Gabriel Bortzmeyer, Lettre n° 1
Chère Teresa, cher Jean-Michel,
Voilà dix ans maintenant que j’essaie de faire se rencontrer le cinéma et les interrogations écologiques. Ces dix ans d’errance théorique, passées à sauter d’un corpus à un autre, m’auront d’abord fait comprendre qu’il n’y a pas de cinéma anthropocénique en soi. Je n’ai pas encore trouvé de film narrant adéquatement les catastrophes en cours, et j’ai fini par y voir une impossibilité frappant l’ensemble du médium : les cataclysmes actuels sont des « hyperobjets », pour le dire avec Timothy Morton – des objets de dimensions telles qu’ils demeurent insaisissables dans les bornes spatio-temporelles d’un film. Il y a bien des films sur des dévastations locales, par exemple Behemoth de Zhao Liang (sur l’extractivisme minier en Chine) ou Matter Out of Place de Nikolaus Geyrhalter (sur des paysages pollués par des déchets insupprimables). Mais rien sur les processus globaux, peut-être infigurables autrement que par la statistique (par l’abstraction). Une autre perspective touche les fictions de l’éco-anxiété. Rares, elles racontent la difficulté à s’imaginer ce que l’on conçoit clairement mais abstraitement, sans pouvoir rendre sensible ce qui ronge la Terre et les âmes. Nous souffrons encore d’un déficit de représentations en mesure de nous aider à nous situer dans notre présent écologique.
C’est pour cela que, ces derniers temps, j’ai davantage voulu travailler sur la collusion du cinéma avec l’imaginaire industriel qui a précipité le désastre. Le septième art aura été le bras esthétique d’un éthos ingénieurial siphonnant les matières et l’énergie. Il faudrait analyser en ce sens la façon dont tant de films ont promu le machinisme et la motorisation, ou ont fait de la dépense énergétique le clou du spectacle cinématographique. J’aime beaucoup la thèse de Jennifer Fay dans Inhospitable Worlds, qui avance que le cinéma hollywoodien a diffusé une morale de l’aménagement de l’espace négligeant de négocier avec le donné pour à la place raser et construire ex nihilo. L’hybris de l’architecte de The Fountainhead (King Vidor, 1949) pourrait ainsi être vu comme le véhicule d’une idéologie prométhéenne prônant un arrachement aux conditions initiales d’existence. Mais on pourrait proposer des analyses du même acabit pour tout cinéma de studio habitué à recréer le monde sous cloche. En oubliant le monde tel qu’il est, en promouvant sa manipulation forcenée pour construire des bulles esthétiques, ce cinéma a participé à une organisation du déni responsable de la situation actuelle. Il faudrait, pour prolonger, analyser la façon dont le cinéma a durablement exclu de ses sphères de représentation la saleté et, partant, la pollution. C’est là qu’en est mon chantier : comprendre comment un imaginaire sanitaire s’est emparé du cinéma devenu station d’épuration esthétique, au point de refouler tout ce qui flétrit ou fait tache – alors même qu’en art, c’est par la corruption matérielle que les dégâts environnementaux peuvent se rendre sensibles.
Bref, je suis passé d’une interrogation sur une représentation en défaut à une enquête sur l’occultation et ses ressorts idéologiques. Cela peut paraître un peu décevant pour qui cherche un cinéma indiquant « où atterrir ». C’est pour cette raison que je suis curieux de vos trajectoires intellectuelles dans ce maquis de problèmes. Comment faites-vous, vous, pour articuler notre amour des films et notre angoisse des catastrophes ?
Jean-Michel Durafour, Lettre n° 2
Cher Gabriel, chère Teresa,
Je distingue dans ta première missive, Gabriel, peut-être ton premier « missile », au moins deux questions différentes, qui appellent chacune des réponses probablement trop longues pour les contraintes épistolaires que nous nous sommes proposées. Mais qu’à cela ne tienne. Je ne peux commencer qu’en me situant globalement en accord avec le double constat problématique que tu tires : le déficit de représentation et l’occultation idéologique – tu m’excuseras de rester pour l’instant au plus près des mots que tu emploies. Le défaut de représentation d’un changement phénoménal (il appartient au cours de la nature) et pourtant pas du tout phénoménalisable en tant que tel (mais seulement par les points locaux de ses intersections hétérogènes avec notre expérience possible) n’est-il pas identique à celui que Kant avait jadis rencontré à propos du sublime, du « sans forme [formlos] », « état brut de la nature [an der rohen Nature] » qui met en échec notre imagination et avait amené le philosophe à conclure qu’il n’y a pas de sublime dans les arts des images, limités par leurs cadres et rebords et ne pouvant pas éviter de former des objets même minimaux (l’art abstrait n’y échappera pas : une ligne ou un carré restent des figures), si ce n’est sur un mode négatif ? (On pourrait se demander en contexte d’écocide anthropique généralisé que faire d’ailleurs de cet « état brut » de la nature, mais passons…) Serons-nous enclins, pour revenir à nos moutons en extinction de voix, à nous satisfaire d’une telle réponse « anesthétique » ? Cela, vous connaissant tous les deux, serait bien étonnant. Quant au second point que tu abordes, le bilan carbone du moindre film de budget très modeste est incontestablement déplorable et le cinéma – c’est en effet la thèse juste de Jennifer Fay – n’est pas pour rien dans le renforcement historique d’une conception rationaliste de la nature comme chose à maîtriser. Le cinéma a amplifié l’idée que nous pouvions contrôler impunément le climat par l’ingénierie : par différents moyens techniques, on crée sur les plateaux de la fausse neige, des faux ouragans, etc., toutes images d’une nature conçue comme « une énorme machine de plus, un vaste moteur organique sujet à la fois à la surchauffe et à la panne […], un énième traquenard soigneusement tendu aux personnages » (Alan Bilton, Silent Film Comedy and American Culture). Le cinéma – du moins en sa part dominante – est un art climato-constructiviste, dans ses appareils, dans son idéologie, dans son système de production et de diffusion économique. Il n’a cessé artificieusement de manipuler la nature pour l’enregistrement de ses fictions, a grandi avec l’âge industriel de la mécanisation et la pétroculture de la pollution du monde.
Tu demandes comment nous nous y prenons pour nous sortir de ce pétrin ontoligico-idéologique. La tenaille est serrée, elle ne lâche pas facilement sa proie, et je ne saurais répondre pour Teresa, mais je peux commencer à exposer quelques idées centrales de la manière dont je vois actuellement les choses (rien ne m’autorise à penser qu’il en ira toujours ainsi). Il faut en ces matières avoir l’audace d’inventer de nouveaux gestes théoriques. Peut-être n’auront-ils aucune efficacité. Peut-être pas. Dans ma langue, du moins telle que je l’emploie dans un ouvrage à paraître (Qu’est-ce que l’éconologie ? Au bout des images : cinéma, monde, perception), je dirais ce que tu écris plus haut ainsi, et que je n’ai pour l’instant que repris dans tes termes : nous n’avons pas accès au changement climatique. Cette phrase, en apparence provocatrice, il faut bien comprendre en quel sens je la pose : nous ne pouvons pas avoir de représentation adéquate du changement climatique ; le changement climatique n’est pas orienté de notre côté. Il est de l’autre côté. Quand nous avons dit que nous n’avons pas accès au changement climatique, avons-nous pour autant tout dit ? Vous me permettrez d’en douter. Car l’inaccès est un événement auquel il est possible d’avoir accès ou non. Autrement dit, si l’image cinématographique (et toute image au fond) ne peut pas nous donner accès au changement climatique, qui en bonne logique mortonienne est un « ailleurs ailleurs » (Hyperobjects. Ecology and Philosophy after the End of the World), elle peut toutefois nous donner accès à son inaccès. On peut donner à voir, mais aussi donner à invoir. Et cette situation n’est en rien identique à ne pas voir, à être dans l’absence ou le défaut de voir. Simplement il faut pouvoir se dire, avec Hegel (« Le suprasensible est donc le phénomène en tant que phénomène »), que l’autre côté n’est pas de l’autre côté : l’autre côté est l’absolument inaccessible (le réel) dans le monde sensible. Ce qui est l’autre côté dans un monde accessible réduit aux phénomènes, aux apparences, c’est justement l’apparaître lui-même. Il est possible que fasse effraction dans certaines images, dans certains films, « quelque chose » (gardons ce mot vague pour l’instant) qui, pour autant qu’il ne puisse pas relever de l’ordre de la représentation, troue l’image en direction de la présence de l’irreprésentable.
S’il existe un art capable de nous placer dans une telle situation, c’est bien le cinéma. Le cinéma a largement contribué à rendre possible une approche « anticorrélationniste » – pour parler comme Quentin Meillassoux – des images et l’idée que les images ne se limitent pas à ce qui recoupe le monde possiblement expérimentable par l’être humain en proposant une approche, là aussi empirique, de ce que la réalité n’est en droit pas sommable (particulièrement par l’être humain). Le montage, c’est l’idée qu’il peut toujours y avoir une image (un photogramme, un plan) de plus, et par conséquent qu’il manque des images, qu’il ne peut que toujours manquer au moins une image. Cette idée, la peinture n’a jamais pu la produire de la même manière : quand il y a une seule image, on ne se pose pas vraiment la question qu’il en manque ; il en va très différemment quand il y en a plusieurs. À voir les choses ainsi, la distance entre le cinéma et la peinture est infranchissable. Non seulement chaque plan laisse autour de lui une quantité infinie de hors-champ (là où en peinture ce dernier n’existe pas, sinon en étant rappelé indirectement dans le champ), c’est une des idées les plus éculées par la théorie du cinéma, mais l’image globale qu’est le film ne peut jamais se donner comme tout à fait complétée, et le film se retire en partie hors de sa phénoménalisation, dans une existence virtuelle qui n’en est pas moins réelle (au sens lacanien du terme). Le cinéma est le premier dispositif d’images orienté vers la béance qui ne manque de rien de l’autre côté. Il est en cela, dans la nature de son médium, vous m’excuserez de dire les choses trop vite, l’art le mieux équipé pour affronter l’événement visuel de l’irreprésentabilité du changement climatique.
Mais j’ai déjà trop parlé…
Teresa Castro, Lettre nº3
Cher Gabriel, cher Jean-Michel,
Les questions que tu soulèves, Gabriel, me tiennent à cœur et malgré quelques points de désaccord, je partage ton (votre) constat sur la difficulté du cinéma à rendre compte de la sixième extinction de masse. Il est évident pour moi que celle-ci met à mal les représentations, voire qu’elle défie la représentation, comme l’exposent fort bien tes écrits, qui n’ont cessé de cartographier les impasses figuratives du cinéma de fiction face à l’écologie. Mais si la démesure et la complexité des cataclysmes actuels est un fait, je ne suis pas totalement acquise à la thèse de leur irreprésentabilité fondamentale. Ce qui me semble révolu, c’est (entre autres) l’époque des conceptions et des regards totalisants. J’ai parfois l’impression que derrière le constat tout à fait légitime d’un écart entre le figurable et le concevable (question que tu abordes dans ton texte « Infigurables dévastations », paru dans Débordements) s’insinue une sorte de mélancolie de la vue totalisante et de l’intelligibilité qui va avec. Il est vrai, pour citer un exemple bien connu, que l’écologie politique a trouvé dans l’image de la Terre vue de l’espace un emblème puissant ; James Lovelock lui-même a reconnu dans la célèbre « Bille Bleue » un portrait de Gaïa. Mais la notion même d’hyperobjet rend obsolète le fantasme de la clairvoyance. Aucun point de vue ne peut suffire à décrire un hyperobjet ou à le connaître. Que le cinéma s’avère donc impuissant à cet égard me semble tout à fait normal. Que la majorité des films butte encore sur le mythe du « tout voir depuis nulle part » – et de l’être nulle part en prétendant être par tout de la même manière – ne m’étonne pas non plus. Le déficit de représentations auquel tu fais référence, Gabriel, est pour moi symptomatique d’un épuisement des formes, devenues formules. Mais malgré ses limites (et elles sont nombreuses), est-ce qu’un film comme Koyaanisqatsi (Godfrey Reggio, 1982) ne nous dit pas quelque chose du vertige d’échelles qui caractérise notre situation anthropocénique ? Pour le reste, je suis tout à fait d’accord avec Jean-Michel, lorsqu’il suggère que « quelque chose » réussit bien, parfois, à trouer l’image. Mais va-t-elle en direction de l’irreprésentable, ou cherche-t-elle ses représentations ?
Il me semble que toute vision de ce qu’on appelle la crise environnementale ne peut être que partielle. Je choisis sciemment ce dernier mot, en pensant aux savoir situés. Si un « cinéma des terrestres » existe bel et bien, il est pour moi un cinéma des points de vue partiels, localisés, incorporés, changeants. Ces points de vue ne se conçoivent pas par rapport à une totalité quelconque ; en ce sens, ils ne peuvent pas être lacunaires. Mon cheminement vers les horizons écologiques s’est fait de façon naturelle, par le biais de mes travaux sur l’animisme du cinéma, du végétal et du vivant. J’ai cru parfois apercevoir ce « cinéma des terrestres » dans des productions marginales, expérimentales, documentaires, d’artiste. Dans des films témoignant d’une articulation entre régime de l’égard et régime du regard et de l’écoute ; des films cartographiant des enchevêtrements, des façons de « devenir avec » les non-humains et autres qu’humains ; des films essayant de façonner une subjectivité écologique, au-delà de la toxicité ontologique qui nous empêche de faire monde. Autrement dit, des films « animistes », si l’on veut suivre mon hypothèse sur l’animisme comme régime de sensibilité.
Je suis pourtant venue à me poser des questions sur le bien-fondé de cette lecture, qui pourrait ressembler à une forme de « ciné-solutionnisme ». Après tout, face à la crise environnementale, que peut vraiment le cinéma ? Car le cinéma est bel et bien un art du carbone, voire, comme l’écrit Jean-Michel, un art climato-constructiviste. Enfanté par les savoirs chimiques et techniques de la modernité et reposant lui-même sur l’extraction de minerai et les énergies fossiles, le cinéma a tout de suite été mis au service des imaginaires industriels qui sont désormais au cœur de ta réflexion. Ma bifurcation récente vers les histoires environnementales témoigne de cette envie personnelle de prendre acte de la condition extractive, énergivore et toxique de l’industrie photo-cinématographique. C’est-à-dire, le besoin d’assumer les contradictions, d’embrasser le trouble. En vérité, j’aimerais que l’on puisse concilier la réflexion sur la dimension énergivore, polluante et anthropocénique des images cinématographiques avec une discussion sur leurs pouvoirs et puissances si particulières. Comme Jean-Michel, je pense qu’il faut avoir l’audace d’inventer des gestes théoriques, mais aussi de réécrire les histoires du cinéma du point de vue de leurs matières-premières, leurs ressources, leurs déchets, leurs acteurs non-humains et autres qu’humains…
Gabriel Bortzmeyer, Lettre n° 4
Chère Teresa, cher Jean-Michel,
Tes travaux sur l’animisme, Teresa, et ton texte sur les alliances figuratives avec le végétal (« The Mediated Plant »), m’avaient encouragé à approcher la division constitutive du cinéma entre prise de vue réelle et animation à partir de la dichotomie descolienne entre naturalisme et animisme. Si la fiction en prises de vue réelle (PVR) apparaît fatalement anthropocentrée, inapte à dégager d’autres modèles d’agentivité que celui allouant à l’humain la mesure et l’usage de toutes choses, l’animation a pour condition un déplacement et une redistribution des formes de l’agir et du sentir. Je m’étais souvenu d’une hypothèse d’Eisenstein qui, en se basant sur Lévy-Bruhl, voyait déjà dans Disney l’avatar cinématographique du totémisme et de l’animisme. Son application conceptuelle était assez aléatoire mais l’intuition restait terriblement juste : le cinéma d’animation met en scène d’autres cosmologies que la PVR, dans lesquelles se renégocient les partages entre humains et non-humains. S’inventent là des communautés politiques rappelant les plus belles pages de Latour sur le « peuple des Terrestres » dans Face à Gaïa. Peut-être moins dans les fables disneyennes, encore riches d’un sous-texte spéciste et hiérarchique, que dans les productions de l’ONF canadien ou dans celles des studios Mushi ou Ghibli – et même dans la première période de Pixar, jusqu’à Là-haut et son récit d’alliance avec un similo-dodo : Le Jardin d’Ecos de Co Hoedeman, Legend of the Forest d’Osamu Tezuka ou Pompoko d’Isao Takahata sont autant de manifestes pour les droits des non-humains à l’émancipation vis-à-vis de toute tutelle humaine, sur les plans tant morphologique que politique. Sans tomber dans le « ciné-solutionnisme », on peut ici verser dans une forme d’« hétéro-esthésie » qui enseigne à percevoir autrement les réseaux d’interactivité formant un écosystème. C’est ce que font les héroïnes miyazakiennes : sentir les interdépendances, se constituer en interfaces. Ces films façonnent, ou y aspirent, une sensibilité aux milieux, quand la PVR est si souvent suspecte de participation à l’anesthésie.
J’avoue céder à un certain manichéisme conceptuel, d’autant plus limité qu’une part conséquente du cinéma d’animation n’a rien à faire de l’écologie. Peut-être pourrait-on d’ailleurs trouver de l’animisme dans la PVR – par exemple chez Pierre Creton, dans Va, Toto ! –, de même que Charles Stépanoff a identifié sa résurgence ou sa résistance dans des campagnes françaises qu’on a trop vite crues naturalistes (dans L’animal et la mort). Je me suis également demandé s’il n’était pas aussi possible de voir l’analogisme à l’œuvre dans certaines productions expérimentales, mais c’est un champ que je connais trop mal. En l’état, le chantier reste ouvert : dégager d’autres ontologies fabulées par des pans souvent minoritaires du cinéma, qui répartissent autrement les capacités d’agir et symétrisent des relations qui ne soient pas de maîtrise. Ainsi pourrait-on apprendre à « penser comme une montagne » (suivant le mot d’Aldo Leopold) aux côtés de L’homme qui plantait des arbres de Frédéric Back ou à « habiter en oiseau » (suivant celui de Vinciane Despret) avec For the Birds de Ralph Eggleston. Et le monde en serait différent.
Jean-Michel Durafour, Lettre n° 5
Cher Gabriel, chère Teresa,
Évidemment, Teresa a raison de rappeler qu’il n’y a rien d’anormal à ce que la représentation de la crise écologique, de la pollution massive ou de l’extinction de masse des espèces, ne soit que partielle. Tout voir est, en effet, un « mythe ». Je dirais plus volontiers une illusion (comme pour les illusions, écrivait Freud, il arrive parfois, rarement, que ce soit juste et qu’on puisse voir tout ce qu’il y a à voir). C’est d’autant plus juste que c’est en fait le cas de toute perception d’objet. Husserl a beaucoup insisté là-dessus : dans toute perception, il y a toujours une autre face. Le contenu de cette autre face peut changer, par exemple si l’on tourne autour de l’objet ou si l’on tourne l’objet dans sa main, mais il existe toujours une autre face. Cette situation est liée à la structure fondamentale de l’horizon qui organise notre être-au-monde entre ce qu’on voit et ce qui nous reste caché : mais l’horizon n’est pas que l’horizon sensible qui sépare pour nous le ciel et la terre et partage le monde entre un ici et un là-bas, il existe également un horizon interne à chaque chose pour la perception humaine. Et cet horizon, j’ajouterai qu’il ne sépare pas seulement un ici et un là-bas, finalement pas si différents puisque comme le faisait remarquer Alain dans ses Propos de l’autre côté de l’horizon c’est tout pareil qu’ici (« Allez-y voir ; c’est partout comme ici, troncs, feuilles, sentiers, rochers »), il sépare également notre côté d’un autre côté absolument inaccessible, qui est ce qui toujours se recule au fur et à mesure que je m’approche de la ligne d’horizon. Mais peut-être a-t-on basculé de la cosmologie et de la phénoménologie dans la métaphysique. En tout cas, il me semble que c’est là un enjeu important. Car cet autre côté, c’est précisément cela qui nous vient d’une manière absolument nouvelle et radicale dans l’histoire de l’humanité. Et qui peut savoir ce que va faire l’autre côté de notre côté ? Qui peut l’imaginer ? Il me semble qu’il y a là un enjeu plus important pour nous que la simple impossibilité de « tout voir » qui concerne au fond de n’importe quelle chose (il est de la nature d’une chose qu’on ne puisse pas la voir).
À bien des égards, les événements engagés par le basculement écologique planétaire sont des événements dont l’horizon ne nous apparaît pas. En ce sens ils bousculent radicalement tout notre être-au-monde. Pour de tels événements, les propos d’Alain ne se vérifient pas. Ce ne sera pas comme ici, maintenant. Et comment ce sera, nous ne pouvons pas en avoir de représentation idoine. J’ai presque envie de dire : même partielle. En fin de compte, il faut représenter qu’on ne peut pas avoir de représentation correcte même partielle de ce qui nous vient. J’irai même plus loin, en restant encore un peu provocateur (mais il faut parfois cela pour aider certaines idées à faire leur chemin): toute représentation du changement climatique et de ses conséquences ne peut être que réactionnaire car elle ne peut se faire qu’à partir de ce que nous connaissons et qui est déjà passé, qui est précisément le « bon vieux temps » qui disparaît, qui reste en arrière. Or, tout ce qui finit marque aussi le début d’autre chose. Je suis toujours étonné – mais c’est sans doute un réflexe narcissique bien explicable puisque c’est notre cerveau qui pense toute cette situation – de constater combien nous sommes presque exclusivement enclins à nous lamenter de notre responsabilité, du moment où nous disparaîtrons, etc., et combien nous sommes incapables de nous poser la question, typiquement « autre côté », de ce que le monde pourrait exister autrement sans nous. Nous allons toujours vers la fin du monde, qui a peut-être pour certains déjà eu lieu… en reculant. Me revient en mémoire un passage extraordinaire des Illuminations de Rimbaud, dans un poème qui s’intitule étonnamment, prodigieusement, « Enfance » : « L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. » Oui, la fin est aussi un grand commencement.
On peut comprendre à partir de tout cela cette méfiance dont tu parles, Gabriel, à l’égard du cinéma photoréaliste. On se demande bien quel serait le « réalisme » dont on parle ici… Ça a tout l’air d’une impasse. À titre personnel, je n’ai pas beaucoup travaillé sur le cinéma d’animation – un peu dernièrement sur Makoto Shinkai – mais je comprends tout à fait qu’on puisse soutenir, et peut-être serai-je amené à le faire un jour, que c’est en s’éloignant le plus de la prise de vue réelle (ça vaut aussi pour tout une part du cinéma numérique) que le cinéma peut nous protéger de l’illusion qu’il pourrait malgré tout parvenir à représenter dans toute la correction indicielle requise le changement climatique. Au moins, avec le cinéma d’animation, on se débarrasse de cette illusion et on peut avancer. Alors oui, se tourner vers d’autres formes cinématographiques voire audiovisuelles, permet en effet de poser une question, inverse, qu’on n’a pas posée pour l’instant tout à fait : qu’est-ce que le changement climatique fait à notre conception et à nos pratiques du cinéma ? Qu’est-ce que le cinéma fait à notre qualité de sujet ? Voilà une question qui me préoccupe beaucoup. Cette question, l’écologie aussi – nous n’allons pas revenir ici sur toutes les analyses importantes et bien connues de Bruno Latour et de quelques autres – la pose d’une manière brûlante. Le théoricien Jean-Louis Schefer disait que le cinéma nous a historiquement rendu visible comme une espèce mutante. Il avait ses raisons de la dire. Nous pouvons avoir les nôtres.
Teresa Castro, Lettre nº6,
Cher Gabriel, cher Jean-Michel,
J’entends ce qu’écrit Jean-Michel lorsqu’il observe, en fin philosophe, que les événements engagés par le changement écologique planétaire bousculent radicalement notre être-au-monde. Je pense à cette autre question, désormais maintes fois répétée, au point d’être devenue une sorte de mantra des « peuples des Terrestres » en cours de constitution ou à venir : comment habiter le monde, voire comment faire monde dans une planète de moins en moins propice à la diversité de la vie et de ses formes, biologiques et culturelles. Une planète délitée, à bout de souffle, ravagée et ruinée par les guerres et l’extraction ; une planète, comme on dit parfois, de plus en plus « inhabitable ». Notre être-au-monde a de quoi être bousculé ! À ce propos, j’ai envie de souligner que l’écologie est aussi une affaire de modes et de processus de subjectivation. Comme l’observait Gabriel dans sa première lettre, la contamination toxique ronge la Terre et les âmes. Nos subjectivités sont au cœur du problème : l’écroulement de pans entiers de la subjectivité collective (pour parler comme Félix Guattari) est bien un aspect majeur des effondrements systémiques en cours. Fabriquer des modes de « terrasubjectivation » – en « pensant comme une montagne », en « vivant en oiseau », ou encore en « semant le trouble » (Donna Haraway) – est donc un enjeu de taille.
Peut-être parce que je suis venue au cinéma par le biais de l’histoire de l’art et des études de culture visuelle, je demeure très sensible à l’épaisseur historique de ces questions. Outre la nécessité absolue de combattre l’amnésie et le présentisme sans futur auquel on souhaite nous condamner, ce qui m’intéresse beaucoup dans certains films (en PVR) documentant des luttes passées est la façon dont ils témoignent de tentatives de développer des utopies concrètes et de se réaccorder au monde. Certains de ces films documentent non seulement des luttes, mais aussi des modes de subjectivation forgés dans l’épreuve de la crise environnementale. Je pense à Ogawa Shinsuke et au collectif Ogawa Pro, dont les films profondément engagés relatent, entre 1968 et 1977, le soulèvement contre la construction de l’aéroport de Narita, au Japon, et, à partir de 1977, leur vie collective dans le hameau de Magino, dans les montagnes de Yamagata, au nord du pays. Mais l’on pourrait aussi rappeler l’exemple de Tsuchimoto Noriaki, qui a consacré une grande partie de sa vie aux conséquences tragiques de l’empoisonnement au mercure dans la région de Minamata. Réalisés avec les malades et leurs familles, les films de Tsuchimoto sont une réflexion puissante sur la responsabilité et l’éthique du cinéma documentaire. Tsuchimoto n’a pas tourné de films sur un sujet, mais avec des sujets, dans une forme de « symbiose » qui est alors reconnue comme étant l’horizon du cinéma documentaire japonais.
Je tente une pirouette, me permettant de toucher à plusieurs sujets, dont le cinéma d’animation évoqué par Gabriel et la question posée par Jean-Michel en conclusion de sa dernière lettre. Un film (toujours en PVR et lui aussi aux limites certaines, en particulier en ce qui concerne son substrat écologique) me vient à l’esprit : Le Règne animal de Thomas Cailley (2023). Derrière cette fable sur la différence se profile, il me semble, l’expression d’une intuition contemporaine : la conscience que la crise écologique nous invite à devenir autres. Certes, il ne s’agit pas de « devenir oiseau » ou de « devenir loup », comme suggéré dans le film, mais de devenir autrement humains. En ce sens, Le Règne animal est peut-être « réactionnaire », comme le suggère Jean-Michel. Il est clair que les métamorphoses dont il rend compte restent prisonnières d’un imaginaire ancien, auquel le cinéma d’animation a fourni des expressions flamboyantes. À l’instar d’Eisenstein, je suis fascinée par la « plasmaticité » de ses figures et ce qu’il nous apprend sur l’anthropocentrisme et l’anthropomorphisme. Si l’animisme dans le cinéma en PVR me semble le plus souvent relever d’une question de sensibilité plus que de cosmologie (l’animisme est un concept dont l’anthropologie n’a pas l’exclusivité), du côté du cinéma d’animation, les choses s’articulent autrement. Je suis d’accord avec toi, Gabriel, lorsque tu écris que plusieurs films d’animation ressemblent à des manifestes pour les droits des non-humains à l’émancipation vis-à-vis de toute tutelle humaine, ou encore qu’ils versent dans une forme d’« hétéro-esthésie ». Peu importe qu’on s’y soucie peu d’écologie : au contraire. J’ai envie de dire que l’un des problèmes de « l’art écologique » en général, c’est qu’il se préoccupe trop de « messages » et « contenus ». Or c’est dans sa forme que réside la signification politique propre à l’art – y compris l’« art écologique ».
Mais lorsqu’il s’agit de penser, par exemple, qu’est-ce qui sépare, ontologiquement parlant, le cinéma d’animation du cinéma en PVR, ma réponse serait : rien. Le changement climatique nous invite à élargir la question de la trace à des dimensions ignorées par la théorie classique du cinéma. Le « cinéma », soit-il en PVR ou d’animation, en argentique ou numérique, laisse une empreinte tangible sur le monde. L’ontologie ne renvoie plus à la genèse automatique de l’image ou au transfert de réalité, mais à la substance des images et à leur mode d’existence, voire à ce qu’elles nous apprennent sur les façons de concevoir le monde. Mais cette fois, c’est moi qui a trop parlé.