« Il y aura toujours une tache dans le tableau. »
Discussion en sortant de Lacan, l’exposition

Dans le train de Metz à Paris, au retour de l’exposition du Centre Georges Pompidou-Metz Lacan, l’exposition. Quand l’art rencontre la psychanalyse, Fabrice Bourlez (psychanalyste, philosophe, enseignant à l’École supérieure d’art et de design de Reims) et moi-même, Vanessa Morisset (historienne de l’art, critique d’art, enseignante dans la même école), tombons d’accord: nous sommes contrarié·es. Mais par quoi? Qu’est-ce qui, dans cette exposition, nous laisse comme un petit caillou désagréable au fond de la chaussure?

Agnès Thurnauer, Origine World #3, 2014 et Mircea Cantor, L’Origine du monde - after Courbet, 1998, vue de l'exposition, photo Vanessa Morisset

Vanessa Morisset (VM): Commençons peut-être par souligner ce qui est très bien venu avec cette exposition? Tu disais en sortant que c’est formidable de remettre la psychanalyse sur le devant de la scène… 

Fabrice Bourlez (FB): Et même de remettre la psychanalyse au centre de la cité, de surcroît par le biais de son lien avec l’art qui est fondamental depuis le début de son histoire. Freud a toujours regardé du côté des arts, certes sans doute encore plus du côté du théâtre ou de la littérature, mais souvenons-nous du Moïse de Michel-Ange, sculpture à laquelle il revient sans cesse, ou de la figure pompéienne de la Gradiva à travers sa lecture de la nouvelle de JensenSigmund Freud, Les délires et les rêves dans la «Gradiva» de W. Jensen, 1907. Une copie du bas-relief pompéien trônait dans le cabinet de Freud.. Léonard de Vinci est également très présent dans ses écrits. Et puis, resituons la naissance de la psychanalyse dans son époque : elle apparaît à Vienne autour de 1900, au moment où se déploie le mouvement de la Sécession, avec Klimt, Egon SchieleLe mouvement de la Sécession viennoise est un mouvement artistique, proche de l’Art nouveau et contemporain  de la naissance de la psychanalyse.… Cette ambiance a forcément nourri les réflexions freudiennes, dans une sorte de connivence. J’aime aussi penser que la psychanalyse est contemporaine de l’invention du cinéma. Par la suite, la réception de Freud par le surréalisme a renforcé réciproquement ce lien entre l’art et la psychanalyse — bien que Freud soit resté réservé à cet égard. 

VM: Il est vrai que l’une des premières sources de la psychanalyse qui nous vient à l’esprit est le théâtre avec le personnage d’Œdipe, mais, mises bout à bout, toutes ces références aux arts visuels sont très probantes et mettent l’accent sur le rapport à l’image. Qu’en penses-tu?

FB: La présence des images dans l’élaboration de la psychanalyse est évidente. Que l’on songe aussi à l’histoire des fresques de « Signorelli » et de l’analyse qui en découle à partir du moment où Freud découvre qu’il a commis le lapsus de confondre le nom de cet artiste avec ceux de Botticelli et de BoltraffioFreud évoque cet oubli dans La Psychopathologie de la vie quotidienne, 1905.. En fait, cette histoire bien connue nous indique comment Freud se rapportait à la sculpture, à la peinture, au théâtre, à la littérature, comment il était passionné d’archéologie : à chaque fois, c’était pour dévoiler le lien des images avec l’inconscient et pour lire ces images depuis leur inscription dans des jeux de langage. Donc Freud était très proche des arts. Et le beau pari de l’exposition, c’est de montrer comment la psychanalyse a considéré l’art : non pas en psychologisant les artistes, non pas en psychologisant les œuvres, mais en affirmant que les psychanalystes ont beaucoup à apprendre des œuvres et des artistes. Qu’une exposition présente cela comme un manifeste, je trouve cela très réjouissant. 

VM: Cela signifie que la psychanalyse prend vraiment les artistes au sérieux! Souvent, dans les milieux intellectuels, les artistes sont des sources d’inspiration, leurs œuvres donnent des idées et sont citées en introduction des essais, mais oublié·es sitôt qu’on entre dans le dur.

FB: Justement, cela nous permet d’en venir à Lacan. Par exemple, il dit que, quand il lit Duras, il apprend d’elle des choses sur ce qu’il cherche à décrire de ce qui peut se nouer entre langage et souffrances dans un corps. Ou encore, dans l’un des séminaires, Lacan cite la Dolce Vita de FelliniLacan donne cet exemple dans son séminaire sur L’Éthique de la psychanalyse, Livre VII, 1959-60.. Il illustre son concept de « la Chose » par une sorte d’animal, de monstre marin, qui a une forme un peu dégoulinante, filmé au bord de la plage, à la fin d’une soirée fellinienne décadente. Lacan dit: ‘‘on peut comprendre ce que je veux nommer « la Chose » en regardant cela’’. Quand Lacan regardait des films, il était à l’affût de tout ce qui pouvait l’aider à comprendre un peu mieux ce qu’il se passait autour de lui. Ce passage du film de Fellini aurait pu être dans l’exposition. C’est un point important à retenir : quand on regarde un film, quand on va voir une exposition, mieux vaut être à l’affût. Plutôt que d’essayer de comprendre comment les artistes réfléchissent ou ce qu’ils ou elles auraient vécu comme trauma personnel, mieux vaut voir comment des intensités, des formes, des liens entre des problématiques apparaissent sur la toile ou à l’image et nous enseignent quelque chose du monde, du contemporain, de nos manières de vivre. 

VM: En plus, Lacan était, jusque dans son quotidien, entouré d’artistes, ce qui n’est pas si connu que ça, il me semble. En ce qui me concerne, je savais combien il s’est intéressé très tôt à la manière dont Salvador Dali a travaillé avec et sur la paranoïa (la « méthode paranoïaque critique »), ce qui l’a amené à publier dans la revue surréaliste Minotaure, dès les années 1930. Mais je ne savais pas qu’André Masson, qui a peint le tableau pour cacher L’Origine du monde de Courbet qu’il avait acquis, était son beau-frère! Une chose est de s’intéresser, même de près, à ce que font les artistes, une autre est de vivre parmi eux. Est-ce que cela n’expliquerait pas pourquoi lui-même est hyper créatif dans son usage de la langue et dans son rapport aux concepts?

FB: Voilà, c’est vraiment cet aspect qui est le plus important. L’idée qu’au fond, l’écriture lacanienne, elle-même si connue pour être si compliquée, si difficile — parce que c’est vrai qu’elle l’est et il dit d’ailleurs que ses écrits ne sont pas à lire, ils sont à interpréter — convoque quelque chose de très plastique. 

VM: Sa liberté par rapport au langage serait une liberté d’artiste?

FB: Oui, je crois qu’on peut dire ça. Mais je crois aussi que l’on retrouve cette liberté dans sa relecture radicale, voire subversive, des textes de Freud. Et, surtout, je crois que c’est cette sorte  de liberté d’artiste qui l’autorise à conclure que la psychanalyse s’intéresse moins au contenu de ce que les gens disent, qu’à la manière dont ils le disent. Ce qui est passionnant avec Lacan, c’est de comprendre qu’on recherche une énonciation signifiante, ce qui correspond à la matérialité de la façon dont ça se structure chez un sujet, en somme, à la forme que prend son discours inconscient. Oui, il y a quelque chose d’extrêmement fort plastiquement : repérer le style de souffrances, de jouissances, de désirs d’un sujet ! Et à chaque sujet, son style…. C’est sans doute la raison pour laquelle Lacan continue, en retour, d’inspirer des artistes aujourd’hui, grâce à la densité de ses propositions conceptuelles, stylistiques. Tout cela l’exposition le fait bien comprendre et, encore une fois, on peut se dire que c’est formidable qu’elle ait été organisée, dans ce musée, pour être vue par beaucoup de monde. C’est très positif, peut-être même nécessaire, de faire vivre la psychanalyse à partir d’un style en prise avec le contemporain. Mais en même temps, je ne peux pas m’empêcher de penser que les commissaires ont peut-être voulu trop bien faire…

VM: Tu suggères que l’exposition est un peu trop pédagogique? 

FB: C’est difficile à dire, je trouve que l’exposition parvient à transmettre le caractère subversif de la pensée de Lacan et plus globalement permet d’entrevoir le lien entre psychanalyse et subversion, qui est aussi fort que le lien entre art et subversion. Freud, comme Lacan, étaient de grands révolutionnaires dans leur manière de penser l’être humain, exactement comme la plupart des artistes réuni·es dans cette exposition. Manifestement, Genital Panic de VALIE EXPORTGénital Panic est une performance et une photographie de l’artiste autrichienne VALIE EXPORT, qui s’était rendue dans un cinéma porno en exhibant son propre sexe à la face des spectateurs, déconfits dans leurs sièges, en 1969., c’est révolutionnaire. 

VM: Je ne saisis pas très bien en quoi Lacan est révolutionnaire à ce point. Tu aurais un exemple? Ce serait quoi le Genital Panic de Lacan? 

FB: Il y en a beaucoup des Genital Panic de Lacan! Prenons-en un. On peut se dire que le fait d’assumer, et même de marteler, pendant vraiment très longtemps dans son enseignement, qu’ “il n’y a pas de rapport sexuel”, c’est assez génial et révolutionnaire. Faut oser dire ça, quand tout le monde ne pense qu’à baiser, non ? Ce que Lacan voulait dire par là, c’est que les fictions qu’on se raconte tous et toutes servent en réalité à recouvrir l’insupportable de nos existences. Alors que tout le monde baise, ou du moins que tout le monde ne pense qu’à ça, que tout le monde tourne autour de la question sexuelle, lui nous dit que toutes et tous, nous ratons à cet endroit-là, à l’endroit même où il devrait y avoir une rencontre avec l’autre. Tout le monde se prend toujours ce ratage du rapport sexuel en pleine figure. Et pourquoi ce ratage du rapport sexuel? Lacan répond: parce que nous sommes des êtres de langage et que nous nous embrouillons dans le langage. Le langage est ce qui rend impossible la fusion avec l’autre. Donc, au fond, Lacan nous dit que nous sommes tous et toutes toujours tout·es seul·es. Ainsi, avec cette expression « il n’y a pas de rapport sexuel », il a l’art de la formule pour nous renvoyer à des choses auxquelles on préférerait ne pas penser, à savoir : le fait que ça va toujours rater pour tout le monde en matière de sexualité et qu’on sera toujours tout·e seul·e pour affronter cela. Éventuellement on pourra s’aimer un peu, de temps en temps, mais c’est tout. Cela témoigne d’une lucidité effroyable, très freudienne. La portée de cette position va même au-delà de la sexualité, elle va jusqu’à l’absence de sens. Il y a un point aveugle dans toute relation humaine, comme il y a un point aveugle de soi par rapport à soi, une tâche aveugle qui résiste à faire sens. Qu’est-ce que c’est qu’être un être humain chez Lacan? C’est devoir faire avec une absence de sens. 

VM: Mais ce point aveugle, est-ce qu’il ne peut pas être pris au contraire comme une richesse potentielle, une source d’où apprendre de soi, découvrir de l’inconnu au-dedans de soi, un truc auquel on ne s’attendait pas, pas forcément en mal, et qui nous ouvre à la création, si l’art c’est produire quelque chose qu’on n’avait pas l’intention de produire?

FB: C’est sûr. Mais je dirais que, d’un point de vue lacanien, la création vient quand même, la plupart du temps, comme une sorte de solution face à l’énigme ou face au désespoir. Pour Lacan, toute œuvre d’art est toujours à l’intersection des trois dimensions qui, selon lui, définissent l’être humain: le réel, le symbolique, l’imaginaire. Dans une œuvre, il y a la dimension imaginaire qui est évidente, comme l’apparence, les formes, la composition. Il y a également une dimension symbolique au sens où l’art reste un fait de langage, c’est-à-dire que ça s’inscrit dans une histoire, donc dans un ensemble d’altérité signifiante et langagière, qui est beaucoup plus large que l’œuvre elle-même. Une œuvre s’articule toujours à une autre œuvre, ce qui fait qu’on peut la lire de manière différentielle. Et puis, il y a la dimension du réel. Elle correspond au point impossible à dire, même à montrer, qui insiste au fond de chaque œuvre de façon singulière. C’est le point aveugle dont nous parlions, à partir duquel l’œuvre se construit, autour duquel elle tourne, mais qui ne parvient jamais à être dit, ni par l’œuvre, ni par autre chose. C’est le punctum de l’œuvre, si tu veux. Par conséquent, on trouve chez Lacan une triple manière de se rapporter à une œuvre d’art qui montre comment celle-ci incarne la tentative de recouvrir cette chose si insupportable qu’est le point de réel. On peut dire: ‘‘Tiens, c’est de l’expressionnisme!’’, ‘‘Tiens, c’est de l’Impressionnisme!’’ , ‘‘Tiens, c’est une œuvre tardive de Duchamp!’’ Ou ‘‘Tiens, là, il n’avait pas encore inventé les readymades!’’. En positionnant les choses de cette manière, on se rassure : on inscrit le travail artistique dans une histoire.  On l’oppose à d’autres manières de faire œuvre. On peut considérer un artiste dans la synchronie de son époque et dans la diachronie de sa propre œuvre par exemple.  Bref, typiquement, là on est dans une approche historique de l’art, dans des enjeux à la fois imaginaires et symboliques. Mais, malgré tout, une béance insiste, quelque chose d’insuturable qui fait qu’on a jamais dit le dernier mot sur une œuvre. Et prendre en compte ce point de béance, faire avec, en assumer les conséquences pour la pensée comme pour la praxis, est certainement l’apport le plus radical de Lacan. Alors, on peut en effet l’appréhender, malgré tout,  de manière positive, dans le sens où on n’a jamais fini de se connaître, mais enfin, cela signifie surtout que l’être humain, malgré toutes ses aspirations au vrai, au beau, au bien, à la collectivité, à la démocratie, etc.  est toujours rattrapé par un point aveugle qui va au-delà du principe de plaisir, comme disait Freud. C’est un truc qui se répète et nous enlise, qui vient, dans une sorte de banqueroute, mettre à mal les idéaux. Pour le dire encore autrement, il y a toujours une tache dans le tableau.  

V.M. : Quel pessimisme terrible! Il n’y a pas d’issue?

F.B.: Disons qu’on peut créer, qu’on peut dire des choses, grâce au langage : que ce soit le langage pictural ou le langage de la littérature, de la poésie. Mais, il y a un point où le langage nous rend profondément malades. Et ça nous rend malade dans le corps. Je crois que c’est aussi pour cela que Lacan s’intéressait autant aux œuvres d’art, et par conséquent c’est la raison pour laquelle l’exposition réunit tant d’œuvres liées de manière très explicite aux corps, à  la fente, au phallus, au regard…

V.M.: De ce point de vue, tu ne trouves pas que l’accrochage était un peu trop systématique? 

F.B.: Si, mais en même temps, c’est bien de le mettre en évidence. Parce que le travail de Lacan est de montrer comment le corps est marqué par le langage, comme on est tous et toutes dans nos corps, percuté·es par le langage et comment il y a des extrémités du corps qui, du coup, deviennent des lieux de jouissance. Parce qu’il y a du langage, il va y avoir comme un excès de plaisir dans des endroits du corps. Et au fond, ce qui caractérise l’être humain pour Lacan, c’est l’excès beaucoup plus que la modération. Ce qui fait que le but d’une psychanalyse n’est pas de nous rendre ‘‘normaux’’, ni de nous modérer, mais  d’apprendre à faire avec, d’apprendre à mieux savoir où se situe le lieu de sa jouissance, si c’est plus la bouche, les yeux, les parties génitales ou n’importe quelle autre partie du corps. 

V.M.: Ce processus  n’est pas forcément l’idée qu’on se fait du travail de la psychanalyse, on pourrait penser qu’elle cherche à ramener à une norme, à du raisonnable, pour qu’on aille mieux. La psychanalyse n’a donc rien à voir avec la guérison? 

F.B.: En effet, souvent on pense que la psychanalyse sert à aller mieux. Or, pour Lacan, pas du tout. Son idée est vraiment de faire en sorte de peut-être transformer un tout petit peu cet être de jouissance qui provient de la marque du langage sur le corps, de devenir un tout petit peu plus désirant. Parce que la jouissance peut entraîner dans des excès qui peuvent devenir dangereux, pense à l’anorexie, à la toxicomanie, à la boulimie, à l’alcoolisme par exemple. On peut mourir de jouissance. Mais ce qu’il y a de très intéressant aussi, c’est de se dire que la psychanalyse revient vers le corps par l’intermédiaire du langage, donc de la culture. Il n’ y a pas de corps naturel pour la psychanalyse, en tout cas, pour celle de Lacan et pour sa relecture de Freud. Il nous dit que le corps auquel on va s’intéresser, c’est le corps marqué par des excès. Mais la vie de ce corps est caractérisée par des excès dus à la culture. Donc il y a une intrication entre le fait d’être pris dans une histoire, pris dans du langage, pris dans une histoire familiale aussi, bien sûr, mais pas seulement, on est aussi, par exemple, toujours pris dans une histoire technologique qui vient habiter, transformer le corps… et notre manière de vivre notre corps et d’être poussé à avoir des expériences de jouissance,  d’excès, de trop ou de pas assez qui confinent toujours à de l’indicible. Bref, le plus intime de ce qu’est que sa propre jouissance est  l’endroit où on est parfois le moins à l’aise avec soi-même. Et le travail d’une psychanalyse consiste justement à comprendre quels sont ces endroits de jouissance et, à partir de là, d’essayer d’aller davantage vers du désir, d’apprendre à faire avec cette jouissance et peut être aussi d’un tout petit peu moins souffrir du fait d’être un être de langage. Mais il n’y a pas de véritable guérison, ça, c’est très clair! La psychanalyse, ce n’est pas la médecine. En fait avec une psychanalyse, rien ne change, mais plus rien n’est pareil…

V.M.: Et ce travail, cet apprentissage, vis-à-vis de son propre corps, toi tu l’as ressenti dans l’exposition? 

F.B.: Ah oui, il y a un grand nombre d’oeuvres dans l’exposition où il en est question, Génital Panic évidemment, mais aussi des œuvres que l’accrochage permet d’interpréter différemment, comme le tableau de Fontana où le geste d’ouvrir la toile en une unique fente devient extrêmement fort. On peut d’ailleurs le lire du point de vue de l’imaginaire, car il vient enfreindre l’imaginaire habituel de la représentation picturale. Ou du point de vue du corps: Fontana ici entaille la toile exactement comme le langage vient entailler notre être physique, corporel, biologique. Et puis il y a un vide au milieu de la toile qui fait ressentir  l’indicible qui insiste. Voilà typiquement une illustration très claire, avec ce geste minimaliste, très fort, de ce autour de quoi Lacan tourne. La sidération qu’on peut avoir dans la salle autour de l’Origine du monde de Courbet est du même ordre. Il y a le tableau d’André Masson qui avait pour vocation de couvrir celui de Courbet et, dans l’exposition,  il nous le cache de manière très imaginaire. Tandis que le réel du sexe, qui essaie d’être dit, a produit toutes ces interprétations incarnées par les œuvres des autres artistes : Agnès Thurnauer, Louise Bourgeois, Art&Langage, Mircea Cantor… rassemblées peut-être de manière didactique effectivement, mais qui composent une série d’images différentes à comparer les unes aux autres en une analyse signifiante. Quel type de matériau est utilisé? Quelles sont les différences d’approche entre le surréalisme et les années 1960? Etc. Et puis il y a le mystère du sexe féminin. Pour ne pas tomber dans des vieilles lunes réactionnaires et antiféministes, j’ai trouvé intéressant les choix de mettre aussi la photo de la performance de Deborah de Robertis où elle avait rejoué la monstration du sexe devant le tableau au Musée d’Orsay.  Les commissaires sont allé·es jusqu’au plus contemporain pour évoquer des questions fondamentales et sans réponses, comment un corps jouit, comment il se reproduit, comment il vit.

V.M.: Tu aurais envie d’ajouter un commentaire sur l’intervention de Deborah de Robertis justement? 

F.B.: Autant j’estime bien sûr très urgent et tout à fait nécessaire qu’il y ait un #metoo qui résonne aussi fort dans le monde de l’art contemporain que partout ailleurs, autant j’avoue ne pas avoir bien réussi à saisir toutes les subtilités du geste de Deborah de Robertis cette fois-ci. Elle dénonçait les commissaires d’une exposition dans laquelle elle figurait pourtant… Dans sa performance inattendue au programme, elle a volé une œuvre d’Annette Messager, éclaboussé de peinture la vitre de la peinture qui protégeait L’origine du Monde de Courbet, mais aussi abimé une photo de VALIE EXPORT, autre artiste féministe de renom,… J’avoue que j’ai du mal à cerner pourquoi il faudrait blesser ou écarter ou piller ses sœurs de lutte et de combat pour réveiller les consciences…  En revanche,  son geste a eu le mérite de décoiffer un peu l’ordre, de brouiller les cartes à l’œuvre dans l’exposition. Le fait que sa performance ait été dérangeante est peut-être son intérêt principal. Elle insistait sur les manques de l’exposition et rappelait  aussi comment, au fond, il est important de faire des lectures féministes, queer, politiquement incorrectes de l’œuvre de Lacan lui-même. Au risque sinon, de rester enfermé.es dans une dimension muséale du savoir.  

V.M. : Il me semble qu’on est là au cœur de ce qui nous a à la fois plu et contrarié·es dans cette exposition,  des œuvres fortes, de grand·es artistes, — et aussi d’artistes de périodes très variées, du Caravage à aujourd’hui — mais qui se neutralisent entre elles à cause de leur accumulation.  Allons encore plus loin. Est-ce que ce que cette accumulation d’œuvres ne produit pas justement un effet rassurant — on reconnaît des choses, on se cultive —  qui ferait manquer le plus intéressant: en d’autres termes, est-ce que dans l’exposition, on rencontre l’inconscient, qui est ce qui agit dans l’art et dans la psychanalyse? 

F.B.: Pour commencer à te répondre sur ce point des plus importants, j’ai l’impression que les commissaires de l’exposition ont été inquiété-es par l’obscurité du style lacanien, qui fait la richesse de Lacan mais demande un certain désir pour essayer de comprendre ce qu’il veut dire. Aller lire Lacan, c’est un test sur son désir,  c’est se donner du mal pour s’interpréter soi-même sur le divan en sachant que quelque chose dans l’inconscient résiste à la compréhension. Les textes de Lacan sont obscurs. Il les a écrits à l’image de la complexité du fonctionnement de l’inconscient. L’enjeu de sa recherche méritait cette complexité-là. Il s’agit d’y repérer une logique. Et il me semble que, convaincu·es de cet aspect remarquable de Lacan, les commissaires ont voulu faire un travail extrêmement didactique. L’exposition s’ouvre par un hommage à Lacan, filmé — il faut bien le dire, par Benoît Jacquot, jeune, à une époque où il n’était pas encore accusé d’avoir agressé un certain nombre de ses actrices,— et puis une introduction biographique, linéaire, le tout suivi d’un déroulé très chapitré qui martèle des thèmes lacaniens en les rendant très explicites. Par conséquent, oui, tu as raison, toute la subtilité des homophonies signifiantes, c’est-à-dire des différentes strates de sonorité même des mots, sur lesquelles Lacan jouait en permanence, se perd. Tout est cadré, les signifiants lacaniens sont enfermés, ce qui donne une version de la psychanalyse très historique. Pour moi c’est le principal problème de cette exposition : elle finit par ressembler à un très bel album photos de ce que la pensée lacanienne a pu être au 20e siècle. C’est une super introduction à l’histoire du lacanisme en France. Mais cela fige ce que la psychanalyse est en train de devenir au 21e siècle. En d’autres termes, cela ne permet pas de penser comment le travail de Lacan rencontre des préoccupations plus contemporaines. Et je trouve que ça rejaillit même sur les œuvres exposées qui s’en trouvent historicisées, figées elles aussi. En fait, je n’ai pas été surpris. À aucun moment. Ça m’a fait plaisir de revoir telle ou telle œuvre, de comprendre le lien avec tel ou tel concept lacanien, mais à force de répétitions, à vouloir être trop didactiques, on finit par faire taire ce qui est le ressort même d’une œuvre et de la psychanalyse : le malentendu, le mot d’esprit, l’énigme du rêve, l’indicibilité du réel de la jouissance. Du coup, dans l’exposition, c’est comme si les œuvres étaient mises au service de l’explication des textes de Lacan et, là, je trouve ça pas très excitant. 

V.M.: Les questions contemporaines sont abordées en toute fin de parcours, un peu comme un rajout, un post-scriptum, assez maladroitement, non? 

F. B. : Exactement, la salle intitulée « l’anatomie n’est pas le destin » dont le sujet est au cœur de la psychanalyse contemporaine, en tout cas, celle qui se veut vivante et ouverte à l’époque actuelle, est assez ratée, bien qu’elle comporte de belles œuvres. Mais, à nouveau, parce que trop directement mise au service de l’illustration imaginaire d’un thème. En fait, la salle donne l’impression de manquer les avancées conceptuelles de Lacan qui vont au-delà de son époque. Et, de manière plus générale, c’est sa figure de père Français de la psychanalyse qui est mise en avant du début à la fin.

V.M.: C’est ce qui t’a manqué le plus? 

F.B.: Ce qui m’a manqué au fond, c’est d’être surpris. Tout est fait pour s’assurer de la bonne réception et de la bonne compréhension du message lacanien, alors que le docteur de la Rue de Lille, à la suite de Freud, affirme qu’il n’y a que du malentendu. Et c’est aussi cela que les artistes nous disent, non ? Il n’y a que du malentendu qu’on ne peut jamais dissiper. Pour formuler les choses autrement, c’est une exposition qui ne fait pas surgir des différences mais qui, au contraire, ne fait que s’assurer du même. On passe de salle en salle avec le sentiment de devoir être certain·es qu’on a tous et toutes bien compris la même chose, et que toutes les œuvres nous disent la même chose. Et ça, ça ne marche pas, parce que l’inconscient c’est le malentendu et un malentendu ne peut pas être compris.  Pour moi, le paradoxe est que les commissaires ont voulu trop bien faire pour qu’on comprenne tout, alors que l’inconscient nous renvoie à un point qui demeure incompréhensible. Le malentendu, le bug, l’acte manqué, comme le rêve, ce qui est insensé, ce ne sont pas des erreurs ou des choses à éviter, c’est ce qui nous offre la possibilité de transformer nos manières de percevoir, de comprendre, de vivre, d’aimer… Ici, quand tu sors de l’exposition, tu ne sors pas transformé. Ce n’est pas une exposition où il y a un avant et un après.

V.M.: Pour toi, une exposition doit être une traversée, une expérience en somme? 

F. B.: En tout cas, pour moi, une exposition est un lieu où éprouver une sorte de dépossession de ce que je pensais savoir sur la perception, sur les couleurs, sur l’histoire de la peinture, l’histoire du cinéma, sur ce que je pensais être moi-même, peu importe, mais c’est un lieu où perdre mes certitudes en m’ouvrant à l’inconscient.  Cela rejoint ce que la psychanalyse cherche à faire vivre : l’expérience de la différence et de la transformation de soi-même en un autre. On pense qu’on sait comment on fonctionne, on croit qu’on sait qui on est et, en fait, on s’aperçoit, au fur et à mesure des séances, qu’on se redécouvre complètement grâce à l’émergence de pans de son existence auxquels on n’avait jamais pensé et dont on n’aurait jamais imaginé qu’ils puissent avoir une telle importance. L’expérience d’une psychanalyse, c’est l’expérience de la différence. L’expérience où tu te transformes toi-même pour devenir autre que toi-même, où tu apprends à rencontrer un peu de cette altérité qui est en toi. Et, là-dessus, l’exposition ne nous a pas transporté.es très loin : elle nous a mis devant l’image du même. Un même Lacan pour tous alors que les œuvres disaient chacune tellement d’autres chose

Contributeur·ices

Relecteur.ice Dimitra Panopoulos