Pour Dri
« Progrès et entropie », le premier chapitre de Cybernétique et société de Norbert Wiener (1952), est aussi un court traité de démonologie. Après avoir commencé, comme on pouvait s’y attendre, par le célèbre démon de Maxwell, le texte s’attache à comparer deux versions du diable, que Wiener définit comme manichéenne et augustinienne. Dans la première, proposée par l’hérésie que Saint Augustin embrassa avant de se consacrer à la combattre, le diable serait une force active opposée à l’ordre, un adversaire infiniment créatif capable de toutes les ruses pour désorganiser la création. Dans la seconde, que le Père de l’Église défendra après avoir rompu avec les Manichéens, le diable ne serait pas le contraire de l’ordre, mais son absence, et « non pas une puissance en soi, mais la mesure de notre propre faiblesse » N. Wiener, The Human Use of Human Beings. Cybernetics and Society, Boston, Da Capo Press, 1988, 35., « la résistance passive de la nature et [non] la résistance active d’un adversaire » Ibid., 36..
Le nom scientifique de cette résistance est l’entropie ; et la conviction de Wiener que la seconde des deux versions est la bonne découle de l’idée que « [n]ous sommes immergés dans une vie où le monde dans son ensemble obéit à la seconde loi de la thermodynamique : la confusion augmente et l’ordre diminue » Ibid..
Ce précepte, s’empresse de préciser le mathématicien, ne nécessite pas d’abandonner tout espoir de succès dans la lutte contre l’ennemi silencieux :
la deuxième loi de la thermodynamique, si elle est valable pour l’ensemble d’un système fermé, ne l’est absolument pas pour une partie non isolée de celui-ci. Il existe des îlots locaux et temporaires d’entropie décroissante dans un monde où l’entropie dans son ensemble tend à augmenter, et l’existence de ces îlots permet à certains d’entre nous d’affirmer l’existence du progrès Ibid..
Ainsi, si en un sens ultime « le progrès lui-même et notre lutte contre l’augmentation de l’entropie doivent intrinsèquement aboutir à la pente descendante dont nous essayons de nous échapper », Ibid., 46-7. cela n’implique pas l’impossibilité de victoires « locales et temporaires », ni l’absence de raisons de se battre pour elles.
Aleksander Aleksandrovitch Malinovsky, connu sous le pseudonyme d’Aleksander Bogdanov, est né le 22 août 1873 à Sokólka, aujourd’hui territoire polonais, et est mort à Moscou cinquante-quatre ans plus tard en tant qu’apostat du marxisme russe. (Un texte qu’il écrivit à peu près en même temps que les Essais de tektologie était intitulé « Une décennie d’excommunication du marxisme (1904-1914) », et n’a été révélé qu’en 1995, plus de quatre-vingts ans trop tard). Bien que les polémiques théoriques dont il a été l’objet aient souvent été des masques destinés à dissimuler des querelles sur le contrôle de la fraction bolchevique du futur Parti Communiste russe, on peut dire que la raison fondamentale pour laquelle il a fini sa vie comme paria et hérétique a été sa tentative d’incorporer dans la doctrine de Marx les implications d’une révolution scientifique commencée au 19ème siècle, et que Wiener attribue à des personnalités telles que James Clerk Maxwell, Josiah Willard Gibbs et Ludwig Boltzmann : l’introduction de la méthode statistique dans la physique. Cette révolution, selon l’auteur de Cybernétique et société, a fait passer la physique d’un discours sur ce qui va nécessairement se produire à un discours sur ce qui peut se produire avec une probabilité suffisante, et a entraîné la transition de l’univers rigidement déterministe de la mécanique newtonienne à l’univers contingent de la science contemporaine – dont l’incomplétude, « presque une irrationalité au milieu du monde », ressemble à la reconnaissance freudienne d’une « profonde composante irrationnelle dans le comportement et la pensée de l’être humain » Ibid., 11..
Qu’est-ce que cela implique pour le marxisme, auquel Bogdanov adhère à Toula, ville où il est banni à la fin de l’année 1894 après avoir participé à une manifestation en tant qu’étudiant en chimie à l’université de Moscou ? Une conséquence importante touche un point central des prétentions scientifiques de l’orthodoxie élaborée par des disciples moins informés sur la science de leur temps que Marx lui-même, et qui avaient donc négligé les transformations en cours à l’époque : le déterminisme historique. Alors que la science naturelle elle-même abandonnait la nécessité au profit de la contingence, la scientificité du marxisme ne pouvait plus se mesurer à sa capacité d’énoncer des lois capables d’établir le cours que prendrait nécessairement l’histoire. D’où une autre conséquence, d’ordre pratique et politique : s’il n’y a pas de nécessité historique absolue, la révolution et la société sans classes ne sont pas des événements inévitables, ce qui ôte au marxisme sa force prophétique tout en élevant le problème de l’organisation de ces événements au rang de question fondamentale.
Il est vrai que Bogdanov n’était pas prêt à renoncer à la promesse d’une société à venir dans laquelle le « mouvement spontané » du développement serait rendu « cohérent et holistique », la vie trouverait « la régulation gracieuse et l’ajustement harmonieux de toutes ses manifestations », et « les forces du développement [deviendraient] infinies » Aleksander Bogdanov, « Goals and Norms of Life », Russian Cosmism, ed. Boris Groys (New York and Cambridge, MA: e-flux/MIT Press, 2018), 180, 175, 201.. Cependant, nous pouvons également trouver un autre courant dans sa pensée : un courant qui était sereinement conscient du fait qu’à l’échelle cosmique où les nouvelles découvertes scientifiques se déployaient, une conséquence s’imposait à l’attente même du progrès humain nourrie par le projet révolutionnaire. En fin de compte, comme le découvrent les Martiens dans la science-fiction communiste L’Étoile rouge, publiée par Bogdanov en 1908, la lutte entre les classes n’est qu’un fétiche à surmonter pour qu’on puisse reconnaître la véritable lutte, celle de l’espèce contre la résistance passive (et active) imposée par son environnement – une lutte que même le communisme ne pourra jamais mener à son terme et qui, en fin de compte, ne pourra jamais être totalement gagnée.
Le soupçon que la seconde loi de la thermodynamique glissa en douce au cœur du siècle de la science et du progrès est que, s’il existe un équilibre final, ce n’est pas celui de la plénitude de l’épanouissement humain, mais plutôt l’état vers lequel tend statistiquement un système où la désorganisation et l’indifférence s’accroissent avec le temps. « S’il s’avère vrai que le processus universel tend vers un équilibre stable par une croissance continue de l’entropie, alors toute la vie de l’univers, dans la phase où nous nous trouvons, s’avérerait également » être une « crise » du type de celle que Bogdanov qualifie de « dépérissant », dans laquelle l’équilibre final diffère imperceptiblement de l’équilibre initial et où les changements intervenus sont progressivement effacés Aleksander Bogdanov, Essays in Tektology: the General Science of Organisation, Seaside (CA), Intersystems Publications, 1984, 249.. Ainsi, même « l’irréversibilité universelle des processus naturels » Ibid, 227. En italique dans l’original., illustrée par les gains cumulatifs d’organisation produits par la sélection naturelle, se trouverait finalement, si elle n’est pas à proprement parler inversée, éteinte par l’avancée inexorable de la désorganisation ultime (noteIl est vrai que, dans un autre passage, Bogdanov fait preuve d’un certain scepticisme à l’égard de l’hypothèse de la mort thermique de l’univers : selon lui, tant que la science ne sait pas suffisamment bien « comment ont été créées ces différences qui s’égalisent maintenant, comment ont été formés ces atomes qui se décomposent maintenant, et quelles sont les bases de la différenciation de l’univers lui-même », il serait arbitraire de projeter un point futur de « contre-différenciation maximale » (ibid., 152).).
Cette singularité du marxisme de Bogdanov provient d’une rencontre qui a probablement précédé sa découverte du maître de Trèves : celle qu’il a faite dans la dernière décennie du 19ème siècle avec l’empiriocriticisme d’Ernst Mach et de Richard Avenarius et l’énergétisme de Wilhelm Ostwald. Bogdanov a repris au moins trois idées centrales de ces auteurs, par association avec lesquels il sera obstinément flagellé par Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme (1909). L’une d’entre elles est le monisme, c’est-à-dire l’impératif de trouver un cadre unique à partir duquel penser des termes habituellement traités comme séparés, voire opposés : le physique et le mental, l’humain et le non-humain, l’organique et l’inorganique, la nature et la culture, l’action et la connaissance. Les deux autres sont la conservation de l’énergie et la sélection naturelle comme principes scientifiques capables de fournir la clé d’une telle entreprise d’unification. Comme Bogdanov le disait déjà en 1899 dans son ouvrage Éléments fondamentaux de la vision historique de la nature, ce que toutes les choses ont en commun, c’est la recherche de la dépense d’énergie la plus économique possible et la nécessité de s’adapter pour rester viable dans leur environnement – de sorte que les deux principes peuvent être combinés pour dire que l’adaptation la plus viable aura toujours tendance à être celle qui est la plus efficace sur le plan énergétique Bogdanov souligne néanmoins que la meilleure économie n’est pas nécessairement l’absence de dépenses : « La victoire sur la nature ne s’obtient pas par une préservation mesquine de l’énergie, mais par l’utilisation la plus complète et la plus productive de celle-ci. » Bien qu’elle ne soit pas strictement fausse, cette affirmation mérite d’être nuancée face à la crise environnementale. Aleksander Bogdanov, Philosophy of Living Experience. Popular Outlines. Chicago, Haymarket, 2016, 147..
Mais l’hérésie bogdanovienne va encore plus loin, allant jusqu’à critiquer le « matérialisme dialectique » lui-même, terme inventé non par Marx, mais par le « père du marxisme russe », Georgi Plekhanov. Depuis les Éléments fondamentaux, Bogdanov considère Hegel comme un précurseur limité et la dialectique comme une méthode insuffisamment universelle, puisque le « développement par les contradictions » n’était qu’un des cas possibles de développement et que son applicabilité était limitée aux phénomènes de la nature organique, excluant le non-vivant. En outre, en utilisant le modèle linguistique de l’argumentation comme métaphore pour donner un sens à tout ce qui se passe, la dialectique limitait son pouvoir d’analyse à l’égard de tout ce qui ne s’y conformait pas adéquatement, rendant arbitraire et approximatif l’usage de concepts tels que la « négation » et la « synthèse ». (« Il va de soi que la dialectique de Hegel ne peut être autre chose que le modèle d’une argumentation, puisqu’il substitue la pensée aux processus réels » Ibid., 174.. Ainsi, elle ne pouvait offrir que des images à faible résolution de choses qui se décrivaient mieux comme un équilibre dynamique entre des forces ou des tendances opposées présentes dans le même environnement, qui passaient par des moments de crise dans la recherche de nouveaux équilibres. Si cela n’a pas empêché Bogdanov de reconnaître dans le système de Hegel « la vérité de son temps », c’est parce que « la cognition est l’organisation de l’expérience », et que ce système avait été jusqu’alors le plus grand effort dans ce sens Ibid. En italique dans l’original.. Mais si « les processus de la nature se produisent non seulement par une lutte des contraires mais aussi par d’autres moyens », la dialectique doit être « un cas particulier, et son modèle ne peut pas devenir une méthode universelle » – d’où la « nécessité de passer à un point de vue plus large et plus universel » Ibid., 200.. Ce point de vue deviendra la tektologie (du grec tekton, « constructeur »), nom emprunté au naturaliste allemand Ernst Haeckel, qui ne l’avait pourtant utilisé que pour parler des activités humaines James White, Red Hamlet. The Life and Ideas of Alexander Bogdanov, Chicago, Haymarket, 2018, 290.. C’est à elle qu’incombe l’effort cognitif d’organiser l’expérience de son temps et de se constituer simultanément en « science universelle de l’organisation ».
Ce projet a commencé à voir le jour en 1913, a eu sa deuxième partie publiée en 1917, et est finalement apparu dans une version condensée en 1921, qui constitue les Essais de tektologie tels qu’ils sont apparus en anglais et, maintenant, en portugais. Il développe des idées que Bogdanov avait depuis un certain temps, en commençant par la conclusion même, exposée pour la première fois en 1901 dans La perception d’un point de vue historique, selon laquelle une science universelle de l’organisation était devenue impérative en raison de la fragmentation de la connaissance et de la société produite par la division du travail Ibid., 287.. Le caractère central du travail d’organisation figurait déjà dans Petit cours de science économique, de 1897, et dans les Éléments fondamentaux, de 1899, sous la forme de l’opposition entre organisateurs et exécutants, fondement originel de la lutte des classes, dont l’histoire s’étend des sociétés primitives aux sociétés modernes. Tout aussi présente était la suggestion que la société industrielle contenait en elle-même les conditions pour surmonter cette séparation, puisque, à mesure que les machines prenaient le rôle d’exécutants spécialisés, les ouvriers qui les supervisaient devenaient de plus en plus des organisateurs dotés d’une vision d’ensemble. C’est d’ailleurs l’un des aspects les plus optimistes (et peut-être injustifiés) de la pensée bogdanovienne : contrairement à l’association entre le progrès de l’industrie et la déqualification du travail, ou à une notion d’aliénation technique telle que celle développée plus tard par Gilbert Simondon, Bogdanov voyait dans la machine moderne une libération en train de se faire note: Une critique de cet optimisme, rédigée par Stanislav Volsky, est parue dès 1911 dans le deuxième numéro du journal publié par le groupe Vpered, dont Bogdanov était la figure de proue. Voir à ce sujet : ibid., 282. Bien entendu, il serait toujours possible de suggérer que, sur ce point, Bogdanov était, contre une interprétation assez courante du penseur allemand, plus proche de la véritable opinion de Marx. Voir : Paul S. Adler, « Marx, Machines, and Skill », Technology and Culture, 31 [4] (1990), 780-812.). Pour lui, elle anticipait une forme de coopération non autoritaire, qu’il qualifierait à partir de 1901 de « synthétique » ou « entre camarades », et qu’il fallait organiser et étendre pour qu’elle devînt la base de la société future.
Si la relation du penseur russe avec la science de son temps n’a finalement jamais complètement bouleversé sa conviction de l’inévitabilité du communisme, elle l’a tempérée par une croyance en la nécessité de ce que le maoïsme allait appeler la « révolution culturelle » – un terme que l’auteur des Essais de tektologie a été, selon toute vraisemblance, le premier à utiliser. Pour lui, l’opportunité libératrice apportée par la révolution industrielle nécessitait, pour être activée, le développement d’une culture prolétarienne indépendante de la culture bourgeoise dominante, une tâche que le prolétariat devait commencer à entreprendre avant la prise du pouvoir afin de combattre sa propre contamination par les habitudes individualistes et autoritaires de la bourgeoisie, ainsi que pour se préparer à sa future tâche d’organisateur de la société. Cette idée serait l’une des bases de la création du groupe Vpered [En avant] lors des disputes avec Lénine pour le contrôle du bolchevisme (1909-1912) ; et, après la révolution de 1917, du mouvement Proletkult, qui fonctionnera comme un organe indépendant du nouveau pouvoir soviétique jusqu’en 1921, lorsque Bogdanov serai contraint de démissionner du comité central de l’organisation en raison de la persécution renouvelée de ses idées – un épisode qui scellera son adieu définitif à la politique, sept ans avant sa mort. La tektologie, en tant que synthèse de toute l’expérience organisationnelle de l’humanité jusqu’alors, était le pilier scientifique de ce projet.
Le point de vue organisationnel
Si le contexte, les motivations et les objectifs de cette « science universelle de l’organisation » étaient déjà connus de Bogdanov depuis plus d’une décennie, la première grande nouveauté des travaux des années 1910 est peut-être la découverte du « point de vue organisationnel », annoncé pour la première fois dans le texte de 1913 « Le secret de la science ». Ce point de vue, « la seule compréhension moniste de l’univers » Bogdanov, Essays on Tektology, 6., est la perspective dans laquelle l’organisation et ses mécanismes apparaissent comme la réalité la plus universelle. Tout est organisé, de l’inorganique au vivant, ce qui revient à dire que tout organise – tout événement qui se produit peut être considéré comme un acte producteur d’organisation – et, enfin, que tout s’organise – en d’autres termes, que l’univers dans son ensemble est un phénomène autoorganisé qui consiste en l’organisation, la désorganisation et la réorganisation constantes de ses parties : « un tissu infini de tous les types de formes et de niveaux d’organisation, depuis les éléments inconnus de l’éther jusqu’aux collectifs humains et aux systèmes stellaires » qui, « dans leur entrelacement et leur lutte mutuelle, dans leurs changements constants, créent le processus d’organisation universel, infiniment divisé en ses parties, mais continu et ininterrompu dans son ensemble » Ibid..
Qu’est-ce que, alors, l’organisation ? Le livre propose deux définitions distinctes et complémentaires, l’une indirecte, l’autre explicite. Si le travail humain découvre que « tout produit est un système organisé à partir d’éléments matériels en les associant aux éléments d’énergie du travail humain » Ibid., 26., on peut en déduire que l’organisation consiste à associer des éléments en dépensant de l’énergie. (« Aucune conjonction quelle qu’elle soit – non seulement celle-ci, biologique, mais aucune, au sens tektologique le plus général du terme – ne peut se produire sans une dépense d’activités », donc aussi d’énergie Ibid., 148.. Mais cela permet aussi de dire que, du point de vue d’un système ainsi composé, l’organisation correspond à une combinaison d’activités qui surmonte les résistances qui s’opposent à elle ; c’est lorsque la somme des activités d’un complexe est supérieure à la somme des résistances qu’il rencontre, qu’elles soient internes ou externes, que l’on peut dire qu’il est organisé, c’est-à-dire « pratiquement plus grand que la simple somme de ses parties » Ibid., 39. En italique dans l’original.. On peut en conclure qu’adopter le point de vue de l’organisation, c’est observer tout complexe ou système « du point de vue des relations internes entre toutes ses parties et aussi des relations entre lui dans son ensemble et son environnement, c’est-à-dire tous les systèmes externes » Ibid., 52. – un principe qui place Bogdanov clairement comme un précurseur de ce qui sera connu, après les travaux de Ludwig von Bertalanffy dans les années 1950, sous le nom de « théorie des systèmes ».
Plusieurs conséquences en découlent. La première est la (co)relativité de l’organisation et de la désorganisation : si toute création est une organisation à partir d’éléments existants, éléments qui à leur tour étaient déjà impliqués dans d’autres arrangements, ce qui apparaît à un système comme un gain d’organisation apparaîtra inévitablement à d’autres comme une perte, et vice versa. Bien entendu, cela n’empêche pas que le gain d’organisation d’un système représente également un gain pour un autre, par exemple dans une situation où deux systèmes collaborent ou l’un est un sous-système de l’autre. Ce qui est clair, en tout cas, c’est que le point de vue organisationnel suppose une forme de perspectivisme. Ceci est encore plus évident dans le couple conceptuel central de la tektologie, la notion d’activité-résistance. Comme l’observe Bogdanov, si « deux armées ou deux classes sont engagées dans une lutte, alors les activités de chaque partie représentent des résistances pour l’autre ; toute l’affaire n’est qu’une question de point de vue » Ibid., 42.. Rassembler les deux côtés de la médaille en un seul concept, comme le fait Bogdanov, implique une grande égalisation universelle de l’agentivité – tout ce qui est, est à la fois actif et passif, sujet et objet –, et une façon parfaitement non morale de la concevoir. Si l’organisation de soi et du monde implique la désorganisation d’autres choses, il n’y a pas d’action bonne ou mauvaise dans l’absolu ; comme l’enseignait Deleuze à propos de Spinoza, dans un monde où aucune perspective n’est privilégiée, il y a toujours des relations qui se composent entre elles, même si elles impliquent la décomposition d’autres, et donc rien ne peut être dit « bon » ou « mauvais » sans qu’il soit en même temps spécifié « pour qui » Voir Gilles Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981, 147ff. Comme le montre le célèbre passage sur la lymphe et le chyle de sa correspondance avec Oldenburg, Spinoza est un pionnier à la fois du perspectivisme et, comme nous le verrons plus loin, de la conception hiérarchique de la réalité supposée par le point de vue organisationnel. Voir Baruch Spinoza, « Letter 32 », Complete Works, Indiana, Hackett, 2002, 848-851.. Pour le dire autrement, et contre un autre type d’effort moralisateur, il n’y a pas de pouvoir pour lequel il ne soit pas immédiatement aussi un pouvoir sur. En fait, le meilleur terme de comparaison pour les activités-résistances de Bogdanov peut bien être le concept de pouvoir de Foucault – qui est profondément dénaturé chaque fois que nous essayons de distinguer deux formes différentes de pouvoir, l’une bonne et « d’en bas », l’autre mauvaise et « d’en haut », alors que le fait est précisément que nous parlons toujours d’une seule et même chose. Si la résistance précède le pouvoir, comme l’a souvent dit Foucault, ce n’est pas parce qu’elle en est distincte, mais précisément parce que toute résistance est toujours déjà une activité, c’est-à-dire du pouvoir – « un ensemble d’actions sur des actions possibles » Michel Foucault, « Le Sujet et le Pouvoir », Dits et Écrits, vol. II, Paris, Gallimard, 2001, 1056.. Résister, c’est toujours déjà agir sur quelque chose et, inversement, subir une action, c’est toujours déjà lui résister d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce que « passivement ».
Ce n’est pas seulement l’organisation et la désorganisation, l’activité et la résistance, qui sont des réalités relatives et des termes corrélés ; il en va de même pour le couple organisation/auto-organisation. En fait, la différence entre les deux dépend uniquement de l’échelle d’analyse adoptée : le même processus qui, à l’échelle des éléments, peut être décrit comme l’action de certains systèmes sur d’autres, peut être vu à une échelle supérieure comme un système unique qui s’auto-organise. (C’est ainsi que même la discontinuité et la « lutte mutuelle » peuvent être perçues comme des parties d’un « processus organisationnel universel » unique et continu). Ceci découle de trois autres conséquences du point de vue organisationnel, à savoir la hiérarchie, la quasi-décomposabilité et la relativité d’échelle. Par la première, prise ici au sens écologique du terme Voir, par exemple, T. F. H. Allen and Thomas B. Starr, Hierarchy: Perspectivåes for Ecological Complexity, Chicago, Chicago University Press, 2ème ed., 2017., il faut comprendre le fait que les systèmes complexes sont constitués d’éléments qui sont eux-mêmes des systèmes complexes, formant une structure multicouche de systèmes dans des systèmes à différents niveaux d’intégration. Par la seconde, nous entendons la propriété de ce type de structures selon laquelle le taux d’interaction entre les composants d’un même niveau hiérarchique est beaucoup plus élevé que l’interaction entre les composants de niveaux hiérarchiques différents. C’est ce qui permet d’isoler un ou plusieurs niveaux d’analyse des autres, en considérant comme constantes les interactions de moindre fréquence (se produisant à des niveaux hiérarchiques supérieurs) et comme trop brèves pour être pertinentes les interactions de fréquence plus élevée (se produisant à des niveaux hiérarchiques inférieurs à l’échelle d’observation adoptée H.A. Simon, « The Organization of Complex Systems”, in Pattee, H.H. (org.), Hierarchy Theory: the Challenge of Complex Systems, New York, George Braziller, 1-27.. Ainsi, selon la troisième conséquence, des termes tels que « système », « sous-système » et « élément » n’ont pas de référents concrets dans un sens absolu, mais dépendent plutôt de la manière dont un observateur choisit de découper la structure hiérarchique d’un système « Le concept d’ ‘éléments’ dans la science de l’organisation est totalement relatif et conditionnel : il s’agit simplement des parties en lesquelles, conformément à un problème étudié, il a été nécessaire de décomposer son objet ; elles peuvent être aussi grandes ou petites que soit, elles peuvent être subdivisées ou non ; aucune limite à l’analyse ne peut être placée ici » (Bogdanov, Essays on Tektology, 42-3)..
Si l’organisation d’un système est fonction du rapport entre ses activités et les résistances qu’il rencontre dans son environnement (ou, pour le dire autrement, « les activités-résistances relatives de [ce] complexe et de son environnement » Ibid., 93. ; et si l’environnement « est lié au courant des événements mondiaux et, à proprement parler, s’étend à la fin à l’univers entier », et « par conséquent (…) change inévitablement » Ibid., 80. ; alors nous devons conclure qu’il est nécessaire de considérer tout système non pas comme une entité finie, mais comme un processus – le processus, précisément, par lequel il se maintient en tant que complexe malgré la désorganisation dont il est menacé par son environnement. En effet, l’« activité » renvoie avant tout à ce que Spinoza appelait le conatus, c’est-à-dire l’effort de chaque système pour se maintenir dans l’existence (d’où, aussi, que toute activité soit automatiquement une résistance).
Outre la sélection naturelle et la conservation de l’énergie, un autre principe scientifique que Bogdanov entend généraliser est la « loi de l’équilibre » d’Henry Louis Le Chatelier, selon laquelle « les systèmes qui sont dans un état d’équilibre tendent à le conserver en produisant une opposition interne aux forces qui le modifient » Ibid., 54.. Étant donné que les perturbations sont continues et hétérogènes, de même que l’effort pour les compenser, la préservation d’un complexe ou d’une forme ne peut être comprise que comme un équilibre dynamique dans lequel les changements émergents sont équilibrés par d’autres changements dans la direction opposée. Il s’ensuit que l’équilibre ne peut jamais être considéré comme « absolument précis » : s’il « ne peut y avoir un équilibre complet et absolu des changements opposés », il n’est « toujours qu’approximatif et pratique » Ibid., 79.. Nous disons qu’une chose est préservée si la différence entre la perte et le gain d’organisation est suffisamment faible pour qu’elle puisse être considérée comme restant suffisamment égale à elle-même dans l’échelle de temps et de détail dans laquelle elle est observée.
Le corollaire de cette approche dynamique et processuelle est que « l’organisation complète et idéale n’existe pas dans la nature ; la désorganisation y est toujours mêlée à un certain degré » Ibid., 43.. D’autre part, la désorganisation absolue ne peut pas non plus exister : dans quel sens une entité absolument désorganisée pourrait-elle être considérée comme une entité, si elle n’a pas les connexions internes et externes qui lui permettraient d’agir et de résister dans son monde ? En fait, l’être-perspectif constitutif du concept d’activité-résistance, selon laquelle toute organisation en un point présuppose une désorganisation en un autre, implique que l’organisation et la désorganisation, l’« ingression » et la « désingression », l’« assimilation » et la « désassimilation », la connexion et la déconnexion, la continuité et la discontinuité se limitent mutuellement. « Une rupture totale des connexions et une séparation absolue des complexes n’existent pas et ne peuvent pas exister dans notre expérience, qui est unie par l’ingression universelle », c’est-à-dire le fait que toutes les choses sont continuellement connectées, même si chaque chose n’est pas connectée à toutes les autres Ibid., 127.. Ce qui varie, ce sont les « degrés de séparation » entre elles, d’où une autre raison pour laquelle la réalité est, pour ainsi dire, objectivement relative à l’action de l’observateur : « pour résoudre un problème, il peut être nécessaire de prendre en compte la séparation dans certains cas, dans d’autres il est également nécessaire de prendre en compte les connexions » Ibid.. Enfin, ce qui, du point de vue de la totalité ou de la relation entre systèmes, apparaît comme des qualités mutuellement limitatives, implique, du point de vue d’un système pris isolément, des qualités qui apparaissent à ce système comme des trade-offs (« contradictions tektologiques ») : complexité et instabilité, diversité et cohérence, plasticité et robustesse, diffusion et compacité, différenciation et contre-différenciation.
Bogdanov dans l’Anthropocène
L’image de l’univers, et par extension de notre planète, comme un processus auto-organisé dans lequel tout est lié ; l’accent mis sur la force entropique de la désorganisation et la tension constante entre les activités-résistances des humains et de leur milieu ; la certitude de l’impossibilité d’un équilibre final dans toute relation avec l’environnement ; la compréhension que l’impératif de viabilité et d’adaptation s’applique aussi à l’humanité, ce qui la place dans une situation potentiellement précaire dans un monde qui change rapidement ; tout cela semble faire de Bogdanov un contemporain pour ceux qui habitent l’Anthropocène. Encore plus : à une époque où beaucoup affirment que la crise écologique nous oblige à penser au-delà de l’exceptionnalisme anthropocentrique, le monisme du penseur russe (qui le pousse dans sa recherche d’un ensemble unique de principes à partir desquels penser le physique et le mental, l’humain et le non-humain, le naturel et l’artificiel, le vivant et le non-vivant), et le point de vue organisationnel qui en découle (avec le perspectivisme et le grand nivellement que le concept d’activité-résistance connote), indiquent que, pour Bogdanov, l’idée d’étendre l’agentivité au-delà des limites de l’humain ne représenterait rien de nouveau. Enfin, comme l’a souligné McKenzie Wark, Bogdanov a fait preuve à son époque d’une conscience visionnaire de la vie en tant que « partie d’un système autorégulé, même s’il ne trouve pas nécessairement toujours l’équilibre », et du travail collectif de l’humanité en tant qu’élément qui « transforme la nature au niveau de la totalité [planétaire] » Mckenzie Wark, Molecular Red. Theory for the Anthropocene, Londres et New York, Verso, 2015, 54, 12. Le travail de Wark a joué un rôle majeur dans le récent renouveau de l’intérêt pour le penseur russe..
Mais que penser de son affirmation selon laquelle le but de l’humanité est la « domination de la nature » Bogdanov, Essays on Tektology, 1. En italique dans l’original., « le grand ennemi commun » Bogdanov, « Goals and Norms of Life », 186., ou de la vision du « collectif humain » comme « centre organisateur du reste de la nature », qui « la ‘subordonne’ et la ‘domine’ (…) dans la mesure de ses énergies et de son expérience » Bogdanov, Essays on Tektology, 184. ? Il faut d’abord tenir compte de l’observation de Bogdanov selon laquelle des expressions telles que « conquête », « subordination » et « domination » sont des métaphores à travers lesquelles des formes autoritaires d’organisation sociale ont mal nommé le phénomène tektologique de l’« egression », par lequel un complexe à l’intérieur d’un système plus large en vient à exercer une influence prépondérante sur les autres éléments de ce système Ibid.. Considérée sans les fétiches des moments historiques précédents, la notion d’humanité en tant qu’« egression universelle » – universelle dans le sens d’une tendance à l’expansion, bien que toujours limitée dans sa portée – n’exclurait ni l’agentivité du non-humain, ni la possibilité d’un autre type de relation que la simple domination entre l’humain et son environnement. Elle nommerait simplement le fait que les humains se sont révélés, dans la part d’espace-temps qu’ils ont occupée au sein du « grand organisateur universel, la nature » Ibid., 63., comme le complexe ayant le plus grand pouvoir d’organisation sur ce qui l’entoure. En d’autres termes, au lieu d’un destin téléologique ou d’une éminence métaphysique, nous n’avons ici que le constat d’un fait.
Ce fait s’est pourtant révélé avoir un revers tragique : le concept d’Anthropocène marque la découverte que ce pouvoir organisateur était en même temps un pouvoir désorganisateur à l’échelle géologique. Si elle n’a pas été anticipée par Bogdanov en tant que telle, cette prise de conscience n’occupe pas non plus un angle mort de sa pensée. Pour voir comment il est possible de la penser avec les outils de la « science universelle de l’organisation », il suffit de rappeler l’être-perspectif du concept d’activité-résistance, le principe selon lequel l’organisation implique toujours une dépense d’énergie, et l’observation que la métaphore de la « lutte » contre la nature exprime une « corrélation désorganisatrice » Ibid., 184..
Lorsqu’il écrit cette dernière ligne, Bogdanov n’envisage clairement la relation que sous l’un des points de vue en présence : la nature « désorganise » l’humanité, c’est-à-dire qu’elle résiste aux efforts de cette dernière pour la transformer à ses fins. Or, comme nous l’avons vu, un gain d’organisation dans une partie implique toujours une perte d’organisation dans une autre, et ce pour deux raisons : parce que des éléments et des connexions qui appartenaient auparavant à un complexe finissent par être consommés, transformés ou intégrés dans un autre ; et parce que dans les activités nécessaires à cette consommation, transformation ou intégration, il y a une partie de l’énergie dépensée qui est définitivement perdue sous forme de chaleur. Les « îlots locaux et temporaires d’entropie décroissante » de Wiener se nourrissent de l’organisation qui existe ailleurs et, en tant que tels, contribuent activement à la croissance de l’entropie non seulement dans ces parties, mais en général Cela équivaut à la conception de Nicholas Georgescu-Roegen du processus économique comme la transformation d’entropie « faible » en entropie « forte ». Voir Nicholas Georgescu-Rogen. The Entropy Law and the Economic Process, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1971. Une telle convergence n’est pas surprenante : comme Bogdanov, Georgescu-Roegen a été fortement influencé par Mach..
Bref, l’organisation est un phénomène local qui implique toujours le transfert de désorganisation et d’entropie vers un autre endroit. (Il suffit d’observer la vie privée d’un organisateur communautaire ou syndical pour s’en convaincre). Partant de ce principe, la tektologie est parfaitement en mesure de nous expliquer comment et pourquoi l’activité organisatrice de « l’egression universelle » pourrait se révéler une force désorganisatrice à l’échelle locale et globale. Il suffit de penser qu’au fur et à mesure que cette activité gagne en puissance et en ampleur, la nature commence à répondre non seulement par la résistance passive (locale) de ses arrangements et l’entropie (générale) qui augmente en conséquence de l’activité nécessaire pour les défaire, mais aussi par l’activité d’une série de nouveaux arrangements (globaux) et de réactions non linéaires déclenchées par l’avancée de l’action humaine.
En d’autres termes, l’action organisatrice de l’humanité, dans le même processus où elle se montre désorganisatrice de la nature, se manifeste aussi comme réorganisatrice de celle-ci, et c’est l’activité résultant de cette réorganisation qui finit par se présenter à l’humanité comme une résistance, c’est-à-dire comme une force désorganisatrice. Si c’est l’exportation d’entropie qui « permet à certains d’entre nous d’affirmer l’existence du progrès », la crise écologique signale la prise de conscience qu’il y a une limite à la possibilité de continuer à exporter de l’entropie dans un système fermé sans menacer son équilibre au point de mettre en péril la continuité même du progrès ainsi construit Fermé, c’est-à-dire, au sens technique du terme : il échange de l’énergie mais pas de matière avec son environnement..
Il convient toutefois de noter que cette explication est en même temps une interdiction de toute lecture moralisatrice de l’Anthropocène et de l’expansion de l’agentivité au-delà de l’humain. Exister, c’est s’organiser, et s’organiser implique inévitablement des coûts ; cela s’applique à nous comme à tout autre être, et dire « »bon » ou « mauvais », gains ou coûts, implique toujours de dire aussi « pour qui ». Ce qui a fait de l’humain une force désorganisatrice à l’échelle mondiale n’est pas un défaut moral caractéristique de l’espèce, qui l’immuniserait constitutivement contre une prédisposition à l’harmonie qui serait spontanée chez tous les autres, mais la combinaison d’un système de production et de distribution des richesses qui exige une expansion constante, et d’un énorme décalage entre la croissance de la capacité à produire des effets et celle de la capacité à en calculer les coûts. La reconnaissance du non-humain peut nous donner une autre perspective pour faire ce calcul, mais elle ne peut pas éliminer le fait que l’action a des coûts. Il faut sans doute les réduire drastiquement et repenser de fond en comble les priorités selon lesquelles ils sont assumés, ainsi que les critères de leur répartition. Mais le fantasme d’un pouvoir pour qui n’est pas immédiatement aussi un pouvoir sur, ou d’une organisation qui n’implique pas de coûts, n’aide en rien à relever les vrais défis auxquels nous sommes confrontés.
Certes, de l’idée que tout a un coût peut découler pratiquement n’importe quel plan d’action, et le ton de réalisme dur, le « on a rien sans rien » (there is no free lunch) qu’elle évoque, est le plus souvent au service de la justification du pire – notamment le type de comportement qui nous a amenés au bord de l’effondrement écologique. « Les normes de la convenance », comme le souligne Bogdanov, « indiqueront avec la même conviction qu’il faut aider son voisin ou lui trancher la gorge » Bogdanov, « Goals and Norms of Life », 194.. Ce que la tektologie peut nous faire comprendre, cependant, c’est qu’il n’est pas nécessaire de nier la réalité des coûts pour s’opposer à de telles positions ; et, inversement, que croire en la réalité des coûts n’implique pas d’être d’accord avec la façon dont les discours économiques et politiques dominants calculent les gains souhaitables, les pertes acceptables (et celles de qui), et les trade-offs bénéfiques. La vraie question réside dans les critères et comme ils sont décidés ; en abandonnant à ces discours le terrain du réalisme, ce que l’on abandonne, c’est en fait la perspective de remettre en question l’air d’évidence dans lequel les critères qu’ils supposent tendent à être enveloppés.
Bogdanov est peut-être un peu trop naïf (ou malhonnête) lorsqu’il affirme qu’une fois la société fondée sur la coopération fraternelle, « les objectifs et les diverses normes qui les servent [s’accorderont] dans une lutte socialement coordonnée pour le bonheur » Ibid., 185.. Après tout, la clarté concernant « le but ultime universel » – « atteindre le maximum de vie pour la société dans son ensemble qui, en même temps, serait en corrélation avec le maximum de vie pour les individus qui la composent » Ibid. – ne peut pas garantir que les moyens d’y parvenir, et les normes avec lesquelles les juger, deviendraient automatiquement transparents. Pour les raisons que nous avons déjà vues, de telles évaluations ne peuvent transcender leur condition de perspective et, pour cette raison, peuvent non seulement ne pas être également bonnes pour « tous » (quelle que soit l’interprétation large ou étroite que l’on veuille donner à ce terme), mais aussi être erronées (dans le sens de la mise en mouvement de contre-finalités non anticipées). Cependant, l’idéal du penseur russe peut rester un guide précieux si nous y soulignons l’interdépendance que l’on retrouve déjà impliqué dans le projet tektologique. Cela nous permet de considérer que la « lutte pour tout ce que la vie et la nature peuvent donner à l’humanité » Ibid. inclut, plutôt que s’efforce de laisser derrière soi, et la nature et la vie non humaines. L’objectif devient alors – dans un sens très large qui ne peut être décliné en évaluations concrètes qu’en termes partiels et incertains – celui de maintenir un équilibre dynamique avec l’environnement dans lequel l’épanouissement maximal de la vie, humaine et autre, est possible. Ou, comme le dit Wark, la grande « quête » organisationnelle consiste à « trouver et fonder une totalité au sein de laquelle cultiver le surplus de vie » Wark, Molecular Red, 11..
Mais à qui revient cette quête ? Un point sur lequel Bogdanov reste fidèle à un certain humanisme qui précède et traverse le marxisme est la facilité avec laquelle il se réfère à l’humanité en tant que sujet collectif. Certes, ce sujet est scindé presque d’emblée par la division entre organisateurs et exécutants, qui s’exprime à partir de la modernité dans l’opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat. Mais à aucun moment le penseur russe ne semble douter de l’unilinéarité d’une histoire où, même momentanément séparés de ce schéma, tous les collectifs humains tendent finalement à s’y incorporer et, après avoir éliminé cette scission originelle, à se réunir en une seule communauté d’organisateurs de leur monde. Néanmoins, il est possible de trouver chez Bogdanov des principes utiles pour penser la coexistence synchrone de collectifs humains divers, une autre question que l’Anthropocène fait ressortir avec force Bien qu’il ait personnellement quelques remarques malheureuses à faire sur cette diversité synchronique ; voir Bogdanov, The Philosophy of Living Experience, 24-5..
Son insistance sur le fait que « la cognition est une adaptation » dont « la ‘vérité’ se résume à son aptitude à gouverner la pratique », Ibid., 158. et que « le collectif est toujours le sujet de la pratique », Ibid., 249. et donc aussi de la cognition, revient à attribuer une vérité à toutes les connaissances qui se sont installées dans la pratique de tout groupe quel qu’il soit, dans sa rencontre avec tout ce qui résiste à son travail, c’est-à-dire la « nature » « La nature est ce que les gens appellent le champ de leur travail-expérience qui se déploie à l’infini » (ibid., 42). Il faut bien sûr comprendre cela comme une sorte de projection rétrospective laissant de côté tous les collectifs qui n’avaient pas de concept pour désigner cette totalité ou qui la désignaient par des concepts différents.. Née de la friction entre l’activité collective, dans ses conditions historiques spécifiques d’organisation, et l’activité des choses qui peuplent l’environnement, la vérité est toujours à la fois objective (parce que limitée par les régularités que la pratique révèle) et relative (parce que conditionnée par les rapports de production et les contingences propres aux rencontres, par exemple la plus ou moins grande diversité naturelle disponible dans le champ d’action d’une collectivité). Comme cette rencontre se déroule continuellement dans le temps et que ses conditions, tant sociales que naturelles, sont changeantes, elle n’atteint jamais un stade définitif, qui équivaudrait à un état d’équilibre statique : « Il ne peut y avoir de vérité philosophique [ou scientifique] absolue et éternelle » Ibid., 13.. Cette autre dimension du perspectivisme bogdanovien peut être très utile face à une question telle que la crise environnementale, qui implique et nécessite de concilier une écologie complexe de savoirs et de pratiques, dans la mesure où elle établit un pluralisme qui ne renonce pas à l’objectivité.
De plus, elle nous aide à ne pas perdre de vue l’intérêt d’intégrer une pluralité de perspectives. Si la vérité ne cesse jamais d’être relative, il est néanmoins possible d’augmenter son degré de généralité en élargissant la quantité de résultats et de méthodes accumulés dans différents champs d’expérience qu’elle est capable d’intégrer et d’organiser Pour Bogdanov, comme pour Lévi-Strauss, l’impulsion en ce sens est une exigence interne à la pensée elle-même, qu’il explique en termes d’organisation : « Toute organisation est organisée précisément dans la mesure où elle est intégrée et holistique. C’est la condition nécessaire à la viabilité. C’est également vrai pour la cognition, dès lors que nous reconnaissons que la cognition représente l’organisation de l’expérience. Par conséquent, la cognition tend toujours vers l’unité, vers le monisme » (ibid., 236).. Le relatif devient moins relatif – c’est-à-dire relatif à plus de choses – dans le processus d’élaboration du système de sa propre relativité. La supposition de l’unilinéarité historique et la confiance dans l’émergence d’une classe destinée à assumer toutes les tâches de l’humanité conduisent Bogdanov à penser que le projet « d’unifier l’expérience de tous les hommes des générations passées et présentes en un système rigoureux et cohérent de compréhension du monde » Ibid., 10. pourrait converger en une science unique. La prise de conscience des prix très élevés et des énormes angles morts du processus d’unification économique, technique et culturelle imposé et propagé par l’expansion coloniale nous donne des raisons d’être beaucoup plus sceptiques quant aux motivations, à la viabilité et au bien-fondé de toute prétention unificatrice de ce type. Ce que la lecture de Bogdanov nous rappelle aujourd’hui, cependant, c’est que ce scepticisme doit être utilisé de manière pharmacologique, comme un principe prudentiel et un outil de contrôle des résultats de nos efforts de systématisation, et non pas comme une raison d’abandonner ces efforts une fois pour toutes.
La « polycrise » contemporaine, avec l’urgence écologique au premier plan, nous place devant des « tâches organisationnelles d’une ampleur et d’une complexité inégalées », dont la résolution ne peut être « aléatoire ou spontanée » Ibid., 243.. La réponse n’est pas moins de coordination, mais plus ; et cela ne nécessite pas moins de tentatives de modélisation globale, mais de plus nombreuses et mieux, plus diversifiées et auto-réfléchies, à partir de différentes perspectives et à différentes échelles de granularité. Pour Bogdanov, la démocratie est un impératif cognitif et pratique plutôt qu’une question d’éthique ou de reconnaissance : la coopération « synthétique » ou « entre camarades » est capable des plus grandes réalisations parce qu’un modélisateur collectif complexe est, en principe, capable de modèles plus complexes. Nous pouvons être plus modérés que lui dans notre optimisme sans pour autant abandonner complètement cette idée.
La gauche augustinienne
Il y a un peu plus d’une décennie, l’historien de l’art britannique T.J. Clark a fait sensation avec un texte qui appelait à la création d’une « gauche sans avenir » : une gauche qui ne s’attendrait rien de « transfigurant », mais qui adopterait pour elle-même un pessimisme sur la nature humaine qui avait été, au siècle des Lumières, l’apanage – et la force – de la droite :
Il n’y aura pas d’avenir, dis-je enfin, sans guerre, sans pauvreté, sans panique malthusienne, sans tyrannie, sans cruauté, sans classes, sans temps mort et sans tous les maux dont la chair est héritière, parce qu’il n’y aura pas d’avenir ; seulement un présent dans lequel la gauche (…) s’efforce de rassembler les « matériaux d’une société » que Nietzsche croyait disparus de la terre T.J. Clark, « For a Left with No Future” New Left Review, 74 (2012), 75. Pour une acerbe réponse, voir Alberto Toscano, « Politics in a Tragic Key », Radical Philosophy 180 (2013), 25-34..
Comme nous l’avons vu jusqu’ici, Bogdanov occupe une position diagonale par rapport à la liste de données inéliminables dressé par Clark. D’une part, il croit sincèrement à la possibilité de la fin des classes, de la pauvreté et de la tyrannie ; d’autre part, il ne la confond pas avec la fin du risque, de l’effort, de la résistance imposée par l’environnement, ni même, comme le montre L’Étoile rouge, de la lutte contre la rareté des ressources, le danger de la surpopulation et, à terme, de la guerre (même interplanétaire). La différence réside tout d’abord dans la localisation de la source de ces maux : pour le critique britannique, dans une nature humaine chargée d’une tendance innée au mal radical ; pour l’auteur russe, dans le jeu de l’activité-résistance, dans le coût matériel et énergétique de chaque chose, dans le travail externe et interne de la désorganisation. Il en résulte une différence d’orientation. La gauche de Clark doit fonctionner comme katechon, et sa radicalité réside dans sa reconnaissance de la présence constante du mal radical et dans sa capacité à en contenir les pires effets. Celle de Bogdanov, en revanche, ne renonce nullement à ses ambitions, mais les affronte sans l’illusion d’un point d’équilibre final ; son travail ne s’arrête jamais, non pas parce que le pire est toujours proche, mais parce que la désorganisation est toujours là, que rien n’est gratuit, que l’entropie et les dangers de rechute rongent toute lutte qui vise à faire place au maximum d’abondance et de liberté pour ceux qui s’y engagent.
Deux gauches donc, l’une manichéenne, l’autre augustinienne. Laquelle des deux mérite le plus le titre de « tragique » que revendique Clark ? La tragédie de la première est purement humaine, celle des sujets que l’on voit « périr, se dévorer les uns les autres et se détruire eux-mêmes, souvent avec une douleur épouvantable, comme s’ils n’étaient venus à l’existence pour aucune autre fin » A.C. Bradley, Shakespearean Tragedy. Essays on Hamlet, Othello, King Lear, Macbeth, London, MacMillan & Co., 1912, 23.. Celle de la seconde est cosmique : il s’agit de complexes ou de systèmes soumis aux mêmes mécanismes et aux mêmes lois dans un univers où la désorganisation ne disparaît jamais, où l’entropie croît, où li y a des limites innégociables, où l’action et l’inaction ont des conséquences irréversibles. Bien qu’elle se distingue par son ton désabusé et « adulte » Clark, « For a Left with No Future », 59., la première a en commun avec une grande partie de la pensée politique de gauche le fait qu’elle se place dans la perspective d’un type spécifique de protagoniste : le héros des grands gestes, l’activiste qui joue sa vie au moment où la crise déborde sur le conflit, ou l’homme d’État qui pèse des décisions sérieuses et difficiles. La seule différence ici est que le geste est katechontique au lieu d’être prométhéen. Bogdanov nous place du point de vue d’un personnage plus rare : l’organisateur. Un héros dont les gestes sont moins exceptionnels, en dimension comme en fréquence, dont le pathos n’est pas celui de quelqu’un qui est toujours confronté à l’heure de la décision, ni de celui qui fantasme encore un équilibre final, mais plutôt l’irrésignation résignée de celui qui comprend que faire et maintenir quelque chose a toujours un coût, que les choses exigent un effort continu, qu’avec assez de temps et pas assez de travail, tout se défait ; qui reconnaît que non seulement « la lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme » Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942, 166., mais qu’il y a beaucoup à célébrer en cours de route ; qui sait que la véritable tragédie humaine est la conscience de la contingence, de la contre-finalité, du caractère inévitable et irréversible des choix et des trade-offs, mais que cela ne donne à personne une excuse pour l’insensibilité face à la souffrance ; et qui combat, non pas parce que la victoire est certaine, mais parce que ne pas combattre – c’est-à-dire ne pas se soucier d’exister – serait impossible.