Le collectif des Temps qui Restent se réjouit que Judith Butler lui ait confié la publication des trois conférences qu’iel devait prononcer à l’École normale supérieure à Paris en avril dernier, et dont seule la première a finalement pu être prononcée. Ces textes, dont paraît une version partiellement remaniée, ont été écrits entre la fin de l’année 2023 et le début de l’année 2024.
Mon sujet n’est pas le deuil qui fait suite à une perte, mais plutôt la pleurabilité, en tant que potentiel porté par les vivant·es et par les mort·es. Je m’intéresse moins à notre capacité à porter le deuil d’une personne ou un objet qui nous est cher une fois que nous l’avons perdu, qu’au sentiment vivant de la possibilité de la perte, c’est-à-dire de la façon dont la perte éventuelle de notre vie ou de celle d’autrui informe notre sentiment d’être en vie. Si j’attire notre attention sur la pleurabilité en tant que dimension du vivant, ce n’est pas pour susciter notre angoisse à l’idée de ces pertes potentielles, ni pour nous faire prendre conscience de la finitude indépassable de la vie humaine. J’entends plutôt suggérer que nous ne pouvons pas analyser certaines questions fondamentales de la philosophie morale et politique, dont celle de l’égalité, sans cette idée de « pleurabilité » (grievabilityNdT : « Pleurabilité » est désormais la traduction habituelle du terme de « grievability » en français. Cependant, il est important de rappeler que pour Butler, être en deuil (to grieve) n’implique pas simplement des larmes, mais aussi potentiellement la colère, la dénonciation, la lutte, la résistance, etc. Tous ces aspects doivent être gardés à l’esprit en français .). J’entends soutenir que nous vivons, consciemment ou inconsciemment, avec le sentiment que nous vivons une vie qui sera pleurée après notre mort (ou bien qui ne le sera pas). Et je veux ajouter que ce sentiment que notre vie sera pleurée après notre mort est le signe que notre vie compte aux yeux d’autrui. Ce n’est pas seulement que d’autres se souviendront de notre vie ; c’est plutôt que notre vie fait l’objet dès aujourd’hui d’une préoccupation partagée ; on juge de façon générale qu’elle mérite de recevoir des soins et un abri, deux conditions qui soutiennent notre vie et la protègent contre des formes d’exposition dangereuses. La question de la valeur d’une vie, de cette vie – et non la question de la valeur de la vie en général – voilà ce qui est impliqué dans l’idée de pleurabilité. On en conclura peut-être que la pleurabilité est un attribut qui appartient à des personnes individuelles, mais il serait plus juste de dire qu’elle caractérise les relations entre les personnes ou, mieux encore, la dimension relationnelle (et sociale) du statut même de personne.
La pleurabilité n’est pas une caractéristique intrinsèque des personnes pour au moins deux raisons. La première est que c’est toujours par une autre personne que l’on est pleuré·e. En d’autres termes, la pleurabilité n’intervient que dans des relations intersubjectives. La seconde est que le fait d’être pleurable dépend de conditions historiques qui établissent une distinction épistémique entre les vies qui peuvent être pleurées et celles qui ne le peuvent pas et qui distribuent la pleurabilité de façon différenciée. Certes, il arrive que certaines personnes soient pleurées dans une certaine communauté et pas dans une autre, parce qu’elles étaient bien connues dans la première et pas du tout dans la seconde. Il s’agit alors d’une distinction contingente. Mais il existe aussi une distinction épistémique plus fondamentale qui est établie entre les vies qui sont jugées dignes de faire l’objet d’un deuil, et les autres. Dans les situations de guerre, il me semble que les gens pleurent en général les vies auxquelles ils peuvent s’identifier, tandis qu’ils considèrent les vies auxquelles ils refusent de s’identifier ou qu’ils voient comme ennemies comme indignes d’être pleurées. Ils admettent que ces vies ont été perdues, mais ils n’éprouvent pas de regret ou d’horreur à cause de ces pertes. Tantôt c’est un sentiment d’indifférence qui prévaut, tantôt c’est une tendance zélée à la justification accompagnée de la satisfaction apparente suscitée par la croyance en une punition victorieuse ou une élimination réussie.
De fait, la pleurabilité prend un sens différent si l’on envisage l’interdiction de porter le deuil des personnes qui sont considérées comme des ennemis de la communauté, lorsque cette communauté accepte et reproduit cette interdiction de porter le deuil comme une position moralement justifiée, si ce n’est entièrement satisfaisante. En fonction du cadre dans lequel opère la possibilité d’être pleuré – ce que nous pourrions appeler « l’éligibilité au deuil » – certaines vies font l’objet d’un deuil dramatique, voire spectaculaire, tandis que d’autres restent inéligibles au deuil. La perte de leur vie, qu’elle soit réelle ou simplement potentielle, est considérée comme nécessaire ou « méritée », voire même comme n’étant pas une perte du tout.
Dans les situations de guerre, éliminer des vies humaines est considéré comme un acte justifié, soit par les lois de la guerre, soit par une argumentation morale qui en appelle à l’auto-défense et élargit son territoire d’application afin de légitimer ces meurtres. Considérer comme justifiés des meurtres, ou encore des morts par négligence (ou par « violence lente ») telles celles qui interviennent à la frontière, cela revient à évacuer toute question de justice plus large. Dans pareils cas, la justification est manifestement injuste ou vient entraver la justice. Lorsque nous disons qu’une vie est pleurable, cela veut dire que cette vie est traitée (par celles et ceux qui occupent des positions hégémoniques, ou encore selon les critères d’une épistémè établie) comme une vie à protéger, comme une vie dont la persistance doit être garantie grâce à des infrastructures propices au vivant, ce qui inclut un système de santé, un logement, de la nourriture. Mais lorsque ces biens sociaux de base sont refusés, ou bien sont distribués de manière inégale en fonction des revenus, cette situation témoigne du fait que les groupes qui en sont privés sont considérés comme moins pleurables. S’ils étaient dignes d’être pleurés, alors ces biens sociaux indispensables leur seraient accordés. Les politiques qui conduisent à leur refuser ces biens témoignent d’un jugement porté sur la valeur de ces vies : ces individus peuvent mourir, ils vont probablement mourir, ou même ils vont assurément mourir, mais ce sont là les tristes conséquences d’un système économique que nous ne pouvons pas changer, ou encore des dommages collatéraux liés à l’organisation nécessaire de l’économie selon les lois du capital. Certes, personne n’a pris une arme pour mettre fin à leurs vies. Et pourtant, pour reprendre les termes de Foucault, on a « laissé mourir » ces personnes. Et cet abandon ne peut sembler justifié que parce que l’on a radicalement séparé la question de la justification des questions plus larges d’égalité et de justice. En d’autres termes, en venant ratifier le status quo de la guerre et du capital, ces discours de justification en viennent à évincer des questions démocratiques fondamentales. Est-il juste que certaines vies soient différentiellement pleurées ? Est-il juste que la pleurabilité soit inégalement distribuée ? Poser de telles questions revient à soulever un problème de justice, et à refuser de tenir ce schème épistémique pour acquis. On y peut voir le premier moment d’une théorie critique. Ce geste revient à rompre avec les logiques justificatrices qui participent à la distribution inégale du deuil et la soutiennent, afin précisément d’évaluer leurs effets et de s’y opposer.
La distribution inégale de la valeur
J’ai suggéré que la « pleurabilité » devait être comprise en des termes sociaux et relationnels, et qu’elle était toujours inséparable de conditions historiques spécifiques caractérisées par des schèmes épistémiques qui introduisent des différences entre les vies et leur accordent une valeur inégale. La pleurabilité est relationnelle ; on pourrait même la décrire comme intentionnelle, au sens phénoménologique du terme, au sens où c’est toujours pour et par quelqu’un d’autre qu’on est pleurable. Et lorsqu’il n’y a personne pour nous pleurer, cette absence sociale est aussi constitutive d’une relation. Le rapport à l’autre est la condition de la pleurabilité. De plus, ces relations sont organisées socialement et économiquement ; c’est pourquoi l’inégale pleurabilité caractérise non seulement les situations de guerre – quelle classe d’individus sert sous les drapeaux et meurt au combat ? quelles vies sont visées ? – mais aussi les situations d’inégalités sociales et économiques, qui incluent l’exposition inégale aux conséquences des pollutions environnementales et du changement climatique (le racisme environnemental, le recrutement des hommes racisés).
Parfois, l’être vivant considéré comme « non pleurable » n’est même pas considéré comme vraiment vivant, et donc susceptible d’être perdu. Si un certain individu ou un certain groupe est déjà nié, ou tenu pour une forme de négation, alors il devient redondant de parler de perte à son propos. « Qui est perdu ? » demandera-t-on. « Rien ni personne ». Qui est ce personne ?
Nous pourrions dire que la non-pleurabilité est la faute des personnes qui échouent à porter le deuil de ces vies, ou encore qui oublient que, si ces vies ne sont pas soutenues, elles risquent de périr. Cela revient à envisager la non-pleurabilité comme une faute morale imputable à certaines personnes, que nous devrions inciter à mieux porter le deuil. Cependant, un tel cadrage oublie que l’impleurabilité épistémique précède la formation même des sujets et de leurs capacités. On ne peut porter le deuil que de ce qui est reconnu ou marqué comme pleurable, et ce marquage obéit à des schémas différenciés. Freud a précisément décrit la « mélancolie » comme un échec du deuil, comme une incapacité à faire le deuil de quelqu’un ou de quelque chose. Ses formulations auront une grande influence sur Alexandre et Margarete Mitscherlich, qui diagnostiqueront dans l’Allemagne de l’après-guerre, en dépit de son miracle économique, une telle incapacité collective à faire son deuilAlexandre et Margarete Mitscherlich, Le deuil impossible. Les fondements du comportement collectif, traduit de l’allemand par L. Jospin, Paris, Payot, 1972.. On imaginait que la mélancolie était un état qui affectait des personnes qui ont perdu quelqu’un ou quelque chose d’important et qui ne parviennent pas à reconnaître cette perte. De fait, une vie doit avoir de la valeur pour être pleurée. Et néanmoins, la pleurabilité est aussi une façon de comprendre la valeur accordée à une vie, c’est-à-dire son accès à des conditions qui soutiennent ou favorisent cette vie même. Maintenant, si une personne vit dans le monde en sachant qu’elle ne sera pas pleurée, cette personne est vivante, mais elle vit avec le sentiment que sa vie n’est pas considérée comme une vie pleine et entière, comme une vie dotée de valeur. Cette situation implique un futur antérieur : de cette vie, qui vit aujourd’hui, on pourra dire qu’elle n’aura pas été reconnue comme une vie, une fois qu’elle aura disparu. Pour autant, ce sentiment que sa vie n’est pas pleurable se conjugue au présent. Ce n’est pas simplement que cette vie est hantée par l’image d’une scène posthume dans laquelle sa valeur aura été publiquement reconnue ou non. Non, l’absence de pleurabilité est vécue au présent comme la conscience persistante d’une vie jugée sans valeur et dispensable. Lorsque, par exemple, une personne est exposée à la violence et à la faim en raison de la politique de l’État, ou lorsqu’une personne se voit refuser des soins médicaux à cause des décisions d’entreprises de santé exclusivement tournées vers le profit, cette personne se rend compte que « le monde » ne perçoit pas sa mort comme une perte. Qu’est-ce que cela signifie de vivre quotidiennement avec un tel sentiment ? Pourquoi et par quels biais ce sentiment de non-pleurabilité est-il établi au cours du temps, via les effets cumulés de l’organisation sociale de l’inégale pleurabilité ?
Une des manières de répondre à cette question est de suggérer que nous cherchons à décrire la « mort sociale » (social death), une notion utilisée par des historien·nes comme Orlando Patterson pour décrire la condition des personnes vivant sous le régime de l’esclavage. Existe-t-il des variantes contemporaines de la mort sociale qui ne sont pas exactement similaires à l’esclavage, mais qui n’en révèlent pas moins que certaines personnes ne sont pas véritablement considérées comme vivantes, si l’on en croit les normes par lesquelles on appréhende les êtres vivants comme humains ? Certes, c’est certainement une façon possible d’envisager les choses. Cependant, si la vie humaine dépend d’un large éventail de formes de vie et de processus vivants non humains, alors il devient clair que l’humanisme ne suffira pas à résoudre notre problème. Si nous déclarons que nous refusons que certains humain·es soient traité·es comme moins qu’humain·es, est-ce que cela ne revient pas à considérer que les vies humaines ont de la valeur, alors que ce n’est pas le cas des vies animales ? A contrario, refuser les pertes qui affectent toutes les formes de vie et processus vitaux nous oblige à reconceptualiser la vie humaine en relation avec ces autres formes de vie. En d’autres termes, nous pouvons nous opposer à l’injustice qui consiste à ne pas traiter certain·es humain·es comme des êtres humains. Mais si notre réponse à cette inégalité manifeste a pour effet de valoriser la vie humaine aux dépens de tous les autres êtres vivants, alors cette réponse revient à reproduire l’anthropocentrisme qui coupe radicalement le vivant humain de ses relations avec le vivant non humain. Et si nous perdons cette relation, alors nous n’avons aucun moyen d’identifier, de déplorer et de résister aux effets des destructions climatiques qui affectent non seulement les vivants humains, mais aussi le sol, l’air, les autres espèces, et même les dimensions géologiques et écologiques de ce monde.
Les arguments que nous avançons en faveur de l’égalité sociale et économique entre les êtres humains ne sont pas suffisants pour reconnaître l’interdépendance entre les processus vivants que nous devons analyser pour comprendre le changement climatique et nous y opposer. De quel changement de perspective avons-nous besoin pour envisager le monde vivant lui-même comme pleurable ? Si l’être humain ne peut plus servir de centre de référence pour notre réflexion, comment cette interdépendance doit-elle être pensée, et de quelle manière est-elle réellement vécue ? En outre, comment devons-nous modifier notre compréhension de la temporalité de la vie et de la finitude, afin de décrire la façon dont un corps, avant même d’être mort, peut être convaincu que sa vie ne laissera aucune trace ? Antigone s’est dressée contre l’interdiction d’enterrer son frère parce qu’elle considérait que la vie de ce dernier devait être honorée et reconnue. Mais qu’en est-il d’une vie encore vivante, privée de toute considération, de toute dignité, de toute reconnaissance ? Cette situation est à la fois proleptique, saisie à travers un futur antérieur, et en même temps présente, non pas comme une mort dans la vie, mais plutôt comme un sentiment distinct de vivre une vie non reconnue s’orientant vers une mort qui ne laissera aucune trace.
Ainsi, il n’est pas toujours indispensable de recourir à une perspective future qui se penchera sur une vie après sa mort pour décrire la condition qui consiste à être pleurable ou non-pleurable, ou encore à être pleurable de manière inégale selon les contextes. Car, répétons-le, la pleurabilité est une caractéristique importante de la vie telle qu’elle est vécue au présent, c’est une modalité de la vie. Nous pouvons poser la question de la pleurabilité de chaque vie non seulement pour déterminer comment d’autres personnes perçoivent cette vie, mais aussi pour examiner de quelle manière les institutions et les infrastructures traitent cette vie.
La pleurabilité, telle qu’elle est inégalement distribuée, différencie les personnes considérées comme plus vivantes de celles qui sont considérées comme presque mortes, ou comme déjà mortes, même si toutes ces vies sont vivantes d’une manière ou d’une autre. En tant que telle, la question de savoir quelles vies sont pleurables ou non concerne non seulement les personnes déjà perdues, mais aussi toutes celles qui existent en ayant le sentiment d’être « déjà et irréversiblement perdues » dans la vie de tous les jours. À l’inverse, celles qui savent que tout sera fait, sur le plan médical et social, pour les maintenir en vie, pour les protéger des accidents de la vie et des risques de la guerre, ont davantage le sentiment que leurs vies sont pleurables, autrement dit qu’elles ont de la valeur aux yeux des autres, et qu’il existe un réseau de relations sociales et économiques qui visent à leur garantir les infrastructures nécessaires à la vie. Si quelqu’un vit sans avoir le sentiment de pouvoir continuer à vivre ou à persister, l’horizon temporel de sa vie s’effondre et le moment présent ne permet plus nécessairement de se projeter vers le suivant. Le problème, ce n’est pas que telle ou telle vie puisse disparaître, mais que le monde soit organisé de manière à ce que certaines vies puissent être annihilées en toute impunité. Il suffit de penser aux habitant·es de Gaza qui écrivent qu’ils s’attendent à mourir et qui meurent effectivement. Ils laissent derrière eux un témoignage accablant sur le monde qui les a abandonnés. Ils revendiquent leur pleurabilité tout en sachant qu’ils ne sont pas, aux yeux même de ceux qui les bombardent, considérés comme des êtres potentiellement pleurables. Ou peut-être que les forces aériennes israéliennes qui bombardent les habitant·es de Gaza savent parfaitement que les proches qui survivent porteront le deuil de ces vies, et cherchent ainsi à plonger ces communautés dans un chagrin tellement insupportable qu’elles ne pourront plus jamais se soulever contre les forces d’occupation. Je ne sais pas ce qu’elles pensent. Mais l’Histoire suggère que la destruction de vies à une telle échelle ne fait que renforcer la détermination de celles et ceux qui survivent à résister, ainsi que celle des générations futures qui poursuivront la lutte pour le droit à exister.
Deuils climatiques
Vivre « maintenant » implique généralement de s’attendre à ce que sa vie va continuer, à ce qu’une série de « maintenant » va suivre : cette anticipation est inscrite dans le maintenant à titre d’orientation vers l’avenir. Cependant, beaucoup vivent aujourd’hui en étant privé·es d’une telle anticipation, ce qui signifie que leur présent est saturé par l’absence d’avenir, par la perte de cette attente, et par une angoisse qui s’aggrave et n’a pas d’objet, ou plutôt dont l’objet ne cesse de changer. Dans de telles conditions, la perspective du futur antérieur qui se retournera sur nos vies passées présuppose qu’une autre vie sera là pour se pencher sur nous, pour raconter nos vies en notre absence, lorsque nous ne compterons plus parmi les vivants. Ce présupposé nous permet de nous retourner vers notre vie en adoptant la perspective d’un autre, nous donnant ainsi le sentiment d’être « déjà perdu·es ». Cependant, avec le changement climatique interprété comme une catastrophe qui affecte toutes les créatures et les processus vivants, ce futur antérieur postule un temps où cette Terre « aura été ». Mais qui sera encore vivant pour adopter un tel point de vue rétrospectif ?
Ce futur antérieur est postulé à partir du présent ; il est une orientation, non pas vers ce qui sera, mais plutôt vers ce qui aura été. Certes, il ne saurait y avoir de certitude dans ce futur antérieur ; il s’agit plutôt d’une estimation, d’une spéculation qui éclaire ce qui arrivera probablement si les processus actuels de destruction demeurent incontrôlés et irréversibles. Dans ces conditions, la non-pleurabilité s’élargit et s’intensifie, pour englober tout un ensemble varié de créatures vivantes (ainsi que leurs conditions de vie) que nous ne pouvons ni connaître ni pleurer par avance. La possibilité de la mémoire est par avance interrompue. En effet, pour que quelqu’un puisse dire « cela a été une vie », il faut qu’il y ait un futur dans lequel cette parole soit possible, et un être vivant présent à ce moment-là pour la prononcer. Mais dans le cas où les processus vivants eux-mêmes sont détruits, comment pourrions-nous énumérer les pertes potentielles ? C’est la valeur même de la vie et des processus vivants qui disparaît, lorsqu’on autorise une telle destruction à survenir. On considère de façon plus ou moins explicite que tout ce qui est perdu est dénué de valeur. Ou bien, comme dans le cas de la pollution industrielle, on accorde plus de poids à la valeur monétaire du profit dérivé des processus d’extraction et de décimation des biosphères qu’à la valeur propre des vivants. Et lorsque c’est la vie humaine qui est abandonnée ou détruite, l’inégale distribution épistémique de la valeur se rejoue dans la sphère de la nécropolitiqueAchille Mbembe, « Nécropolitique », Raisons politiques, vol. 21, n° 1, 2006, p. 29-60. Voir également Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976, Paris, Seuil, 1997.. Mais voici les questions qui nous hantent aujourd’hui. Il ne s’agit plus de la question humaine classique : « cette vie vaut-elle la peine d’être vécue ? » ; mais d’une variante : « cette vie aura-t-elle été jugée digne d’être vécue ? ». Pour autant, nous découvrons en même temps que la dévaluation de la vie humaine est impliquée dans la dévaluation plus générale des formes de vie, ce qui remet en cause les présupposés anthropocentriques de l’analyse de la pleurabilité.
Bien entendu, il est important, en ce qui concerne ce futur antérieur, de distinguer vivant humain et vivant en général, et de percevoir la différence qui existe entre affirmer que ceci était (ou aura été) une vie, et que ceci était (ou aura été) une vie humaine. Peut-être que la distinction entre l’humain et l’animal est le lieu où la répartition inégale de la pleurabilité devient la plus claireSunaura Taylor, Braves bêtes. Animaux et handicapés, même combat ?, traduit de l’américain par É. Sancey et C. Ayakatsikas, Paris, Les éditions du Portrait, 2019.. Et si nous refusons d’établir une distinction absolue entre l’être humain (qui est après tout un animal humain), et l’animal (qui communique de diverses manières), alors nous nous retrouvons avec une perception différente de ce qu’est le vivant. En ce qui me concerne, j’utilise la notion d’animal humain non pour examiner des questions de typologie, mais plutôt pour insister sur la relation chiasmatique entre l’humain et l’animal, et pour attirer notre attention sur les formes interrelationnelles que prend toute vie, c’est-à-dire sur le contexte interrelationnel sans lequel il ne saurait y avoir de vie du tout.
À mon sens, la répartition inégale de la pleurabilité devrait faire partie de toutes nos réflexions sur l’égalité et la justice, mais mon but ici est plutôt d’interroger quelle différence cela fait d’aborder cette question sous l’angle du changement climatique. Je sais qu’il ne s’agit pas de questions totalement distinctes, puisque les migrations forcées, le racisme environnemental et la précarité économique font partie des conséquences du changement climatique, et que les mêmes entreprises qui rejettent du carbone à des taux effroyables exploitent également les travailleurs et les travailleuses. Pour autant, il est nécessaire d’adopter un cadre plus multidimensionnel. La poursuite de la vie humaine, sa persistance, dépend des infrastructures de la vie ; ces infrastructures sont définies tout autant par les processus vivants qu’elles sont supposées soutenir que par les arrangements économiques et sociaux qui leur confèrent leur organisation. Bien entendu, il existe des infrastructures qui abiment le vivant, mais considérons les infrastructures dans leur sens idéal, c’est-à-dire comme l’ensemble des agencements sociaux et matériels qui soutiennent la vie. Soutenir la vie, c’est soutenir son orientation vers l’avenir. Ainsi, la vie ne peut être pensée en dehors de la temporalité qui la rend vivable. Nos vies humaines sont intrinsèquement liées aux vies animales, mais aussi au sol, à l’air et aux conditions indispensables pour l’agriculture, autant de conditions qui peuvent être polluées ou détruites, ce qui remet en question la vivabilité de la vie elle-même. Nous devons comprendre le genre de pertes que nous sommes en train de subir et aussi celles que nous anticipons. Un autre cadre temporel intervient précisément ici, car nous sommes à la fois en train d’anticiper une perte et de la subir, et le présent et l’avenir convergent de telle manière que, par exemple, de nombreux jeunes gens aujourd’hui insistent sur le fait qu’ils vivent sans avoir le sentiment qu’un avenir existe. Ou, peut-être plus précisément, ils vivent dans l’attente lancinante d’une catastrophe qui est à la fois déjà manifeste dans le présent et encore à venir.
Heather Davis est spécialiste du champ des humanités environnementales. Dans son article « Waiting in PetroTime Heather Davis, « Waiting in PetroTime », Environmental Humanities, vol. 15, n° 3, 2023, p. 52-64, https://doi.org/10.1215/22011919-10745979.», elle nous invite à considérer que nous vivons dans « le temps du pétrole » :
Le « temps du pétrole » désigne la temporalité alimentée par l’extraction et la combustion des combustibles fossiles, un temps ancien libéré dans le présent qui conditionne les possibilités à venir. Le « temps du pétrole » a entraîné une accélération considérable des épisodes d’extinction, d’acidification des océans, de réchauffement des écosystèmes et de migration des plantes et des animaux. Mais si cette temporalité fait irruption dans notre présent, elle ne le fait pas de manière uniforme. Certaines régions de la Terre, comme l’Arctique, se réchauffent beaucoup plus rapidement que d’autres. Parfois, on a l’impression que rien ne se passe, et à d’autres moments, nous avons l’impression que le globe entier est en feu ou en train d’être inondé. Le « temps du pétrole » décrit « l’instabilité métatemporelleCe terme est tiré du livre de Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, The Ends of the World, New York, Wiley, 2016. » de notre présent, le sentiment que des seuils ont déjà été franchis, mais que les effets de ces pertes n’ont pas encore été pleinement ressentis ou qu’ils se manifestent par des événements catastrophiques de plus en plus fréquents, qui deviendront bientôt le nouveau normal. C’est pourquoi Adriana Petryna décrit le changement climatique non pas comme un phénomène ou un événement singulier, mais comme un « processus continu de déstabilisationAdriana Petryna, Horizon Work. At the Edges of Knowledge in an Age of Runaway Climate Change, Princeton, Princeton University Press, 2022, p. 39. ». […] Les saisons ne se succèdent plus ; au contraire, elles se manifestent dans notre vie quotidienne comme si elles avaient été déchiquetées au mixeur et recrachéesHeather Davis, art. cit, p. 54-55..
Davis indique clairement que la tâche qui nous incombe est de réfléchir à la meilleure façon de nous représenter ce nouveau cadre temporel. Elle écrit :
Bien que l’atmosphère se soit réchauffée et refroidie dans le passé, ce rythme de réchauffement est inédit depuis soixante-cinq millions d’annéesNoah S. Diffenbaugh et Christopher B. Field, « Changes in Ecologically Critical Terrestrial Climate Conditions », Science, vol. 341, n° 6145, 2013, p. 486-492, https://doi.org/10.1126/science.1237123.. Nous sommes témoins d’un changement planétaire à un rythme catastrophique. Pourtant, dans notre vie incarnée, dans le cadre temporel d’une vie humaine, le rythme du changement est souvent plus difficile à percevoir. Ce problème de la temporalité et de l’échelle du changement climatique explique en partie pourquoi il est si notoirement difficile à représenterHeather Davis, art. cit, p. 55-56..
Davis soutient que le deuil climatique (climate grief) reconfigure notre compréhension du deuil et de la mélancolie :
La disparition effective de tant d’espèces, de formes de vie, de culture humaines et d’écosystèmes produit un deuil cumulatif qui semble insupportable, démesuré. L’expérience de la mélancolie environnementale est l’une des manières de se rapporter à la perte environnementale et à la responsabilité environnementale, affirme Catriona SandilandsVoir Catriona Mortimer-Sandilands, « Melancholy Natures, Queer Ecologies », in Catriona Mortimer-Sandilands et Bruce Erickson (dir.), Queer Ecologies. Sex, Nature, Politics, Desire, Bloomington, Indiana University Press, 2010, p. 333.. La mélancolie elle-même est un « deuil suspendu » dans lequel l’objet de la perte est « impossible à pleurer » dans les limites d’une société qui ne peut pas reconnaître les êtres non humains, les environnements naturels et les processus écologiques comme des objets appropriés pour un deuil authentiqueHeather Davis, art. cit, p. 58..
Le cadrage temporel d’une vie humaine en présuppose la finitude, de sorte que nous pouvons réfléchir au moment déterminé de notre mort, ou même, comme l’a fait Blanchot, à « l’instant de ma mortMaurice Blanchot, L’instant de ma mort, Saint-Clément-la-Rivière, Fata Morgana, 1994. ». Mais il est plus difficile de percevoir « le rythme effectif du changement », c’est-à-dire le rythme des destructions actuelles. Ainsi, la finitude humaine ne peut servir de cadre pour comprendre le type de finitude prématurée des processus vivants induit par le changement climatique. Un changement dans notre compréhension de la temporalité et des valeurs s’avère nécessaire. Si nous prenons conscience des glaciers désormais disparus, des espèces éteintes, de la pollution irréversible du sol et de l’air, nous comprenons qu’un processus de perte est en cours. Si nous considérons que ce sentiment est lié exclusivement à des pertes humaines, alors nous risquons de mal comprendre le phénomène. Or, nous devons apprendre à le décrire correctement si nous voulons trouver le moyen de mettre fin à cette destruction et même d’y remédier. Les pertes liées à la destruction du climat surviennent dans le monde ; en prendre conscience peut altérer le sens du monde que nous percevons, et peut-être même nous amener à repenser le monde à l’aune de ses dimensions planétaires. Autrement dit, cette perte est la perte du monde, et il nous incombe, en tant qu’humain·es, d’apprendre à nous représenter cette perte en dehors des cadres pré-établis pour le deuil si nous voulons mettre fin à ces disparitions. Ce chagrin que nous ressentons, qui semble avoir son site et sa source dans nos sentiments humains, est déjà « dans » et « du » monde, où il circule d’une manière qui décentre nos expériences individuelles, dans la mesure où nous, humain·es, apparaissons à la fois comme la cause de ces destructions, mais aussi comme des créatures vivantes dont la vie dépend de ces processus vivants que nous avons partiellement détruits ; comme des créatures dont dépend aussi l’avenir de ces processus vivants. La menace du changement climatique est liée à une forme de destructivité humaine qui dès le départ a nié cette interdépendance et dont le but a été, en partie, de détruire cette dernière, parce que cette interdépendance a pour effet de décentrer l’humain de sa place privilégiée dans le règne du vivant.
Valeurs de l’interdépendance
Comme nous le savons, les psychologues ont écrit sur le chagrin et le deuil en tant qu’états subjectifs. Mais ils ont moins écrit sur le chagrin et la douleur collectifs, et ils n’ont pas toujours reconnu que l’objet du chagrin, cela même que nous pleurons, détermine en partie à la fois comment, et si, nous pouvons entrer dans un processus de deuil. Le deuil est-il une fin en soi ? Si l’on pose cette question, je dirais que le deuil est toujours, inévitablement et d’emblée, une manière d’accorder de la valeur à quelque chose, une façon de revendiquer la valeur de ce qui a été perdu et d’affirmer cette valeur dans l’acte même du deuil. Et lorsque ce qui est perdu n’aurait pas dû l’être, lorsqu’une injustice emporte un être vivant, le deuil est aussi une manière de dénoncer cette injustice. Cela apparaît clairement lorsque des Palestinien·nes se rassemblent pour manifester leur deuil suite à des bombardements qui ont détruit des foyers, des hôpitaux, des écoles et des villages, ou encore lorsqu’on laisse mourir certaines populations à cause de politiques sociales délibérément négligentes, comme celles que nous voyons mises en œuvre par les États qui bordent la mer Méditerranée.
Si nous suivons la maxime d’Adorno selon laquelle l’objet doit avoir la primauté, alors la perte de la terre, de ses processus vivants, y compris ses capacités de régénération, établit une nouvelle condition et un nouvel objet pour le deuil. Le deuil prend une nouvelle forme, déterminée pour ainsi dire par la transformation des conditions de vie. Si nous regrettons la perte non seulement de ce qui est vivant, mais aussi des conditions de la vie elle-même, alors ce sont aussi nos propres vies que nous pleurons. Nous pleurons la perte de notre avenir et de l’avenir des personnes dont nous souhaitons ardemment qu’elles aient un avenir. Par définition, les personnes qui sont en deuil sont toujours en vie : le deuil est l’affaire des vivants. Les personnes en deuil continuent à vivre en sachant, en sentant, en dénonçant, en refusant, en témoignant. Ce sont elles qui peuvent encore s’appuyer sur la vie en tant que condition du deuil lui-même, elles qui peuvent se demander ce que leur vie pourra être, ou quelle forme leur vie pourra prendre, suite à la perte qu’elles ont subie. En même temps, dans le contexte de la catastrophe climatique, ce n’est pas seulement ma vie ou la vôtre qui est altérée par ce qui est en train de disparaître, mais le monde vivant lui-même, y compris les relations vitales entre nous en tant que créatures vivantes et interdépendantes, des créatures qui dépendent de formes d’infrastructures porteuses de vie pour rester en vie. Il se peut que nous soyons toujours impliqué·es les un·es dans les autres, dans les objets et dans les idéaux que nous perdons. Il se peut que quelque chose de nous soit perdu lorsqu’ils sont perdus, voire que le monde lui-même soit altéré à la suite de cette perte, et pas seulement pour nous. Nous pourrions dire que la catastrophe climatique instaure une nouvelle situation ou bien qu’elle met en lumière une condition préexistante. Les deux affirmations sont vraies, car même si nous n’avons pas réussi à reconnaître cette condition auparavant, cela ne signifie pas qu’elle n’existait pas. Et si nous commençons à la reconnaître maintenant, les termes mêmes que nous utilisons pour l’identifier transformeront sans doute notre façon de la comprendre. Ces deux affirmations sont nécessaires si nous admettons que, pour comprendre la destruction du climat ou pour comprendre la situation difficile de deuil et de résistance dans laquelle nous nous trouvons, nous devons surmonter avec la même ténacité des formes d’idéalisme subjectif et d’objectivisme dogmatique.
Les êtres vivants qui pleurent la perte de la vie sont liés à des conditions de vie aujourd’hui menacées par les énergies fossiles et les émissions de carbone. Les processus vivants que nous sommes ne sont pas radicalement différents des processus vivants que nous rencontrons, et pourtant nous aurions tort d’extrapoler ce que nous savons de la vie humaine pour comprendre toutes les formes vivantes affectées. En effet, nous ne sommes pas seulement impliqué·es dans l’objet de notre étude comme la métaphore du cercle herméneutique a pu le souligner. Il nous appartient, en tant qu’humain·es, de comprendre notre rôle dans le changement climatique, ainsi que nos interventions anthropogéniques (et nos échecs à intervenir) qui ont défini les coordonnées de l’Anthropocène.
Pour analyser cette question, nous ne pouvons pas partir d’un modèle épistémologique qui postule une distinction radicale entre ce sujet ici qui pleure la perte d’une vie, et des processus vivants, là-bas, puisqu’il est désormais crucial de comprendre la relation entre les deux, le rôle que les humain·es ont joué dans la destruction de la vie, ainsi que l’interdépendance entre les créatures vivantes, qui resitue la vie humaine au sein du réseau complexe de la vie interdépendante. D’une certaine manière, c’est cette distinction entre le sujet et l’objet, présupposée par tant d’épistémologies, qui entre en crise lorsque nous examinons ce que nous pouvons (ou ne pouvons pas) faire pour interrompre cette succession ininterrompue de pertes que nous désignons par le nom de catastrophe climatique. Certain·es diront que c’est à cause de l’anthropocentrisme que la Terre est aujourd’hui menacée de destruction, que les humain·es ont agi comme si l’industrie, le capitalisme, les transports et les combustibles fossiles n’allaient pas saper les conditions de la vie elle-même, y compris celles de leur propre vie. Certain·es diront que vivre pour le profit se fait au détriment de la vie elle-même, ou encore que ce mode de vie exprime une pulsion de mort propre au capitalisme. Tous ces points de vue méritent d’être examinés plus en détail.
Il se peut qu’en plus de perdre tel glacier et telle espèce particulière, nous soyons également en train de perdre l’interdépendance sensible qui définit les relations de vie du monde. La Covid-19 a été une maladie du monde interconnecté. Elle se transmet d’humain à humain, d’animal à humain, et nous montre clairement que nous partageons le même air, que l’air nous relie les uns aux autres : nous en avons besoin pour vivre, et en même temps il est aussi porteur de menaces pour notre santé. Nous respirons l’air de l’autre et l’autre respire l’air que nous expirons, ce qui signifie que nous sommes potentiellement menacé·es à la fois par les maladies transmises par l’air et par les pollutions environnementales. Mais nous voulons aussi que le souffle de l’autre nous donne le sentiment d’être en vie, lorsque nous chantons ensemble, dansons ensemble et avons des relations intimes. Si nous ne pouvons pas faire confiance à l’air que nous respirons, nous ne pouvons pas respirer facilement et nous ne pouvons pas respirer ensemble. Nous ne pouvons pas faire confiance aux éléments de base qui nous maintiennent en vie – l’eau, le sol et l’air – car lorsqu’ils sont contaminés, nous le sommes aussi. Lorsqu’ils disparaissent ou lorsqu’ils perdent leurs capacités à se régénérer, nous faisons de même. Nous ne faisons pas simplement face à une perte extérieure : cette perte est en nous et nôtre. Nous sommes inclus·es dans cette perte et nous sommes aussi la cause de cette perte interrompue qui nous dépasse.
D’une part, la Covid-19 et la destruction du climat ont révélé l’interdépendance sensible des créatures vivantes. Ces deux phénomènes ont mis en lumière non seulement notre dépendance les un·es envers les autres, mais aussi envers la terre, et la dépendance de la terre envers nous, puisque nous devons apprendre à limiter notre production et à nous décentrer au sein d’un réseau plus vaste propre à la vie que nous avons nous-mêmes mis en péril. Nous ne perdrons pas la terre vivante d’un seul coup. Nous la perdrons morceau par morceau, comme en témoigne la perte en cours des glaciers ou des espèces. Ce verdict est progressif, mais il s’accélère et s’amplifie. Et c’est également le cas du déni climatique (climate denialism) qui s’intensifie aujourd’hui et qui travaille main dans la main avec les forces du marché. C’est même le cas du déni en général, pratiqué aujourd’hui avec une sorte d’exaltation maniaque.
Les nouvelles temporalités de la destruction et leurs conditions
Les exemples de la pandémie, des inégalités sociales, du changement climatique et de la guerre évoqués dans ce bref essai pourraient laisser penser qu’une seule et même analyse de la pleurabilité s’applique à tous ces phénomènes. Mais si nous prenons au sérieux l’affirmation selon laquelle ce que nous perdons détermine la manière de porter le deuil, chaque forme de deuil serait spécifique, non seulement parce qu’elle serait conditionnée par l’objet spécifique de la perte, mais aussi par les manières de faire face à sa disparition. J’ai cherché, de manière schématique, à examiner l’héritage des topographies freudiennes du deuil dans la mesure où elles trouvent leurs limites dans nos conditions contemporaines de perte perpétuelle. Avant tout, le paradigme freudien doit être révisé ou transformé à la lumière du défi que représente le changement climatique. L’objet que nous perdons nous oblige à repenser le processus même du deuil. Il en va de même pour le temps de la perte, un temps qui ne reste pas complètement rangé dans le passé. Pour la psychanalyse, une perte a déjà eu lieu, et il appartient à celles et ceux qui doivent en faire le deuil de connaitre et de reconnaître cette perte. Mais que se passe-t-il si, en cas de catastrophe climatique ou de guerre (qui, comme nous le savons, accélère la catastrophe climatique, comme le fait actuellement la guerre en Ukraine, ou comme les bombardements en Irak l’ont fait pendant des décennies), la perte continue de se produire alors même que nous faisons notre deuil ? Dans de tels cas, le travail de deuil ne consiste pas à laisser la perte devenir une chose du passé. Au contraire, la perte n’est pas terminée, ce qui signifie que le fait d’avoir perdu, de perdre et de perdre à l’avenir sont entrelacés dans un présent où de nombreux temps se superposent. Nous ne pouvons aller de l’avant, au-delà de la perte, mais seulement continuer à avancer, ayant perdu, perdant encore. À Gaza, on assiste à la perte de vies, de paysages, de bâtiments et de formes d’habitation, mais aussi d’animaux et de ce qui reste de vie agricole. Dans le cas du changement climatique, la disparition d’espèces affecte d’autres êtres vivants, non seulement en raison de l’interdépendance des formes de vie, mais aussi parce que les vies humaines sont impliquées dans ces processus de destruction ; elles font par conséquent face à la destruction de leur propre monde vivant à venir.
Dans ces deux cas, qui se chevauchent partiellement mais ne sont pas totalement analogues, la destruction se poursuit et la tâche consiste non plus seulement à faire son deuil, mais aussi à imaginer une forme de résistance à la destruction en cours afin d’y mettre un terme et d’éviter une catastrophe plus grande encore. De nombreuses temporalités convergent dans ces différentes scènes de perte et d’indignation. Et de nombreuses séquences temporelles traditionnellement présupposées par les récits de perte et de deuil doivent être remises en question et réimaginées. Nous avons perdu, nous perdons encore et nous continuerons à perdre, à moins qu’on ne trouve une manière de reconnaître cette perte temporelle suffisamment puissante pour nous réveiller du monde onirique dans lequel la mélancolie nous plonge collectivement, et de sa force anesthésiante au milieu de la catastrophe. Reconnaître la perte doit devenir une manière d’étudier les modalités et les objets de la destruction, afin de poser les bases d’une résistance et d’un renversement des processus destructeurs.
La reconnaissance est, dans le paradigme freudien, ce qui distingue le deuil de la mélancolie. Vous vous souvenez que Freud a proposé deux versions distinctes du contraste entre le deuil et la mélancolie. Dans la première analyse, publiée en 1917, il considère que le deuil implique d’abandonner l’objet perdu, d’accepter le verdict de la réalité et de retirer son attachement à l’objet. Lorsque la libido se réattache à un nouvel objet, le travail de deuil commence à aboutir. Cette théorie reposait sur une compréhension économique douteuse de la libido en tant que quantité donnée et suggérait en outre que le refus d’abandonner l’attachement reposait sur une croyance illusoire dans le fait que l’objet perdu était, d’une certaine manière, toujours présent. Le réalisme grossier du premier récit de Freud dépendait d’une conception ponctualiste du temps. La personne en deuil devait comprendre que les personnes perdues n’étaient plus présentes ni dans l’espace ni dans le temps. Le présent était marqué par l’absence, et le refus de faire son deuil, ou la mélancolie, constituait un refus d’accepter la réalité actuelle. De plus, l’objet n’était pas le même que l’ego, et les efforts variés pour incorporer l’objet perdu – en portant ses vêtements ou en s’engageant dans des activités mimétiques qui rappellent la personne disparue – étaient au moins au début caractéristiques d’une mélancolie qui devait être convertie en deuil. Freud revient sur cette théorie dans Le Moi et le Ça, où il précise qu’une partie du travail de deuil consiste à accueillir, à incorporer l’autre qui est perdu, qu’il s’agisse d’un objet, d’une personne ou d’un idéal. En d’autres termes, la structure même de l’ego doit changer pour s’adapter à cette perte, et les traces des personnes aimées et perdues modifient cette structure de manière durable. L’architecture de l’ego est changée par la perte qu’il subit. Il ne peut supporter cette perte qu’à travers ce qu’on pourrait appeler un changement de son architecture. Un exemple de structure instituée par la perte est le surmoi qui, dans l’essai de 1917, émerge directement comme une incorporation de l’autre sur le mode d’une voix interne ou d’un jugement. L’autre est l’idéal du moi qui, non seulement comprend une image de ce que le moi souhaite être, mais qui est lui-même imprégné de la manière dont le moi a été imaginé, ou imagine qu’il a été imaginé par d’autres, et selon quelles modalités. Autrement dit, l’idéal du moi n’est pas fabriqué ou constitué par l’ego mais s’inscrit dans une série d’actes d’imagination qui ont capturé et fasciné l’ego, ou qui informent et entravent les idéaux qu’il cherche à réaliser sans succès. L’ego ne peut poursuivre un idéal imaginé que s’il a déjà été imaginé. C’est pourquoi, chez Lacan par exemple, l’imaginaire est une condition de l’individuation, et non le résultat des actes d’imagination individuels.
Assurément, l’imaginaire de Lacan constitue probablement l’un des écarts et l’une des révisions topographiques les plus connus de la topographie freudienne du moi, du Ça, de l’idéal du moi et du surmoi. Il offre sans doute une voie alternative par rapport aux psychologies de l’ego qui rejettent l’inconscient et valorisent l’adaptation aux normes sociales, considérées comme le principe de réalité. L’ego est précisément ce qui ne peut plus constituer le centre de l’analyse dont nous avons besoin. J’espère suggérer dans ce qui suit qu’une autre trajectoire, qui accompagne la phénoménologie jusqu’à son point de rupture, pourrait permettre de répondre à la question de savoir comment nous pouvons porter le deuil d’une interdépendance vivante dans les circonstances climatiques contemporaines. L’ego ne perd pas seulement un objet de valeur, il est aussi contraint de se confronter à la valeur de la vie telle qu’elle s’exprime à travers cette interdépendance.
La temporalité du deuil n’est pas ponctuelle — le deuil ne s’accomplit pas en un instant. Notre deuil s’inscrit généralement dans une chaîne de deuils antérieurs, dans une série de pertes passées qu’il vient réactiver. Derrida a parlé de « ces morts qui forment toujours dans notre vie une terrifiante série qui n’en finit pasJacques Derrida, « Les morts de Roland Barthes » (1981), repris dans Chaque fois unique, la fin du monde, Paris, Galilée, 2003, p. 80. ». Nous sommes habité·es par des pertes antérieures, et les autres humain·es que nous pleurons au fil du temps le sont aussi. Le type de deuil que suggère la notion de « temps du pétrole », qui outrepasse la perte humaine, révèle une inter-implication du passé, du présent et du futur qui rend le premier modèle freudien anachronique et nous oblige à réviser le second. Freud a bien compris que, en un certain sens, l’objet perdu s’installe dans l’ego et transforme sa structure, mais il n’a pas complètement analysé la manière dont le statut étranger et antérieur de l’objet perdu est préservé. Il n’a pas non plus su décrire comment le mimétisme mélancolique permet de comprendre comment le monde extérieur est déjà impliqué dans la vie subjective, et comment la vie subjective est impliquée dans le monde auquel ses réactions se réfèrent. Cette forme d’implication mutuelle est nécessaire pour comprendre l’interdépendance vivante comme étant à la fois ce que nous perdons et ce qui est perdu dans le monde. Cette interdépendance va au-delà de la relation de l’ego à ses objets, et elle va au-delà de la conscience censée constituer le monde. Elle implique une nouvelle conception de la temporalité, une conception qui ne se contente pas d’assigner la réalité au moment présent et de traiter le passé vivant comme absent et, en un certain sens, comme faux.
Ce que la phénoménologie propose, c’est une manière de comprendre comment une personne peut persister tout en ayant disparu. « Avoir disparu » désigne la modalité par laquelle une personne perdue perdure dans le présent. Cet « avoir disparu » se réfère au passé, lorsque cette personne n’avait pas encore disparu, mais il s’agit également d’une modalité présente qui peut très bien rester une modalité indéfiniment future. Cette manière de formuler les choses était importante non seulement pour Barthes, par exemple, qui mentionne la phénoménologie dans Le Degré zéro de l’écriture (1953), mais aussi pour Derrida, qui cherchait lui aussi à comprendre les différents temps verbaux à travers lesquels la perte et la finitude sont entremêlées et articulées. Parfois, le problème de la perte semble personnel, comme la perte d’une personne, d’un amiJacques Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde, op. cit.. Par exemple, un nom propre présuppose sa propre finitude. Avoir un nom propre, c’est un jour être quelqu’un qui aura vécu, ce qui signifie que le futur antérieur est une modalité (on pourrait dire linguistique plutôt que phénoménologique) à travers laquelle ce nom propre sera, ou pourra être, mentionné. Le futur antérieur — le « cela aura été » — est l’un des temps verbaux dans lesquels s’articule l’être vivant fini. Derrida l’exprime ainsi : « Le nom propre aurait suffi. Seul et à lui seul il dit aussi la mort, toutes les morts en une. Il le fait du vivant même de qui le porteIbid., p. 59. ». La pleurabilité peut alors être comprise comme une manière de dire « la mort » du vivant même de son porteur.
Nous sommes maintenant obligé·es de redéfinir le cadre derridien : le futur antérieur n’est qu’un temps à travers lequel la pleurabilité est à la fois indiquée et instituée. Il nous faut considérer les altérations temporelles nécessaires pour décrire la « perte proleptique » (ce qui arrivera, mais aussi ce qui sera arrivé — futur et futur antérieur tels qu’ils sont donnés ensemble), ainsi que cette modalité de l’irréel du passé qui exprime ce qui aurait dû arriver (qu’on appelle parfois la modalité des occasions manquées, mais aussi celle du regret et de l’injustice). Ces variations dans les temps verbaux doivent nous permettre d’appréhender la forme et le rythme sans précédent des pertes dans les conditions climatiques actuelles, exacerbées, comme nous le savons, par la guerre et par la production incontrôlée d’armes de destruction massive et de combustibles fossiles.
J’espère revenir la prochaine fois sur la lecture par Derrida des réflexions de Barthes sur la photographie, ainsi que les écrits de Merleau-Ponty sur l’institution et la passivité de 1954, pour comprendre l’importance de changer de modalités temporelles. À un moment donné, Derrida se demande si le moment de la perte, vécu ou anticipé, est réellement un seul et unique moment, ou bien si une substitution n’est pas toujours à l’œuvre à cet instant. Cette critique rompt avec l’analyse phénoménologique de l’instant, y compris celle que Barthes commente dans La chambre claire, introduisant une rupture avec cette analyse. Dans le même esprit, Merleau-Ponty insiste sur le fait qu’un flux temporel précède et excède le sujet. L’être humain ne perd pas simplement quelqu’un ou un certain aspect du monde en dehors de lui, mais le sujet et l’objet sont tous deux enveloppés dans un flux temporel marqué par une série de potentielles ruptures. Le fait que la perte soit un « écart » dans un flux temporel permet de dépasser la distinction sujet/objet sur laquelle Freud s’est appuyé dans ses premières analyses dans Deuil et mélancolie. L’objet n’est pas incorporé pour la première fois après la perte ; en vertu de son implication temporelle, il fait déjà partie du flux temporel qui enveloppe à la fois le sujet et l’objet dans ses enchevêtrements.
Les réflexions phénoménologiques de Merleau-Ponty sur le temps soulèvent la question suivante : quelles ressources ces réflexions philosophiques sur la temporalité, le corps fini et le langage nous donnent-elles pour comprendre les différents temps verbaux qui traduisent un sentiment de perte toujours changeant ? La perte en question n’a rien de singulier et elle se poursuit, la forme future se prenant les pieds dans le présent. La perte ne se produit que pour se reproduire ; le temps du deuil devient l’occasion d’une nouvelle perte, comme nous l’avons vu lorsque des gens se rassemblent pour un enterrement et deviennent ainsi une cible pour un nouveau meurtre. Les nouveaux cadres temporels modifient la relation entre les technologies de guerre et la tâche de survivre, mais aussi entre le temps humain et le temps géologique, de sorte que le futur imprègne déjà le présent et reconfigure le passé par-delà d’une vision anthropocentrée. Si, comme le soutiennent Merleau-Ponty et la poétesse Denise RileyDenise Riley, « Le temps vécu, sans écoulement », repris dans Chants d’adieu, traduit de l’anglais par Guillaume Condello, Montrouge, Bayard, 2024., la tâche actuelle est de comprendre les flux temporels du deuil, comment suivre ces flux, leurs interruptions, leurs relations à un temps figé et les conséquences qui en découlent pour l’appréhension des pertes en cours qui brouillent et confondent les temps verbaux au fur et à mesure que ces pertes se produisent ?
Dans cet essai, je n’ai pas pu aborder un autre mode verbal, tout aussi précieux, qui exprime le regret et la reconnaissance de la justice : ce qui aurait dû être et comment les choses auraient dû se passer. Alors que le deuil devient de plus en plus rétentionnel et proleptique, traversant le présent comme s’il s’agissait d’un cimetière pour tous les temps, une autre modalité temporelle émerge, qui commence à imaginer comment les choses auraient pu se passer. Ce sont les histoires de justice et de solidarité contre la destruction qui n’ont pas eu lieu. En effet, dans tous les cas de pertes évitables, la reconnaissance de la perte a lieu en même temps qu’un jugement sur cette perte : il n’aurait pas dû en être ainsi. Pour identifier les types de résistance requis, nous devrons passer par le cadre anthropocentrique de l’éthique au sein duquel nous pouvons considérer à la fois ce qui aurait dû être et ce qui peut encore advenir. Car il ne s’agit pas seulement d’apprendre à pleurer un nouveau type de perte, mais d’arrêter de perdre et, dans ou à partir de cette rupture, de se demander quelles pourraient être les implications dans le champ politique de commencer par reconnaître les exigences d’une vie interdépendante. Peut-être verrons-nous alors comment le titre de Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde, résonne avec cette compréhension révisée du pleurable. Si nous adoptons le point de vue de l’interdépendance, alors l’égalité du pleurable devient imaginable, non pas sur le mode d’une comparaison d’un être vivant à un autre, mais plutôt comme une manière globale d’envisager des êtres qui sont soutenus les uns par les autres, perdus les uns pour les autres, à perpétuité, et qui demeurent ainsi, pour le meilleur ou pour le pire, également entremêlés. C’est alors en vertu de cet entrelacement que l’égalité du pleurable peut être pensée – ou qu’elle devrait l’être.