel nous entreprenons cette reprise – ou du temps que nous « avons » pour l’accomplir. Aussi ce dossier aurait-il pu s’intituler : « En quels temps vivons-nous ? »
Il regroupe une quinzaine de textes envoyés par des personnalités, éminentes ou émergentes, issues de différentes disciplines, en réponse au texte-programme de la revue rédigé par Patrice Maniglier, qui ouvre ce dossier.
On y trouve de l’histoire (Dipesh Chakrabarty, François Hartog, Zoltán Boldizsár Simon), de la philosophie (Etienne Balibar, Bernadette Bensaude-Vincent, Jeanne Etelain, Catherine Malabou, Vladimir Safatle, Martin Savranski), de l’anthropologie (Eduardo Viveiros de Castro), de la sociologie (Peter Wagner), de la psychanalyse (Silvia Lippi), du droit (Marine Yzquierdo), de l’histoire de l’art (Vanessa Morisset), et de la géochimie (Jérôme Gaillardet).
Mais outre la diversité des disciplines, on observe aussi une certaine diversité d’approches et d’orientations théoriques. On voit apparaître des lignes de partage, qui ne sont pas des lignes de front, mais de subtils décalages de perspective, qui composent une sorte de paysage coloré, avec des pôles d’attractions, des lignes de force, des chemins de traverses.
Ainsi, plusieurs contributions reviennent bien sûr sur la notion d’anthropocène et s’interrogent sur le changement de régime d’historicité qui caractérise le présent et ce qu’il signifie pour l’histoire humaine : ainsi des contributions de Chakrabarty, Hartog, Simon, Wagner, mais aussi Malabou et Safatle.
Mais d’autres dirigent plutôt notre attention vers un nouveau type d’espace, celui de la Terre, et s’interrogent sur le genre de complexité, de multiplicité, d’enchevêtrement qui conditionne le temps lui-même, notamment Etelain, Bensaude-Vincent, Viveiros de Castro, Savransky, mais aussi Lippi ou Morisset.
Certaines prennent la question plutôt du point de vue de l’héritage de certaines figures centrales de la modernité : ainsi de la notion freudienne de perversion (dans le texte de la psychanalyste Silvia Lippi), de celle de personne juridique (dans celui de l’avocate Marine Yzquierdo) ou du futurisme italien (dans la contribution de l’historienne d’art Vanessa Morisset).
D’autres contributions se placent plus résolument du côté de la rupture, de la différence radicale que le présent fait, et s’interrogent sur la nature de cette rupture. Ainsi celle d’Etienne Balibar qui soutient que la révolution informatique met au défi les notions même de politique et d’histoire ; celle de François Hartog qui prolonge sa réflexion sur les régimes d’historicité pour caractériser l’anthropocène ; ou de Martin Savransky qui appelle à une politique de la « décivilisation ».
Il y a bien d’autres manières encore de faire apparaître ces dialogues plus ou moins explicites, plus ou moins souterrains, plus ou moins repérables, entre les contributions réunies dans ce dossier. On laissera à chaque lectrice et lecteur le soin de les dégager, afin de se faire sa propre idée de ce paysage qu’est le présent lui-même. Car celui-ci ne saurait jamais se réduire à une seule de ses versions : il n’est que le diagramme subtil et coloré des différentes versions qu’il donne de lui-même. C’est ce diagramme que nous espérions commencer à dégager – et l’on ne peut être plus comblé que nous le sommes.
Malgré sa richesse, ce dossier n’est cependant qu’un début. La décision est déjà prise : il connaîtra d’autres éditions. Les Temps qui restent, après tout, ne font que commencer. Et nous continuerons à nous interroger sur ce que signifie : hériter des (temps) modernes.
Dai Tempi Moderni ai Tempi che restano : Storia e avvenire di una rivista, storia e avvenire del mondo
Questo testo è servito da programma per la costituzione del collettivo e della rivista Les Temps qui restent. In esso, Patrice Maniglier spiega perché il gesto fondatore della rivista I Tempi moderni, dopo la Seconda Guerra Mondiale, può e deve essere nuovamente messo in atto nella congiunzione attuale. Non più, tuttavia, a nome di quella totalizzazione aperta che era la Storia secondo Sartre, ma a nome di quell’altra figura della totalizzazione che è l’irruzione del Terrestre, sulla quale “inciampa” l’idea stessa di Modernità. Il testo si conclude con una descrizione dettagliata del sito e della sua governance.
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La planète et la guerre
Le grand historien post-colonial Dipesh Chakrabarty avait marqué les esprits en faisant remarquer qu’avec l’apparition de la notion d’anthropocène, le partage entre histoire et géologie était remis en question. Il prolonge cette réflexion, en montrant comment la guerre, cet objet fondateur de l’histoire depuis Thucydide, ne saurait plus désormais se penser sans la planète. La guerre ne peut déplacer les frontières à la surface de la terre, sans transformer la terre tout entière, notamment du fait de son caractère massivement émetteur en gaz à effet de serre. Cette nouvelle donne appelle à une nouvelle réflexion morale, politique et stratégique sur la guerre. Un texte d’une extrême actualité.
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La grande désynchronisation
Pour le géochimiste des « zones critiques » qu’est Jérôme Gaillardet, la Terre n’est pas un stock fini de ressources, c’est un ensemble de cycles de natures et d’échelles spatiales et temporelles très différentes, mais entrelacés. Un processus qui prend des millions d’années ouvre à un autre qui prend quelques secondes, qui à son tour en entretient un autre de plusieurs centaines d’années. Le global s’articule au local directement : dans le temps. Toute vie s’improvise dans ces cycles, les reproduisant et les altérant à la fois. Le « temps présent » n’est pas celui d’un épuisement des ressources planétaires, mais une grande désynchronisation : une forme de vie particulière bouleverse les cycles qui la rendaient possible sans s’ajuster à ces changements. Réajuster les temps, tel est le défi des « temps qui restent ».
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Sur la catastrophe informatique : une fin de l’historicité ?
La catastrophe digitale en cours fait des humains des inforgs, des organismes configurés et traités par l’informatique. Cela reconfigure les relations de pouvoir, de travail, et de production et circulation du symbolique : ce sont des conséquences anthropologiques. Elles nous font courir le risque de la disparition de l’historicité.
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Les oreilles sur Terre, à l’écoute de la polychronie
La philosophe Bernadette Bensaude-Vincent soutient ici que le régime temporel esquissé dans ce premier numéro des Temps qui restent se distingue effectivement de celui esquissé par Sartre en 1945. Non cependant parce qu’il impliquerait un futur incertain, problématique. Mais parce que la crise écologique actuelle nous conduit à interpréter littéralement l’expression « les temps qui restent », c’est-à-dire (1) à prendre en compte une pluralité de temporalités au lieu de spéculer sur le sens et le tempo de la flèche du temps et (2) à considérer les restes, résidus omniprésents, de trajectoires temporelles hétérogènes et enchevêtrées, qui composent des paysages-temps plus ou moins harmonieux.
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Temps du monde/Temps de l’anthropocène: le simultané du non-simultané
Le créateur des notions de « régimes d’historicité » et de « présentisme », aujourd’hui incontournables, l’historien François Hartog, prolonge ici ses réflexions sur le temps. Il note que tout temps historique organise toujours une conjonction du simultané et du non-simultané : ainsi les spectres sont-ils passés et présents, le Dieu incarné dans le Christ éternel et temporel, les Indiens que rencontrent les espagnols contemporains et archaïques, le progrès présent et futur, etc. Il esquisse alors une grande frise qui va de l’Antiquité à aujourd’hui, pour présenter « l’Anthropocène » une nouvelle figure de ce simultané du non-simultané. Apprendre à vivre dans ce temps, c’est déjà se doter des outils pour le penser.
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Les temps humains de l’Anthropocène
Zoltán Boldizsár Simon propose d’analyser les “temps de l’Anthropocène” sous l’angle des “conflits temporels” qui opposent les diverses manières de répondre à la catastrophe climatique et montre qu’ils invitent à repenser la catégorie même d’anthropocentrisme en se demandant jusqu’où celle-ci apparaît véritablement dépassable.
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« Un espace qui dure » : le tournant spatial de l’Anthropocène
On dit et on répète qu’on entre dans un nouveau temps. Et s’il s’agissait aussi d’un nouvel espace ? Dans ce texte, la philosophe Jeanne Etelain revient sur les débats concernant le concept exact du présent (Anthropocène, Capitalocène, etc.), pour montrer qu’ils présupposent non seulement un “régime d’historicité” nouveau, mais aussi un “régime de spatialité” nouveau : il ne s’agit ni de l’espace absolu du globe, ni de l’espace relatif de la globalization, mais d’un espace-durée, un espace qui dure, un espace qui agit, un espace qui vit - et se confond avec la Terre
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Entre roche et cerveau : en quoi consiste exactement une « écologie de l’esprit » ?
Relisant les concepts de “double bind” et de différence chez Gregory Bateson, Catherine Malabou explore ici les méandres paradoxales contenues par l’idée d’une «écologie de l’esprit». Les subjectivités contemporaines (ou «modernes») doivent se saisir comme choses, mais elles peuvent le faire de deux manières: soit comme cerveau (évolution), soit comme terre (anthropocène). Double schize donc, qui dit bien l’affolement des temps présents.
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Écoperversions : Sigmund Freud à l’école de Donna Haraway
Relisant Freud à partir de Haraway, la psychanalyste Silvia Lippi livre une réflexion sur les enjeux psychiques de la crise écologique planétaire. Au-delà de l’angoisse environnementale, on découvre une nouvelle figure du désir, un désir éco-pervers qui invente sans cesse de nouveaux liens instituant de nouvelles durées. La vie sur Terre n’est pas faite de familles, mais de communautés éco-perverses.
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Les droits de la nature : une sortie de la modernité juridique ?
La nature doit-elle avoir des droits ? Dans cet article, Marine Yzquierdo défend l’idée que l’attribution de droits à la nature est une révolution juridique nécessaire pour empêcher la destruction de la nature à laquelle le droit moderne a contribué, et elle montre que cette révolution a déjà commencé.
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Une autre destruction de la nature est possible (I)
Pour que la nature ne soit pas détruite dans les faits, il faut la détruire dans les idées. Tel est l’argument du philosophe brésilien Vladimir Safatle, qui propose ici une contribution originale, de la part d’une figure de la théorie critique d’inspiration marxiste, aux réflexions sur la dévastation écologique globale. L’idée de nature étant liée à celle de liberté comme autonomie, dans le double héritage de la théologie chrétienne et du capitalisme, on ne détruira la nature qu’en réinventant la liberté.
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À quelle époque vivons-nous ?
Peter Wagner revient ici sur la description et l’analyse des discours contemporains qui se réfèrent au passé, à l’histoire ou à la tradition comme témoin de la transformation de notre conscience historique ou sentiment d’historicité.
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Décivilisation écologique: apprendre à vivre à l’improviste dans les temps qui restent
L’heure serait à la « transition » vers une « civilisation écologique » ? Restituant l’histoire de cette notion, mise en œuvre ironiquement dans la Chine contemporaine, le philosophe Martin Savransky lui oppose le projet d’une décivilisation écologique. Comment penser un effort collectif qui essaie, certes, de rendre la vie meilleure sur la Terre, mais ne le fait pas dans la figure du progrès, d’une norme universelle, d’un monde unifié et d’un temps linéaire ? Les temps qui restent seront des temps où la vie bonne ne peut que s’improviser, localement, précairement, expérimentalement.
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Devenir angélique ou humanité perspective :
l’anthropologie chrétienne à l’épreuve des cosmologies animistes
l’anthropologie chrétienne à l’épreuve des cosmologies animistes
L’encyclique du pape François Laudato Si’, en 2015, sonnait comme un virage écologique dans la théologie politique catholique. Invité à se prononcer sur cet événement, l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro soutient que ce retour du christianisme à la Terre bute sur son anthropologie : l’être humain se distingue de toutes les autres créatures par son devenir angélique, promis pour la fin des temps. Il lui oppose une autre manière de penser l’exceptionnalité humaine : celle de « l’animisme », notamment dans les cosmologies amazoniennes, où l’humain est la forme que toute entité a pour elle-même. Ce n’est pas alors dans le temps, mais dans l’espace, que l’humain négocie sa différence. Et de conclure : on a besoin de « procéder à une réforme agraire en philosophie »…
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