Entre les archives de Naples :
l’événement du gribouillage

Dans la deuxième chronique de sa série, Francis Haselden se penche sur les archives bancaires de la ville de Naples où se cachent des images inattendues. Des centaines de gribouillages surgissent des volumes épais dans lesquels les comptables notèrent entre les XVIIe et XIXe siècles les prêts octroyés. Hommes qui défèquent, oiseaux qui tourbillonnent, formes abstraites, autant d’événements graphiques qui interrompent la temporalité de la dette.

« tra mille libri, tra mille scritture / tra mille libri, tra mille scritture »

Ce qui est prêté doit être rendu. L’argent part puis revient. On n’oublie pas le créancier, encore moins le débiteur. Mais pour ne pas oublier ceux qui s’endettent, il faut « mille libri, mille scritture » (mille livres, mille écritures), comme le note en 1787 un comptable napolitain anonyme dans un registre du Banco del Salvatore.

ASBN Banco del Salvatore, giornale copiapolizze de 1787, mat. 2051 (u.p.v)

Dans ce va-et-vient, le mouvement temporel n’est pas celui du progrès où le passé misérable se trouve remplacé par un présent heureux. Il est celui du retour du même, celui de la circularité de la dette – prêter puis rendre, prêter puis rendre de nouveau – et donc celui de la prédétermination de l’avenir. Une somme est donnée par quelqu’un à quelqu’un d’autre au temps t, mais elle devra être restituée au temps t’. Sans les intérêts, il n’y a pas d’accumulation mais simple stagnation. Le créditeur se met à vivre pour rendre, puis, forcé de réemprunter, il doit rendre jusqu’à sa mort. Ce qui doit arriver est ainsi déjà écrit, étant littéralement tracé à la plume dans les registres. Comme l’échange est différé, il n’est pas ici seulement question de ducats ou de force de travail vendue pour le remboursement, mais aussi de mémoire, celle qui inscrit le montant, les noms des contractants, les dates de l’opération et des remboursements prévus.

Cette mémoire dépend de l’écriture, la technologie née au temps du développement économique des cités : « Au début, souligne Jack Goody, l’écriture fut employée, en Mésopotamie, pour la tenue des livres, plutôt que pour consigner par écrit des mythes et des rituels. Mais les livres […] établissaient principalement la comptabilité des provisions du temple : ainsi, bien que l’écriture fût pratiquée par les prêtres et par les administrateurs du temple, et qu’elle fût, dans sa forme achevée, peut-être une invention du temple, son origine n’était guère religieuse dans le sens courant du terme, mais résultait de la nature de l’économie qui prévalait dans la société mésopotamienneJack Goody, La Logique de l’écriture, trad. Anne-Marie Roussel, Paris, Armand Colin, 1986, p. 60 (cité par Colette Sirat, « Scrivere per diletto », dans Giuseppe Zevola (éd.), Piaceri di noia. Quattro secoli di scarabocchi nell’Archivio Storico del Banco di Napoli, Milan, Leonardo, 1991, p. 19.) Il faut souligner l’importance du travail de Giuseppe Zevola qui, pendant des années, a retrouvé les gribouillages disséminés dans les archives.. L’écriture rappelle à l’ordre et permet l’organisation raisonnée de l’économie en fixant les opérations. Avec une calligraphie soignée, les comptables napolitains tracent des lettres et des chiffres en suivant le mouvement linéaire de l’écrit. Cadencées, leurs mains vont toujours de gauche à droite, en descendant la page, pour former des lignes de textes unidirectionnelles. Comme un refrain monotone, à un rythme régulier, des phrases types apparaissent, indiquant que telle personne doit telle somme. Au fur et à mesure, l’immense mémoire du créancier s’agrandit, mais pourtant rien ne change : les pauvres devront rendre ce qu’ils doivent. L’écriture répétée structure leur vie – retour de la somme prêtée, retour à la ligne – et leur rappelle ce qui est dû et quand il faut rendre les sommes prêtées. Les misérables ne seront pas oubliés, tout est écrit.

Mais il se passe quelque chose de plus « entre » les mille livres et les mille écritures. En répétant sa petite phrase, « tra mille libri, tra mille scritture / tra mille libri, tra mille scritture », notre comptable s’intéresse moins aux livres et écritures qu’à ce qui se passe « entre » eux. Car entre ces livres surgit quelque chose qui fait dévier la ligne trop sage, dirigée dans un seul sens. Des centaines de scarabocchi (gribouillages) émergent des volumes : des représentations figuratives – chevaux, oiseaux qui défèquent, hommes qui urinent, visages grotesques, navires, lieux géographiques, étoiles, astronefs, encensoirs –

ASBN Banco del Popolo, giornale copiapolizze de 1761, mat. 1630 (pn. p.v.)

et des gribouillages purement abstraits – spirales, carrés, triangles, pointillés, traits droits horizontaux, verticaux et obliques. Souvent, cette foule de formes incongrues recouvrent sauvagement les pages ; parfois elles se manifestent discrètement dans un coin. Le trait est tantôt lâche, tantôt accentué ; il forme des vides et des pleins. Peu importe que l’encre pas encore sèche ait formé des taches : des taches s’ajoutent aux taches que sont fondamentalement les gribouillis.

ASBN Banco del Popolo, giornale copiapolizze de 1761, mat. 1601 (s. p. r)

Soudainement, dans un registre datant de 1777, une forme s’élance hors d’un calcul.

Banco del Popolo, giornale copiapolizze de 1777, mat. 2129 (pr. p. r.)

Des nombres naît un oiseau hâtivement dessiné, plein de vivacité, qui s’envole vers la partie gauche de la page, là où ne se dirigent pas d’ordinaire les mains des comptables lorsqu’ils écrivent. Nul rapport entre l’animal et le calcul depuis lequel il sort : la forme dessinée rompt avec son contexte, ou, plus précisément, elle l’interrompt en introduisant de la rupture entre les mille livres et les mille écritures. Interruption du rythme quotidien du comptable : jour après jour, celui-ci remplit les registres, mais, grâce au gribouillage, il s’accorde un moment de liberté pour laisser déambuler sa main certainement ennuyée et fatiguée de son parcours balisé. Interruption aussi de l’ordre linéaire de l’écriture : les centaines de formes griffonnées se trouvent pour la plupart au début et à la fin des registres épais, comme si elles constituaient l’introduction d’une œuvre, qui présenterait les intentions de l’auteur, et sa conclusion, qui ferait la somme de ce qui a été écrit. Mais qu’il soit au début ou à la fin, le gribouillage n’en reste pas moins entre les registres, dans la mesure où il s’immisce dans l’ordre trop fluide et réglé du texte en partant dans tous les sens. Entre les livres, le dessin n’ouvre pas l’espace de l’interstice qui sépare deux lettres ou deux mots, celui qui lie et différencie pour créer du sens. Il s’agit plutôt de l’entre de la rupture, celui qui dérègle et délie au lieu de rassembler pour former un tout homogène. Interruption enfin de l’ordre temporel de la dette : la temporalité des lignes gribouillées n’est pas celle de l’avenir prédéterminé mais celle de l’ouverture sur un « possible impossibleFrançoise Dastur, La Phénoménologie en questions, Paris, Vrin, 2003, p. 167. ». La ligne, qui apparaît à l’improviste, s’avance là où elle veut, vers ce qui reste fondamentalement imprévu, aucune direction ne lui étant donnée au préalable. Sans prévision, elle se jette à travers la surface de la page en ne sachant pas ce qu’elle deviendra. Sans provision réelle, ce que ne ferait pas un banquier raisonnable, le dessin s’élance dans un geste de dépense pure et prend fin quand l’encre tarit.

« Tra mille libri, tra mille scritture », le gribouillage devient un événement, ce qui sur-vient (ex-venire) de la page contre toute attente et introduit une brisure temporelle. Il advient sans être une conséquence qui se déduirait de conditions. Une cause aura beau lui être attribuée – l’ennui ou le plaisir du geste –, il n’en reste pas moins que la forme griffonnée se présente comme un effet qui provoque de la surprise, son existence n’étant pas projetée à l’avance comme un possible réalisable. Bien que les dessins des comptables naissent du contexte qu’est la rédaction monotone des livres de compte, celui-ci n’est jamais le leur, contrairement aux dessins de maîtres. Ainsi, dans le Codex Vallardi datant du xve siècle, Antonio Pisanello rassembla des centaines de feuilles remplies de dessins, minutieusement réalisés, avec des modelés subtils, tous s’intégrant pleinement dans leur contexte : ils sont là où ils devraient être, à savoir dans un recueil de dessins qui seront réemployés plus tard en tant que modèles. Même si la virtuosité artistique dont témoignent les dessins de Pisanello peut susciter de l’admiration, ils ne produiront pas le choc des gribouillages napolitains. Choc que ne manquera pas de provoquer un cheval qui cabre : quelques traits suffisent pour qu’un comptable, dans le registre du Banco Ave Gratia Plena de 1690, trace l’équidé à la tête minuscule, le corps rond, lequel traduit davantage le plaisir de la courbe géométrique que le souci de réalisme. Que fait un cheval dans un registre comptable ? Inutile de chercher la raison d’être de l’animal dans les lignes de dette qui, manifestement, ne peuvent pas tout prévoir. En s’arrachant d’un contexte qui lui est extrinsèque, le gribouillage fonde le sien propre et, par sa fulguration soudaine, il devient sa propre origine.

Fulguration qui rend le gribouillage-événement « non-datableClaude Romano, L’Événement et le monde, Paris, PUF, 1998. », selon le terme de Claude Romano. Il ne se présente pas comme un fait accompli à tel moment mais, au contraire, résiste à sa datation qui le fixerait docilement à une place temporelle en le délimitant par d’autres faits avant et après lui. L’impression ressentie devant les registres napolitains est celle que l’on peut avoir lorsque l’on trouve sur le sol un petit bout de papier sur lequel quelques traits ont été griffonnés : quand, pourquoi, pour quoi, qui ? se demande-t-on. Surprise de l’inattendu : les questions fusent mais demeurent sans réponse devant ce petit accident – accidens, la chose qui « arrive » mais aussi ce sur quoi l’on tombe.  La confusion s’accroît dans le cas des dessins napolitains qui, comme des éclats, surgissent des pages dans un foisonnement chaotique : deux têtes d’hommes, un corps enfantin, spirales absurdes, hachures obliques, grandes courbes parallèles s’entremêlent sur une seule et même page dans un registre de 1782. Certes, certains comptables indiquent parfois qui s’est permis d’arrêter de faire les comptes : « Io Gennaro Paparone hoffatto questo » (Moi, Gennaro Paparone ai fait cela) est-il écrit dans un registre de 1780. Mais faut-il croire l’auteur de ces lignes ? Peut-être qu’il ment, et, dans tous les cas, Gennaro Paparone est une exception, car la plupart des comptables ne s’identifient pas. Des noms apparaissent ici et là : Marco, Carlo Mastellone, Giovanni, Luigi Mennillo, Luigi Elefante, Gennaro Leotti ; mais l’on ne saura pas qui ils sont. Par malice, certains se mettent même à jouer avec des destinataires inconnus en jouissant d’entretenir le mystère de l’auctorialité : « Chi a scritto questo ab un tempo, et chi lo legge anco esco / ne a di detto nome« Celui qui a écrit cela à un moment et celui qui le lit encore aujourd’hui, en a dit le nom » (la phrase est difficilement traduisible, tant la langue, mêlée au dialecte napolitain, ne correspond pas à l’italien contemporain).», note quelqu’un en 1638. Quelqu’un ou quelques-uns ? Qui ? Quand ? À ces questions les gribouillages anonymes ne répondent pas mais se contentent de se déployer dans les livres. Contrairement à ce que fait la datation précise des opérations bancaires, les pages griffonnées font dévier la ligne du temps. Celle-ci, alors qu’elle est censée s’avancer dans une direction, se met à se retourner sur elle-même pour former un chaos temporel qui sourd de la page, sur laquelle passé, présent et futur s’entrelacent dans le tourbillon des lignes des dessins. Mille livres, mille écritures, mille mains, mille moments.

Sans origine précise, inexpliqué, le gribouillage-événement n’a également aucune fin. Il ne se laisse pas réduire à une étape d’un processus finalisé, comme l’est par exemple l’esquisse préparatoire, conçue comme moment nécessaire d’une œuvre à venir. Aucun avenir ne prédétermine le sens des traits, aucun projet ne guide leur mouvement. Le gribouillage conserve le pur élan de l’esquisse – premier jet, jaillissement – tout en lui retirant sa destination. Pourtant, certains dessins dans les archives bancaires pourraient faire croire que le trait se perfectionne afin de produire une image mieux réalisée que les simples gribouillages. Dans le registre de 1775 du Banco del Popolo

Banco del Popolo, giornale copiapolizze de 1775, mat. 2067 (pn. p. v.)

quatre oiseaux se jouxtent, tous ont la même forme, avec de longues plumes rectrices et la tête tournée en arrière. Mais celui à gauche a davantage de détails que les autres : le trait est plus appuyé, les hachures ornent son corps, quelques motifs sur sa queue l’embellissent. En revanche, l’oiseau le plus à droite, légèrement en dessous des autres, a la forme la plus schématique : un simple contour qui indique un bec et un buste parvient à peine à suggérer un oiseau. Tout se passe donc comme si le comptable avait progressivement cherché à maîtriser son art en commençant par l’oiseau de droite pour finir avec celui de gauche. Or, si tel est le cas, a-t-on encore affaire à des gribouillages ? Voir dans ces quatre oiseaux un mouvement de perfectionnement serait présupposer que le comptable a commencé par le plus schématique pour aller vers le plus détaillé, ce dernier étant conçu comme la figure achevée. Cependant, rien dans la juxtaposition des images n’indique leur direction. Du reste, rien n’empêche le dessinateur qui s’ennuie de procéder par schématisation plutôt que par raffinement : l’oiseau le plus fantomatique serait, peut-être, le dernier à avoir été réalisé. Mais, dans les deux cas, il ne faut pas se laisser séduire par une lecture finalisée de l’ordre des quatre oiseaux : en tant que gribouillages, les dessins ne vont ni vers le détaillé ni vers l’épure ; ils ne vont précisément nulle part. Ils se suivent – mais lequel fut le premier et lequel fut le dernier ? –, sans que l’un d’entre eux soit la destination des autres.

Si les lignes du gribouillage ne vont nulle part, elles ne restent pourtant pas immobiles mais ne cessent de se mouvoir. Ce qui importe est le mouvement du trait qui s’élance, à l’instar d’un dessin innocent d’un registre de 1632-1633.

ASBN Banco dei Poveri, giornale copiapolizze de 1632-1633, mat. 161 (pr. p. r.)

La figure est celle d’un oiseau, mais tout le plaisir vient de la ligne qui s’enroule sur elle-même, indéfiniment, faisant varier à chaque instant le diamètre des ellipses qui forment le corps de l’animal. La petite image tourbillonne dans un mouvement circulaire qui, au lieu d’être un retour sur soi, consiste en une sortie hors de soi, pure fuite en avant, en arrière, en haut, en bas, l’énergie enfantine du geste s’alimentant du plaisir de son propre déploiement. Chaque gribouillage est un commencement, dans le double sens énoncé par Jean-Luc Nancy : « Le dessin est l’ouverture de la forme. Il l’est en deux sens : l’ouverture en tant que début, départ, origine, envoi, élan ou levée, et l’ouverture en tant que disponibilité ou capacité propreJean-Luc Nancy, Le Plaisir au dessin, Paris, Galilée, 2009, p. 9.. » Chaque spirale de l’oiseau est le début d’une autre, celle-ci s’ouvrant à son tour sur une autre, et ainsi de suite ; le geste même de gribouiller, consistant à tournoyer la plume, rend compte de sa disponibilité à la forme naissante, puisqu’elle part sans l’intention de dessiner une forme définie. Disponibilité semblable à la personne qui tâtonne dans le noir, prête à découvrir ce qui n’est pas encore évident, à cette différence près qu’elle ne cherche rien de particulier mais jouit de l’émergence inattendue des choses invisiblesJacques Derrida, Mémoires d’aveugle, Paris, RMN, 1990..

La main gribouilleuse avance comme un petit air de musique. Rien d’étonnant alors que de nombreux bouts de partitions parsèment les registres sous lesquelles sont ajoutées des paroles : « Vaga donzella / Vaga donzella / Vaga donzella » (jeune femme superficielle, jeune femme superficielle, jeune femme superficielle) doit-on chanter, ou plutôt fredonner, alors que les notes changent constamment dans la petite partition du registre du Banco di San Giacomo de 1738.

Banco di San Giacomo, giornale copiapolizze de 1738, mat. 887 (pr. p. v.)

Cette « vaga donzella » ne serait-elle pas l’ensemble des gribouillages, tous superficiels, tous pas très sérieux, tous des fredonnements graphiques qui affleurent à la surface des pages ? Le déploiement musical du fredonnement, dont le plaisir vient de la simple émission d’un son et non du talent du chanteur, est à l’image de celui de la ligne, pur faire et non fait qui s’étire sans fin.

Sans fin ? Le dessin, « tra mille libri, tra mille scritture », risque de disparaître rapidement, son irruption étant aussi vive que fugace. Après avoir interrompu le cours normal du temps, il est à son tour interrompu par les affaires sérieuses. Le fredonnement se termine, la ligne s’arrête, le comptable se remet au travail. Tandis que les œuvres d’art sont conservées comme des monuments, exposées et étudiées, les gribouillages-événements, qui apparaissent « entre » leur support dans un contexte qui ne les nécessite jamais, plongent dans l’oubli. Les graffitis sont recouverts, les post-it sur lesquels des formes ont été tracées lors d’une conversation téléphonique sont perdus, les livres dans lesquels se trouvent les dessins des comptables sont fermés puis rangés parmi les mille autres livres. Par principe, le gribouillage est destiné à ne pas rester au centre de l’attention et devenir un objet d’admiration : on ne gribouille pas pour faire œuvre. Que reste-t-il alors de l’événement du dessin ? Étymologiquement, evenire ne signifie pas seulement « se produire », mais, comme le note Romano, « échoir » à quelqu’unClaude Romano, L’Événement et le monde, op. cit.. L’événement implique le sujet qui ne peut pas oublier l’image surprenante. Celle-ci laisse sa trace : stupéfaction, rire, plaisir de la découverte et, finalement, rétention de quelques images. Naîtra peut-être le désir de pénétrer dans les archives à la recherche des autres images cachées et donc de retenir ce qui se dérobe. Mais, ce faisant, ne suis-je pas en train de dénaturer le gribouillage voué à disparaître ? L’encadrer, trop l’étudier, retirerait ce qui en fait sa nature : celle d’être pur commencement et donc aussi pure disparition.

Pourtant, ce qui est perdu ne l’est pas définitivement. Respecter la nature du gribouillage en le laissant disparaître « tra mille libri, tra mille scritture » ne signifie pas ne plus le revoir. À peine quatre lignes sinueuses suffisent pour former en 1669 le profil grotesque d’un homme à la langue flexueuse qui jaillit de sa bouche ;

ASBN Banco Ave Gratia Plena, giornale copiapolizze de 1669, mat. 425 (t. p. r.)

mais cette sinuosité, sitôt disparue, réapparaît en 1690 sous la forme d’un autre profil d’homme à l’apparence plus naïve,

ASBN Banco dei Poveri, giornale copiapolizze de 1690, mat. 662 (pr. p. r.)

pour, de nouveau, se retrouver dans la fumée d’une pipe sur laquelle tire une figure humaine dessinée en 1713.

ASBN Banco del Salvatore, giornale copiapolizze de 1713, mat. 583 (t. p. r.)

Les innombrables comptables répètent les formes disparues – visages, spirales, animaux –, tout comme nous répétons, dans nos propres gribouillages, ces visages, spirales, animaux. La ligne gribouillée ne prend donc pas fin mais, légèrement déformée, elle renaît, ininterrompue, la ligne de la langue devenant ligne d’un nez, qui se transforme en volutes de fumée. La disparition d’un dessin est la naissance d’un autre, fait par d’autres mains, dans d’autres registres, à d’autres époques. L’événement du gribouillage n’advient pas pour de bon, à cet instant-ci, sous cette forme précise, mais, avec sa discrétion propre, ne cesse d’arriver. Sa répétition n’est en rien celle du crédit qu’il faut rembourser, puisque ce qui revient, tout en se perpétuant, change de forme et arrive à l’improviste. Dans ce mouvement de retour, tout se passe comme si les deux vers de notre comptable anonyme ne cessaient d’être fredonnés par une foule d’anonymes : « tra mille libri, tra mille scritture / tra mille libri, tra mille scritture ».