Globale ou locale ?
Sur les échelles du climat entre sciences et droit

On assiste depuis quelques décennies à une « climatisation du droit ». Mais attribuer des responsabilités juridiques précises pour les phénomènes climatiques oblige à articuler les échelles, du planétaire à l’individuel, du global au local. Dans sa chronique, l’historien Stéphane Van Damme nous introduit aux travaux récents d’histoire des sciences du climat qui montrent que cette question de l’articulation des échelles est au cœur de la climatologie depuis son origine et met en cause des paradigmes à la fois intellectuels, scientifiques et politiques opposés : l’un qui part du global, l’autre qui insiste sur le territoire – et le troisième qui conteste l’idée même de hiérarchie des échelles.

De Sarah Vanuxem et son appel à « repenser le droit à l’âge de l’anthropocène » à Sabine Lavorel qui prônent la fabrique d’une « justice climatique », on a vu se multiplier, ces dernières années, les prises de position de la part de juristes en vue de proposer une vision plus « écocentrique des droits »Nicolas Truong, « Entretien avec Sarah Vanuxem : repenser le droit à l’âge de l’anthropocène », Le Monde, 7 août 2021.. L’étendue de cette mobilisation des juristes et des juges est le signe d’une « climatisation du droit » qui concerne aussi bien la prise en compte de finalités variées (prévention, précaution, correction, progression) que la mise en place d’instruments juridiques de degrés de normativité variables (du plus contraignant au moins contraignant).

Or, comme le souligne la juriste Marta Torre Schaub, cette revendication de justice climatique se fait au nom d’un savoir scientifique : les sciences du climatMarta Torre-Schaub, Justice climatique. Procès et actions, Paris, CNRS Éditions, 2020. Sabine Lavorel, La justice climatique. Prévenir, surmonter et réparer les inégalités liées au changement climatique, Paris, Charles Léopold, 2023.. Ce lien ne consiste pas en un simple rapport d’expertise externe, mais en une véritable interpénétration en vue de produire ou d’identifier des causes dans le domaine des phénomènes climatiques. Cependant, cette référence aux sciences du climat est trop souvent prise comme évidente, comme si cet ensemble de savoirs constituait un bloc homogène et univoque. Cette manière de voir nourrit une certaine contestation de cette approche, portée notamment par des militant.es et de citoyen.nes, qui doutent de la capacité d’une vision globalisante des questions climatiques à rendre compte des problèmes de vulnérabilité, qui s’éprouvent dans l’expérience et parfois dans l’intimité. Telle est bien, de fait, la particularité de la question climatique – et peut-être de tout ce qui relève du « terrestre » : elle oblige à articuler des échelles variées en court-circuitant parfois les ordres scalaires. Mais cela veut-il dire choisir entre l’expérience et la science ?

Je ne le crois pas. Il me semble qu’une approche en termes d’ « opérations du droit » peut s’avérer utile pour dénouer le débat actuel autour de cette question des échelles du climat. Le concept renvoie aux travaux de Yan Thomas, historien du droit romain, sensible aux techniques inventées pour mettre en rapport les personnes et les choses, mesurer l’écart structurel entre les faits et le droit. Yan Thomas fait du juriste un artisan du droit, et les concepts qu’il produit participent d’une articifialisation du monde, d’un savoir-faireMarie-Angèle Hermite et Paolo Napoli, « Préface », in Yan Thomas, Les opérations du droit, Paris, Hautes-Etudes, EHESS-Gallimard-Seuil, 2011, p. 13.. Conception du droit non dogmatique qui me semble particulièrement parlante dans le cas du droit climatique. D’abord, parce que Yan Thomas a pris au sérieux la nature comme objet singulier du droit. Ensuite, parce qu’il souligne l’importance de la radicalité de certains « cas » comme déplacement progressif ou adaptation d’un précédent juridique ; or, la jurisprudence climatique se nourrit de ces précédents ; enfin, parce qu’il défend une vision formaliste et technique des savoirs juridiquesYan Thomas, Les opérations du droit, édité par Marie-Angèle Hermitte et Paolo Napoli, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 2011, p. 11-12. Sur cette approche des techniques du droit, voir Alain Pottage, « Le droit d’après l’anthropologie : objet et technique en droit romain », Clio Thémis, 19, 2020, p. 1-24.. Cette attention aux opérations du droit climatique invite aussi à développer une ethnographie dans les arènes où il se déploie Voir l’anthropologie du droit d’Annelise Riles, Pour une anthropologie juridique des savoirs juridiques, traduit et présenté par Vincent Réveillière, Paris, Dalloz, 2022.. Cette proposition de discussion est née d’une double actualité historiographique : du côté de l’histoire du droit, les propositions de la « legal geography » autour des notions d’échelles et de géographie du droit me semblent particulièrement pertinentes pour nourrir la réflexion sur la « fabrique du droit climatiqueVoir la mise au point lumineuse de Frédéric Audren, « Un tournant technique des sciences (sociales) du droit ? », Clio@Themis [En ligne], 23 | 2022.» ; du côté de l’histoire des sciences climatiques, les travaux récents de Déborah R. Coen qui placent au cœur de sa réflexion la notion d’échelles visent également à sortir du grand récit homogène et linéaire de la formation des sciences du climat comme sciences du globe, elles-mêmes globales. Je voudrais donc présenter ici une sorte de petite carte des travaux récents dans ces deux domaines en insistant sur la manière dont la question des échelles y insiste singulièrement.

Cette tension autour de la notion d’échelle, que certains jugeront périphérique, a en réalité une assez grande profondeur historique : elle renvoie à une véritable bataille qui se déroule depuis le XIXe siècle entre plusieurs épistémologies rivales au sein de la climatologie, donc depuis l’origine de cette discipline : l’une définit la climatologie comme une science du climat global, alors que l’autre s’intéresse aux climats et aux territoires. Il est frappant de retrouver cette bataille aujourd’hui dans le droit : si l’on veut passer des grandes déclarations de principe (relativement inefficaces) à la question jurisprudentielle (autrement dit aux jugements effectifs), la question des échelles est fondamentale. Contre une vision présentiste qui prévaut trop souvent, je voudrais restaurer une place pour l’histoire conjointe des sciences et des savoirs juridiques en montrant en particulier que, derrière ce débat sur les échelles, se cache une guerre des récits qui soutient des épistémologies rivales. Réhabiliter une autre tradition dans les sciences du climat, qui ne les noue pas à l’hypothèse d’un globe unifié, mais au contraire à la pluralité des territoires, c’est pouvoir aborder les questions juridiques et politiques que pose le climat aujourd’hui sans avoir à séparer d’un côté la science (intrinsèquement globale), et d’un autre côté, le droit efficace (forcément local). 

1. Penser globalement : les ambitions de la justice et des sciences climatiques

Le récit dominant sur l’émergence des sciences du climat a longtemps fait remonter cette discipline au début du XIXe siècle, lorsque des naturalistes comme Jean-Baptiste de Lamarck bataillent pour imposer une physique du globe. En promouvant un changement d’échelles, Lamarck entend défendre une meilleure attention aux changements physiques du globe en réarticulant des sciences traditionnelles et en les unifiant autour d’un même problème scientifique. Une bonne « physique terrestre », dit-il, doit s’appuyer sur la météorologie, ou science de l’atmosphère, sur l’hydrogéologie comme étude de la croûte externe du globe et, enfin, sur l’étude des « corps » vivants, la biologie. C’est dans cette interaction que naitrait le « globe » comme objet d’une science nouvelle. Il s’agit aussi de s’affranchir de la tyrannie du localisme qui prévaut chez les naturalistes de l’époque. Ainsi, il disqualifiait une obsession pour les détails : « dans l’étude des sciences, comme dans tout autre genre d’occupation, les hommes à petites vues ne peuvent réellement se livrer qu’à de petites choses, qu’à de petits détails […]. » Il stigmatisait ainsi les amateurs de sciences comme les savants obnubilés par de « petits faits » qui mépriseraient les « grandes idées »Jean-Baptiste de Lamarck, Hydrogéologie, ou Recherches sur l’influence qu’ont les eaux sur la surface du globe terrestre (1802), édité par Pietro Corsi et Raphaël Bange, Paris, CNRS-CRHST, 2003, p. 7..

On doit à Paul N. Edwards d’avoir retracé cette histoire complexe qui mène à la mise en place d’une communauté internationale de chercheurs après 1945 liée à l’invention de nouvelles infrastructures de recherchePaul N. Edwards, A Vast Machine: Computer Models, Climate Data, and the Politics of Global Warming, MIT Press, 2010, p. 8.. Selon lui, « les concepts de “science globale” et de “géophysique”, visant à unifier les nombreuses sciences concernées par les phénomènes à l’échelle de la Terre, apparaissent tout au long du xixe siècle », mais c’est véritablement au cours de la seconde moitié du xxe siècle, dans le sillage des recherches sur la biosphère, que la thèse de la machine planétaire prend consistance. On peut y voir l’effet d’une mobilisation sans précédent de la communauté scientifique sur le plan de l’organisation institutionnelle et intellectuelle pour parvenir à ce résultat ; mais on peut y voir aussi l’évolution épistémologique des sciences du climat qui se sont progressivement détachées du modèle des sciences de terrain du xixe siècle, pour adopter le paradigme de la physique du climat, plus adapté aux pratiques de modélisation et de simulation. Cependant, comme le rappelle Paul Edwards, il faut attendre les années 1950 pour que les dispositifs institutionnels soient efficaces. Entre 1945 et 1990, les géosciences s’institutionnalisent grâce au financement militaire et aux systèmes de surveillance sismiques et atmosphériques. Pour Edwards, c’est aussi l’invention de nouvelles infrastructures scientifiques qui va permettre la comparaison des données, des mesures et des pratiques à l’échelle du globe. C’est enfin la puissance de calcul qui rend crédibles la simulation et la production de scénarios pour la futurologie climatique. L’historienne des sciences Sheila Jasanoff conclut ainsi : « Notre savoir sur le changement climatique repose sur des techniques d’agrégation et de suppression, de calcul et de comparaison qui épuisent les capacités même des mémoires collectives les plus méticuleusement compiléesSheila Jasanoff, “A new climate for society”, Theory, Culture and Society, 2010, 27, p. 233-253 ; p. 237 pour la citation: « Our knowledge of climate change relies on “techniques of aggregation and deletion, calculation and comparison that exhaust the capacities of even the most meticulously recorded communal memories.” (Notre traduction.). »

Cependant cette totalisation des connaissances a un coût épistémique. Le type de quantification mis en œuvre simplifierait et appauvrirait la description, mais surtout il transformerait la nature en quelque chose de stable et de prévisible, largement fondé sur le concept d’équilibre de la natureVincent Devictor, « La quantification de l’Anthropocène. Une stratégie sans stratège », in Rémi Beau et Catherine Larrère (dir.), Penser l’Antropocène, Paris, Presses de SciencesPo, 2018, p. 391-404. Ainsi, et c’est le second point, le souci de totalisation de la biosphère renvoie à un projet politique qui transforme les données en « indicateurs globaux », c’est-à-dire en normes abstraites qui viseraient à permettre l’action politique et donneraient de la biosphère une vision ordonnée et stable. La mathématisation des sciences du climat, le poids de la physique du climat ont été des facteurs déterminants dans ce processus d’abstraction qui a consisté à produire des objets d’étude de plus en plus grands (des hyper-objets), à distance des préoccupations humainesTimothy Morton, Hyperobjects. Philosophy and ecology after the end of the world, Londres, University of Minnesota Press, 2013..

Ce processus a permis de penser globalement les changements et de prendre conscience de l’impact des activités humaines. Par un usage systématique de la mesure, les sciences du climat sont devenues des sciences de plus en plus prédictives et normatives. Les opérations de traduction vers le grand public et les décideurs politiques et économiques ont été facilitées par la création du GIEC fonctionnant comme un tribunal scientifique qui rassemble, évalue et juge les connaissances. La normativité du GIEC ne repose pas uniquement sur une idée abstraite de l’autorité scientifique ; comme on le sait, elle est issue d’un vaste travail de production d’un consensus scientifique (« consensus éclairé ») fondé sur une évaluation de la production scientifique et sur un système de pondération des énoncés et de mesure de la certitude des résultats (probable, hautement probable, etc.)Kari de Pryck, GIEC. La voix du climat, Paris, SciencesPo, 2022, p. 210. Silke Beck, Maud Borie, Jason Chilvers, “Towards a Reflexive Turn in the Governance of Global Environmental Expertise: The cases of the IPCC and the IPBES”, Gaia, 23 (2), 2014, p. 80-87.. Cette estimation chiffrée renvoie à l’expression de ce que Robert Merton appelait le « scepticisme organisé ». Les doutes exprimés par les scientifiques quant à la validité de tel ou tel résultat visent à être dépassés.

C’est ce processus d’établissement d’une certitude globale des savoirs qui a permis de fixer de grands principes et qui a constitué un fondement solide pour l’établissement du droit. Le droit climatique a d’abord été un droit global, appuyé sur une science globale, parce qu’ayant pour objet le globe. En choisissant des juridictions hautes comme des droits universels (droits humains), le droit climatique s’est appuyé sur cette échelle macroscopique qui renvoie à des droits fondamentaux, universaux et abstraits. Faire droit à des plaintes de potentielles victimes du climat a consisté d’abord en une reconnaissance de violations de droits de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, initiant un mouvement judiciaire autour du changement climatique au sein du droit européen. Il s’agit d’incriminer les États qui ont adhéré aux conventions de protection des droits de l’homme et ont renforcé l’idée d’un « droit fondamental à un climat stable et durable »Marta Torre-Schaub, Justice climatique. Procès et actions, Paris, CNRS Editions, 2020, p. 30.. Les spécialistes des droits de l’homme ont engagé un processus de criminalisation fondamentale climatique qui aboutit à définir des « crimes » tels que les « écocides »Valérie Cabanes, « Reconnaître le crime d’écocide », Revue Projet, vol. 353, no 4, 2016, pp. 70-73.. Il s’agit d’un processus de « climatisation » des droits fondamentaux qui débouche sur des actions en justice pour rappeler aux États comme aux entreprises leurs responsabilitésNathalie Berny, « Le rôle des lobbies dans la fabrique de la norme environnementale », Délibérée, vol. 8, no. 3, 2019, p. 26-32. Bureau, Dominique, Fanny Henriet, et Katheline Schubert. « Pour le climat : une taxe juste, pas juste une taxe », Notes du conseil d’analyse économique, vol. 50, no. 2, 2019, p. 1-12.. Cette première phase a renvoyé à un travail d’amplification et de généralisation : l’intervention de la justice visait à amplifier et à contraindre les États à prendre en compte les rapports scientifiques : c’est par exemple le cas de l’arrêt Urgenda 2 du 9 octobre 2018 qui fait suite au rapport du GIEC préconisant de limiter le réchauffement à +1,5 degré Celsus par rapport à l’ère pré-industrielle.

En s’alignant sur les droits fondamentaux de l’espèce humaine comme sur les résultats abstraits et globaux de la physique du climat, le droit climatique a incontestablement gagné en universalité et en surplomb, reconnaissant le climat comme une grande cause universelleVoir la tension entre droit international et morale universelle, Ariel Colonomos, La morale dans les relations internantionales, Paris, Odile Jacob, 2005.. Mais il a aussi parfois échoué à imputer les « dommages climatiques » qu’il définissait lui-mêmeMireille Delmas-Marty, « Dommages climatiques. Quelles responsabilités ? Quelles réparations ? », Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences, vol. 30, no. 2, 2019, p. 11-16. Ariel Colonomos, « De la restitution à la réparation : trajectoires philosophiques d’une histoire », Raisons politiques, n°5, février 2002, p. 157-169.. L’établissement d’une « responsabilité climatique »Claire Portier, « Le contentieux climatique en droit français : quel(s) fondement(s), quelle(s) responsabilité(s) ? », Revue juridique de l’environnement, vol. 45, n° 3, 2020, pp. 465-473. Michelot, Agnès. « Chapitre 1. La justice climatique : faire face à la responsabilité du changement climatique ? », Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences, vol. 30, n° 2, 2019, p. 17-39. se heurte à la question de la faisabilité des réparations et des dédommagements aussi bien qu’à celle de l’individualisation du préjudice subi ou à venir, qui reste difficile à établir lorsqu’il s’agit de dommages concernant la faune, la flore, les océans, l’air ; d’autant plus que ces dommages sont difficiles à prouver dans le court terme, comme le rappelle Marta Torre-Schaub dans ses travauxTorre-Schaub, Marta. « Le rapport du GIEC et la décision Urgenda ravivent la justice climatique », Revue juridique de l’environnement, vol. 44, n° 2, 2019, p. 307-312..

2. Reterritorialiser : juridiction, micro-climats et empires

À l’opposé de ces approches globales, un certain nombre de critiques se sont élevées pour contester la vision du territoire qu’elles impliquent, celui-ci étant supposé homogène et saisi dans une perspective surplombante (souvent reprise des définitions de « l’État westphalien », autrement dit de cet ensemble de traités de 1648 qui ont fixé les bases du système international fondé sur la notion de souveraineté absolue des États sur leurs territoires respectifs). Le « globe » serait une totalité dont les parties sont les territoires, mais ces territoires sont pensés sur le modèle des entités juridiques très particulières que sont les territoires des États-nations européens liés par les traités de Westphalie, abusivement naturalisées et universalisées à l’ensemble de la planète et de l’histoire. Étrangement, d’ailleurs, si les états-nations semblent une échelle pertinente, en revanche les empires sont singulièrement ignorés. Ces réflexions souvent labellisées comme les Territorio studies en appellent en à une reconceptualisation des notions de souveraineté, de territoire, de diplomatie ou de géopolitique qui prennent en compte les non-humainsPour une cartographie de ces réflexions, voir l’article précieux d’Alexis Gonin, Jeanna Etelain, Patrice Maniglier, Andrea Mubi Brighenti, “Terrestrial territories: From the Globe to Gaia, a new ground for territory”, Dialogues in Human geography, 2024, p. 1-19..

Mais, on trouve des échos de ces réflexions en droit. On oppose ainsi, à la pensée par modélisation du « globe », une prise en compte de ce que Daniel Matthews appelle les « assemblages anthropocéniques » qui compliquent le travail du droit, car ils mettent l’accent sur l’hétérogénéité des mesures, la pluralité des acteurs, les perceptions du risque, et intègrent les controverses scientifiques comme les controverses juridiquesDaniel Matthews, « From Global to Anthropocenic Assemblages: Re-thinking Territory, Authority and Rights in the New Climatic Regime”, The modern Law Review, 82, n° 4, 2019, p. 665-691. Mariana Valverde, Chronotopes of Law: Jurisdiction, Scale and Governance, Oxford and New York: Routledge, 2015. M. Valverde, « Jurisdiction and Scale: Legal Technicalities as Resources for Theory », Social & Legal Studies, 18(2), 2009, 139-157. Sur les controverses juridiques, Vincent Réveillère, « Enquêter sur les savoirs juridiques : controverses juridiques et traductions conceptuelles », Cahiers Jean Moulin [En ligne], 8 | 2022.. On peut penser aux affaires qui mêlent les acteurs étatiques et les multinationales. Ces assemblages ont eu tendance à brouiller les lignes de clivage bien établies et à fragiliser les décisions juridiques trop générales. Comme le rappelle Marta Schaub, « l’individualisation du préjudice subi ou à venir est difficile à établir lorsqu’il s’agit de dommages pour la faune, la flore, les océans, l’air d’autant plus que ces dommages difficiles à prouver dans le court terme »Marta Torre-Schaub, Justice climatique. Procès et actions, Paris, CNRS Editions, 2020, p. 37.. Pour ce faire, de nombreux pays ont opté pour la création de juridictions spécialisées pour mieux répondre à la complexité des plaintes. Ainsi, on compte aujourd’hui dans une quarantaine de pays des tribunaux environnementauxSébastien Mabile, « Quelle organisation de la Justice pour enrayer la disparition du vivant ? », Délibérée, vol. 8, n° 3, 2019, p. 33-37, citation p. 35-36..

Un second point de discussion a porté sur les espaces d’application du droit que l’on appelle ressort ou juridiction. Comme l’indique l’historien du droit Frédéric Audren, il y a toute une réflexion en droit sur les questions d’espaces juridiques, sur les échelles d’application du droit : « La juridiction désigne non seulement des autorités et des territoires, mais prend en charge les modalités et les formes de l’agir. Il ne s’agit donc plus seulement de dévoiler l’étagement des pouvoirs mais d’expliciter les ressorts de l’action sociale juridiquement organisée. Le ressort doit s’entendre naturellement d’une double façon : causes agissantes de l’action etétendue spatiale d’une compétence. L’espace urbain est (…) un bon exemple pour démontrer qu’il est irréductible à du « local » et relève d’une juridiction tout à fait spécifique et d’une gestion policière des populations de son ressort. Le droit n’ajoute donc pas des déterminations supplémentaires à l’espace social hiérarchisé ; il construit cet espace et ordonne les relations sociales qui s’y déploient. En somme, ici, l’espace n’est pas un simple support des relations juridiques ; c’est le droit qui structure les relations socio-spatiales en fonction d’une clef de répartition spécifiéeF. Maccaglia, M. Morelle, « Pour une géographie du droit : un chantier urbain », Géocarrefour [En ligne], vol. 88/3, 2013 ; N. Belaïdi, G. Koubi, « Droit et Géographie », Développement durable et territoires [En ligne], Vol.6, n° 1, Mars 2015 ; A. Pichler, « Espace légal. Quand la géographie rencontre le droit », Revue Géographique de l’Est [En ligne], vol. 58 / 1-2, 2018 ; dernièrement, L. Bony, M. Mellac, « Le droit : ses espaces et ses échelles », Annales de géographie, vol. 733-734, nos 3-4, 2020. ». Ces analyses mettent le doigt sur une difficulté particulièrement forte dans la mise en œuvre de la justice climatique : le tiraillement entre le régime jurisprudentiel et le régime du contentieux. 

C’est un point important qui vise à retourner la perspective des sciences du climat lorsqu’elles sont sollicitées par le droit : le transfert de savoirs des instances du GIEC aux tribunaux n’est pas anodin, il transforme aussi bien le droit que les savoirs du GIEC. Les sciences du climat sont ainsi restructurées, reconfigurées par le droit, en particulier lorsqu’il s’agit de l’identification de frontières. Les sciences du climat opérant à l’échelle du globe distinguent assez peu les espaces nationaux ou même continentaux. Spécialiste de droit international, Natasha Affolder pointe l’inutilité d’une conceptualisation juridique abstraite du transnational, qu’elle nomme le transnational sans visage (« faceless transnational ») et montre que l’effectivité juridique suppose précisément une reconstruction de l’espace : « C’est ainsi que la recherche continue de nouvelles méthodes par le droit de l’environnement conduit à une extension et, en fait, à une réinvention des espaces juridiques pertinents pour la gouvernance climatique. De tels espaces se dessinent progressivement au fur et à mesure du travail pour établir les responsabilités effectives pour les dommages induits par le changement climatiqueNatasha Affolder, “Transnational Climate Law”, in Peter Zumbansen (éd.), The Oxford Handbook of Transnational Law, Oxford, Oxford University Press, 2021, p. 247-267 ;  p. 261 pour la citation: “In this way, environmental law’s ongoing search for new methods lead to an expansion and indeed a reimagination of what legal spaces are relevant to climate governance. Such spaces come to light through work identifying the obstacles to effective accountability for climate change-induced harms.” (Notre traduction.). » Elle souligne : « C’est le travail de déstabilisation des catégories et des concepts juridiques généralement acceptés qui manifestent la capacité des lois transnationales à faire apparaître des savoirs alternatifs et la possibilité de futurs alternatifsIbid., p. 261. Citation originale: “It is this work of destabilizing received categories and concepts of law that reveals transnational laws’ ability to bring into view alternative knowledges and the possibility of alternative futures.” (Notre traduction.). » En effet, elle met en évidence le potentiel créatif du droit, qui a le pouvoir de transformer en retour la physique du climat sur laquelle elle s’appuie : « La science juridique du climat a le pouvoir de mettre en cause d’autres formes de myopie juridique, mettant en lumière d’autres frontières et d’autres partages que ceux du territoireIbid., p. 262. Citation originale : “Climate law scholarship has the power to challenge other forms of legal myopia, bringing into view boundaries and borders other than the territorial.” (Notre traduction.). » Un bon exemple de cette nouvelle attention produite par le droit : le problème des « limites planétaires » désormais terrain commun pour les scientifiques et les juristesC. Larrère, « Les limites planétaires, la portée juridique du changement climatique », in M. Torre-Schaub (dir.), Droits et changement climatique : comment répondre à l’urgence climatique ? Regards croisés à l’interdisciplinaire, Mare & Martin, Paris, France, 2020, p. 137-152. Sur la notion de limites planétaires, on peut se reporter à l’entrée Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Limites_planétaires..

Mais on trouve un phénomène analogue du côté des sciences du climat, surtout si on se montre attentif à leur histoire. En proposant de replonger le lecteur dans l’histoire des sciences du climat, les historiens ont non seulement encouragé une forme de réflexivité, mais surtout ils ont invité à se montrer plus attentif aux différentes possibilités et bifurcations de la discipline. Ils en appellent à une histoire plus profonde et plus dense. Pour Tom Bristow et Thomas Ford par exemple, la problématisation de la question climatique est inscrite dans des « cultures du climat » (cultures of climate) et dans des « climats épistémiques » façonnés par des cultures scientifiques situéesTom Bristow et Thomas Ford (éds.), Cultural History of Climate change, Routledge, 2016.. Ils abordent la manière dont le changement climatique est aussi un évènement discursif et un objet « public » et juridique. Ils revendiquent une approche culturelle qui permet à la fois de lier la construction d’un savoir sur le climat avec les histoires d’ordre plus littéraire et esthétique. Plus précisément, l’histoire des sciences nous montre des exemples où les questions climatiques dans le passé privilégiaient d’autres échelles que celle du globe et où la question de la diversité était explicitement posée à toute unification problématique. C’est l’argument développé par Déborah Coen de l’université de Yale dans son livre de 2018, Climate in Motion, Science, Empire and the Problem of Scale, qui signale combien les pionniers des sciences du climat dans l’empire des Habsbourg placèrent au cœur de leurs analyses la notion d’échelle pour mieux comprendre les phénomènes atmosphériques locaux comme le foehnDéborah Coen, Climate in Motion, science, empire and the problem of scale, Chicago, Chicago University Press, 2018.. Ces débats du xixe siècle sont d’ailleurs pris dans une réflexion sur la souveraineté des savoirs et accompagné par une profonde réflexivité épistémique.

Ce n’est donc pas seulement le droit contemporain qui amène à se poser les questions d’échelle que nous avons évoquées : c’est au sein de l’histoire même des sciences du climat en voie de constitution. Un peu partout dans le monde du xixe siècle, les scientifiques entreprennent de décrire des systèmes climatiques nationaux, qu’il s’agisse de Lorin Blodget pour les États-Unis, avec Climatology of the United States (1857), de Henri Francis Blanford sur l’Inde britannique, ou encore de Wladimir Köppen pour la Russie en 1895. Tous insistent sur l’unité, l’ordre et la cohérence de leurs systèmes climatiques, qu’ils veulent en parfaite adéquation avec les entités nationales qu’ils promeuvent. Les choses sont un peu différentes dans une monarchie composite multinationale comme l’empire austro-hongrois. Déborah Cohen montre que la climatologie se calque sur les savoirs ethnographiques qui épousent les contours de cette diversité. En effet, si les entreprises scientifiques sont mobilisées pour donner une assise naturaliste aux fondements des États-Nations, la revendication politique de l’empire, qui consiste à « faire vivre l’unité dans la diversité », a particulièrement bénéficié de la climatologie.

Sous la direction de Julius Hann à Vienne, toute une équipe de scientifiques s’intéresse aux rapports que les vents et les orages locaux entretiennent avec la circulation atmosphérique de la Terre. Comme l’écrit Déborah Cohen, à la fin du xixe siècle, le « climat a été compris comme un système dynamique multiscalaire, sensible à de petites perturbations, et comme une circulation qui relie plutôt qu’elle ne divise, créant des relations de dépendances mutuelles ». Cette approche du climat caractéristique de l’empire des Habsbourg s’appuie sur un réseau d’infrastructures d’observation déployées dans l’ensemble du territoire de cette monarchie composite, mais dépend aussi de techniques de représentation qui maintiennent ensemble une représentation cartographique visant à donner un visage de l’empire, mais aussi à développer une « climatographie » (chapitre 6) qui permet de relier les données atmosphériques avec les préoccupations des lecteurs, renouant aussi avec les traditions d’une météorologie populaire. Ce travail de production des échelles est légitimé par la participation à des débats publics sur la déforestation et le drainage des marais, mais aussi par une approche qui intègre, selon Cohen, une appropriation sensible et personnelle du proche et du lointain.

En 1949, on verra encore, de manière nostalgique, dans le climat de cet empire disparu, le parfait modèle d’un climat européen alliant les régions enneigées des Alpes aux forêts méditerranéennes de la côte adriatique, contrebalançant l’idée, si courante parmi les géographes autrichiens de l’entre-deux-guerres, d’une « unité naturelle de la monarchie des Habsbourg ».  Bien sûr, comme le rappelle Coen, « le trope propre aux Habsburg de l’unité dans la diversité a rencontré dès le départ des résistances et ce scepticisme n’a fait que s’intensifier avec le déclenchement de la guerre en 1914Ibid., p. 340. Citation originale: “The Habsburg trope of unity in diversity had met resistance from the start, and the scepticism only intensified with the outbreak of war in 1914.” (Notre traduction.) ». Elle conclut son enquête en insistant sur le pluralisme scientifique que manifeste l’empire austro-hongrois. Les sciences du climat dans cet empire participèrent ainsi à deux mouvements contradictoires : développées dans un sens supra-national par la mise en place d’une internationalisation, elles s’imposèrent  dès la fin du xixe siècle comme un modèle de dépassement des États-nations ; particulièrement attentives aux conditions locales, elles triomphèrent dans l’entre-deux-guerres dans la formulation d’une « climatologie locale » : « D’un point de vue historique, donc, la science du climat moderne est le résultat d’un processus de construction d’échelle, processus qui n’est pas seulement intellectuel, mais aussi sensible, passionné et politiquement chargé. La construction d’échelles a été constitutive de l’histoire de la science du climat, et elle sera tout aussi vitale pour son avenir, puisque le réchauffement global menace les vies de communautés qui ont été massivement sous-représentées aux plus hauts échelons de la hiérarchie des changements internationauxIbid., p. 360. Citation originale: « From a historical perspective, then, modern climate science is a product of scaling, a process that is not only intellectual, but also sensuous, passionate, and politically charged. Scaling has been constitutive of the history of climate science, and it will be equally vital to its future, since global warming threatens the lives of communities that are drastically underrepresented in the highest echelons of international changes.” (Notre tarduction.). » En proposant un autre récit que celui de l’émergence des sciences globales, le livre de Deborah Coen a une portée considérable car il montre la diversité des trajectoires et la multiplication des expériences théoriques et pratiques qui ont pris part à la généalogie compliquée des sciences du climat. Il invite le public mais aussi les chercheurs professionnels de ces disciplines à mieux connaître le passé de leur discipline. Surtout, il permet de ne pas opposer la science (et sa perspective globale) et le droit (et son exigence de territorialité).

3. Démanteler la machine climatique ? Anti-zoom, non-scalabilité et géographie de la jurisprudence climatique

Alors que de plus en plus de voix parmi les scientifiques soulignent la difficulté d’articuler les savoirs produits à l’échelle globale et le niveau d’intervention qui privilégie les contentieux, les nuisances, la police de l’environnement, un second débat théorique en histoire des sciences comme en histoire du droit propose de suspendre les jeux d’échelles pour rendre possible et efficace des modes de gouvernanceRens van Munster and Casper Sylvest (eds), The Politics of Globality since 1945. Assembling the planet, London, Routledge, 2016. Sophie Houdart, Les incommensurables, Bruxelles, Zones sensibles, 2015. S. Houdart, 2010, « Pixelliser. Pour une pragmatique de la disparition », revue en ligne Réel/Virtuel, numéro spécial consacré aux « Textures du numérique » (http://reelvirtuel.univ-paris1.fr/files/Houdart+IMAGES.pdf) S. Houdart, 2010, « Fragmentation, particularisation, pixellisation : Des manières d’être invisible dans l’architecture japonaise », Visible, numéro spécial consacré à « Images & Dispositifs de visualisation scientifiques », n° 7 : 57-79.. Puisque les questions de gouvernance s’appuient sur un état des savoirs, sur une négociation fondée sur des données scientifiques, elles posent au préalable les termes du débat sur le plan épistémique, elles renforcent l’idée d’une interpénétration des sphères scientifiques et des sphères de décision.

Or, la crise climatique est contemporaine d’une remise en cause des pratiques scientifiques héritées de la Big science des années 1960 et 1970. Après ces deux décennies vinrent les coupes budgétaires, le développement de la recherche privée, le désengagement relatif des États qui mirent un frein aux très grands projets. Les Science Studies avaient, elles aussi, été fascinées par ces jeux d’échelles et par les capacités de levier caractéristiques des « sciences globales ». Dans les trente dernières années, elles ont cherché en effet à comprendre l’« action à distance » des sciences globales. L’image captivante du laboratoire « acteur-réseau » a parfaitement incarné cette utopie scientifique dans les années 1980Bruno Latour, « Give me a laboratory, I will raise the world », in Karin Knorr-Cetina et Michael Mulkay (dir.), Science observed. Perspectives on the social studies of science, Londres, Sage, 1983, p. 141-170. . Le livre de Paul Edwards, The Vast Machine, est lui-même une excellente illustration de ce paradigme appliqué à l’histoire des sciences du climat. À l’heure des remises en question, les Science Studies ont cherché d’abord à contraster l’échelle globale avec l’échelle planétaire ou « terrestre », à mettre en évidence les échecs et les limites de cette projection globale des sciences, à décrire un monde multipolarisé voire à relocaliser les sciencesPour un aperçu de ces tendances, voir James Poskett, Copernic et Newton n’étaient pas seuls. Ce que la science moderne doit aux sociétés non européennes, traduit de l’anglais par Charles Frankel, Paris, Le Seuil, 2022. Je me permets de renvoyer à mon compte-rendu : « Shifting world science: toward new inclusive narratives (book review)”, Metasciences, 2023, Juin 2023.. Il s’agissait aussi de construire des récits alternatifs au grand récit linéaire des sciences modernes globalisées pour suggérer des évolutions plus décentrées ou « contributionnistes »James Poskett, Copernic et Newton n’étaient pas seuls. Ce que la science moderne doit aux sociétés non européennes, traduit de l’anglais par Charles Frankel, Paris, Le Seuil, 2022.. Mais la vision des sciences globales comme une table commune où chacun contribue au progrès d’une science universelle ne prend pas en compte les asymétries entre les pays ou les continents. D’autres historiens des sciences proposent de compliquer le tableau en repolitisant le récit. Ainsi, en promouvant clairement un point de vue géopolitique dans l’enseignement et la recherche, James Delbourgo propose de redimensionner l’histoire globale des sciences en prêtant attention non pas aux formes de rationalité mais à la variabilité des pratiques de connaissance ancrées dans le contexte politique et social. D’un point de vue méthodologique, l’inclusion de « polémiques sur l’identité, la culture, la race et la nation peut nous aider à construire une histoire des sciences plus civiqueJames Delbourgo, ‘The Knowing world: A new global history of science’, History of science, (2019), p. 1-27. ». Bien que la mise sur un pied d’égalité de cultures scientifiques plurielles tende à aplanir la trajectoire d’une telle mosaïque de connaissances, elle refuse de traiter ces participations actives comme des contributions à une science globalisée.

Tous ces débats, loin d’être inutiles, disent une forme de malaise devant une histoire globale des sciences globales qui s’appuie largement sur le lexique de la puissance (scientifique), alors que, dans le même temps, l’on demande aux citoyens plus ordinaires des efforts de solidarité climatique dans un contexte local. Ils posent à la fois des problèmes scientifiques portant sur le cadrage des recherches mais aussi sur leur gouvernance. On retrouve ce malaise dans bien d’autres domaines. Ainsi, les écologues non seulement reconnaissent la difficulté à articuler l’analyse des processus physiques et des processus biologiques à l’échelle de la planète, mais ils soulignent l’existence de « provincialités » ou de « localités »Andrew Clarke and J. Alistair Crame, “The importance of historical processes global patterns of diversity”, in Tim M. Blackburn and Kein J. Gaston (dir.), Macroecology. Concepts and Consequences, Blackwell, 2003, p. 130-151. Sharon E. Kingsland, “The Role of Place in the History of Ecology”, in Ian Billick and Mary V. Price (eds.), The ecology of Place. Contribution of place-based research to ecological understanding, Chicago, Chicago University Press, 2010, p. 15-39.. Les convergences actuelles entre les experts du GIEC et de l’IPBES (l’institution jumelle qui a en charge la biodiversité), entre les sciences du climat et les sciences de la biodiversité, montrent aussi la nécessité de changer de paradigme. Leurs recommandations sont de plus en plus en porte-à-faux avec les échelles de la gouvernance qui restent largement nationales.

C’est dans ce cadre mouvant que Bruno Latour et Anna Tsing ont insisté par exemple sur le fait que « Gaia » ne doit pas être compris comme une totalité, ou une unitéBruno Latour, “Why Gaia is not a God of Totality”, Theory, Culture & Society (2017) 34(2-3): 61-81, 70., mais qu’elle est au contraire un anti-système. Le système Terre n’est pas considéré comme externe mais comme un réseau de relations. Pour Anna Tsing, le monde vivant ne se prête pas à un emboîtement des échelles : « L’un des domaines où la précision a acquis une hégémonie malveillante est l’utilisation de l’échelle. Comme dans les médias numériques, avec leur pouvoir de rendre le grand minuscule et le minuscule grand dans un zoom sans effort, l’échelle est devenue un nom qui exige de la précision ; bien échelonner, c’est développer la qualité appelée évolutivité, c’est-à-dire la capacité de s’étendre – et de s’étendre, et de s’étendre –sans repenser les éléments de baseAnna Lowenhaupt Tsing, “On nonscalability: the living world is not amenable to Precision-nested scales”, Common knowledge, 18:3, 2012, p. 503-524. ». Ce n’est qu’au xxe siècle que la modernisation et le développement ont répandu les projets d’extensibilité sur toute la planète, réduisant ce qui avait été un océan de diversité à des flaques résiduelles. De son côté, Bruno Latour plaidait pour mettre en place une perspective « anti-zoom »B. Latour, « L’Anti-zoom », in S. Pagé et alii (éd.), Olafur Eliasson: Contact, Paris: Flammarion, 2014, p. 221-224.. Commentant les œuvres de l’artiste Olafur Eliasson, Latour dénonçait l’illusion attachée à la possibilité de circuler entre plusieurs échelles temporelles et spatiales et nous enjoignait à renoncer à une vision continue, à sortir d’une logique « télescopique » du type Google Earth. « L’alternative, écrivait-il, la moins compliquée serait de les ordonner selon un principe de connectivité, principe qui a l’avantage de ne pas distinguer la question de l’échelle des temps de la question de l’échelle des espacesIbid., p. 123.”. Encore faut-il, concluait-il, ne pas confondre connectivité et projection, ne pas replier la carte sur le territoire, ni prendre le récit pour la trajectoire.

Ces approches n’ont pas laissé les juristes indifférents. Selon Lilian Moncrieff, « Eliasson and Latour’s discussion of scale and maps, space and time, resonates with important matters in law and legal theoryPour une mise en œuvre de cette conception « anti-zoom » appliquée au droit, Lilian Moncrieff, « Law, Scale, Anti-zooming, and Corporate Short-termism », Law, Culture and the Humanities. 2020, 16-1, p. 103-126, en particulier p. 109. ». Mariana Valverde s’est aussi préoccupée de cette question de l’effet zoom. Selon Frédéric Audren, « Mariana Valverde croise le fer avec ceux qui, dans les études géographiques et la théorie sociale, réduisent la question de l’échelle d’analyse à un “effet zoom” ». De trop nombreux travaux se contentent, à ses yeux, de simples dichotomies usées (micro/macro, local/global, etc.) pour penser le fonctionnement social. Dans cette perspective, le “plus grand” englobe le “plus petit” qui ne serait qu’une miniature du premier. Cette perspective est lourde d’implications normatives : le macro domine le micro, le local est contenu dans le globalF. Audren, « Un tournant technique des sciences (sociales) du droit ? », Clio@Themis [En ligne], 23 | 2022. ». Ce débat pourrait sembler anecdotique ou théorique, mais il pose les fondements d’une discussion juridique sur les échelles. L’effet d’emboîtement, l’effet poupée-gigogne, ne rend pas compte de ce qui se joue à chaque niveau. Ces analyses en appellent à d’autres cartographies : « Les cartes telles que nous les connaissons disent un rapport à l’espace vidé de ses vivants, un espace disponible, que l’on peut conquérir et coloniserVoir le projet de « cartographie potentielle », Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes, Axelles Grégoire, Terra forma. Manuel de cartographie potentielle, Paris, Editions B22, 2019, p. 4. ». Tout un autre débat s’ouvre alors autour de ces nouvelles cartographies et un des enjeux est la possibilité de localiser les effets anthropiques comme l’a bien compris le GIEC qui publie son propre atlas. On pressent ici que la discipline géographique aura un grand rôle à jouer dans les futurs rapports du GIEC. Si l’on veut avancer dans cette association entre sciences et droits dans la constitution d’un droit climatique efficace, il faudra prendre ces préconisations au sérieux.

Contributeur·ices

Juliette Simont, Patrice Maniglier, Emmanuelle Loyer

Comment citer ce texte

Stéphane Van Damme, «Globale ou locale ? Sur les échelles du climat entre sciences et droit», Les Temps qui restent, n°2, juillet-septembre 2024.