Là où il n’y a rien à voir : les fantômes lithinifères de la Bohême

Dans les Monts métallifères tchèques, un village oublié devient le centre d’une ruée stratégique vers le lithium. Entre promesses industrielles, héritage minier et tensions géopolitiques, Anastasia Kubrak capture, avec ses photos et ses mots, l’invisible : les vestiges d’un passé minier, les espoirs d’un avenir incertain et les fantômes d’une exploitation qui hésite entre résurgence et abandon. Un carnet de terrain où chaque paysage murmure une histoire.

La première chose que je me suis dit en arrivant à Cínovec, c’est qu’il n’y avait rien à voir. Au cours de l’été 2022, mon compagnon de voyage et moi sommes partis en direction du nord de la Bohême, en République Tchèque, pour étudier l’un des sites retenus par l’Union Européenne dans le cadre de sa transition vers les énergies renouvelables. Cínovec, un petit village niché sur les pentes émeraude des Monts métallifères, à la frontière allemande, faisait la une des journaux internationaux en tant que site abritant le plus grand gisement de lithium d’Europe. Sous l’effet des préoccupations géopolitiques suite à la récente invasion russe de l’Ukraine, l’Union Européenne a précipitamment poussé ses États membres à adopter de nouvelles politiques d’exploitation des métaux critiques sur leur propre sol, afin de garantir la sécurité de la chaîne d’approvisionnement et de réduire leur dépendance vis-à-vis des États jugés « peu fiables ». Un ancien village minier est devenu un protagoniste clé de ce projet européen. Là, un précieux gisement de zinnwaldite est séparé en deux par la frontière souterraine entre la République Tchèque et l’Allemagne, avec deux entreprises distinctes exploitant le minerai de part et d’autre de la frontière. La partie tchèque du gisement est exploitée par Geomet, une filiale détenue conjointement par l’Australian European Metals Holding (EMS) et par la société d’énergie tchèque ČEZ, majoritairement détenue par l’État. Les entreprises revendiquent un total de 7,22 millions de tonnes d’équivalent carbonate de lithiumhttps://www.europeanmet.com/cinovec-resource-and-geology/, une estimation surréaliste reprise par d’autres compagnies en Espagnehttps://www.infinitylithium.com/project/ et au Portugalhttps://www.savannahresources.com/project/barroso-lithium-project-portugal/. L’entrée en fonction de la nouvelle mine de lithium de Cínovec est attendue pour 2026. Ce qui veut dire que le calendrier reste flexible – tantôt précipité par les opportunités d’investissement dans le marché du lithium, tantôt retardé par des études en cours, comme celles sur l’évaluation des impacts environnementaux. L’avenir, censé être haut en couleurs, semble lointain et incertain. À première vue, Cínovec semble figé et endormi, comme le calme avant la tempête.

En 2022, il n’y avait toujours pas d’installations de forage, pas de containers brillants arborés de logos d’entreprises, pas de bureaux sortis de terre, pas de presse en vue. Il n’y avait que quelques maisons rurales traditionnelles, un hôtel isolé, deux anciennes tours de télécommunications, des magasins frontaliers vendant des souvenirs locaux – principalement des nains de jardins géants – et un vaste parking en bitume. C’est sur ce parking que nous avons garé notre voiture et installé notre appareil photographique, lorsqu’une autre voiture est soudainement sortie de la cour de la maison voisine et s’est approchée lentement. Deux hommes nous ont observé en silence à travers les vitres de leur voiture, faisant plusieurs cercles autour de nous. Qui étaient-ils ? Travaillaient-ils pour la compagnie minière ? Étaient-ils des membres improvisés d’une surveillance citoyenne, protégeant le village contre des forages illégaux, la compagnie minière n’ayant pas encore obtenu les autorisations nécessaires ? Pensaient-ils que nous étions des activistes, des journalistes, ou des ingénieurs miniers dotés d’équipement spéciaux ? Tandis qu’ils s’éloignaient, nous avons eu le sentiment d’être observés de près par le lieu même, où pourtant il n’y avait rien à voir.

En consultant la carte préenregistrée sur mon téléphone, je me rends compte que sous ce même parking se trouve un vaste labyrinthe de tunnels et de puits, vestige de l’ancienne mine de Cínovec, où étaient extraits de l’étain, de l’argent et du tungstène depuis le quinzième siècle, jusqu’à ce que la mine soit complètement fermée, scellée et inondée dans les années 90. Certains de ces puits seront peut-être bientôt réouverts et utilisés pour la production de lithium. Au loin, une tour étroite émerge du brouillard laiteux, autre témoin d’une industrie minière autrefois florissante.

Un sentier à droite mène à une dense forêt d’épicéas. La terre brille et scintille étrangement, semblable à une trace argentée laissée par le passage d’une limace sous la pluie. Le sol, lui aussi, est supposé riche en lithium, prêt à être extrait sous nos pieds. Ce qui, à nos yeux, ressemble à une colline sableuse est en fait un ancien dépotoir de résidus miniers qui se sont accumulés lors des cycles d’exploitation précédents et qui a été recouvert de rangées artificielles d’arbres de remplacement – des épicéas de Norvège – après la fermeture de la mine en 1991. Une autre entreprise, Cínovecká Deponie, détenue par un milliardaire tchèque, envisage de retraiter les restes de minerai enfouis sous la surface. Une activiste de Cínovec m’a ensuite expliqué que cette forêt abritait également le tétras-lyre, une espèce d’oiseau protégée par l’Union Européenne. Si l’exploitation minière reprenait, la santé des habitants et des oiseaux vivant aux alentours serait gravement impactée. Il se met à pleuvoir, et rapidement nos chaussures sont couvertes d’une épaisse couche de sable blanc, à la radioactivité imperceptible.

Nous roulons en silence sur l’autoroute reliant Teplice à Karlovy Vary, en direction du second gisement de lithium répertorié en République Tchèque, au cœur de la forêt de Slavkov, dans l’ouest de la Bohême. En prenant une sortie étroite et sinueuse, nous nous retrouvons rapidement cernés de fantômes : les fantômes des mineurs qui ont extraits de l’étain ici depuis le treizième siècle ; les fantômes des prisonniers politiques soviétiques qui ont travaillé à mains nues dans les mines d’uranium entre 1950 et 1963… Leurs yeux nous observent à travers les vitrines du Musée de la Mine de Krásno, totalement désert, où charbon, minéraux et uniformes ouvriers sont fièrement exposés. Les architectures fantômes qui abritaient autrefois les équipements miniers sont autant de spectres de la prospérité jadis promise par l’abondance des ressources. Les fantômes du lithium sont également présents. Tout comme à Cínovec, le sol est ici composé de résidus issus des déchets miniers, qui seront peut-être un jour retraités – ressuscités.

Contrairement à Cínovec, la présence de lithium à Horní Slavkov n’a pas suscité un grand engouement médiatique, à l’exception d’une brève médiatisation avant les élections de 2017. Le village n’a pas été désigné comme un site stratégique par l’Union Européenne, ni par les autorités gouvernementales tchèques. L’affaire n’est pas simple. Certes, il est encore possible de tomber sur une entrée scellée menant à un ancien puits souterrain, encerclée d’une clôture verte par l’autorité minière de l’État. Oui, de nombreuses infrastructures en ruines restent prêtes à être réaffectées. Mais d’autres fantômes rôdent également.


De l’eau, une eau minérale riche, coule dans les profondeurs du sol et jaillit à la surface. Le village de Horní Slavkov se situe au cœur du « triangle thermal », entre les célèbres villes de Karlovy Vary (autrefois connue sous le nom de Carlsbad), Mariánské Lázně (Marienbad) et Františkovy Lázně. Cette région de Bohême est renommée depuis des siècles pour ses bains curatifs, ses cures de boissons minérales et ses somptueux établissements thermaux. Juste en bas de la route menant à la mine abandonnée, nous découvrons un puits couvert d’un vieil auvent en bois. C’est tout ce qu’il reste du grand hôtel thermal Elisabethbad, construit en 1872 autour de trois sources curatives et utilisé comme sanatorium pour les personnes souffrant de maladies pulmonaires jusque dans les années 1960. Autrefois, les bains permettaient de soulager l’anémie, l’hydropisie, la goutte, les troubles digestifs et nerveux.

De nombreuses sources de la région sont riches en lithium, un composant qui a lui-même une longue histoire médicale remontant à la fin du dix-neuvième siècle. Les eaux lithinifères étaient autrefois considérées comme un excellent remède contre la goutte, les calculs urinaires, la fatigue nerveuse, les épisodes maniaques et dépressifs. À Cínovec, on trouve également une combinaison similaire de roches et d’eaux lithinifères. Le village est situé à seulement 10 km de la ville thermale de Teplice, autrefois très en vogue, dont l’activité a été considérablement perturbée par l’expansion de l’exploitation minière dans les années 1870. À l’époque, cette station thermale était un lieu de prédilection pour la royauté et les élites européennes, avant que celles-ci ne se reportent sur des régions thermales moins polluées.

Comme la vapeur flottant au-dessus des bains chauds, ou de la rivière tiède Teplá, les nuages montent vers le ciel au-dessus de la sinistre forêt de Slavkov, ne s’arrêtant que pour se reposer au-dessus des pâturages humides destinés aux animaux. La rumeur veut que la présence de sources d’eau dans cette région soit un obstacle à l’avancement de nouveaux projets d’extraction de lithium. Cependant, d’un point de vue technique et historique, l’industrie minière et l’activité thermale ont coexisté dans cette région pendant des centaines d’années. Il n’y a pas si longtemps, ces nuages auraient tout aussi bien pu être de la fumée s’élevant des cheminées à charbon. Qu’est-ce qui empêche donc les investisseurs de se lancer dans l’exploitation du lithium de demain ?

L’une des raisons, selon le ministère tchèque de l’environnementhttps://cgs.gov.cz/system/files/2024-02/mineral-commodity-summaries-2023.pdf, est que le sol de la Bohême occidentale contiendrait moins de lithium que celui de la Bohême septentrionale (la teneur moyenne en lithium dans la région de Slavkov est de 0,15 % Li, contre 0,2 % Li à Cínovec). Ou peut-être est-ce l’absence de ligne de chemin de fer permettant d’acheminer en un clin d’œil les matières premières transformées vers les usines automobiles allemandes situées près de Dresde. Aucune gigafactory ni usine de traitement n’est prévue dans la région. Ce lieu est habité par les mêmes récits d’avenir, les mêmes promesses de relance, les mêmes fantômes issus de l’héritage minier. Mais ce n’est pas n’importe quel terrain qui peut être qualifié de stratégique. Au cours des trois années qui se sont écoulées depuis notre visite, Cínovec, en Bohême du Nord, a été le théâtre de nouveaux forages, de grands projets d’infrastructure, de manifestations populaires contre l’exploitation minière et de visites de représentants de l’État, qui vont et viennent comme les vagues du marché boursier, laissant un silence assourdissant dans le village lorsqu’ils s’en vont. Pourtant, aucune certitude quant à l’avenir n’a émergé, seulement un calme plat. Des cycles, des relations et des interdépendances plus complexes se révèlent au fur et à mesure qu’on apprend à déchiffrer les lieux où il n’y a rien à voir. Et tout comme les eaux lithinifères ont perdu leur statut de panacée universelle, la pression de la transition énergétique de l’Union Européenne pourrait bientôt se dissiper dans l’air.

Je tiens à remercier, entre autres, Kamila Vítek Derynková (Association Cinvald), Karolína Žižková, Martina Johnová (Galerie Hraničář) et Anna Remešová, dont les propos ont inspiré les perspectives de ce compte-rendu. 

Ces notes de terrain font partie de ma recherche doctorale, menée conjointement au Critical Media Lab de l’Académie d’art et de design de Bâle FHNW et de l’Université des arts de Linz, sous la supervision de Johannes Bruder, Jasmin Mersmann et Jussi Parikka.

En associant le lithium à différentes formes d’épuisement, je m’appuie sur les travaux antérieurs et la publication « Lithium : States of Exhaustion » (2021), coédité avec Marina Otero Verzier et Francisco Diaz.

Contributeur·ices

Traduction de Jeanne Etelain

Comment citer ce texte

Anastasia Kubrak , « Là où il n’y a rien à voir : les fantômes lithinifères de la Bohême », Les Temps qui restent, Numéro 4, Hiver (janvier-mars) 2025. Disponible sur http://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-4/la-ou-il-n-y-a-rien-a-voir-les-fantomes-lithiniferes-de-la-boheme