Vers l’écologie de guerre de Pierre Charbonnier (paru à La Découverte en 2024) s’inscrit dans la tradition actuelle des sciences humaines de la recherche des causes de la catastrophe bioclimatique. À celles déjà identifiées, l’auteur en ajoute une nouvelle, qui jusqu’ici n’avait pas été perçue ni décrite en ces termes. Au développement des technosciences modernes, aux conquêtes coloniales, et à l’organisation capitaliste de la production, il faut ajouter dorénavant la paix décidée et obtenue par la croissance économique.
Ce livre est la suite d’un dossier de la revue GREEN publié en 2022 et dirigé par Pierre Charbonnier, qui réagissait au déclenchement de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, et proposait des analyses de la nouvelle situation géopolitique et de ses enjeux énergétiques et écologiques. Il proposait à la fois un retournement et un changement d’ambition pour la pensée écologique, grâce au nouveau concept d’écologie de guerre.
Le constat est simple, il a émergé très directement en Europe en février 2022 : la guerre a changé la donne de l’approvisionnement énergétique, et soudainement le mot d’ordre fut celui d’une sobriété énergétique, ce que n’avaient pas réussi à obtenir les alertes des scientifiques ou les mobilisations écologiques. Ce concept permet ainsi de relier la logique de la puissance des États et l’enjeu écologique. Le constat est nouveau, d’autant qu’auparavant « l’une des caractéristiques de l’écologie politique était précisément sa réticence à parler le langage du pouvoir » (p. 8), au point que « la critique écologiste de la puissance se traduisait jusqu’à présent de façon tragique en impuissance de l’écologie. » (p. 8)
L’écologie de guerre serait cette nouvelle situation, mise à jour par Pierre Charbonnier, qui permet de relier l’écologie, la volonté de neutralité carbone et les enjeux géopolitiques de recherche de puissance. Grâce à ce concept, l’écologie doit être aussi considérée avec des termes géopolitiques. Car, jusqu’ici, l’écologie politique s’était exclue d’elle-même de ce type d’enjeux qui lui répugnait et dont ses principaux penseurs se tenaient à distance, notamment parce qu’il y aurait une dichotomie, voire une impossibilité de convoquer l’écologie avec le vocabulaire de la puissance des États. Et ce fut l’oubli de cette écologie de ne pas comprendre et d’envisager que « l’avenir du climat et de l’humanité est largement déterminé par le jeu des puissances internationales, par des considérations de sécurité. » (p. 15)
Afin de valider son concept, Pierre Charbonnier en fait l’histoire. La paix après 1945 a été rendue possible par la volonté géopolitique de favoriser l’intégration économique des pays, pour que la croissance soit celle, justement, de l’économie plutôt que celle du territoire des États. Pour mieux comprendre la situation actuelle de la catastrophe bioclimatique et l’impossibilité de la traiter au mieux afin de chercher à l’atténuer, il propose cette explication inattendue : « parmi les raisons de l’impasse climatique, il y a la peur de la guerre. » (p. 19) Son livre continue en montrant le rôle majeur que les énergies fossiles ont joué pour limiter la guerre, au point d’énoncer que « c’est donc au nom de la paix que le système économique et social du Nord industrialisé puis du reste du monde a été irrigué, de façon extraordinairement rapide et efficace, par les énergies fossiles. » (p. 22)
La conséquence de cette thèse est provocatrice : « la seule chose plus dangereuse que la guerre pour la nature et le climat, c’est la paix : la paix telle qu’elle a été créée et maintenue, surtout après 1945, est en effet le résultat d’une intensification énergétique auparavant inconnue. » (p. 12)
Cette idée prolonge son livre déjà célèbre, publié en 2020 sous le titre Abondance et liberté, qui, par une méthode que Pierre Charbonnier qualifie d’histoire environnementale des idées, proposait de comprendre comment notre abondance matérielle était issue de la conception moderne de la liberté. Il avait démontré « qu’une partie de l’impasse écologique et climatique actuelle tient à la confiscation des idéaux d’émancipation sociale par le paradigme de l’illimitation économique. » (p. 25) Il s’agissait même d’une « captation de l’idéal d’émancipation par les forces de l’abondance. » (p. 44) Abondance et liberté nous avait déjà averti d’une proposition inattendue : « dans le cas de l’impasse planétaire, il y a de bonnes raisons de penser qu’il s’agit aussi en partie des retombées d’un idéal parfaitement sain et légitime, qui est la volonté d’émancipation. » (p. 25)
Pierre Charbonnier ajoute un argument supplémentaire à sa précédente thèse : il y aurait un lien fort, et même un lien intrinsèque, entre la paix et l’usage intempestif et intensif des énergies fossiles, qui nous conduirait à l’impasse écologique actuelle. De même que « le pacte entre abondance et liberté, en réalité, traverse de manière orthogonale les formes d’émancipation et de domination qui prévalent dans les sociétés modernes » (p. 25), il y aurait un pacte entre paix et énergie fossile, au point que Charbonnier peut affirmer : « la crise climatique est une conséquence de la paix, plus que de la guerre elle-même. » (p. 26) Cette paix d’après 1945 proviendrait d’une volonté délibérée, d’une ambition géopolitique partagée, celle de décider de la croissance et d’une forte interaction économique afin de rendre impossible la guerre, ou du moins de la rendre moins efficace, en termes de puissance, que la croissance. En effet, il faut bien constater que nous avons eu la paix et que nous avons connu la plus grande croissance économique, bien établie par le concept de Grande Accélération.
La Seconde guerre mondiale a traumatisé l’Occident, on en convient aisément, et ce traumatisme agit aujourd’hui dans la manière dont peut être envisagée, par exemple, la pénalisation de l’écocide. C’est pourquoi plusieurs géologues ont proposé de commencer l’Anthropocène à la date de l’explosion de la première bombe atomique en 1945. Aussi Pierre Charbonnier peut-il affirmer que « la construction d’un monde pacifié a coïncidé avec la production d’un monde exténué. » (p. 41) Il y aurait donc une matrice qui a produit la paix, dans laquelle le monde d’aujourd’hui se trouve encore, et qui empêche géopolitiquement de diminuer la puissance économique. Pour Pierre Charbonnier, il y a bien eu une « capture de la paix et de l’idéal cosmopolitique par le carbone ». (p. 160) Aussi, le maintien de la paix, de ce type de paix par la croissance économique, est-il le plus grand danger pour la nature et le climat.
Pierre Charbonnier a mené une enquête d’histoire des idées afin de déterminer les origines de sa thèse. Il remonte à Kant, qui est associé à l’idéal de paix. Il s’attarde aussi sur le juriste Carl Schmitt, qui pose la question du lien entre l’État et la souveraineté sur un territoire. Une expression forte doit retenir notre attention, celle de « dilemme géopolitique du climat ». Elle permet de mettre au centre de l’attention « la question de l’acteur (ou des acteurs) politiques qui vont effectuer ce travail d’entretien de l’habitabilité, et du bénéfice qu’ils vont en tirer. » (p.126) Dans cette phrase se croisent l’enjeu de l’ordre écologique et l’enjeu de l’ordre juridico-politique pour les institutions internationales, car leur objectif est à la fois celui de la régulation des flux physiques et celui du maintien des équilibres diplomatiques entre États. C’est ce dilemme qui est l’enjeu au cœur des institutions interétatiques sur les questions du climat et de l’écologie.
La partie intitulée « Trois mondes, une planète » situe le sujet sur les axes Nord-Sud et Est-Ouest. Curieusement, le matériau utilisé pour cette partie semble minorer, voire même contredire, la thèse énoncée dans les parties précédentes de l’ouvrage, nous y reviendrons dans nos remarques. C’est pourtant dans cette partie que se trouvent les éléments qui devront être continués, afin de faire entrer l’écologie politique dans la puissance géopolitique par l’intermédiaire de l’usage de la langue du pouvoir. À ce titre, les pages que Pierre Charbonnier consacre à Thomas Schelling sont à la fois éclairantes et stimulantes (p. 197 et p. 199 notamment). Le modèle de l’entreprise intellectuelle de Pierre Charbonnier serait donc celui de Thomas Schelling, après en avoir critiqué les aspects problématiques et avoir évacué la stratégie géopolitique propre à la guerre froide qui n’est plus de mise. Ainsi, « la grande leçon des stratèges de la guerre froide comme Schelling est que si l’on veut ancrer la politique climatique dans les structures de pouvoir, mieux vaut accepter leurs propres règles pratiques plutôt que de revendiquer des normes éthiques abstraites. Mieux vaut compter sur leur volonté de rester au pouvoir, d’assurer la sécurité et l’avantage national à leur population et de jouer dans ce sens. » (p. 200) Voici de quoi penser les transformations à venir du monde en cherchant ce type d’influence, à laquelle, on l’a dit, l’écologie politique a toujours rechigné parce qu’elle en était horrifiée. Il faudrait mettre les mains dans le cambouis, celui des énergies fossiles et de leurs puissances associées, si nous voulons peser dans les décisions internationales. Sinon, on ne discutera qu’entre nous, entre gens concernés, sans aucune espèce d’influence. Charbonnier formule ainsi au milieu du livre le cœur du problème :
Le paradigme Schelling, ou Strangelove ecology, en référence au film de Kubrick, a cela d’extrêmement puissant qu’il associe des éléments de théorie de l’action collective, d’analyse coût/bénéfice, de réalisme stratégique (voire de raison d’État), c’est-à-dire qu’il forme le socle d’une synthèse géo-économique prête à l’emploi. L’écart avec la formulation généralement éthico-normative des aspirations environnementales et leur déconnexion quasi systématique à l’égard de toute considération réaliste est frappant. Il y a lieu de se demander si, précisément, le confinement stratégique de l’écologisme occidental dans une critique des modes de vie ne tient pas à l’inaccessibilité d’appuis au cœur du pouvoir, ne laissant le champ libre qu’à une critique qui se déploie dans un espace où ces contraintes ne valent pas, ou peu. (p. 200)
La transformation du monde des humains, qui doit être envisagée afin d’amoindrir au mieux la catastrophe bioclimatiqueJe renvoie à mon texte Sur la transformation, paru dans A.O.C. le 21 février 2024 : Sur la transformation - AOC media., ne peut se concevoir qu’avec ce type de données. Car c’est aussi elles qui fournissent la meilleure explication à un problème historique épineux, soulevé par l’historien Jean-Baptiste Fressoz, celui de l’acceptation du réchauffement climatique par les élites américaines au début des années 1980 et du choix de l’adaptation plutôt que celui de la transformation économique, encore possible à cette période. Ce qui semble la plus haute des trahisons tient son explication dans ces pages de Pierre Charbonnier.
Au jeu des influences au sujet de l’écologie, « il convient de rappeler que la réponse la plus influente au problème climatique a été construite non par les mouvements sociaux ou l’écologie politique, mais par des économistes-stratèges américains dès les années 1980. » (p. 203) N’avoir pas compris cet état de fait a empêché les courants écologiques de parler le langage de la puissance, et de saisir son état d’esprit. La catastrophe bioclimatique rend fous les esprits qui ne sont pas habitués à l’exercice du pouvoir. C’est la dichotomie qui sépare la naïveté écologiste et le réalisme politique. D’où un fossé, une incompréhension mutuelle, car les institutions modernes de la seconde moitié du XXe siècle n’ont pas permis de réunir les intellectuels et les lieux du pouvoir politique et économiqueLe cas de Bruno Latour, en ce sens, est particulièrement exemplaire, puisqu’un penseur aussi influent dans les sphères universitaires et intellectuelles est pourtant dépourvu de poids politique et géopolitique. Se tient là une influence pour le moins paradoxale, que nous pourrions appeler « le paradoxe Bruno Latour ».. L’argument de Pierre Charbonnier, énoncé avec toute la connaissance écologique qu’il détientSon livre Culture écologique, Paris, Les presses de SciencesPo, 2022, est une synthèse particulièrement bien menée destinée aux décideurs peu informés de ce type de connaissances et de l’enjeu des débats en sciences humaines., est une originalité qu’il faut noter et prendre en charge.
Cette partie centrale permet à Pierre Charbonnier d’identifier trois forces qui expliquent le statu quo actuel en matière de géopolitique écologique : la paix du carbone, qui relie paix et croissance économique, le développementalisme fossile, qui a façonné les relations Nord-Sud, lié au processus de décolonisation, et le modèle Strangelove ecology, issu des rapports Est-Ouest pendant la guerre froide.
Il s’agira, ensuite, de comprendre l’impuissance écologique des nations. Pierre Charbonnier cite une expression à même de devenir un concept utile, celui forgé par Stefan Aykut et Amy Duhan : « le schisme de réalité ». Il permet de pointer une dualité incompatible entre la réalité de la globalisation des marchés et la posture de la gouvernance climatique mondiale, qui reste incantatoire. Ce schisme de réalité ne pourra être résolu qu’en disposant d’une théorie écologique de la puissance. Elle devra dépasser la contradiction entre soutenabilité et sécurité nationale.
Désormais, prend place une nouvelle conjoncture, que Pierre Charbonnier appelle « l’écologie de guerre ». Il s’agit d’un nouveau paradigme : « le mobile de la sécurité géopolitique a, sans doute pour la première fois, pu être invoqué non pas pour ralentir les mesures de transition énergétique, mais pour les accélérer. » (p. 276) La bonne question, pour les États dotés d’une puissance, est maintenant celle-ci : « est-il possible d’être une puissance politique en mesure de se défendre, de garantir la sécurité matérielle de la population et un statut sur la scène internationale tout en étant à l’avant-garde de la transition énergétique ? » (p. 297)
Dans son ambition de faire converger sécurité et soutenabilité, Pierre Charbonnier, en conclusion, formule les objections et les contreparties à cette écologie de guerre. Premièrement, « ce cadre de pensée revient à renoncer à l’imaginaire politique et géopolitique par défaut du monde écologiste. » (p. 309) Deuxièmement, « l’assimilation des politiques climatiques aux politiques de sécurité » (p. 310). Troisièmement, « l’écologie de guerre serait contre-productive : loin de permettre un refroidissement des tensions internationales, elle y contribuerait. » (p. 312) Quatrièmement, « l’écologie de guerre adoube le capitalisme vert promu par les élites économiques. » (p. 313) Ces objections paraissent justes, mais il faut selon lui les dépasser, car leur prise de risque sera toujours moindre que le risque maximal de la catastrophe bioclimatique.
La rhétorique de Pierre Charbonnier est impeccable : en bon philosophe qu’il est, il a l’art de convaincre. Mais son argumentaire est-il si différent des énoncés explicatifs habituels de la catastrophe bioclimatique ? Il prétend à la supériorité de sa thèse sur les autres explications, habituelles, de l’impasse planétaire. Cette explication de la « paix du carbone » ne nous a pas convaincu. Or, aux yeux de Pierre Charbonnier, c’est « l’élément crucial de l’histoire récente, celui qui pèse le plus sur les dilemmes contemporains. » (p. 202)
La thèse de la volonté de paix après 1945, liée à l’idée de la croissance et de l’interdépendance économique, peut être discutée. Mais auparavant, il faudrait noter une bizarrerie quant aux causes dûment répertoriées de la catastrophe bioclimatique. Pierre Charbonnier ne mentionne pas un présupposé qui est pourtant au cœur des sciences humaines actuelles, une conception essentielle aux Modernes, celle qui fait être Moderne à coup sûr : le naturalisme. Curieusement, Pierre Charbonnier ne l’évoque pas, alors même qu’il a réalisé un livre d’entretien profond et instructif avec Philippe DescolaPhilippe Descola, La Composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, 2014., ce grand anthropologue qui en est à l’origine, et qu’il est l’auteur d’un livre qui illustre ses thèses, intitulé Le Grand Partage. Si le naturalisme des Modernes est encore en discussion théorique, et on connaît les disputes célèbres entre Philippe Descola et Bruno Latour, ne pas citer le naturalisme dans les causes de la catastrophe bioclimatique, si ce n’est au moins pour en récuser la cause, est particulièrement troublant venant de Pierre CharbonnierVoir son texte dans le cahier de L’Herne récemment consacré à Philippe Descola : Pierre Charbonnier, « Le naturalisme a-t-il un avenir ? in G. Delaplace et S. d’Onofrio (dir.), Philippe Descola, Paris, L’Herne, 2024, p.132-135., et demande une explication. Celle qui vient à l’esprit après la lecture du livre serait le geste du refus de l’écologie politique jusqu’ici constituée. Car Pierre Charbonnier n’évoque l’écologie politique qu’avec des termes dédaigneux, tant son tort serait de s’être coupée de la question géopolitique et donc de la puissance. Or, d’avoir délaissé cette question, essentielle aux yeux de Pierre Charbonnier, a eu un effet délétère : celui de ne pas mettre l’enjeu climatique crucial au cœur de la géopolitique mondiale. On sent un énervement latent et une colère irréductible de Pierre Charbonnier à l’encontre de l’écologie politique. Voici l’explication la plus probante à l’absence de référence au naturalisme et aux « penseurs du vivant »Nicolas Truong, Les penseurs du vivant, Arles, Actes Sud, 2023. : il y aurait une supériorité de la géopolitique ! Les conséquences sont grandes de ne pas mentionner dans les causes de la catastrophe bioclimatique le sous-jacent des conceptions modernes que sont le naturalisme et la séparation d’avec le vivant. Quand bien même on se rangerait plutôt du côté des arguments de Bruno Latour déniant la réalité du naturalisme, il est difficile d’en faire l’économie, au moins pour s’en expliquer. Il ne s’agit pas d’un acte de négligence de la part de Pierre Charbonnier, mais d’une volonté de mettre en avant la supériorité de la question géopolitique. C’est cela qu’il faut maintenant discuter.
L’effacement du naturalisme des Modernes, effectué en toute connaissance de cause, va impliquer des conséquences dans son raisonnement, et donc les objections que je vais formuler. L’enjeu de ce problème est rappelé par Pierre Charbonnier lui-même : « la compréhension rétrospective et critique que l’on se donne des causes de cette tragédie détermine les propositions politiques qui peuvent être apportées pour y répondre. » (p. 17) Il faut prendre la mesure de la proposition de Pierre Charbonnier : « il est indubitable que les technosciences, la dynamique coloniale, le capitalisme et les institutions politiques héritées du passé ont quelque chose à voir avec la situation actuelle. Mais on peut douter qu’elles en soient les causes ultimes. » (p. 18)
La première remarque porte sur ce qui pourrait être appelé un biais de documentation, et qui permet de discuter la thèse forte de l’ouvrage, je le rappelle, de la volonté de paix après 1945 liée à l’idée de la croissance et de l’interdépendance économique. On peut lui adresser les mêmes critiques que celles formulées par Bruno Latour au naturalisme identifié par Philippe Descola. Le naturalisme ne se trouverait que dans les livres savants mais pas en pratique. Les sources utilisées induisent des points de vue biaisés et des justifications a posteriori. Il y a eu la paix certes, et c’est une chance, mais il aurait pu très bien y avoir la guerre. La paix depuis 1945 est avant tout celle de l’équilibre des puissances militaires : elle est due à l’arsenal militaire et nucléaire conçu par la technoscience et le complexe militaro-industriel. La croissance économique et les interactions induites ont tout à voir avec l’État moderne et le consumérisme, la base économique du monde occidental depuis 1945. Elle provient du concept de progrès, de meilleure vie, d’augmentation des richesses, de puissance économique, plutôt que du concept de paix universelle, c’est-à-dire les anciens concepts forgés par la modernité, qui ont pu se traduire en croissance exponentielle parce que la technoscience avait atteint un cliquet qui l’a rendue possible. Les sources utilisées et convoquées par Pierre Charbonnier peuvent laisser à penser qu’il y aurait un poids intellectuel sur l’action du monde, ou plutôt que certains penseurs seraient dotés d’une influence particulière sur les actions concrètes décidées par les dirigeants passés du monde.
Premier exemple : l’influence de Carl Schmitt. Pierre Charbonnier fait une lecture géopolitique de Carl Schmitt qui tend à démontrer l’influence décisive qu’il a eue sur les Nazis, en proposant une validation juridique de leurs actes. Mais cette validation n’est-elle pas venue a posteriori des actes eux-mêmes afin de les justifier par le droit ? Schmitt n’a jamais fait partie des cercles qui prennent les décisions, à la différence d’un autre personnage convoqué, qui en fit partie, côté américain, mais qui cette fois masque une autre personne sans doute plus déterminante : l’économiste Thomas Schelling, auquel Pierre Charbonnier attribue un poids considérable dans la thèse de la paix et de l’équilibre des puissances. Ce personnage a laissé des traces par des livres réputés et des articles d’économie célèbres.
Mais sur ce sujet un autre personnage semble, lui, doté de davantage de poids : un scientifique, un des plus grands mathématiciens du XXe siècle, qui était au cœur du complexe militaro-industriel américain, John Von Neumann. Il n’est pas même cité dans le livre de Pierre Charbonnier, hormis dans une note de bas de page (p. 192). Cette absence est particulièrement problématique car son influence a été déterminante, justement parce qu’il incarnait la technoscience militaire et nucléaire, qu’il n’était pas du côté des penseurs qui justifient mais des inventeurs qui font les actes. Si les textes de Thomas Schelling ont été remarqués et considérés, s’il a fait partie des cercles du pouvoir géopolitique américain, John Von Neumann est au premier rang de ceux qui ont équipé ce pouvoir par la puissance technoscientifique.
Je poursuivrai cet argument par un détail donné en exemple par Pierre Charbonnier : celui du film de Stanley Kubrick, Docteur Folamour. Effectivement, la théorie de Thomas Schelling a influencé le scénario du film, la possibilité par un colonel d’une base aéroportée de commander sur un coup de folie une attaque contre les Soviétiques. Mais le personnage du docteur Folamour, interprété par Peter Sellers, qui intervient à la fin, est directement inspiré de John Von Neumann, mélangé à Wernher Von Braun. On pourrait ajouter un autre élément : la théorie des jeux convoquée ici à juste titre, avec son fameux dilemme du prisonnier, a été grandement utilisée par Thomas Schelling, ce qui lui valut à la fin de sa vie le prix Nobel d’économie. Mais son inventeur est John Von Neumann (avec l’économiste Oskar Morgenstern) ; et dès le moment où elle fut formulée et publiée en 1944, cette théorie fut immédiatement utilisée et incorporée dans les stratégies militaires américaines. Von Neumann décéda en 1957 des suites d’un cancer des os, dû certainement aux radiations des essais atomiques ; la dernière année de sa vie, il se déplaçait en fauteuil roulant, notamment pour assister aux réunions de la commission à l’énergie atomique, comme le docteur Folamour.
La deuxième remarque découle de la première. La paix après 1945 fut plutôt une non-guerre qui, à plusieurs occasions, faillit se déclencher en guerre. Et c’est l’autre angle-mort du livre de Pierre Charbonnier que de ne pas considérer l’histoire de la guerre froide et la rivalité géopolitique entre les deux blocs. Cette rivalité a mobilisé la plus grande puissance industrielle qui soit, dont le complexe militaro-industriel fut central. Et nous retrouvons là aussi le problème des sources. Elles sont américaines, elles ne sont pas communistes : c’est la vision occidentale. Mais l’histoire c’est aussi le communisme, le bloc de l’Est, et cette séparation du monde des humains en deux, entre 1945 et 1991. Cette histoire est oubliée dans l’ouvrage de Pierre Charbonnier, ou plutôt quand elle est mobilisée elle sert à un autre schéma explicatif, celui de l’appréhension du risque écologique global. Or, entre les deux blocs, il ne s’est jamais agi de paix, mais seulement de non-guerre ; et pour éviter la guerre, ils ont cherché la puissance maximale, ce qui est différent de la volonté de croissance économique pour avoir la paix.
Si nous prenons l’exemple de la construction européenne, convoquée dans le livre, les discours de fondateurs mettent en avant l’ambition de la paix. Mais l’enjeu véritable fut plutôt celui de s’organiser à l’Ouest dans le but de reconstruire et de disposer de la puissance économique afin de faire face au bloc de l’Est, car il n’y aurait pas eu de guerre au sein des pays de l’Ouest dépendant directement de la puissance militaire américaine. Les discours publics ne doivent pas être les uniques sources, car ils laissent supposer que la volonté de paix entre l’Allemagne et la France justifie une interdépendance économique. Dans les faits, la guerre était impossible et pour longtemps. Le contresens de Pierre Charbonnier provient de son usage des sources, qu’il effectue en tant que philosophe et non pas en tant qu’historien.
Il ne s’agit pas, dans les débuts de la construction européenne, de volonté de paix, mais de volonté de puissance pour la non-guerre. Ce qui ne signifie pas que la paix n’était pas un des enjeux, mais qu’elle était un des enjeux parmi d’autres. Or, Pierre Charbonnier en fait un élément premier en oubliant de considérer historiquement l’Europe après 1945Deux livres fameux permettent de saisir ce qui se passe dans toute l’Europe après 1945, qui sera déterminant pour l’ensemble du continent jusqu’à la chute du mur de Berlin : Ian Kershaw, L’Europe en enfer, 1914-1949, Trad. de l’anglais par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Seuil, 2016 ; Keith Lowe, L’Europe barbare, 1945-1950, Trad. de l’anglais par Johan Frederik Hel Guedj, Paris, Perrin, 2012.. L’Europe est divisée en deux, et cette moitié Est n’est pas prise en compte dans le livre. Ainsi « la foi libérale dans les vertus de l’interdépendance économique » (p.127) ne concerne-t-elle que l’Ouest de l’Europe. Après 1950, une fois l’Europe stabilisée politiquement, et séparée en deux blocs autonomes, le risque de guerre était uniquement entre Est et Ouest.
Aussi, la thèse de Pierre Charbonnier correspond-elle à la réalité de l’Ouest, mais pas en tant que réponse au risque réel de guerre entre Est et Ouest, puisque l’intégration économique et l’idée de croissance ne concernaient que l’Ouest, et qu’à l’Est correspondait une autre intégration économique. Mais entre les deux il n’y avait aucune interdépendance économique. Or, le risque de guerre, et donc l’enjeu de la paix, était entre ces deux blocs, et non plus entre la France et l’Allemagne, qui représentaient l’ancien monde. Après 1950, le nouveau monde géopolitique de la puissance s’est déplacé : l’Europe n’est plus rien, l’Ouest est sous contrôle militaire américain absolu, l’Est est sous contrôle militaire absolu de l’URSS. Faire de la première construction européenne un enjeu premier de la paix durable entre États de l’Ouest ne tient que par les discours politiques afin de montrer de nobles intentions dues au traumatisme qui venait de se produire.
Aussi l’expression de « paix du carbone » (p. 152) semble-t-elle abusive et inexacte. Pierre Charbonnier va plus loin en considérant que cette gouvernance par la croissance économique avait aussi pour objectif une dépolitisation de la société, afin de réduire la conflictualité (notamment p.154-156). Là encore, s’il y a pu avoir cette ambition chez quelques-uns, dans les faits, bien au contraire, il y a eu une lutte politique entre deux modèles qui se faisaient face, le libéralisme et le communisme. Et cette lutte politique, cette politisation de la société, a justement connu son paroxysme dans l’Europe de l’Ouest des années 1960-1970.
Si bien que la proposition ne devrait pas être : il y a la paix grâce à la croissance économique, mais plutôt il y a eu la croissance économique parce qu’il y a eu la non-guerre. La situation de non-guerre fut celle de la plus grande croissance de l’armement. La situation de paix aurait signifié celle de la diminution des armements. Il faudrait donc nommer ce moment historique non pas la paix mais la non-guerre. Et c’est seulement maintenant, a posteriori, que nous savons qu’il n’y a pas eu la guerre, qui aurait pu très bien se déclarer et être effective, malgré la croissance économique exponentielle à l’Ouest.
Ma troisième remarque est la suivante : ce livre prend la forme d’un commentaire géopolitique des enjeux climatiques, il vient à rebours des pratiques et des discours géopolitiques. Ce concept d’écologie de guerre provient de la situation issue de février 2022 et de la décision imprévisible prise par Vladimir Poutine d’attaquer l’Ukraine. Le déclenchement d’une guerre est difficilement prévisible, même si elle se pressent : on ne discute de la guerre qu’une fois qu’elle a été déclenchée, et alors seulement on en tire les conséquences. En l’occurrence, cette écologie de guerre n’a dépendu que de la décision d’un seul homme, de même que la possibilité d’une paix avec l’Ukraine ne dépend que de lui. Voici à quoi tient aussi la géopolitique, et voici pourquoi l’écologie politique a déserté l’ambition de vouloir influencer la géopolitique. Car à la différence des concepts et des conceptions forgées par les penseurs des sciences humaines, qui peuvent infuser les sociétés occidentales, la géopolitique ne relève qu’assez faiblement de ce même type de processus. Et parce que la guerre est difficilement prévisible, il n’y a que de la non-guerre, il n’y a jamais la paix, si ce n’est dans le monde des idées des philosophes. Les idées de Kant ont-elles eu une influence géopolitique ? Alors qu’il est certain qu’elles en ont eu dans les conceptions de la modernité, dans l’usage de la raison en Occident, il ne faut pas surjouer l’influence des idées des penseurs : elle concerne avant tout les conceptions au sein des sociétés, et assez peu la géopolitique. Pierre Charbonnier cherche, en philosophe à justifier ces effets géopolitiques devenus des faits. Ce n’est pas suffisant. Qu’a-t-il à proposer en philosophe ? Quels concepts pour traiter au mieux les problèmes et les dilemmes qu’il met à jour ? Tout est à faire.
La quatrième remarque sera la plus critique. Pierre Charbonnier considère avec certitude, comme tous les tenants de la pensée géopolitique, que les formes de la modernité pourront non seulement organiser un monde à +2.5° ou un +3°C., mais aussi continuer à organiser pour longtemps le monde avec cette augmentation de la température. En sorte que dans la lutte entre terrestres et Modernes, Pierre Charbonnier parie sur le encore de la modernité et de ses grandes institutions pour l’organisation du monde. En cela il ne prend pas en compte le dernier Latour, celui qui préparait les terrestres contre les Modernes. Voici l’erreur principale de Pierre Charbonnier, car il n’est plus du tout certain que la modernité se poursuive, même transformée. C’est justement cela l’Anthropocène : la fin de la certitude de la continuité de la modernité. Cette position moderniste de Pierre Charbonnier explique son dédain à l’encontre de l’écologisme naïf, celui qui ne s’ancre pas dans les luttes de puissance géopolitique, celui qui ne cherche pas à influencer les puissants, et qui est donc selon lui inefficace. C’est le point aveugle de ce livre de ne pas considérer que les terrestres à venir inventent des possibilités en dehors des États modernes, parce que la forme étatique ne sera peut-être pas celle qui perdureraLe nouveau livre de Pierre Dardot et Christian Laval permet d’argumenter en ce sens : Pierre Dardot, Christian Laval, Instituer Les monde. Pour une cosmopolitique des communs, Paris, La Découverte, 2025.. Et à +3°C. vers 2100, dans 75 ans, donc à même distance chronologique que 1945, il est peut-être préférable de parier sur d’autres formes d’organisation du monde, car la modernité, même transformée, n’y résisterait peut-être pas. La naïveté, le manque de réalisme, seraient alors du côté de ceux qui pensent encore être influents et puissants avec ces outils-là.
Enfin, la cinquième remarque est projective : la nouvelle géopolitique sera situéeDavid Abram, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, Trad. de l’Anglais par Didier Demorcy et Isabelle Stengers, Paris, La Découverte poche, 2021, p. 235.. Les peuples autochtones ont vocation à reprendre leurs territoires, dans lesquels leurs langues sont situées. Et cette géopolitique-cosmopolitique rendra possibles des approches légales différentes au sein des États modernes, comme la tentative du Parlement de Loire. Et à +2°C. entre 2050 et 2100, et au moins à +2°C. et jusqu’à +2.5°C. ou +3°C., il y a de grandes possibilités que la géopolitique soit davantage entre des peuples situés, y compris des restes d’États modernes qui se seront mélangés à des territoires faits de légalités qu’ils auront acceptés, comme les Bassins-Versants de grands fleuves semblent commencer à le faireJe renvoie à deux projets. Celui du Parlement de Loire, Camille de Toledo, Le fleuve qui voulait écrire. Les auditions du Parlement de Loire, Paris, Manuella Éditions/Les Liens qui Libèrent, 2021. Et celui d’un Conseil Diplomatique à partir des Bassins-Versants, https://www.terrestres.org/2024/04/12/pour-un-conseil-diplomatique-des-bassins-versants/. Voici la force d’inventivité de l’écologie politique, qu’une écologie strictement géopolitique n’est pas en capacité d’imaginer.
Maintenant, il nous faut tirer les conséquences maximales du livre de Pierre Charbonnier, car les remarques que j’ai formulées, si elles amenuisent sa thèse de la relation consubstantielle entre paix et croissance économique, du moins en ce qui concerne la volonté et l’ambition originelle après 1945, ne diminuent en rien son concept d’écologie de guerre et l’obligation de prendre en charge une pensée géopolitique de l’écologie, ce qui a jusqu’ici été évité ou refusé par l’écologie politique. Pierre Charbonnier est à la bonne place, universitaire reconnu par le champ de la pensée écologique dont l’influence commence à porter, pour nous mettre au travail. Il continue donc les apports déterminants de Bruno Latour, qui à la fin de sa vie montrait l’importance de cette voie géopolitique pour l’écologie.
Si sa thèse sur la paix du carbone ne nous a pas convaincu, le concept d’écologie de guerre n’en reste pas moins pertinent, parce qu’il pose le dilemme géopolitique du climat. Le geste théorique de Pierre Charbonnier, justement parce qu’il a donné auparavant comme chercheur des gages à la pensée de l’écologie politique, est à prendre avec le plus grand sérieux. Il est obligatoire, pour toute pensée écologique sérieuse, de mettre les mains dans le cambouis de la puissance géopolitique. Cette première pierre au sein de l’écologie politique étant posée, il faut désormais se montrer créatif. Nous disposons, avec le livre de Pierre Charbonnier, de la bonne ambition. Il s’agit d’inventer une théorie écologique de la puissance. Comment ? Nous ne savons pas encore, mais cette ambition est à l’ordre du jour. Et pour accomplir cette tâche, il faut mettre les mains dans le cambouis, c’est-à-dire accepter d’avoir les mains - et donc aussi la pensée - sales, entachées de pétrole.
Comment, alors, refaire de la géopolitique ? La question de l’État traverse la pensée actuelle. Bruno Latour lui-même, avec qui ce livre dialogue, a soulevé le problème de la continuité de l’État moderne. Une géopolitique de la fin du XXIe siècle devrait-elle être seulement celle des États encore modernes ? Répondre oui avec assurance ne semble plus crédible sur une planète à +2°C. au moins à partir de 2050.
La question, au fil des années, alors que les COP passent et les discussions internationales augmentent sur le sujet, est désormais celle-ci : pourquoi un pays réduirait-il sa puissance pour être écologique ? La non-hégémonie et la non-puissance sont antinomiques avec la géopolitique. Et inversement, l’hégémonie et la puissance sont antinomiques avec l’écologie. Envisagé autrement, nous pourrions décrire ainsi le problème : la condition moderne pousse à l’hégémonie et à la puissance ; à l’inverse, la nouvelle condition terrestre recherche la non-hégémonie et la non-puissance. La géopolitique, actuellement, s’effectue sous la condition moderne, la condition terrestre ne s’en est pas saisie car c’était antinomique avec ses valeurs. Les terrestres doivent accepter la puissance, sinon ils ne seront rien. Cette puissance devra être différente de celle des Modernes. Les terrestres doivent se localiser au sein même des territoires modernes et être assez nombreux pour peser de leur poids.
Les bassins-versants semblent incarner cette possibilité, tant la question de l’eau prendra une importance nouvelle. Les bassins-versants, tels qu’envisagés en Loirehttps://polau.org/parlement-de-loire ou à Genèvehttps://www.terrestres.org/2024/04/12/pour-un-conseil-diplomatique-des-bassins-versants/ Il peut se lire comme un manifeste de géopolitique terrestre, pourraient devenir, par le droit, des puissances géopolitiques. Imaginons le fleuve Loire, devenu une entité légale, une entité du point de vue du droit, existant au même titre qu’une entreprise privée. Cette Entité Terrestre, comme nous pourrions alors la qualifier, aurait la capacité de faire payer les services qu’elle rend aux organisations humaines. Par exemple, une centrale nucléaire qui utilise l’eau de Loire ou bien un système d’irrigation ponctionnant son eau, verseraient ainsi une contribution pour leurs usages. A l’inverse, cette Entité Terrestre, dotée d’une personnalité juridique, aurait la capacité d’intenter des procès lorsque la centrale nucléaire reverserait de l’eau trop chaude ou qu’une exploitation agricole productiviste rejetterait des pesticides. Cette Entité Terrestre serait peu à peu dotée d’une réelle capacité financière. A l’échelle d’un fleuve comme Loire, et de son bassin-versant, il est assez facile d’évaluer la puissance d’une telle Entité : elle serait celle d’une grande entreprise ; elle ferait valoir ses droits, en se dotant d’avocats compétents, en cherchant à influencer au maximum les cercles de pouvoir par un travail de lobbying. Il apparaîtrait ainsi une forme de puissance en devenir, une troisième possibilité entre les États et les entreprises. C’est-à-dire qu’au jeu de la puissance géopolitique, il n’y aurait plus seulement des États et des entreprises multinationales, mais aussi des Entités Terrestres dont les bassins-versants, par leur taille, seraient les plus importants.
Un terme serait à même de préciser cette intention : « géopolytique ». Il proviendrait du terme « polytique » forgé par Baptiste Morizot, signifiant une politique interespèces, c’est-à-dire une politique étendue aux humains et aux non-humains qui vivent ensemble sur un même territoireBaptiste Morizot, Ce que le vivant fait au politique, in Le cri de Gaïa, penser la Terre avec Bruno Latour, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2021, p.107 à p.113 pour l’usage du terme polytique.. Ce Y de différence oblige au pluralisme, le préfixe « poly » signifiant étymologiquement plusieurs. Cette affaire de bassins-versants ferait passer la géopolitique à l’ancienne, celle du temps où des territoires identifiés se font envahir par d’autres facilement identifiables, par exemple la Russie qui envahit l’Ukraine, à la géopolytique, celle où des territoires géographiques sont touchés par des actions dont on a des difficultés à répertorier l’ennemi, comme des pollutions ou du réchauffement climatique. Pierre Charbonnier, et bien d’autres avec lui, pensent encore en terme géopolitique, là où la catastrophe bioclimatique oblige à penser en terme géopolytique. Dans le premier cas nous savons comment faire, même si Pierre Charbonnier invite à pratiquer d’une manière différente la géopolitique actuelle, dans le second cas il va falloir inventer avec d’autres concepts et d’autres stratégies. Au jeu de la puissance, envisager avec sérieux la géopolytique des bassins-versants permettrait un début de solution crédible et rapide. C’est ce que nous pouvons appeler un cliquet transformateur.
Le mot d’ordre du geste géopolitique initié par Pierre Charbonnier pourrait être transmis ainsi : terrestres de tout bord et de tout horizon, prenez la place des modernes au sein des instances géopolitiques, participez de l’influence ! Acceptez le risque d’être conspués par vos amis ! Acceptez le risque de trahir certains de vos idéaux ! Mettez les mains dans le cambouis ! Il n’est plus temps pour les postures angéliques qui dédouanent la pensée de son risque, la catastrophe bioclimatique est massive, il ne faut plus laisser la géopolitique aux mains des derniers modernisateurs. Ce mot d’ordre pourrait être transformé ainsi par le geste géopolytique nouvellement envisagé : les instances actuelles dotées de la puissance, les États et les entreprises multinationales, ne permettront pas de lutter efficacement contre la catastrophe bioclimatique à l’échelle de la géopolitique. Plutôt que de chercher à les influencer, il vaut mieux changer de stratégie et inventer une nouvelle instance dotée de pouvoir et de puissance. Elle prendrait la forme des bassins versants une fois que la personnalité juridique leur aura été accordée. Doté ainsi d’une forme juridique, le bassin-versant de Loire, en tant qu’exemple déjà mûrement réfléchi, en plein cœur d’un État moderne européen, prendrait une place. Vivent les terrestres, vive la puissance géopolytique !