« I’m so happy […] »
Nirvana
Au début des années 1990, exactement les 23 et 24 septembre 1991, une telle précision dans la datation de l’entrée d’un mot dans le vocabulaire de millions de personnes étant suffisamment rare pour être notée, « lithium » s’est échappé du tableau périodique des éléments et des laboratoires de chimie pour circuler partout. D’un nom savant composé par son découvreur, au XIXe siècle, à partir du grec lithos, le lithium ayant été extrait d’une pierre, il est devenu une référence chargée d’émotion pour toute une génération. Comment ça ? Il s’est invité sur un fond bleu, au dos d’un album au succès incroyable, pour intituler une drôle de mélodie, tantôt douce tantôt forte, mi dépressive mi euphorique, avec au début ces premières paroles troublantes (toujours) : « I’m so happy cause today I found my friends… in my head ». La chanson raconte à la première personne le vécu d’un jeune homme qui ne va pas très bien et se tourne vers Dieu. Cette chanson, c’est « Lithium », cinquième de la face A de l’album Nevermind de Nirvana : voici de quoi connoter un mot à jamais dans le registre de la mélancolie, du romantisme, voire d’une folie, ou encore de ce que l’historien du rock Michka Assayas a joliment appelé « la fête des asociaux « Une histoire de bande-son », in Une histoire (critique) des années 1990, de la fin de tout au début de quelque chose, sous la direction de François Cusset, La Découverte, Centre Pompidou Metz, 2014, p. 95 (Assayas parle d’un autre groupe mais enchaîne avec Nirvana). ».
Pourtant, exactement la même année que la sortie de l’album de Nirvana, Sony commence à commercialiser ses premières batteries fonctionnant au lithium, les LIB, pour « Lithium Ion Battery », à destination tout d’abord de ses caméscopes, puis des appareils photo et des téléphones mobiles. Cela change la donne. « Lithium » se déplace de la « fête des asociaux » vers le monde des « connecting people »Slogan de Nokia en 1992.. De là vient le fait qu’aujourd’hui, la curieuse consonance du mot déniché par Kurt Cobain s’est émoussée : on peut désormais le lire à tout va, par exemple lorsqu’on se rend au rayon des piles au supermarché.
En réalité, peu à peu, il est devenu un mot porteur d’enjeux cruciaux, dans le sens où consciemment ou non, on ne peut plus guère se passer du métal qu’il désigne, tant il promet aujourd’hui, principalement, via les batteries des voitures électriques, d’assurer la « transition énergétique ». Mais dès qu’on s’intéresse à la question, on apprend que le recours au lithium implique la multiplication désinhibée des sites d’extraction un peu partout. Sa manipulation en usine est très dangereuse, sans compter le problème de la collecte et du recyclage des piles et batteries après usage, le lithium étant un déchet toxique et hautement inflammableL’article « Vos batteries vont-elles exploser? », paru dans le numéro de février 2025 du Monde diplomatique fait un état des lieux des incendies causés par des batteries au lithium, de la trottinette électrique dans un appartement aux stockage industriel. Par exemple, en juin 2024, un incendie dans une usine de piles et batteries au lithium à Hwaseong, en Corée du Sud, a causé le décès de 22 employé·es et a produit une importante fumée toxique dans la ville dangereuse pour la population, appelée à ne plus sortir. À propos de ce cas, voir : https://fr.yna.co.kr/view/AFR20240625000400884.
Ainsi, du tableau périodique de Mendeleïev à Nirvana et Sony, et jusqu’à aujourd’hui, le mot « lithium » fait surgir bien des ambivalences et exprime de manière inattendue spleen et excitation face à la vie moderne, espoir et culpabilité face à la vie d’après. À travers ce texte, il s’agira d’explorer les superpositions de sens qui l’affectent et le tiraillent, avec de surcroît à l’esprit un grand texte littéraire, Il sistema periodico de Primo Levi dans lequel les noms des éléments chimiques se révèlent poétiques.
« All you gotta do is plug me into hiiiiiigh… »
Angus Young / Malcolm Young / Bon Scott
À y regarder de plus près, parmi les mots qui sonnent bien pop, rock ou punk et ont été adoptés comme noms de groupe, titres ou dans des refrains de chansons, ceux qui relèvent du domaine de l’ingénierie électrochimique ne sont pas rares. Au début des années 1970, AC/DC en est un bon exemple. Le nom du groupe est grisant, flirte avec l’idée de danger, donne envie de mettre son doigt dans la prise…. en l’occurrence, les jacks des guitares. Au moment donc du premier choc pétrolier et des premières campagnes d’économie d’énergie, le groupe australien réclame en hurlant du « high voltage » (titre et chanson du premier album du groupe sorti en 1976) pour alimenter ses instruments. C’est désinvolte et immature d’une manière revendiquée. Il n’y a qu’à voir le déguisement d’écolier que porte sur scène le survolté guitariste Angus Young. On dirait que pour AC/DC le futur n’a pas d’importance, seule compte l’étincelle du moment présent. Partageant au même moment un engouement similaire pour les sources d’alimentation des appareils, les musiciens allemands de Kraftwerk donnent à entendre une poétique du fonctionnement même de leurs instruments, synthétiseurs, vocoder, Votrax et percussions électroniques, qui sont désormais leur « maison », comme le suggère la chanson au titre drôle et éloquent « Ohm sweet Ohm », dernière de l’album Radio-Activity de 1975. On notera qu’ici on passe de la puissance du « volt » qui électrocute à la résistance du « ohm », lancinante, soit le passage de la musique électrique à la musique électronique. Cela amène un peu plus tard, en 1978, dans « The Robots », Kraftwerk à commencer carrément sa rengaine mécanique en affirmant sans états d’âme : « We’re charging our battery /And now we’re full of energy ». On ne s’emmêle plus les pieds dans les jacks, on est soulagé d’avoir des piles et des batteries chargées à 100%. Aujourd’hui ces paroles prennent encore une autre envergure en renvoyant à notre stress quotidien de ne pas tomber en panne de téléphone ni d’ordinateur, faute d’avoir oublié son chargeur. Pour revenir à la musique, si on songe au risque explosif du lithium dans les batteries, on peut aller jusqu’à interpréter le refrain de la chanson « Atomic Bomb » de William Onyeabour, datant également de 1978, comme une limite d’un trop plein d’énergie que le musicien nigérian sent presque atteinte : « I’m going to explode like atomic bomb ». Enfin, quant à la chanson du groupe de hard rock californien Metallica, dix ans plus tard, « Battery », 1987, elle constitue comme un hymne à une puissance inhumaine qui contamine les corps et les cœurs. « Cannot stop the battery », nous dit-on, « Cannot kill the battery », « Battery is found in me ». En 1991, Nirvana arrive après tout cela, et par une coïncidence qui laisse rêveur·euses, nous parle sans le savoir d’un nouvel accumulateur qui va révolutionner les modes de vie.
Cette interprétation est bien sûr rétrospective, car le lithium auquel se réfère le groupe de Seattle est l’élément utilisé en psychiatrie comme stabilisateur d’humeur dans les traitements bipolaires. Il augmenterait le volume de la matière grise et par là la plasticité du cerveau. Ce n’est donc pas en fan de kilojoules ni en technophile que Kurt Cobain raconte les pensées qui passent par la tête d’un jeune homme suicidaire à la rencontre de la lumière divine – même si sa guitare électrique est notoirement puissante dans cet album et que, pour l’alimenter, de l’électricité il en faut – mais en référence à la substance mentionnée sur une boîte de médicament, dont il ne prononce d’ailleurs pas le nom dans ses paroles. Quelque chose fait penser qu’à la place, il aurait pu s’agir d’une autre substance psychoactive en « -ium », l’opium, quoique plus marqué historiquement et géographiquement. Un critique musical affirme que c’est en référence à la célèbre expression de Karl Marx selon qui la religion est « l’opium du peuple », tirée de la Critique de la philosophie du droit de Hegel, que Cobain aurait intitulé ainsi sa chansonChuck Crisafulli, Teen Spirit: The Stories Behind Every Nirvana Song, Londres, Carlton Books, 1996; Nirvana. L’Histoire cachée derrière chaque chanson, Paris, L’Imprévu, 2019 pour la traduction française ici citée, p. 56.. Quoiqu’il en soit, « lithium », ça sonne indéniablement plus moderne.
« Comment ça va ? — Nickel ! »
Anonyme
« Le Nickel Bar faillit devenir un endroit à la mode »
Bernard-Marie Koltès
Jusqu’à récemment, il semble que les mots terminant en « -ium » avaient ceci de rassurant qu’ils évoquaient la recherche scientifique, le sérieux, le progrès. Inspiré du latin, puis implanté dans la langue anglaise, l’usage de ce suffixe remonterait au XVIIIe siècle, à une époque où les scientifiques commençaient à vouloir disposer d’appellations précises pour à la fois nommer et classer les éléments chimiques, nous dit le Wiktionnaire. L’usage du suffixe s’est ensuite étendu à d’autres domaines, comme la botanique, la pharmacologie ou sert à créer des noms de matières imaginaires dans les histoires de science-fiction. C’est dire si les mots en « -ium », il n’y a pas si longtemps, faisaient modernes, voire annonçaient le futur, produisant sans doute le même effet de propulsion en avant que la date « 2001 » dans le titre du film de Stanley Kubrick en 1968. Songeons aussi à « l’Atomium » construit pour l’exposition universelle à Bruxelles de 1958. Il donnait l’impression que tout le monde pouvait saisir du regard un des éléments de l’infiniment petit habituellement réservé aux chimistes et que, bientôt, la science la plus pointue ferait partie du quotidienRécemment, dans l’exposition L’Âge atomique au Musée d’Art Moderne de Paris, l’Atomium était mentionné dans la partie justement consacrée à la communication pro-science de l’après-guerre auprès du grand public..
À l’autre bout de l’échelle de grandeur du monde matériel, au même moment paraissait La condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt dans la préface duquel la philosophe signalait comme événement majeur de l’histoire de l’humanité le fait que, avec le lancement d’un satellite artificiel en 1957, un objet fabriqué par les humains avait tourné en orbite parmi les astres. Ce sentiment de triomphe sur l’infiniment grand, mais comme évoqué plus haut également sur l’infiniment petit, n’y est sans doute pas pour rien dans le goût pour les mots à consonance scientifique.
C’est une époque où on trouvait excitant d’emballer la nourriture dans du papier aluminium, d’écrire avec un porte-mine de critérium, de faire une cure de magnésium… Plus largement, les noms d’éléments tels que « néon », « fluor », « chrome » … (reste encore aujourd’hui le « titane », utilisé entre autres pour les piercings, mais dont la bonne réputation est tout de même relativisée par un rôle funeste dans le film de Julia Ducournau sorti en 2021Le film Titane de la jeune réalisatrice raconte la trajectoire d’une femme qui après un accident a reçu un implant de titane dans la tête et est depuis habitée de pulsions meutrières.) apportaient des sonorités garantes de technologies avancées, de surcroît lorsqu’ils étaient employés dans des publicités avec des hommes et des femmes en blouses blanches. Ces mots étaient connotés d’une manière si immédiatement favorable qu’on s’est mis à dire « nickel » pour « parfait », voire « nickel chrome », expression à la mode au début des années 1960 et aujourd’hui exclusivement réservée aux boomers paraît-il. Même chez un auteur pourtant pas connu comme dupe des promesses du futur tel Bernard Marie Koltès, « nickel » est un mot attirant : il vient remplacer le « zinc », pour nommer de façon plus scintillante un bar dans un scénario de film (non réalisé) écrit en 1984Bernard-Marie Koltès, Nickel Stuff. Scénario pour un film, Paris, Éditions de Minuit, 2009. Le projet était une sorte de reprise, avec John Travolta et Robert de Niro, de Saturday night fever, sorti en 1977, avec pour personnage principal un prénommé Tony, excellent danseur la nuit et manutentionnaire le jour. Mais finalement ce scénario n’existe que sous la forme d’un texte qui se suffit à lui-même.. Koltès a intitulé son texte Nickel Stuff : le nom du métal y résonne comme un eldorado de l’underground.
Comme l’a si bien raconté Natalia Ginsburg dans son Lessico familiare, une autobiographie écrite à partir des expressions utilisées avec ses proches, les mots non seulement sont des marqueurs d’époque et de mode, en général, mais acquièrent des connotations personnelles, affectives, parfois surprenantesLe texte est paru dans sa traduction française sous le titre Les Mots de la tribu en 1966 chez Grasset, la même année même de sa publication en Italie.. Telle la chair de la madeleine de Proust trempée dans le thé, certains mots ramènent à notre mémoire tout un monde passé dès qu’on les prononce.
« ces histoires de chimie militante »
Primo Levi
Dès lors que l’on applique cette idée aux noms d’éléments chimiques, on pense à Primo Levi et aux chapitres de son Sistema periodico, paru en Italie en 1975. Dans ce livre, il confie à quel point, pour lui, chimiste de profession avant de devenir écrivain, « le système périodique de Mendeleïev est une poésiePrimo Levi, Le Système périodique, Paris, Albin Michel, 1987 pour la traduction française, p. 54. ». Ceci parce que les noms des éléments ont souvent été forgés à partir de sources poétiques telle que la mythologie ou les astres, ce qui les associe à des mondes imaginaires et lointains, mais plus spécifiquement ici au sens où leurs propriétés peuvent suggérer de riches analogies avec des personnes rencontrées et des situations vécues. Ils cristallisent des souvenirs. Par exemple, l’argonParfois les langues, et particulièrement l’italien, traduisent les noms des éléments chimiques, si bien que certains mots utilisés par Primo Levi ont des sonorités moins scientifiques et plus familières: si « argon » reste « argon », « hydrogène » devient « idrogeno » et surtout, les mots que le français conserve en « ium » suivant les normes internationales, finissent en « io », comme « potassio » ou « cerio »., gaz rare et inerte, sujet du premier chapitre du livre, rappelle à l’auteur le caractère et les habitudes des personnes âgées de son enfance dans le Piémont, des gens « inertes dans leur être intime, portés à la spéculation désintéressée, au discours argumenté, à la discussion élégante, sophistiquée et gratuiteIbid. p. 10. ». Ensuite, « Hydrogène », « Zinc », « Fer », se succèdent au fil des pages, évoquant des souvenirs et des époques, parfois très douloureuses puisque Primo Levi, en camp de concentration, a dû travailler en tant que prisonnier pour IG Farben. « Cérium » raconte cette période au cours de laquelle il dérobait à son travail des petits bouts de ce métal servant de pierre à briquet pour les échanger contre de la nourriture. Les éléments chimiques deviennent dans la narration comme des personnages. Bernadette Bensaude-Vincent, dans son introduction à l’ouvrage Carbone. Ses vies, ses œuvres, définit d’ailleurs le système périodique comme une « biographie » des éléments, en particulier dans le dernier chapitre consacré au carbone, « au sens d’un récit chronologique allant de la naissance à la mort d’un individuBernadette Bensaude-Vincent et Sacha Loeve, Carbone. Ses Vies, ses œuvres, Paris, Le Seuil, coll. Science ouverte, 2018, p. 13. ».
Outre le « Cérium », on rencontre chez Primo Levi un bon nombre de noms en « -ium » : « Potassium », « Uranium », « Vanadium »… « Lithium », hélas pour nous, n’y est pas. Il faut croire que le chimiste n’a pas eu affaire à lui. On peut cependant en rêver, car cela aurait pu être le cas, le lithium, dans son usage thérapeutique, ayant été étudié à partir de la fin des années 1940 aux États-Unis, en Australie, au Danemark, mais également utilisé dans d’importantes recherches dans son pays, en ItalieUn grand nombre de publications scientifiques sur les troubles bipolaires mentionnent, notamment en bibliographie de référence, le Dr Anasthasio Kukopolos comme travaillant sur le sujet en Italie.. Quant à l’usage électrochimique du lithium pour des accumulateurs, les recherches s’amorcent au début des années 1970, notamment avec les travaux du physicien américain John Goodenough et du chimiste britannique Stanley Whittingham qui ont lancé la technologie par leurs recherches pour Exxon dans le contexte de la crise pétrolière, à peu près au moment où Primo Levi a pris sa retraite scientifique et écrit son livre. Mais on peut parier que si l’auteur italien avait écrit les chapitres de son Système périodique plus tard, ces « histoires de chimie militante » comme il les définissaitPrimo Levi, op. cit., p. 99., il aurait consacré des pages au lithium, tant ce métal est à la croisée d’enjeux sociologiques, culturels, écologiques, techniques, économiques, politiques. Et puis, pour abonder dans le sens de la poésie à laquelle l’auteur italien était si sensible, on peut évoquer le fait que, parmi les éléments, le lithium est l’un des trois premiers synthétisés au cours du Big Bang. Il fait partie de ces matières qui « brûlent dans le soleil et dans les étoiles », et à partir desquelles « se forment, dans un éternel silence, les universIbid., p. 37 ». Le lithium, avant d’être utile, nous relie à la nuit des tempsLa présence de lithium lors de la nucléosynthèse primordiale a fait l’objet de recherches en astrophysique, sous le nom de « problème du lithium cosmologique », central dans la théorie du Big Bang..
« le va-et-vient des ions »
Akira Yoshino
Gardons le credo de Primo Levi à l’esprit, car, à partir du milieu des années 1980, tout est allé très vite. Si les premiers essais de batteries au lithium n’étaient pas encore tout à fait satisfaisants – le lithium, métal alcalin est instable et des téléphones ont sauté à la figure de leurs propriétairesUne expérience à ne pas tenter, mais à regarder : https://www.koreus.com/video/batterie-lithium-eau.html – en 1985, le chimiste japonais Akira Yoshino met au point un système basé non plus sur le recours au métal lui-même, mais sur le va-et-vient d’ions de lithium entre des électrodes, bien isolés. C’est cette invention, nommée « lithium-ion », qui a été commercialisée par Sony en 1991, par d’autres ensuite, et a permis plus tard la conception de véhicules électriques qui gagnent considérablement en autonomie (la Nissan Leaf au Japon). Pour ces trouvailles, le chercheur japonais a obtenu le prix Nobel de chimie en 2019 aux côtés de l’américain John Goodenough et du britannique Stanley Whittingham citées plus hautSur le détail du travail respectif des trois chercheurs, voir par exemple l’article de David Larousserie paru en ligne dans Le Monde : https://www.lemonde.fr/sciences/article/2019/10/09/le-nobel-de-chimie-recompense-un-americain-un-britannique-et-un-japonais-pour-leurs-travaux-sur-les-batteries-au-lithium_6014824_1650684.html. Yoshino poursuit et travaille actuellement sur le recyclage des batteries de voitures électriques.
En ce qui nous concerne dans ce texte, c’est-à-dire le devenir des connotations du mot « lithium », ces inventions ont eu pour conséquences l’apparition d’un nouveau champ lexical autour de lui et de l’amener à côtoyer un vocabulaire relevant d’une langue moins poétique que chez Kurt Cobain ou Primo Levi, de l’ordre, disons, de la « gestion de projet ». Aujourd’hui, « lithium » est en effet pris dans un réseau d’expressions telles que « secteur de l’électronique portable », « bénéfices environnementaux »,« établissement d’une société durable »… Dans un entretien récent, Akira Yoshino déclare que « les batteries au lithium-ion […] associées à d’autres innovations récentes, comme l’intelligence artificielle (IA) et l’Internet des objets (IdO), […] joueront un rôle central dans la construction d’une société durableOMPI magazine, entretien publié en septembre 2020 : www.wipo.int/wipomagazine/fr/2020/03/article0004.html ». Le discours du prix Nobel parlait même à propos des batteries lithium ion comme « du plus grand bénéfice de l’humanité ». Tout cela exprime une bonne volonté, mais les partenaires économiques impliqués dans la mise en œuvre des projets ne s’appuieraient-ils pas pour leur communication sur des mots et des expressions douces, laissant espérer une transition indolore et facile ? On notera également les acronymes et néologismes riches en voyelles, très à la mode ces dernières années, en phase avec la société des émojis, les IA, les IdO, les INOUI, mais aussi « AREVA », « ORANO », « VEOLIA ». D’ailleurs, en France, les projets EuGeLi (pour « European Geothermal Lithium Brine ») dans le Bas-Rhin et « EMILI » (pour « Exploitation de Mica LIthinifère par Imerys », Imerys étant le nom de l’entreprise, voir les textes du dossier) à Beauvoir dans l’Allier, nous ramènent tout droit au lithiumJe dois cette attention et cette défiance à la lecture de Sandra Lucbert qui analyse la perversité de leur sonorité, notamment dans « Next », in Personne ne sort les fusils, Paris, Le Seuil, coll. Fiction & Compagnie, 2020.. Loin de faire rêver, ce langage nous plonge au cœur du problème éthique que nous sommes en train de vivre : le mot « lithium » en devient l’un des symptômes.
Finalement, il est assez drôle de constater qu’un autre mot en « -ium » ait été choisi tout récemment pour reprendre le flambeau de l’approche littéraire de ce problème, un mot en « -ium » que l’anglais a longtemps masqué, mais qu’Alain Damasio, avec son livre au titre traduisant l’expression de « Silicon Valley », La Vallée du Silicium, a remis en avantAlain Damasio, La Vallée du silicium, Villa Albertine, Paris, Le Seuil, 2024.. Tant du point de vue de la réflexion sur les décisions à prendre quant au futur que du point de vue de la langue, la suite d’essais et la nouvelle de science-fiction qui composent l’ouvrage écrit lors d’une résidence de l’auteur à San Francisco, nous éclaire quant à ce que nous préparent les entreprises du numérique californiennes. Chapitre après chapitre, ce livre nous aide à faire la part des choses entre les inventions mortifères et celles qui peuvent avoir du sens pour l’avenir.
Post-Scriptum :
Au risque de décevoir, au moins les fans de Nirvana, un ou deux détails supplémentaires doivent être précisés, avant de terminer pour de bon ce texte.
Initialement, dans l’album Nevermind, il n’y avait pas un, mais deux mots en « -ium », car la chanson « Breed », juste avant « Lithium » dans l’ordre des morceaux, était intitulée à sa création « imodium ». Lors de la tournée au cours de laquelle elle avait été écrite, en 1989, l’un des comparses de Cobain, malade, devait se soigner à l’aide d’un antidiarrhéique notoire, ce qui s’est transformé en blague, puis en titreStan Cuesta, Nirvana. Une fin de siècle américaine, Bordeaux, Le Castor astral, 2006, p. 129.. Or, on imagine bien que deux « -ium » à la suite au sommaire d’un album, ce n’était pas possible. On comprend aussi que pour préserver un certain romantisme, la préférence soit allée à « lithium ». Comme nom de médicament ? Peut-être. En tout cas, ce que l’on sait aussi c’est qu’au tout début de Nirvana, Cobain a eu un groupe parallèle avec autre musicien de la scène de Seattle qu’ils voulaient justement appeler Lithium (leur producteur a préféré The Jury)Ibid., p. 77.. Ainsi, même le titre de la chanson est fortuit, fruit d’un recyclage… Enfin, à propos d’une autre chanson de l’album, la fameuse « Smells Like Teen Spirit », Dave Grohl, batteur, raconte : « Rien que de voir Kurt griffonner les paroles d’une chanson cinq minutes avant de les interpréter fait qu’on a du mal à croire que cette chanson puisse dire des choses si importantes. Il faut juste des syllabes pour boucher un trou, ou simplement trouver la rime qui convientIbid., p. 128. ». Cette méthode hasardeuse, peut-être appliquée aussi à l’écriture de « Lithium », n’en fait pas moins un titre inoubliable et une chanson exceptionnelle.
Tous mes remerciements chaleureux à Louis Bidou et Bastien Gallet. Leurs lectures attentives et leurs suggestions plus que judicieuses ont permis à ce texte de devenir bien meilleur qu’il ne l’était.