Les droits de la nature : une sortie de la modernité juridique ?

La nature doit-elle avoir des droits ? Dans cet article, Marine Yzquierdo défend l’idée que l’attribution de droits à la nature est une révolution juridique nécessaire pour empêcher la destruction de la nature à laquelle le droit moderne a contribué, et elle montre que cette révolution a déjà commencé.

Le droit est le reflet des mutations sociales. Les valeurs modernes étant aujourd’hui remises en cause, il n’est pas étonnant de voir le droit sommé d’opérer à son tour sa mutation et aller au-delà de la modernité juridique. Celle-ci est souvent associée à la manière dont les notions de nature et d’humanité ont été instituées en étant dotées de valeurs extraordinairement inégales. Les défis de l’Anthropocène auxquels l’humanité est confrontée semblent aujourd’hui montrer les limites de cette division hiérarchique : en n’accordant de la valeur que relativement aux êtres humains, nous n’avons manifestement pas su prendre soin d’autres valeurs essentielles, du moins de celles qui semblent compter de l’aveu général, puisque sans elles il risque de ne plus y avoir du tout de vie sur Terre.

Cette situation est donc aussi une opportunité pour le droit de se réinventer : il peut participer à l’élaboration de nouveaux imaginaires en redéfinissant la place accordée à la nature dans la société, comme il a participé à la mise en place du monde moderne. C’est dans cette perspective, du moins, que sera introduite la thématique en plein développement aujourd’hui des « droits de la nature ». La proposition est assez simple : c’est en accordant des droits à la nature que nos sociétés se montreront capables d’hériter de la modernité juridique. Hériter de la modernité juridique veut dire ici, à la fois, tenir compte de ses effets dans la réalité (plutôt délétères, puisqu’ils se confondent avec l’Anthropocène même), et aller au-delà du cadre conceptuel et des outils techniques que nous a légués cette modernité juridique. Pour vivre dans ce monde que le droit moderne a largement contribué à façonner, il faut y introduire des droits nouveaux : les droits de la nature.

Vous avez dit « droit moderne » ?

Avant de présenter la notion de « droits de la nature », il faut se demander ce que recouvre cette notion de modernité juridique. Celle-ci est d’autant plus difficile à définir que le concept de modernité en général est lui-même sujet à discussion. Selon Bruno Latour :

« La modernité a autant de sens qu’il y a de penseurs ou de journalistes. Pourtant, toutes les définitions désignent d’une façon ou d’une autre le passage du temps. Par l’adjectif moderne, on désigne un régime nouveau, une accélération, une rupture, une révolution du temps. Lorsque les mots « moderne », « modernisation », « modernité » apparaissent, nous définissons par contraste un passé archaïque et stable. De plus, le mot se trouve toujours lancé au cours d’une polémique, dans une querelle où il y a des gagnants et des perdants, des Anciens et des Modernes. »Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, 1991

Or on retrouve bien quelque chose de ce genre en droit. Un ouvrage synthétique de référence sur l’histoire des notions d’interprétation et de raison juridiques, Le Sens des lois de Benoît Frydman Xavier Prévost, « La Renaissance dans Le sens des lois, la modernité en question », Revue d’histoire des Facultés de droit, 2022, Lectures de… n° 4 : Le sens des lois, histoire de l’interprétation et de la raison juridique (Bruylant, 3e éd. 2011), de Benoît Frydman, p. 1-10., situe la modernité juridique au XVIIème siècle.

Ce droit moderne est tout d’abord caractérisé par la référence à la raison et l’effort d’unification, l’État devenant la source exclusive du droit et mettant de l’ordre dans l’hétérogénéité des normes juridiques plus ou moins incohérentes. Il se fonde sur la figure de l’individu détenteur de droits que l’État doit garantir. En ce sens, le droit est perçu comme un instrument de justice et de progrès. John RawlsJohn Rawls, A theory of Justice, Harvard University Press, 1971 de ce point de vue est encore un « moderne » quand il considère que la justice s’appuie sur deux principes, la liberté et l’égalité, et qu’une société juste doit garantir par ses principes la liberté et l’équité en faisant cohabiter différentes visions du bien.

Le droit moderne reflète également l’expression des valeurs sous-jacentes à la modernité, dont le modèle économique repose sur une quête de la croissance et l’exploitation illimitée des ressources naturelles. L’émergence du capitalisme moderne, qui correspond au début de la révolution industrielle au XIXème siècle, se traduit par la déréglementation, le libre marché et la recherche de profits toujours plus importants pour les entreprises. Le système capitaliste s’appuie sur le droit de propriété et réduit la nature à un bien, considérant les éléments naturels pour leur seule valeur marchande. Dans une économie de marché, un arbre n’a de valeur que s’il est coupé pour être vendu, et non pour les services écosystémiques qu’il procure, moins encore pour sa valeur intrinsèque.

La modernité, c’est enfin une croyance dans les vertus de la « Science » qui dote l’homme d’outils toujours plus puissants pour dominer la Nature. Cette croyance en une séparation entre l’homme et la nature, confortée par la science moderne, s’est profondément ancrée dans notre rapport au monde. C’est là un aspect des grands changements apparus alors. Au lieu d’appréhender le vivant dans son ensemble, la science moderne cherche à unifier la diversité des êtres vivants, leur déniant toute spécificité. Partant de cette logique, l’homme ne fait plus partie de la nature, il l’exploite et la maîtrise. Il y aurait donc d’un côté la nature, dénuée de droits intrinsèques, et l’être humain, uniquement source de droit mais aussi pour cette raison valeur juridique ultime.

Cet anthropocentrisme affiché par nos sociétés occidentales alimente les critiques faites à la modernité. Placé sur un piédestal, l’être humain est conforté dans ses comportements de domination et d’exploitation de la nature au service d’une économie de marché dans laquelle la nature est faite pour servir les intérêts humains. Cette vision réductrice peut s’expliquer de plusieurs manières. Tout d’abord, l’héritage de la culture chrétienne qui dissocie la nature et l’homme parce que seul ce dernier a été créé à l’image de Dieu, lui-même transcendant. Notre espèce, créée par Dieu, n’a pas sa place dans la nature, mais au-dessus d’elle. Ensuite, l’évolution de la conception de la nature au fil des siècles, qui vient influencer le comportement des hommes envers la Terre. Dans un article adapté de son grand livre, La mort de la natureCarolyn Merchant, « Exploiter le ventre de la terre » dans Reclaim, recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Émilie Hache, Cambourakis, 2016., Carolyn Merchant écrit :

« Parallèlement à la mécanisation croissante de la culture occidentale au XVIIème siècle, la représentation de la terre nourricière et cosmique a été remplacée par celle de la machine. Le changement de conception dominante fut directement lié au changement d’état d’esprit et de comportement envers la terre. Alors que l’ancienne image de la terre nourricière pouvait être envisagée comme une contrainte culturelle, qui restreignait les actions humaines moralement et socialement acceptables aux actions qui respectaient la Terre, les nouvelles images de maîtrise et de domination ont opéré comme des autorisations culturelles de dépouillement de la nature. »

Le droit apparaît comme un outil de cette toute puissance à la fois théorique et pratique des êtres humains sur tout ce qui ne l’est pas. La modernité juridique désigne donc tout un ensemble de dispositions juridiques particulières en même temps que l’esprit général d’un système de production normative dans lequel l’humanité est à la fois source et valeur ultime du droit.

La crise de la modernité

A partir du XIXème siècle, la modernité entre dans une crise qui s’étend au domaine juridique. Cette crise de la modernité juridique est d’abord une remise en cause de l’idée de la rationalité et de la stabilité qui étaient censées caractériser le droit, avec l’émergence de différentes sources du droit : l’État est concurrencé par différents acteurs – notamment privés – dans l’exercice de la production normative. Elle est aussi une crise d’effectivité du droit en raison d’une complexification de l’ordre juridique due à une prolifération de textes législatifs et réglementaires. Elle est enfin une redéfinition de la place de la norme dans l’ordre social, de façon à la rendre plus accessible et plus démocratique Jacques Chevallier, « Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juridique », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 1998, N° 3, pp. 659-714.. Mais elle est aussi plus que tout cela.

La crise que traverse notre système juridique est bien plus profonde. C’est toute la « matrice culturelle Camille de Toledo, préface in Notre Affaire à Tous, Les droits de la Nature - Vers un nouveau paradigme de protection du vivant, Le Pommier, 2022 » de notre droit qui est désormais remise en question. Malgré les importantes évolutions du droit de l’environnement depuis les années 1970, ce dernier est incapable de faire face aux défis de l’Anthropocène. Qu’on en juge : en 45 ans, les populations de vertébrés ont chuté de 68%, 1 million d’espèces sont aujourd’hui menacées d’extinction, et six des neuf limites planétaires – le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles d’azote et de phosphore, le changement d’usage des sols, les nouvelles pollutions chimiques et le cycle de l’eau douce – sont déjà dépassées. Ce dépassement conduit l’humanité vers un point de non-retour et menace « notre viabilité en tant qu’espèce », selon l’ONU.

Certes, le manque d’effectivité du droit de l’environnement est régulièrement dénoncé pour expliquer les atteintes à l’environnement, de sorte qu’il faudrait seulement le renforcer, voire simplement l’appliquer. Certes, de grandes avancées ont eu lieu, telle la reconnaissance du préjudice écologique qui permet de réparer le préjudice écologique pur, distinct du préjudice subi par les humains. Mais le droit de l’environnement est également remis en cause en raison de son fondement conceptuelAssemblée générale de Harmony with Nature, note du Secrétaire général, 1er août 2016. Car jusque-là, notre droit a été pensé en termes d’obligations de protection de l’être humain envers la nature, ce dernier restant placé au sommet de la pyramide des êtres vivants. Mais cette vision de l’être humain en tant que protecteur de la nature ainsi que le maintien du Grand Partage ne paraissent plus satisfaisantes.

L’anthropocentrisme moral n’exclut pas, bien sûr, que l’humanité décide, pour son propre épanouissement, de protéger la biodiversité. Aujourd’hui, il est communément admis que la vie des êtres humains est étroitement liée à celle des autres espèces vivantes. Protéger la nature, c’est en même temps protéger les êtres humains. Détruire la nature ou épuiser ses ressources prive l’être humain d’un environnement sain.

Cependant les lois environnementales ne font bien souvent que déterminer l’étendue possible des atteintes à l’environnement, avec, par exemple, des « autorisations à polluer » sous réserve de ne pas dépasser certains seuils. Il n’est donc pas étonnant que l’opposition entre nature et culture, dont est imprégné le droit de l’environnement, engendre des crises environnementales.

Pour y remédier, la place de la nature en société et la valeur qu’on lui accorde doivent être redéfinies. C’est ce que proposent les droits de la nature. Leur reconnaissance est une des pistes de réflexion envisagée pour sortir de cette modernité juridique et s’appuyer sur de nouvelles valeurs.

Vers de nouvelles fictions du droit

Face à un paradigme juridique anthropocentrique qui entretient une relation destructrice des humains envers la Terre, de nombreux experts en sciences juridiques, philosophie et éthique proposent la mise en place d’un nouveau système de gouvernance dans lequel l’humanité reconnaît les liens d’interdépendance qui existent avec les autres vivants et tient compte de la valeur intrinsèque de la nature.

C’est par exemple l’objet de la jurisprudence de la Terre, une philosophie juridique théorisée par Thomas Berry en 2001, qui promeut une vision écocentrique dans laquelle l’homme fait partie d’une communauté biotique et n’est plus la mesure de toute chose. Dans ce système de gouvernance, les entités naturelles sont envisagées comme sujets de droits, car, pour Berry, « l’univers est une communion de sujets et non une collection d’objets ». La planète n’est plus considérée comme un objet inanimé exploitable, mais comme un foyer commun, lieu vivant dont la santé est soumise à de multiples dangers. Ce processus nécessite de repenser entièrement notre interaction avec la nature et d’intégrer la jurisprudence de la Terre dans la législation, l’éthique, la politique et les pratiques, en entretenant une attitude de respect envers la Terre et ses cycles naturels.

Les droits de la nature traduisent cette idée de nouvelle gouvernance centrée sur la Terre permettant de changer de fondement conceptuel. Car la crise environnementale que nous traversons implique un changement systémique. Pour y parvenir, on peut changer les lois, voire les renforcer pour rendre le droit de l’environnement plus effectif. C’est une mesure nécessaire mais non systémique. Il y a une autre voie, systémique : celle-ci consiste à modifier la catégorie des personnes juridiques en ajoutant une sous-catégorie aux sujets de droit, celle des « entités naturelles ». Ces entités naturelles auront des droits propres, distincts des droits humains bien entendu, mais distincts entre elles également : une rivière n’aura pas les mêmes droits qu’un éléphant ou qu’une forêt.

Il est clair que cela bouscule nos représentations et pose des questions à la fois d’ordre juridique, philosophique et culturel. Car la summa divisio structure notre système juridique : ce terme latin désigne l’opération qui distingue entre les « personnes », d’un côté, sujets de droits, et les « choses », de l’autre, dépourvues de droits. Enfermés dans une conception occidentale moderne, certains refusent l’idée que des non-humains puissent devenir sujets de droit, c’est-à-dire « personnes » juridiques. La notion de « personne » est pourtant un concept technique qui repose sur une fiction juridique. C’est par cette fiction que des entités collectives, comme les communautés religieuses dès le XIIIème siècleYan Thomas, « Le sujet de droit, la personne et la nature, Sur la critique contemporaine du sujet de droit », Le Débat, 1998/3, n°100. Dans ce texte, le grand historien du droit qu’était Yan Thomas, qui est un de ceux qui a le plus fait pour réhabiliter la notion de « fiction juridique », se montre très polémique à l’égard des droits de la nature et très sceptique envers la personnification des non-humains. Cependant, il montre bien qu’il n’y a pas d’obstacle technique à cette personnification. Il montre même que l’extension de la notion de personne, héritée du droit romain, à autre chose que des individus humains, entre l’Antiquité et le Moyen-Âge, répond uniquement à des exigences techniques : « Le subterfuge de la personnification (celle des successions jacentes en droit romain classique, celle des communautés humaines au Moyen-Âge) ne servait traditionnellement pas à réserver, à sanctuariser choses ou gens dans un espace d’inaliénabilité, mais à instituer un point d’imputation des obligations et des droits, lorsque l’identité de leur titulaire était incertaine. » (loc. cit., pp. 93-94)., puis un nombre considérable d’entreprises, de sociétés, d’associations, de syndicats, etc., à partir de la fin du XIXème siècle, ont été considérées comme des sujets de droit. Il serait donc possible d’étendre la qualité de sujet de droit à des non-humains (forêts, rivières, glaciers, animaux) sans que cela ne remette en cause la summa divisio personnes/choses.

Cette notion de personnalité juridique est centrale, car, comme le disait si bien Steven Wise, juriste américain et professeur de droit animalier, « sans personnalité juridique, on est invisible au regard du Code civil ». En 1980, Wise porta sa première affaire de protection des animaux devant les tribunaux des États-Unis. Mais très vite, expliqua-t-il, il se heurta à un problème structurel qu’il baptisa « le mur ». Un mur juridique, épais et impénétrable, qui sépare depuis quatre mille ans les humains des animauxSteven Wise, Rattling The Cage: Toward Legal Rights For Animals, 2000. Ce mur, il est prolongé dans la summa divisio du droit privé : la distinction entre les personnes et les choses.

La vallée de Mineral King, en Californie

Les prémices des droits de la Nature en Occident se dessinent dès les années 1970 où combats judiciaires et réflexions morales s’entremêlent autour de la volonté de protéger la Nature. En 1972, le juriste américain Christopher Stone publie l’article fondateur « Should trees have standing? Toward Legal Rights for Natural ObjectsChristopher Stone, “Should Trees Have Standing?–Towards Legal Rights for Natural Objects.” Southern California Law Review 45 (1972): 450-501. Le texte a été traduit en français sous forme de livre, avec une préface de Catherine Larrère : Christopher Stone, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ?, Le passager clandestin, 2017. », dans lequel il propose d’octroyer une personnalité juridique et des droits aux arbres. Cet article fait écho à une affaire qui opposait une association de protection de l’environnement, le Sierra Club, à la société Walt Disney. En effet, à la fin des années 1960, Walt Disney projetait d’installer une station de sports d’hiver dans la vallée de Mineral King, en Californie du Sud, célèbre pour ses séquoias millénaires. Le Sierra Club s’opposa au projet et intenta une action en justice. En 1970, la Cour d’appel de Californie rejeta la demande du Sierra Club au motif que l’association n’avait pas d’intérêt à agir. L’affaire fut ensuite portée devant la Cour Suprême des États-Unis. C’est là qu’intervient l’idée de Christopher Stone. Constatant cette impasse juridique, Stone propose que les arbres puissent plaider eux-mêmes leur cause, par un représentant désigné, car ils ont un intérêt direct à agir, étant directement menacés par le projet. L’article fut accepté par la Southern California Law Review à temps pour que les juges de la Cour suprême puissent en avoir connaissance avant même sa publication en 1972. Si l’appel du Sierra Club fut finalement rejeté par la Cour suprême, une minorité de trois juges fut cependant d’avis contraire, dont le célèbre juge Douglas, qui reprit les arguments de Stone dans son opinion dissidente. Le juge Douglas ajouta qu’au lieu d’être désignée comme Sierra Club v. Morton (Morton étant le secrétaire d’État à l’Intérieur de l’époque), l’affaire devait être rebaptisée Mineral King v. Morton, ce qui reviendrait à conférer aux objets environnementaux un droit d’agir en justice pour leur propre compteChristopher Stone, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ?, préface de Catherine Larrère, Le passager clandestin, 2017..

Pétition du Sierra Club, 1969
(USC Libraries/Mineral King Development Records)

On voit donc qu’accorder des droits personnels et donc le statut de personne à des entités non humaines n’est pas uniquement une disposition symbolique, ayant pour seul but de faire valoir une idéologie au mépris de la rationalité technique du droit, comme le disent souvent les détracteurs des « droits de la nature ». C’est bien une disposition qui a une utilité technique – parfois la seule manière de protéger certaines valeurs que la société considère comme dignes d’être protégées.

À celles et ceux qui estiment inconcevable l’idée d’accorder une personnalité juridique et des droits à des entités naturelles et des animaux, Stone rappelle que le débat fut le même pour les esclaves, les enfants, les femmes, et les Noirs à travers l’histoire. S’agissant des droits des femmes par exemple, aux États-Unis, la première femme dans le Wisconsin qui pensait avoir le droit d’exercer la profession d’avocat s’est vu répondre par la Cour suprême du Wisconsin qu’elle ne l’avait pas. La Cour avait en effet estimé que la loi de la nature destinait le sexe féminin à porter, élever, éduquer les enfants, et à s’occuper du foyerIn re Goddell, 39 Wise. 232, 245 (1875) in Christopher Stone, op. cit.. En France, l’entrée des femmes dans la profession d’avocat n’a eu lieu qu’en 1900, grâce à l’adoption de la loi du 1er décembre 1900 ayant pour objet de permettre aux femmes munies des diplômes de licencié en droit de prêter le serment d’avocat et d’exercer cette profession. Ce qui était autrefois impensable est aujourd’hui communément admis. Pourquoi ne pourrait-il pas en être de même pour des écosystèmes ? Si des êtres humains, initialement considérés comme n’étant pas des « personnes » ou alors pas toujours dotés de certains droits, ont pu l’être, pourquoi des éléments naturels ne pourraient-ils pas être considérés comme des « personnes » au sens juridique ? C’est là un choix avant tout moral et politique, et non pas une contrainte intrinsèque au droit.

Christopher Stone

L’évolution des connaissances scientifiques permet de conforter le mouvement des droits de la nature. C’est ce que Marie-Angèle Hermitte, pionnière du droit du vivant, nomme « l’animisme juridique à base scientifique »Marie-Angèle Hermitte a forgé ce concept en 2013. Voir notamment Marie-Angèle Hermitte, « Artificialisation de la nature et droit du vivant », La lettre du Collège de France, n°44, 2017-2018. Cette observatrice des mutations juridiques distingue trois sortes d’animisme juridique. Premièrement, un animisme juridique à consonance autochtoniste, comme en Colombie, où des affaires relatives aux droits de la nature sont portées par des peuples autochtones et des communautés locales. Deuxièmement, un animisme juridique à consonance mystique ou religieuse. C’est le cas en Inde où les fleuves Gange et Yamuna ont été reconnus sujets de droit, ces fleuves étant sacrés dans la culture hindoue. Enfin, un animisme juridique à base scientifique, plus acclimaté aux systèmes juridiques occidentaux, dans lesquels les alertes des scientifiques (sensibilité animale, intelligence des plantes, complexité des milieux naturels…) soutiennent l’adoption de lois plus protectrices de l’environnement.

Un mouvement en pleine expansion


Le mouvement des droits de la nature est en pleine expansion aujourd’hui. En 2008, l’Équateur est devenu le premier pays à adopter des dispositions constitutionnelles donnant à la nature des droits inaliénables et opposables. Sa nouvelle Constitution stipule que la nature, ou plus exactement « Pachamama », ce par quoi la vie est reproduite et existe, a le droit au respect intégral de son existence et du maintien et de la régénération de ses cycles vitaux, de sa structure, de ses fonctions et de ses processus évolutifs. De la Colombie au Canada en passant par la Nouvelle-Zélande, l’Australie, la Nouvelle-Calédonie et même l’Espagne, les droits de la nature sont aujourd’hui une réalité juridique dans une vingtaine de paysNotre Affaire à Tous, Les droits de la Nature, Vers un nouveau paradigme de protection du vivant, Le Pommier, 2022.

Même en l’absence de lois reconnaissant les droits de la nature, des juges adoptent des raisonnements ambitieux et une approche écocentrique en invoquant l’ordre public écologique pour déclarer des entités naturelles comme sujets de droit. Cette approche est confirmée dans plusieurs décisions de la Cour constitutionnelle d’Équateur. Dans l’affaire Los CedrosDécision n° 1149-19-JP/21 du 10 novembre 2021, le juge constitutionnel a déclaré que « les droits de la nature sont un changement de paradigme juridique car historiquement le droit a favorisé l’instrumentalisation, l’appropriation et l’exploitation de la nature en tant que simple ressource naturelle. Les droits de la nature partent du principe que pour harmoniser sa relation avec elle, l’être humain doit s’adapter adéquatement aux processus et systèmes naturels […] ». Et d’ajouter : « les droits de la nature protègent les écosystèmes et les processus naturels pour leur valeur intrinsèque, et de cette manière sont complémentaires du droit de l’homme à un environnement sain et écologiquement équilibré ».

Sur le plan juridique, les droits de la nature présentent l’intérêt de permettre à des éléments de la nature d’agir en justice pour défendre leurs droits par l’intermédiaire de représentants. La défense de la nature n’est alors plus subordonnée à l’existence d’intérêts humains et le rapport de force devient plus équilibré. Le juge doit ainsi arbitrer entre des intérêts opposés – humains et non-humains – et faire prévaloir l’intérêt qu’il considère comme plus légitime, comme il le fait habituellement. Le juge constitutionnel français a par exemple déjà jugé que la protection de l’environnement, patrimoine commun de l’humanité, constitue un objectif de valeur constitutionnelle qui peut justifier des atteintes à la liberté d’entreprendreDécision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020. De même, en Équateur, le juge constitutionnel a pu juger que les droits de la nature devaient prévaloir sur le droit de propriété d’un exploitant d’une ferme d’élevage de crevettes installée dans une réserve naturelleDécision 0507-12-EP du 15 juillet 2015.

Parce que le droit doit évoluer avec la société en fonction de ses mutations, il doit rétablir l’harmonie sociale, la capacité de vivre ensemble, non seulement entre humains, mais aussi entre humains et non-humains. C’est en ce sens qu’il doit être perçu comme un outil de transformation sociale permettant de sortir de la modernité juridique. Avec les droits de la nature, s’ouvre une étape vers un autre mode de gouvernance intégrant le Vivant. Alors que les atteintes à l’environnement s’intensifient et changent d’échelle, transformer notre droit et son fondement conceptuel afin de mieux prendre en considération le Vivant devient une nécessité. D’autant plus que ce droit a contribué à mettre en place les manières d’agir et les systèmes socio-techniques qui ont précisément entraîné une extinction massive de la vie sur la Terre. Nous n’allons pas couper d’un coup avec la modernité juridique, car elle est là, dans les gaz à effet de serre qui circulent dans l’atmosphère, dans les cicatrices indélébiles que l’effondrement de la biodiversité laissera sur la face de la Terre, dans les milliards de microplastiques qui se logent jusque dans les couches profondes des sédiments océaniques. Mais on peut encore transformer le droit pour le rendre plus à même de nous aider à vivre dans ce reste qu’il a contribué lui-même à produire. Hériter de la modernité, pour le droit, c’est reconnaître les droits de la nature.

Contributeur·ices

Édité par Patrice Maniglier et Mathieu Watrelot