La montée de l’extrême droite, vue d’Allemagne

La résistible ascension de l’extrême droite est un phénomène mondial. Au moment où les discussions sont en cours sur le prochain gouvernement et où la gauche s’interroge sur la meilleure stratégie, le sociologue Peter Wagner suggère de tirer les leçons de l’expérience allemande et d’observer les résultats de la dernière élection européenne, pour savoir ce qui pourrait enrayer l’extrême droite durablement - et ce qui, au contraire, la nourrit.

Cela fait au moins dix ans qu’entre amis et collègues d’Allemagne nous avons commencé à nous demander : combien de temps l’Allemagne tiendra-t-elle encore ? Nous songions, bien sûr, à la montée du populisme de droite, qui pouvait être observée dans un nombre croissant de pays, ainsi qu’à la polarisation politique et à l’effondrement du débat public en général. La politique allemande semblait résister à cette tendance, en partie à cause du style sédatif de la chancelière Angela Merkel qui fut à la tête du pays pendant seize ans, en partie aussi à cause de la capacité de négociation, établie de longue date, entre ce qui était autrefois les deux principaux partis, les démocrates-chrétiens (CDU) et les sociaux-démocrates (SPD), qui ont même formé des gouvernements de coalition à plusieurs reprises. Ces partis sont désormais classés au centre-droit et au centre-gauche, mais, pendant longtemps, il n’y eut pas d’autre droite ni d’autre gauche en Allemagne.

On déplorait souvent cette situation, en arguant qu’un tel climat politique n’était pas propice à des décisions politiques radicales, même si, dans les faits, l’Allemagne en fut aussi capable à l’occasion (qu’on songe à l’attitude plutôt libérale en matière d’accueil des réfugiés lors de la soi-disant « crise de l’immigration » de 2015, ou à la décision de renoncer à l’utilisation de l’énergie nucléaire pour produire de l’électricité). Mais le regard posé sur cette singulière stabilité a progressivement changé : longtemps, elle avait été critiquée comme un obstacle aux nécessaires réformes sociales et associée une tendance marquée à l’étouffement de toute protestation, dont témoignaient éminemment au début des années 1970 les tristement célèbres Berufsverbote (cet ensemble d’emplois de la fonction publique interdits aux communistes – un terme allemand entré dans d’autres langues européens). Plus récemment, cependant, on s’est mis à voir dans cette stabilité un garde-fou contre la montée de l’extrême droite. Et de fait, cela explique peut-être que l’Allemagne ait résisté si longtemps. Mais ça, c’était avant.

Aux dernières élections européennes, qui ont eu lieu en Allemagne comme en France et dans tous les autres pays de l’Union, pour le renouvellement du Parlement européen, l’extrême droite incarnée par l’Alternative für Deutschland (AfD) a réalisé une percée historique avec 15,9% des suffrages (en progression de 4,9%), malgré les scandales qui ont conduit le parti à arrêter de faire campagne pour ses deux principaux candidats. L’AfD est tellement à droite qu’elle a été exclue du groupe Identité et Démocratie du Parlement européen sur décision de Marine Le Pen, même si c’est plus à des fins de campagne électorale interne que pour des divergences de fond. À première vue, la tendance politique en Allemagne est similaire à ce que l’on observe en France, avec une droite qui gagne dans les régions rurales et les petites villes, et une gauche – incluant sous cette dénomination les sociaux-démocrates, les écologistes (Die Grünen) et la gauche radicale (Die Linke) – qui résiste dans les grandes villes comme dans les villes universitaires, même petites. Toutefois, deux différences méritent d’être soulignées.

Première différence : alors que, d’une part, la carte électorale française montre que le RN est le parti qui fait les meilleurs scores presque partout en dehors des grandes villes, la carte allemande montre que c’est la droite modérée qui occupe cette position en Allemagne de l’Ouest, l’extrême droite n’y arrivant qu’en Allemagne de l’Est, la ligne de démarcation se situant exactement à l’ancienne frontière entre la RFA et la RDA. Ce n’est que dans cette dernière région que l’AfD atteint des scores supérieurs à 30%, donc similaires au RN, alors qu’elle reste à environ 13% en moyenne à l’Ouest (ce qui n’est pas négligeable non plus). Dans une certaine mesure, l’AfD est donc un phénomène post-soviétique comparable à la situation politique de certains autres pays d’Europe centrale et orientale. Je ne dis pas cela pour être rassurant. Car si l’on regarde les trente dernières années, cela montre au minimum l’incapacité de l’Allemagne réunifiée à créer un espace public permettant de débattre et de délibérer sur les orientations du nouveau système politique allemand. L’ombre d’un processus d’unification déterminé par les intérêts stratégiques des partis politiques et des entreprises occidentales plane toujours sur le pays. Si l’on regarde vers l’avenir, la nature fédérale du système politique allemand rend probable la perspective que l’extrême droite occupe des positions politiques importantes à court terme. Des élections régionales auront lieu cet automne dans trois des cinq Länder de l’Allemagne de l’Est et la probabilité que l’AfD accède aux postes de gouvernement est élevée. Si cela se produit, son influence augmentera considérablement dans toute l’Allemagne, malgré sa position plus faible à l’Ouest.

Deuxième différence : contrairement à la France, l’Allemagne a actuellement un gouvernement engagé, en principe, dans un processus de réformes socio-écologiques. Il est formé d’une alliance entre les libéraux (FDP), les écologistes et les sociaux-démocrates, dictée par le résultat des dernières élections fédérales de 2021, et non souhaitée par aucun des trois partenaires. Les libéraux orientés vers le marché auraient préféré une alliance avec la droite modérée, tandis que les écologistes et les sociaux-démocrates attendaient de coopérer avec la gauche radicale, mais l’arithmétique parlementaire n’a permis la réalisation d’aucune de ces combinaisons. Malgré les circonstances, la coalition gouvernementale a connu des débuts prometteurs avec un programme intitulé «Oser plus de progrès» (Mehr Fortschritt wagen) proposant une combinaison d’engagements libéraux, écologiques et sociaux.

Il est difficile de savoir comment le gouvernement s’en serait sorti si la Russie n’avait pas envahi l’Ukraine, mais il est évident que le programme a rapidement déraillé. Perdants aux élections régionales ultérieures, les libéraux ont souligné leur critique de l’interventionnisme du gouvernement et leur croyance en l’austérité, creusant un fossé toujours plus large et profond au sein de la coalition. Ils ciblaient en particulier les politiques environnementales menées par les ministères dirigés par les écologistes. Ce faisant, ils ont également alimenté des sentiments anti-écologistes également exploités par l’extrême droite. Aux élections européennes, les partis de gouvernement ont lourdement perdu, notamment les écologistes et les sociaux-démocrates.

Il convient d’ajouter un mot sur la formation d’un nouveau parti, le Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW), qui s’est présenté pour la première fois à ces élections et a immédiatement obtenu 6,2% des voix. Techniquement une scission de Die Linke, dont Sahra Wagenknecht fut pendant longtemps une députée charismatique au Parlement fédéral, BSW combine engagements sociaux, politiques anti-immigration et haine des écologistes. Ainsi, il n’est pas facilement classable entre gauche et droite et séduit à la fois les électeurs de l’AfD et de Die Linke. Selon les sondages d’opinion, il obtiendrait jusqu’à 15% des voix lors des prochaines élections régionales dans l’Est de l’Allemagne. Après ces élections, il pourrait s’agir d’un partenaire de coalition de la CDU ou de l’AfD dans l’un ou plusieurs des Länder d’Allemagne de l’Est.

Cette expérience allemande récente montre la difficulté, à notre époque, de rassembler une majorité politique favorable à une approche conjointe des questions démocratiques, sociales et écologiques, dont je soulignais la nécessité dans une contribution précédentehttps://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-1/egalite-environnement-democratie-le-nouveau-front-populaire-entre-deux-siecles. On ne doit certes pas surestimer la détermination initiale du gouvernement à aller dans ce sens, mais l’intention de le faire était présente, ainsi que le sentiment d’une certaine urgence. Cependant, il s’est non seulement avéré rapidement impossible de poursuivre le programme annoncé, mais le seul fait de tenter de le faire a créé des réactions négatives au sein de la société allemande, exploitées par ceux qui ne s’intéressent ni à la démocratie, ni à l’écologie, et qui visent à réserver les politiques sociales à ceux qui sont considérés comme les seuls vrais citoyens de la nation. Quel que soit le gouvernement qui pourra être formé à l’issue des élections législatives françaises, précipitées par Emmanuel Macron, la leçon allemande devrait être méditée par tout personne qui, au sein de la société civile ou des appareils politiques, cherche une issue à l’impasse dans laquelle les démocraties occidentales se sont enfermées en ne faisant pas face aux problèmes qui sont les siens, et qui étaient selon moi déjà manifestes dès les années 1970. Une chose est claire : dresser les intérêts démocratiques, sociaux et écologiques, les uns contre les autres présente le risque de favoriser la montée de l’extrême droite – et ce résultat ne sera probablement au service d’aucun d’entre eux.