L’Âge du Lithium ?

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Le fameux tableau de Mendeleïev nous apprend depuis longtemps que le lithium est l’un des composants chimiques fondamentaux. Mais le lithium est aussi un marqueur géologique, l’élément de « la transition écologique » ou encore un psychotrope régulant nos humeurs. Tout dépend des corps dans lesquels il est pris : les roches, les batteries électriques, les cerveaux. Or son action sur ces trois corps n’est jamais neutre, elle dépend de dispositifs techniques et socio-politiques déterminés par des intérêts spécifiques. Le lithium n’existe pas en soi comme élément clé d’un futur écologique ou vecteur de désinhibition de l’extractivisme du capitalisme vert, il devient potentiellement ainsi par l’intermédiaire d’alliances stratégiques à l’intérieur de rapports de force. Comment et pourquoi appréhender les phénomènes et dispositifs qui accompagnent l’émergence du lithium dans notre monde ? 

Les récits dominants, « rédigés et contrôlés davantage par des praticiens que des historiens », comme le montre Pierre Teissier dans son étude critique de l’histoire du lithium, présentent le lithium dans une conception « phasiste » de l’histoire des techniques. Après l’âge du charbon puis du pétrole, arriverait l’âge du lithium, « l’or blanc du xxie » siècle, à l’ère des sociétés de l’information basée sur les énergies renouvelables. Notre intention est de présenter le lithium en rompant résolument avec ce cadre d’analyse phasiste, largement démenti par les travaux d’historiens et d’historiennes qui montrent au contraire que l’évolution des techniques est à comprendre dans une histoire non de phases et d’âges, mais d’empilement, de stratification et de symbioses.

Les sciences humaines ont un rôle essentiel à jouer dans la compréhension de ce que les récits dominants appellent les « transitions » contemporaines. Trop souvent, ces questions sont réservées aux approches scientifiques, techniques, économiques, ou bien traitées uniquement du point de vue des politiques publiques. On y sépare, d’un côté, les disciplines qui s’occupent de la réalité (physique, chimique) et, de l’autre, celles qui s’interrogent sur les meilleurs usages qu’on peut en faire. Le type d’éclairage que les sciences humaines peuvent apporter sur ces phénomènes est de ce fait systématiquement dévalué ou mal compris. Le lithium en est une excellente illustration. Les sciences humaines et sociales ne parleraient pas du lithium - cela, seule la physique, ou la technologie, pourrait le faire - mais des manières humaines de s’en emparer. Notre pari est de montrer qu’elles parlent bien en fait du lithium. En diversifiant les perspectives sur le lithium et en mobilisant des disciplines moins attendues dans les discussions sur un élément de la table de Mendeleïev, l’apport de ce dossier consiste à ouvrir le spectre des expériences hétérogènes que nous en faisons. Le dossier « L’âge du lithium ? », proposé et coordonné par Louis Bidou, rassemble dans cet objectif les points de vue de l’anthropologie, de la philosophie, de la géographie, de l’histoire et du cinéma. Les enquêtes, documents et essais présentés proposent de suivre le lithium, à travers les dispositifs dans lesquels il trouve ses puissances d’agir, comme un marqueur du temps présent.

Il n’est pas sûr que notre âge soit celui du lithium. Mais il est certain que la définition du lithium est une question politique de part en part. Il est urgent de s’en mêler.