Le métro qui s’élance suit un trajet prédéfini et s’arrête là où il doit s’arrêter, de sorte qu’un plan du circuit peut être représenté sur une carte. Le raisonnement philosophique obéit à une logique similaire : il commence quelque part en partant de prémisses et aboutit à une conclusion, si bien que l’on peut vérifier sa validité. La personne qui dessine réalise l’idée qu’elle a à l’esprit, les traits s’agençant entre eux pour constituer progressivement un dessin qui devrait être conforme au dessein initial. Tous les éléments s’enchaînent en se déduisant les uns des autres.
Ces pensées sur la nécessité d’une forme définie et de l’enchaînement des traits auraient pu venir à l’esprit d’une personne secouée par le mouvement frénétique du métro, surtout de William Anastasi, un artiste qui prenait fréquemment le subway newyorkais dans les années 1970 pour rejoindre John Cage et jouer aux échecs. Le projet d’Anastasi conjugue la maîtrise du protocole de création et l’ouverture au hasard : tenant un stylo ou un crayon, il s’assied dans le wagon, pose une feuille blanche sur ses genoux, ferme les yeux et, au moment où la machine se met en marche, laisse les vibrations du train guider ses mains. Naissent alors les Subway Drawings, une série d’œuvres aux formes chaotiques, constituées de lignes tantôt longues, tantôt courtes, toujours nerveuses et tremblantes. Le choix d’utiliser dans la plupart des cas un crayon n’a rien d’anodin. Comme le note Hubert Damisch, « à la différence du trait de plume (et du trait de pinceau lui-même), le trait de crayon n’autorise ni pleins ni déliés. On peut seulement l’appuyer, l’épaissir, le repasser, le renforcer par un autre trait (ce qu’on nommait “trait de force”), le redoubler, le multiplier, voire le raturerHubert Damisch, Traité du trait, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1995, p. 60. ». Le crayon oblige à répéter le geste – ce que fait Anastasi, pris par les secousses du train qu’il enregistre – et à faire de chaque trait la trace du mouvement général. Alors que la carte du système de transport est déjà disponible, chacun pouvant savoir où il ira et quel chemin prendre, les lignes partent, semble-t-il, dans tous les sens. Au parcours planifié du transport s’oppose le chaos apparent du gribouillage.
La technique employée par Anastasi est pourtant ancienne. Léonard de Vinci se laissait également guider par un mouvement non maîtrisé en s’abandonnant à un « laisser-dessinerÉric Pagliano, « La rature en suspens. Pratiques de la rature dans le dessin (XVIe-XIXe siècles) », dans Jean-Luc Nancy (dir.), Le plaisir au dessin : Carte blanche à Jean-Luc Nancy, Paris, Hazan, 2007, p. 194. », comme l’attestent les lignes noirâtres et entremêlées qui composent les corps difficilement distinguables de la Vierge, de sainte Anne, de l’enfant Jésus et du jeune saint Jean-Baptiste dans plusieurs de ses études préparatoires. Plutôt que de chercher à fixer une forme grâce à des lignes finies, Léonard enjoint à s’autoriser la rature en laissant la main vagabonder sur la feuille : « Toi qui composes des peintures d’histoire, ne fixe pas la position de chaque membre de ces histoires avec des contours précis car il t’arrivera ce qui arrive à beaucoup de peintres, lesquels veulent que le moindre trait à la pierre noire soit valableLéonard de Vinci, Libro di Pittura, Florence, Pedretti, 1995, I, § 181, p. 219-220, cité et retraduit par Éric Pagliano (« La rature en suspens. Pratiques de la rature dans le dessin », art. cit., p. 193). ». Il s’agit alors de prendre le risque de produire des componimenti inculti (compositions incultes) qui laissent apparaître des traits non « valables ». Mais qu’apportent ces errements ? « J’ai même vu des formes dans les nuages et les taches des murs qui font naître en moi de belles inventions de choses diverses, et même si ces formes manquaient de fini dans chacune de leurs parties, elles n’étaient pas dépourvues de perfection dans leurs gestes ou autres mouvementsIdem.. » La perfection obtenue réside dans le mouvement même des traits qui, à l’instar des Subway Drawings, semblent être pris dans une agitation constante. Ce n’est plus l’artiste qui ordonne le mouvement mais autre chose, à savoir, dans le cas de Léonard, les corps eux-mêmes, et, pour Anastasi le tremblement énergique du wagon.
Pourquoi gribouiller dans le métro ? Tandis que les dessins de Léonard se rangent davantage du côté de l’ébauche (abozzo) que du gribouillage, dans la mesure où il s’agit de travaux préparatoires qui donneront lieu à des peintures, les traits épars d’Anastasi s’offrent d’abord au spectateur comme de simples traits. Les dessins ne représentent rien, ne servent à aucun projet à venir et ne manifestent aucune maîtrise technique particulière. Pourtant, l’apparente insignifiance des gribouillages n’implique pas qu’ils soient dénués de fonction. Alors que le métro avance dans une seule direction, allant nécessairement à l’endroit prévu en un temps relativement régulier, l’ennui saisit inévitablement le voyageur. Celui-ci, à la recherche d’une distraction quelconque, gribouille quelque chose. Le dessin devient dans ce cas une échappatoire à la monotonie du trajet. De même que l’élève lassé par une leçon se met à peupler les marges de son cahier de formes griffonnées, de même le gribouilleur du métro orne son trajet par ses dessins. Ce serait donc là, semble-t-il, l’enjeu du gribouillage : laisser la main et le trait errer afin d’échapper à un espace et à un temps insupportables. Regarder un gribouillage reviendrait alors à ressentir le désir de s’extirper d’une situation, de produire un ailleurs grâce à l’image. Contrairement à la peinture d’histoire ou aux œuvres dites engagées qui représentent un événement important et qui visent à changer le statu quo, le gribouillage incarne la fuite. Fuite du temps présent en tant que passe-temps ; fuite de l’espace en tant que composition de formes fugitives qui manifestent le repli du dessinateur sur sa page, son attention se portant ailleurs. La simple disposition des gribouillages, parfois au dos des œuvres achevées, comme les caricatures quasi démoniaques au dos des panneaux latéraux du Tryptique de la Vierge à l’Enfant (1464-1470) de Giovanni BelliniGabriella Pace montre que l’essor du collectionnisme au xviie siècle chez les familles aristocratiques et les cardinaux a permis la conservation des dessins rassemblés en volumes ou en albums de collection, formant alors de véritables galeries portatives. Seulement, une telle pratique a caché le verso des pages sur lequel se trouvaient une foule de gribouillages et caricatures laissés par l’artiste (« Recto/verso. Motiv-emotiv », dans Francesca Alberti et Diane Bodart, dir., Gribouillage, Paris, Beaux-Arts de Paris, 2022, p. 73-90)., souvent dans les marges, indique leur discrète réserve : ils ne constituent pas le corps de l’œuvre mais, en tant que parerga, se placent toujours à côté de celle-ci, souvent cachés, loin du regard des collectionneurs et des historiens de l’art. En matérialisant la volonté d’échapper à une situation jugée monotone, les gribouillages se glissent simultanément hors de l’emprise du discours savant qui leur assignerait un sens ou un rôle. Hors de la sphère publique, des galeries, des musées, des catalogues, ces images furtives forment un lieu de l’intime, celui du dedans qui est protégé de l’Histoire.
Mais l’acte de gribouiller constitue-t-il réellement une forme de fuite du temps et de l’espace ? Les dessins d’Anastasi montrent au contraire que le gribouillage relève d’une pratique créative qui ancre l’image dans le hic et nunc du geste, de sorte que le dessin, au moment même où il apparaît comme une manière d’échapper à une situation, est coextensif et coprésent à celle-ci.
– Le « ici » du gribouillage : on peut voir des lieux à distance, prendre une carte et s’élever au-dessus d’une ville ; on peut parler d’un lieu pour que le destinataire se l’imagine ; on peut produire des images des immeubles, ce qui constitue autant de manières de représenter un lieu. Où se situe alors le « ici » de la représentation ? Si quelqu’un indique un point sur une carte et dit : « Prince Street est ici », personne ne doutera du fait que cet arrêt de métro est bien situé à cet endroit de la carte. Reste que le point sur la carte a pour ici sa position sur la carte et non la position réelle à Prince Street. Il faut être à Prince Street pour dire « Prince Street est ici ». Le point sur la carte ne fait que renvoyer à un lieu dans l’espace sans chercher à devenir identique à cet espace même. Autrement dit, l’ici de la représentation est toujours métaphoriquement là-bas, ailleurs. Comment une représentation peut-elle alors avoir un ici qui ne soit pas métaphorique ? Les Subway Drawings répondent à la question : les lignes erratiques sont faites ici, dans ce wagon, sur ce trajet, dans cette ville. Les traits ne renvoient pas à un lieu mais sont l’espace même du wagon, dans la mesure où le mouvement qui agite le train devient le mouvement des lignes. Le gribouillage ne vise pas à constituer une représentation de l’espace mais plutôt à émaner de celui-ci, à être sa continuation non interrompue par le geste consistant à former l’image du lieu. Le ici du trait est le ici de l’espace.
– Le « maintenant » du gribouillage : si l’on représente un métro qui s’approche du quai, le maintenant de l’image ne correspondra pas au maintenant où se trouve le métro. Un écart temporel sépare les deux maintenant, écart mis en évidence par le mouvement des yeux de la personne qui dessine : ils sont dirigés vers le train, puis ils se baissent pour accompagner le mouvement des mains traçant la forme sur le support. Or Anastasi ne baisse pas les yeux ; il ne les ouvre même pas. Portant des lunettes noires, il garde la tête levée au moment où ses mains dessinent des traits, abolissant ainsi l’écart temporel entre le maintenant du représenté et le maintenant de la représentation. Les Subway Drawings sont réalisés à l’aveugle, ce qui, outre le simple fait que le dessinateur ne regarde pas ce qu’il fait, signifie que le maintenant du gribouillage est coprésent avec le maintenant dans lequel il est réalisé.
Une telle adhésion à l’ici et au maintenant repose sur la négation de la représentation qui caractérise les gribouillages. Loin d’être des perceptions d’une forme reconnaissable, comme celle du wagon ou d’une station de métro, les dessins d’Anastasi sont des sensations. Les traits sont les vibrations du train qui passent à travers le corps du récepteur. Anastasi ne les reproduit pas mais les capte, devenant ainsi un sismographe du moment présent. Ces traits sont immanents et non transcendants : ils n’impliquent aucune coupure avec le contexte, car ce dernier, au contraire, vibre en eux. Mais dès lors que les gribouillages sont conçus comme des sensations et non des perceptions, la question se pose de savoir de quoi ils sont les sensations. Ont-ils un objet spécifique, une forme sensible précise ? Pures sensations, les gribouillages d’Anastasi manifestent le choc premier du contact sans pour autant renvoyer à un objet spécifique qui causerait ce choc. C’est pourquoi ils se présentent comme un chaos de lignes qui peuvent être « lues » dans tous les sens sans qu’une direction précise ne s’impose au regard. Comme le note Gottfried Boehm, le dessin comme ligne inchoative, toujours naissante, ne se laisse pas diriger de manière unidirectionnelle mais peut sans cesse partir ici ou làGottfried Boehm, « Zur Archäologie der Zeichnung », dans F. Bach et W. Pichler (dir.), Öffnungen. Zur Theorie und Geschichte der Zeichnung, Munich, Wilhelm Fink, 2009, p. 43-59.. Si les traits sont constitués successivement au fur et à mesure que le corps et le train se balancent, leur reconstitution au sein d’une narration qui leur assignerait un ordre significatif, un parcours sensé, s’avère impossible : ils ne font que témoigner de ce choc initial de la sensation du mouvement.
De toute évidence, les images ne captent pas l’odeur ou un éventuel goût du métro, mais relèvent en premier lieu du toucher, ce sens de la proximité quasi fusionnelle avec l’objet ressenti. Mais, précisément parce qu’elles ne représentent aucune forme reconnaissable, leur force de captation est sans limite : elles n’accueillent pas seulement les vibrations du train, mais aussi les minuscules tremblements des rails, les légères secousses des briques formant les murs des tunnels, les déplacements des usagers qui patientent sur les quais. Et, de loin en loin, les mouvements de la ville entière se retrouvent dans un simple dessin composé de lignes chaotiques. L’objet des gribouillages n’est donc pas une chose aisée à déterminer, car ceux-ci, en tant que pur accueil à un « il y a » donné par la sensation, incarnent la vibration de tout ce qui vibre, ici et maintenant. Loin de préciser leur lieu et leur moment de réalisation, les gribouillages s’ouvrent à tout. Les dessins d’Anastasi poussent donc plus loin les gribouillages d’un Léonard, qui, malgré l’apparent chaos des formes de ses compositions, mêle lignes raturées et lignes non raturées, tandis que l’artiste new-yorkais ne sélectionne rien mais accepte tout. Il revient alors au spectateur de se mettre dans la même disposition accueillante, à devenir le même corps vibrant, et d’étendre son attention à l’illimité de l’ici et maintenant de l’image.
Ancrés dans le présent de leur réalisation, s’ouvrant à un espace de plus en plus vaste, les gribouillages se présentent moins comme des distractions qui auraient pour but de créer un ailleurs, loin d’ici, mais comme une manière de faire le relevé sismographique du présent. Quand bien même l’acte de gribouiller viserait à porter l’attention vers autre chose que ce vers quoi elle devrait être tournée, le geste erratique témoigne de l’adhésion à l’espace et au temps de sa réalisation. Mais ce qui vaut pour les dessins d’Anastasi vaut-il pour tout gribouillage ? Force est de reconnaître qu’au moment où l’on découvre des petits dessins, en apparence insignifiants, laissés ici et là, souvent cachés du regard, l’on se met à deviner le contexte de leur apparition. Tandis que la vue d’un tableau happe le regard pour le faire plonger dans la scène et oublier l’ici et maintenant de la réalisation de l’image, le fait de tomber sur un griffonnage précipite le spectateur dans le moment précis de sa production : les formes géométriques ou figuratives qui ornent les marges des cahiers des écoliers sont les traces de l’ennui ou d’une attention différée éprouvés à ce moment-ci et en cet endroit précis, si bien que, même s’ils ont été faits pour échapper à la monotonie d’un cours, ces dessins sont pleinement ancrés dans la situation présente.