Lettre ouverte aux Juifs et Juives du Brésil

Le philosophe Peter Pál Pelbart appelle la diaspora juive à ne pas taire le génocide en cours en Palestine. En nommant clairement la responsabilité d’Israël, cette diaspora peut contribuer à enrayer la machine discursive qui cherche à justifier les pires horreurs au nom de la « sécurité » et de la « paix ». Celles-ci ne seront pourtant possibles pour Israël que lorsque les Palestinien·nes y auront également droit.

Peter Pál Pelbart est l’un des philosophes brésiliens contemporains les plus originaux et importants. Ses travaux portent sur les rapports entre clinique et philosophie, la continuation de la tradition Nietzsche/Deleuze et les défis contemporains de la philosophie politique. Comme éditeur de la maison d’édition n-1, Pelbart a permis que soient introduit·es au Brésil plusieurs auteurs et autrices des nouvelles configurations de la pensée critique. Mais surtout cette position lui a permis de mobiliser de façon conséquente l’opinion publique brésilienne depuis les années du gouvernement d’extrême droite de Jair Bolsonaro. 

Lorsque le génocide palestinien a commencé, Pelbart a fait paraître en mars 2024 un livre courageux, co-écrit avec son ami israélien Bentzi Laor, O judeu pós-judeu : Judaicidade e etnocracia [Le Juif post-juif. Judéité et ethnocratie], dans lequel il revendique la force éthique de la tradition hérétique du judaïsme (Rosenzweg, Benjamin, Derrida) afin de faire une critique radicale de l’ethnocratie que l’État d’Israël est devenu. Une ethnocratie qui se sert du trauma social (entre autres, de la mémoire du génocide des Juif·ve·s d’Europe) pour justifier des pratiques d’apartheid, de militarisation de la société et de massacre quotidien des Palestinien·nes. 

Son appel à la réactualisation de l’être-juif diasporique l’a conduit à mener diverses mobilisations pour alerter la communauté juive brésilienne sur la nécessité d’une résistance active contre la pire de toutes les violences en cours. Il a organisé des manifestations, des publications pour briser le silence, en soutenant une position qui lui a valu des attaques de toutes sortes. En pensant à partir de sa propre condition, il a ravivé la force critique d’une pensée située.

Vladimir Safatle (philosophe, écrivain et musicien brésilien, professeur de théorie des sciences humaines à la Faculté de philosophie, langues et sciences humaines de l’Université de São Paulo).

Le visage de l’Autre dit : « Tu ne tueras point ! ». C’est là l’expression la plus forte de l’éthique juive, selon le penseur Emmanuel Levinas.

Or, ce que nous voyons le plus aujourd’hui, ce sont les visages suppliants qui demandent : « Pourquoi nous tuez-vous ? ». Les Palestinien·nes de la bande de Gaza meurent de faim, de soif, du manque de médicaments, des drones tueurs, des bombardements aériens, des déplacements forcés, de l’épuisement, de la terreur psychologique et physique… Ils enterrent leurs bébés par dizaines chaque jour, leurs parents, leurs maris, leurs femmes, souvent des familles entières, et nous voyons quotidiennement sur leurs visages la dévastation et la révolte, la faim et la supplication.

Imaginons un instant que deux millions d’Israélien·nes soient soumi·es par un État étranger envahisseur à un confinement équivalent. Si plus de quinze mille bébés juifs avaient été assassinés, autant de femmes juives massacrées, vierges, enceintes, âgées, mères. Imaginons deux millions d’Israélien·nes juifs encerclé·es de toutes parts, mourant de faim, de soif, de maladie, faute de médicaments, dans des villes dévastées, sans électricité, sans téléphone, contraint·es de se déplacer sans cesse d’un endroit à l’autre, d’une ville à l’autre, à pied, à la recherche d’une éventuelle ration, à la merci de bombardements aléatoires, soumis.es à l’humiliation, à la dépossession, à la destruction de leurs conditions d’existence minimales, et à la menace explicite qui plane dans l’air, prônant leur extermination totale. Le monde occidental ne se lèverait-il pas à l’unisson pour dénoncer un nouvel Holocauste, un génocide, une barbarie sans précédent, et utiliser tous les moyens de pression économiques, médiatiques, militaires, atomiques si nécessaire, pour s’opposer et tenter d’éviter à temps une telle hécatombe ? L’Europe, toujours soucieuse d’expier sa culpabilité, et les États-Unis, toujours alliés inconditionnels, n’enverraient-ils pas dans la région leurs flottes navales équipées jusqu’aux dents ?

Vous allez me dire que ce scénario imaginaire s’est déjà produit pendant la Seconde Guerre mondiale, et que personne ne s’est levé à temps pour s’y opposer ! C’est vrai ! Et cette tache ternira à jamais l’histoire européenne et américaine. À l’époque, d’après ce qu’on nous dit, la plupart des gens ne savaient rien des Camps. Et les rares personnes qui étaient au courant, du pape au président américain, n’ont rien fait. C’est vrai ! Mais aujourd’hui, nous savons tous, nous voyons en direct et en couleur à la télévision et sur les réseaux sociaux, et pourtant nous regardons en silence, comme si cela ne nous concernait pas. Mais nous savons ! Nous voyons ! Nous sommes témoins ! Pourquoi restons-nous silencieux ?

Le gouvernement israélien prétend défendre Israël et empêcher qu’un Holocauste ne se reproduise : « Plus jamais ça ! ». Et il prétend le faire au nom des juifs et des juives du monde entier. « Pas en notre nom », criaient les étudiant·es juif·ve·s à Berlin ou à New York il y a quelques mois, avant d’être arrêté.e.s par la police. L’État d’Israël n’a reçu de la diaspora juive aucun mandat pour exterminer, en son nom, la société palestinienne et l’expulser de sa terre, et encore moins pour la décimer. Les délires de Trump sur la Riviera du Moyen-Orient, ainsi que ceux des ministres du gouvernement israélien qui prônent une Nakba définitive, devront encore être jugés par l’Histoire, tout comme leurs auteurs.

Tout juif ou juive, aussi éloigné(e) soit-il/elle de la vie de la communauté juive, aussi libéré(e) soit-il/elle de toute marque liée à la vie juive dans sa dimension culturelle, religieuse ou communautaire, a néanmoins, dans la plupart des cas, survécu d’une manière ou d’une autre à une catastrophe collective explicitement dirigée contre son ascendance juive.

C’est pourquoi je me permets de m’adresser à tous les Juifs et Juives brésiliens qui éprouvent encore un sentiment de répulsion pour toute guerre génocidaire, a fortiori celle commise par des Juif·ve·s. Je m’adresse également spécifiquement à tous les Juifs et Juives brésilien·nes qui ont une certaine influence publique, écrite, orale, médiatique, académique, institutionnelle, scientifique, politique, artistique, religieuse, économique (et ils ne sont pas peu nombreux - mais cet appel s’étend évidemment à tous et toutes), car je sais que rien ne perturbe plus l’establishment israélien que les manifestations de protestation émanant de Juifs et Juives insoumis·es dispersé·es à travers le monde. Les manifestations contre la politique du gouvernement israélien qui ont lieu en dehors d’Israël sont immédiatement disqualifiées par sa presse comme antisémites, et sont même utilisées pour renforcer la croyance trompeuse selon laquelle « tout le monde est contre nous ». Mais lorsqu’elles sont organisées par des Juif·ve·s, cette accusation ne tient pas la route : leurs protagonistes seront tout au plus qualifiés de traîtres. C’est peut-être le seul moyen de pression qui nous reste. Et si cette vague prend de l’ampleur, l’alibi selon lequel Israël agit au nom et pour la défense de tous les Juif·ve·s s’effondrera ! Non, ce qui est en jeu, même aujourd’hui, avec l’attaque contre l’Iran, ce n’est pas la survie du peuple juif, que la politique israélienne compromet frontalement en étendant sa rage guerrière et en attisant l’antisémitisme dans le monde, mais la survie du gouvernement le plus brutal, fasciste et corrompu de l’histoire de ce pays. Et bien sûr, la survie du peuple palestinien.

Ainsi, conscient du pouvoir multiplicateur que l’essor économique et l’intégration sociale dans les domaines les plus divers de la société brésilienne ont apporté à ses Juif·ve·s au cours des dernières décennies, je pense que nous avons le devoir éthique de nous exprimer publiquement et d’encourager la majorité silencieuse à trouver le courage de défier la tutelle idéologique et politique qu’Israël exerce sur les institutions et les communautés juives, en les réduisant au silence ou en les obligeant à s’aligner automatiquement.

Les Juif·ve·s se sont senti·es personnellement visé·es par les massacres perpétrés par le Hamas contre les Israéliens – chacun s’est senti comme une victime. Comment se fait-il qu’ils ne se sentent pas personnellement impliqués lorsque les auteurs de ces tortures collectives sont Israéliens ? Tout est antisémitisme, tout le monde est contre nous, répètent-ils, incapables de voir les scènes de tragédie humaine à Gaza car les médias locaux refusent de les diffuser. Le discours qui utilise la souffrance historique du peuple juif pour justifier la brutalité d’un gouvernement qui a transformé l’État hébreu en un empire théocratique expansionniste et colonial, suprémaciste et génocidaire, s’est effondré. Il est temps de briser ce miroir qui nous renvoie l’image des plus grandes victimes de l’histoire et de voir le visage de ceux qui se trouvent de l’autre côté du miroir, suppliant, et répétant simplement : « Tu ne tueras point ».

Chaque jour, l’évidence élémentaire devient de plus en plus flagrante : tant que les droits historiques, politiques et territoriaux des Palestinien·nes ne seront pas reconnus, la légitimité d’un foyer national juif sera entièrement compromise. Les Israélien·nes n’auront droit à la paix et à la sécurité que si et quand les Palestinien·nes jouiront du même droit. Et cela ne se produira que si et quand Israël (et le monde) reconnaîtra sa responsabilité dans la tragédie des réfugiés palestiniens et se montrera disposé à offrir une réparation historique, y compris la restitution des terres, le droit au retour négocié, des indemnités matérielles et immatérielles pour tous types de pertes et de préjudices, de traumatismes et de séquelles, avec les compensations appropriées.

Quelle que soit l’issue ou le dénouement à Gaza, ce nom ne sera jamais effacé de la mémoire du monde. Il planera sur l’histoire d’Israël – et par conséquent sur celle des Juif·ve·s – comme une tache indélébile, une souillure ineffaçable – et toutes proportions gardées, tout comme le ghetto de Varsovie sera à jamais indissociable de l’histoire allemande. Comment cela pourrait-il ne pas nous bouleverser ? Cette marque ne restera-t-elle pas gravée à jamais, tout comme le meurtre d’Abel sur le front de Caïn ?

Ce qui était auparavant de la honte s’est transformé en colère. Pourtant, nous avons le sentiment que ces quelques gestes que nous entreprenons, ces mots que nous prononçons, ces débats ou ces actions que nous proposons sont insuffisants. Car est grande notre impuissance sur le théâtre du monde.

Comment citer ce texte

Peter Pál Pelbart , « Lettre ouverte aux Juifs et Juives du Brésil », Les Temps qui restent, Numéro 5, Printemps (avril-juin) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-5/lettre-ouverte-aux-juifs-et-juives-du-bresil