Une histoire de la traite esclavagiste : dramatiser la perte, fabuler les vies perdues

L’historienne Saidiya Hartman mène au Ghana une enquête sur la traite esclavagiste transatlantique – qui est aussi une quête personnelle et politique. Elle revient sur les lieux où tout s’est joué, pour se demander comment raconter ces millions de vies assujetties, violentées, perdues, qui n’ont pratiquement laissé aucune trace dans les archives. Comment traiter ces vies avec justesse et avec justice, face à la disparition de leur disparition ? Comment construire une mémoire, face à cette confondante absence de traces ? Hartman répond : par la fabulation critique ; en prêtant une attention rigoureuse aux documents historiques, il s’agit de dire inséparablement ce qu’a pu être l’intimité de ces existences brisées et l’impossibilité définitive de les pénétrer. Une grande leçon sur la violence et l’écriture de l’histoire.

Saidiya Hartman, formée en histoire et en littérature, est professeure à l’Université de Columbia depuis 2006, après avoir enseigné à l’Université de Californie à Berkeley. C’est à cette époque, à la fin des années 1990, qu’elle se rend au Ghana et y mène l’enquête qu’elle livre dans À perte de mère. L’ouvrage parait aux États-Unis en 2007Sous le titre Lose Your Mother. A Journey Along the Atlantic Slave Route, New York, Farrar, Straus and Giroux.. Il est au centre d’une trilogie qui retrace les violences et oppressions de l’histoire esclavagiste et ses effets racistes persistants dans la société états-unienne. Dans son premier livre, Scenes of Subjection, Hartman dépeint les formes de terreur quotidienne caractéristiques de l’esclavage à partir de documents culturels en marge des archives historiques (journaux intimes, journaux, récits d’esclaves, chants et danses, etc.)Scenes of Subjection. Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth Century America, New York, Oxford University Press, 1997 (non traduit).. Dans son troisième livre, Wayward Lives, Beautiful Experiments, elle explore les vies joyeusement indisciplinées de femmes noires confinées dans des quartiers précarisés après l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, des femmes réprimées car leur sexualité était jugée déviante ou illégaleWayward Lives, Beautiful Experiments. Intimate Histories of Riotous Black Girls, Troublesome Women, and Queer Radicals, New York, W. W. Norton & Company, 2019. L’étude vient de paraître en français : Vies rebelles. Histoires intimes de filles noires en révolte, de radicales queers et de femmes dangereuses, Paris, Seuil, 2024.. Un des fils rouges qui traversent les travaux de Hartman tient à la nécessité de fabriquer de la beauté dans des contextes de violence extrême. « Je fais de la recherche académique, dit-elle, mais je veux que ce travail soit donné à lire avec la beauté d’un roman« Saidiya Hartman, Literary Scholar and Cultural Historian | 2019 MacArthur Fellow », 3min10, https://www.youtube.com/watch?v=bG5Y8NDdGtY, consulté le 3 juillet 2024 (nous traduisons). ».

Saidiya Hartman appartient aussi à la diaspora noire africaine. À ce titre, son étude de la traite esclavagiste est aussi une quête personnelle – mais tout aussi sociale et politique – de reconnexion avec l’Afrique, terre-mère qui lui est devenue étrangère. Dans son histoire familiale, la mémoire a été réduite en miettes, due à la nécessité pour ses ancêtres d’oublier. Le livre évoque en fait plusieurs formes de dépossession des esclaves, telles que la non-appartenance à un “chez-soi”, ou la perte d’affiliation culturelle au fil des générations et des déplacements. Ces modes de dépossession subsistent encore aujourd’hui dans la racialisation toujours présente aux États-Unis, y compris, pourrait-on ajouter, envers d’autres communautés des diasporas issues du colonialisme. Plus qu’une reconnaissance des torts causés par l’esclavage, ces rapprochements entre passé et présent visent, pour Hartman, à poursuivre le projet toujours incomplet de l’abolitionCes dépossessions en héritage, auxquelles Hartman répond par la « fabulation critique » dont nous rendons compte ici, différencient sa recherche d’autres historiographies de vies d’esclaves, telles que Catherine Coquery-Vidrovitch et Éric Mesnard, Être esclave. Afrique-Amériques, XVe-XIXe siècle, Paris, La Découverte, 2019, ou encore Cécile Vidal, Caribbean New Orleans. Empire, Race, and the Making of a Slave Society, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2019.. Mais la dépossession qui traverse la recherche et l’écriture d’Hartman tient surtout, selon nous, à la question de la perte de l’histoire, de la possibilité de savoir et de raconter « ce qui s’est passé ». Cette question en appelle une autre : comment remédier à cette perte ?

L’archive, les lieux et l’insaisissable

Comment se souvient-on de la traite esclavagiste ? Le livre montre que comprendre la façon dont la traite fait mémoire demande davantage que de relayer les documents que cette histoire a générés. Elle implique aussi de nous demander comment nous continuons d’y penser, comment cette histoire continue de nous affecter. Pour se rapprocher de cette histoire, Hartman eut besoin de se rendre sur place, au Ghana, où la traite prit cours dès le XVIe siècle et fut officiellement abolie en 1807, mais perdura illégalement jusqu’à la fin du XIXe siècle. Durant son séjour, elle a cherché à se rapprocher des conditions concrètes, matérielles et sociales, dans lesquelles des dizaines de millions de personnes ont été capturées, maltraitées, torturées puis transformées en marchandises avant d’être embarquées sur les navires négriers et débarquées sur les côtes américaines, si elles n’avaient pas été tuées avant d’entamer le Passage du Milieu ou d’atteindre les côtes états-uniennes. Les débats entre historien·nes font état de 12 à 60 millions de morts, « dommages collatéraux » de la traite.

L’enquête de Hartman croise les méthodes de l’ethnographie, de l’histoire, des études culturelles et de la littérature, pour offrir des descriptions des lieux et dispositifs de destruction des vies des captif·ves, et une interrogation sur ces lieux en tant que traces. Les seules traces écrites disponibles étant celles des oppresseurs (livres de comptes, carnet de bord des capitaines), Hartman mêle ces archives à des visites in situ, et considère ces lieux en tant qu’archives, en tant qu’ils sont dépositaires de la destruction. Avant même les ponts des navires et leurs cales, elle suit à rebours les parcours de la traite à l’intérieur des terres ghanéennes : dans les forts où les esclaves étaient rassemblé·es (figure 1), sur le plus important marché d’esclaves à Salaga, et jusqu’au village de Gwolu, autrefois emmuré pour se défendre contre les captures. Elle décrit ses visites de ces lieux où elle tente de côtoyer le passé, en vain, car les traces des atrocités de la traite ont été effacées, minimisées ou lissées. Le fort est devenu un musée où règne une ambiance de légèreté. Le marché d’esclaves est devenu la place principale d’une ville poussiéreuse aux airs de déclin. Des luttes de Gwolu ne subsistent que des fables orales, des anecdotes, des rumeurs. Hartman a beau parcourir cette histoire de la traite dans les lieux où elle s’est déroulée, celle-ci y est insaisissable. C’est là une des impulsions et un leitmotiv de son enquête.

Décrire ce caractère insaisissable d’une destruction dans les lieux mêmes où elle s’est passée est une manière de dramatiser la perte et de politiser ces absences. L’autrice nous restitue son expérience singulière et incorporée dans ces lieux, avec les sensations et les émotions qu’ils suscitent chez elle. Elle nous partage les migraines et les nausées déclenchées par la découverte des atrocités dans les archives, et dont aucun indice ne subsiste in situ. Elle décrit également ses décalages avec les personnes rencontrées sur place, ayant d’autres préoccupations que celle de se souvenir des disparu·es : une adolescente qui rêve de quitter le pays pour construire un avenir meilleur en terres transatlantiques, des Ghanéen·es qui tentent de vivre dignement sur leurs terres, un instituteur qui cherche à identifier les coupables de la traite, des collègues d’universités africaines qui ont une tout autre compréhension de l’histoire esclavagiste. La confrontation lui est difficile, car elle met en relief l’impossibilité d’avoir un passé commun – et donc un présent à partager – avec les Ghanéen·es. Ces décalages renforcent son sentiment de non-appartenance à cette terre en tant que descendante afro-américaine. En décrivant ces rencontres déconcertantes, elle ne partage pas seulement avec nous ce qu’elle trouve au Ghana, mais aussi ce qu’elle aurait espéré y trouver et qu’elle n’y trouve pas, malgré ses recherches approfondies. À nouveau, on assiste avec elle à l’écart entre ce qu’elle voudrait connaître et ce qu’on ne peut pas, qu’on ne peut plus connaître. C’est pourquoi, d’un site à l’autre, en prise avec les pénuries de traces, elle cherche à nouer des relations avec les mort·es et avec leur expérience intime en tant que captif·ves de la traite. Car, on le verra, pour Hartman, face à l’effacement de l’histoire, la perte nécessite de reconstituer des vécus « fabulés ».

Photographie de St. George Castle à Elmina au Ghana : l'image représente une cour vide au milieu d'un bâtiment aux murs blancs. Aucune trace de l'esclavage n'est visible.
Figure 1 : St. George Castle, Elmina, Ghana, 26 juin 2011
Photo de Rjruiziii, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=24965486

Doubles pertes

À la perte de vies détruites, s’ajoute la perte des traces de ces vies et des traces de leur destruction. On peut voir dans ces pertes redoublées un genre de « double mort » comparable à celle dont parle l’anthropologue Deborah B. Rose à propos des Aborigènes d’Australie et de leurs terres natales : une mort qui, en plus du décès d’un être, engendre la perte de possibilités de la survivance de cet être parmi les vivantsDeborah B. Rose, Reports from a Wild Country. Ethics for Decolonisation, Sydney, University of New South Wales Press, 2004, p. 175-176.. Dans les recherches d’Hartman, cette perte de possibilité tient à l’effacement des traces des vies anéanties, qui contribue alors à la dépossession de celles et ceux qui y survivent. L’ouvrage pose alors la question : comment se rendre présent·es à ces vies perdues, dont les traces ont été rendues inaccessibles ? Comment réinstaurer un mode de présence qui puisse rendre leur dignité à ces existences ? Et que fait-on, si les quelques bribes que nous conservons à leur propos ne proviennent que des sources écrites de la main des destructeurs« (Se) rendre présent·e (à) », comme le formule Hartman : « The question returns again : how do we attend to black death ? How do we find life where only the traces of destruction remain ? », Saidiya Hartman, « The Dead Book Revisited », History of the Present, vol. 6, no 2, 2016, p. 208‑15, ici p. 208. On peut noter que le verbe « to attend » se traduit tant par « être présent à » que par « s’occuper, prendre soin de ». ? Hartman nous donne des outils inspirants car elle ne s’en tient pas à ce diagnostic de la double perte. Son geste consiste à faire importer ces pertes non seulement « en creux », en rendant compte des vies et des traces perdues, mais aussi « en relief », en racontant la violence vécue par des captif·ves particulier·es, afin de créer une proximité avec ces vies perdues, d’en retrouver ou en reconstituer les détails (comment cela aurait pu se passer), malgré le manque de sources. Comment ces descriptions sont-elles capables de rendre inoubliables ces existences qui avaient été quasi éradiquées ?

La mort de la jeune fille, ou la fabulation critique

Le chapitre le plus puissant du livre est aussi le plus insoutenable. Intitulé « Le registre des mort·es », il décrit minutieusement le meurtre, en 1791, d’une captive de quinze ans par le capitaine Kimber, commandant de bord du bateau négrier le Recovery, qui lui infligea des tortures et des sévices suite à son refus de danser avec lui. La jeune fille endura les supplices pendant cinq jours avant d’y succomber. Les seules traces de cette affaire dans les archives sont les quelques lignes recueillant les témoignages des marins, du médecin et du commandant de bord, qui furent rapportés lors du procès de ce dernier, accusé de l’assassinat de cette jeune fille et d’une autre, procès dont il sortira non-coupable. Les mises à mort étaient si fréquentes sur les bateaux négriers qu’elles en étaient devenues anodines. Elles étaient présentées comme des conséquences inévitables, des « dommages collatéraux » de la traite esclavagiste. L’affaire aurait d’ailleurs été totalement oubliée si le Comité pour l’abolition de la traite n’avait pas attiré l’attention sur celle-ci à l’occasion de la description qu’en a faite William Wilberforce à la Chambre des Communes en 1792. Huit jours plus tard, Isaac Cruikshank, caricaturiste reconnu, en tira une gravure à diffuser largement (figure 2)L’histoire de cette gravure est résumée sur la page du National Maritime Museum (Greenwich) : https://www.rmg.co.uk/collections/objects/rmgc-object-255183. Consulté le 1er novembre 2024.. Mais cette affaire, aussi horrible soit-elle, ne suffit pas à abolir la traite. À l’époque, la mort de la jeune fille n’y fit rien. Hartman écrit :

Les quelques lignes extraites de la retranscription moisie d’un procès forment l’intégralité de l’histoire de l’existence de la jeune fille. Sans cela, cette dernière aurait été effacée sans laisser la moindre trace derrière elle. Ces mots constituent la seule plaidoirie de sa vie, l’unique barrière de protection contra sa disparition ; ces mots l’assassinent une seconde fois en la plongeant dans le gouffre de l’Atlantique. (…) La clôture du procès marqua la fin de l’intérêt porté à la jeune fille. Depuis au moins deux siècles, personne ne pense à elle, néanmoins sa vie continue d’ajouter une ombre au tableau. (p. 224-225)

Hartman revient ensuite sur ce qui s’est passé sur ce bateau. Elle ravive cette histoire en racontant différentes versions de la torture et de l’assassinat de la jeune fille, en suivant les témoignages avancés au procès. Après avoir relaté ce qui s’est passé sur le navire pour le commandant de bord et les témoins, n’ayant plus de sources sous la main, elle y ajoute la version manquante : en fabulant ce que la jeune fille a pu vivre, ce que ces derniers moments ont pu être pour elle – l’état dans lequel la plongea sa grève de la faim, son rapport aux autres captives sur le bateau négrier, ses douleurs corporelles, ses pensées en direction de ses ancêtres, et l’apaisement qu’a pu lui apporter son décès. Pourquoi fabuler cette agonie insoutenable ? Peut-être pour renverser l’ordre de la violence : au lieu de prolonger l’absence et l’invisibilité des vies martyrisées de l’esclavage, la critical fabulation, ou fabulation critique, permet de faire sentir cette violence, de créer une intimité avec elleHartman a récemment redécrit sa pratique comme de la fabulation critique, de l’histoire spéculative, de la narration proche, et de la poésie documentée. Pour l’écriture de Wayward Lives, elle dit avoir vécu sept années durant auprès des femmes qu’elle côtoie dans les archives, les avoir écoutées et avoir parlé avec elles au quotidien, afin de pouvoir rendre palpable ce qu’elles partagent par-delà le temps écoulé. Selon ses mots, c’est « le fait d’avoir vécu si longtemps avec elles [qui] m’a permis d’entendre autre chose que les biographies obligées et les maigres témoignages des dossiers et archives d’État (…) ». Saidiya Hartman, « Intimate History, Radical Narrative », The Journal of African American History, vol. 106, no 1, 2021, p.127‑135, cit. p. 128 (nous traduisons, elle souligne).. Il s’agit moins de restituer une réalité historique que de générer des affects chez les lecteur·ices en les rapprochant de cette histoire telle qu’elle a pu être vécue. La fabulation critique poursuit alors un double objectif : à la fois raconter comment ces vies oubliées auraient pu se passer et à la fois rappeler l’impossibilité de dire comment elles se sont passées exactement. Ce n’est ni l’un ni l’autre, mais les deux en même temps.

Gravure d’Isaac Cruikshank, qui représente une femme noire esclavagisée, pendue par les pieds sur le pont d'un bateau, torturée par deux hommes blancs de l'équipage.
Figure 2 : Gravure d’Isaac Cruikshank, The abolition of the slave trade Or the inhumanity of dealers in human flesh exemplified in Captn. Kimber's treatment of a young Negro girl of 15 for her virgin modesty
The United States Library of Congress, https://www.loc.gov/resource/cph.3g06204/

À la fin de l’édition française d’À perte de mère, la maison d’édition Brook fait le choix d’ajouter un essai qu’Hartman a publié après la parution de l’ouvrage originalSaidiya Hartman, « Venus in Two Acts », Small Axe, vol. 12, n° 2, 2008, p. 1-14, traduit par Emilie Notéris dans À perte de mère, p. 399-421.. Elle y revient sur la pratique de la fabulation critique qu’elle a déployée dans sa recherche. Elle y convoque la figure de Venus, commune à toutes les femmes ayant été maltraitées en tant qu’objets sexuels pendant la traite et la colonisation, qu’elles aient été esclaves, prostituées ou autres. Chacune de ces Venus connaîtra un sort identique : personne ne se souviendra d’elles, si ce n’est suite à un coup du sort. Dans ce cas, l’archive qui préserve leur mémoire ne le fera qu’à travers le prisme de la violence subie. L’enjeu de ses recherches est de tenter de libérer les femmes des descriptions obscènes à travers lesquelles elles entrent dans l’histoire, sans perdre de vue ce qui ne peut être connu à leur propos. Il s’agit de remédier partiellement à la violence, alors que seule la violence crée une proximité documentée avec les vies des captives. La recherche de cette intimité passe par une écriture personnelle, qui fait état de sa rencontre avec le silence ou les miettes d’archives, et avec le scandale qui les inonde. Ce mode descriptif demande alors un véritable travail d’équilibriste, qui ne concède rien à la violence subie mais ne la laisse pas non plus prendre toute la placeL’autrice raconte qu’elle a envisagé de relater une amitié entre la jeune fille assassinée et une autre qui a aussi été tuée sur le Recovery. Mais à ses yeux, la consolation qu’aurait procurée un tel récit aurait été trop réconfortante par rapport à la violence de la situation. Cette dernière, écrit-elle, ne lui donna pas d’autre choix que de laisser ces jeunes filles affaissées sur le pont, séparément (p. 409-412)..

Hartman décrit sa pratique fabulatrice comme suit : elle part des narrations déjà présentes dans les documents historiques (rumeurs, mensonges, preuves inventées, fantasmes, événements fortuits, etc.) et les augmente, les intensifie en racontant des « histoires impossibles » (les prières et les secrets que personne n’a recueillis, des paroles échangées non reprises au cours du procès), sans jamais perdre de vue l’impossibilité d’un tel récit :

Est-il possible de dépasser ou de négocier les limites constitutives de l’archive ? En avançant une série d’arguments spéculatifs et en exploitant les capacités du subjonctif (humeur grammaticale qui exprime les doutes, les souhaits et les possibilités), en façonnant un récit qui repose sur la recherche archivistique, et j’entends par là une lecture critique des archives qui miment les dimensions figuratives de l’histoire, j’ai voulu à la fois raconter une histoire impossible et amplifier l’impossibilité de la raconter. (p. 415) 

La fabulation critique requiert alors de réagencer les éléments constitutifs d’une histoire :             

En jouant avec les éléments basiques de l’histoire, en les réorganisant, et en re-présentant la séquence des événements des récits divergents, à partir de points de vue contestés, j’ai tenté de mettre en péril le statut de l’événement, de déplacer le récit reçu et autorisé, et d’imaginer ce qu’il aurait pu se passer ou ce qui aurait pu être dit ou fait. (p. 416)

Écrire un tel un récit, entre l’historique et le fictif, revient non seulement à écrire une contre-histoire par rapport aux récits dominants, mais aussi à l’écrire par d’autres méthodes que celles qui prévalent dans la recherche et qui poursuivent un idéal de réalisme. Le problème ne se limite pas à rendre compte de ce qui s’est « vraiment passé », mais il s’agit de prendre soin de la survivance (afterlife) de ces « débris de vie » (p. 418), « déchets présumés… [qui] « exigent que nous imaginions un futur dans lequel la survivance de l’esclavage a pris fin » (p. 419). C’est en cela qu’Hartman poursuit le projet toujours incomplet de l’abolition : en narrant les histoires de vies détruites et oubliées, sans faire fi de la difficulté d’un tel chantier ni de l’ampleur de la dévastation, la fabulation critique continue de rendre vivant les enjeux politiques non résolus de la traite esclavagiste. 

Rouvrir des histoires impossibles

Pourquoi raconter des « histoires impossibles » ? Par la fabulation critique, Hartman suggère de réagencer et de rejouer les archives, de dépasser le manque de traces tout en leur prêtant une attention rigoureuse. Le projet de Hartman ne consiste pas à « donner la voix à » l’esclave, mais à « imaginer ce qui ne peut être vérifié », à faire « l’histoire d’un passé irrécupérable » (p. 417). Et à le récupérer quand même, afin de tenter d’infléchir l’histoire encore en cours. Elle écrit :

Il est trop beaucoup trop tard pour que les récits de mort empêchent d’autres mort·es ; et il est beaucoup trop tôt pour que de telles scènes de mort mettent un terme à d’autres crimes. En attendant, dans l’intervalle, entre le trop tard et le trop tôt, entre le non plus et le pas encore, nos vies sont contemporaines de celle de la jeune fille au sein d’un projet encore incomplet. En attendant, il est clair que sa vie et la nôtre sont dans la balance. En attendant, que faire ? Quelles sont les histoires que l’on raconte dans les périodes sombres ? De quelle manière le récit d’une défaite peut-il faire naître un espace de vie pour envisager un autre avenir ? (p. 420)

Le pari de la fabulation critique est en prise avec la tentative d’entraver une dépossession de longue durée – celle de la mémoire de l’esclavage, et de sa survivance dans les oppressions racistes – et d’ouvrir l’avenir grâce à des récits qui nous marquent par l’intimité qu’ils suscitent avec les mort·es. C’est parier sur la puissance de ces récits, et des proximités qu’ils créent entre les vivant·es et les mort·es, à entraver le cours des choses actuel et à venir :

Telle que je la comprends, une histoire du présent doit s’efforcer d’éclairer l’intimité de notre expérience avec la vie des mort·es, d’écrire l’actuel tel qu’interrompu par ce passé, et d’imaginer un état libre, non pas comme le temps qui précède à la captivité ou à l’esclavage, mais plutôt comme l’avenir anticipé de cette écriture. (p. 404)

Pour nous, cette exploration de la perte et la fabulation critique ne sont pas seulement pertinentes pour les études historiques et décoloniales, et pour les luttes antiracistes. Elles le sont tout autant pour l’écologie politique, où les luttes sont en prise avec toutes sortes de projets qui sont directement ou indirectement destructeurs de vies et de manières de vivre, et pour lesquelles il est crucial d’apprendre à faire que ces pertes importent. Peut-être serons-nous mieux équipé·es grâce à ces descriptions incarnées et parfois intimes qui nous permettent de mieux nous rapprocher de ces vies détruites ? Il y a là un pari inspirant, car nous pourrions élargir cette proposition à d’autres êtres vivants détruits, menacés ou oppressés par les ravages de l’Anthropocène. Il serait alors possible de raviver l’importance d’êtres ayant été oubliés, minorés, rendus muets, « inarchivables », d’envisager de nouvelles proximités avec eux grâce aux histoires documentées-et-fabulées qui réinstaurent leurs présences, et de parier sur un avenir qui ne pourra plus négliger la valeur de leurs existences.

Or, comme le déplie Raphaëlle Guidée, là où les historien·nes et écrivain·es ont maintes fois pointé les difficultés à rendre compte des vies perdues lors de massacres ou de catastrophes, le projet de joindre aux narrations mémorielles des vies humaines les disparitions incommensurables de vies non-humaines engendre un surplus de difficultésRaphaëlle Guidée, « Toutes les vies perdues, une à une », Cahiers de recherche sociologique, no 70, 2021, p. 175‑191. Ainsi certain·es chercheur·es articulent la pensée mémorielle des génocides et celle des écocides. Voir par exemple les travaux de James Hatley ou de Deborah Bird Rose.. Car comment se souvenir d’êtres singuliers lorsque nous sommes confronté·es à des pertes si massives qu’elles sont difficilement estimables ? Comment décrire ces pertes autres qu’humaines dans leurs expressions sensibles, incorporées, à la fois dans leurs manières d’être au monde mêlées aux nôtres et dans leur altérité propreOn pense ici aux travaux de Thom van Dooren, qui se penche sur des cas d’étude particuliers d’extinction-en-cours au sein de communautés mêlant des humain·es et d’autres vivant·es singuliers – mais dont les recherches de terrain ne posent pas le problème des sources manquantes. Voir, parmi d’autres publications, Thom van Dooren, En plein vol. Vivre et mourir au seuil de l’extinction (2014), Marseille, Wildproject, 2021. ? Et, surtout, comment raconter ces pertes si elles sont le plus souvent décrites sur le mode de la destruction de milieux de vies entiers, en non à partir de la perte de vies et de corps singularisésCette difficulté tient aussi au problème de l’invisibilité du phénomène en tant que catastrophe. Car qu’est qu’une perte isolée, petite tragédie locale, qui pourtant contribue au processus long, dilué, pris dans le sillage de multiples décisions qui, dégradation après dégradation, mènent aux extinctions plus massives. Voir Claude Semal, « Petite histoire d’une grande extinction » dans Bestiaire disparu. Histoire de la dernière grand extinction, Toulouse, Plume de carotte, 2013, p. 7‑11. ? Ici aussi, le manque de sources est déconcertant et irrémédiable. Il ne s’agit bien sûr pas, rappelle Guidée, « de se souvenir de toutes ces vies, mais de chercher des histoires susceptibles de capturer leur puissance posthumeRaphaëlle Guidée, art. cit., p. 186. ».

On voit alors combien le projet de Hartman nous oblige à pousser un cran plus loin les études qui visent à faire importer les dévastations provoquées par l’AnthropocèneKathryn Yussof croise ainsi les luttes environnementales et décoloniales par une reprise explicite de Hartman, en conceptualisant « les survivances de la géologie », c’est-à-dire en s’assurant de ne jamais séparer les marques de l’exploitation des territoires (ayant servi l’extraction minière ou de plantations) des marques laissées dans les vies et corps noirs. Kathryn Yusoff, A Billion Black Anthropocenes or None, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2018.. Plus que de pointer la perte de certaines vies et de leurs traces, et les dimensions inévitablement politiques de ces doubles pertes, Hartman réinvente le travail de mémoire qu’elles exigent sur un mode fabulateur. Son projet nous maintient alors au bord de ce qui ne peut être connu. Il nous invite à décrire les effacements concrets de l’histoire, dans la matérialité des documents ou des lieux, ou dans les mémoires humaines. En scrutant les manières concrètes par lesquelles ces disparitions de traces sont produites, nous en apprenons sur les voies de création d’indifférence. Mais son projet nous oblige surtout à mettre au travail notre imagination pour recréer une proximité avec ces mort·es, humain·es et autres qu’humain·es, sans que cette imagination ne perde rien de la rigueur épistémologique, mais qu’au contraire elle s’en nourrisse. Autrement dit, Hartman nous engage dans un projet politique et éthique au présent, qui passe par la récupération de vies disparues et oubliées et y répond par une fabulation toujours articulée à la critique de ces doubles pertes.

Comment citer ce texte

Ariane d'Hoop Nathalie Grandjean , « Une histoire de la traite esclavagiste : dramatiser la perte, fabuler les vies perdues », Les Temps qui restent, Numéro 5, Printemps (avril-juin) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-5/une-histoire-de-la-traite-esclavagiste