Les trois corps du lithium

D’après le tableau de Mendeleïev, le lithium est un composant chimique. Mais il est aussi « la transition écologique ». Et aussi, on ne le sait pas assez, un – voire « le » – remède à la bipolarité. Tout dépend des corps dans lesquels il est pris : les roches, les batteries électriques, les cerveaux. Ces corps, ce sont aussi des dispositifs, des agencements : ils se font et se défont. Dans cet article, qui est aussi l’introduction du dossier « L’Âge du lithium ? », l’anthropologue et cinéaste Louis Bidou montre qu’on ne gagne rien à supposer qu’il y a, d’un côté, la réalité physique (le vrai lithium) et, de l’autre, ses usages. À chaque fois ce qu’est le lithium est en jeu – et en acte. Il n’est pas sûr que notre âge soit celui du lithium. Mais il est certain que la définition du lithium est une question politique de part en part. Il est urgent de s’en mêler. Cet article nous en donne les moyens.

Introduction au dossier « L’Âge du lithium ? »

Quotidiennement – y compris en ce moment même – vous faites l’expérience du lithium. Lorsque vous utilisez des appareils comme votre smartphone, votre ordinateur portable ou une voiture électrique, les ions lithium se déplacent de l’anode à la cathode tandis que les électrons se déplacent dans le sens inverse, créant le courant électrique. La recharge est alors le processus inverse, permettant de remettre les ions lithium à leur place d’origine. À travers ces cycles de stockage et de libération d’énergie, le lithium accompagne notre quotidien dans une chorégraphie synchronisée avec nos propres déplacements. 

Mais qu’est-ce que réellement le lithium ? En tant qu’élément chimique, le lithium a été découvert en 1810 par le chimiste suédois Johan August Arfvedson, à une époque où les chimistes isolaient et caractérisaient des dizaines de corps simples. Le terme latin lithium dérive du grec ancien lithos, qui signifie pierre, car il se trouve dans une grande variété de minéraux sur terre, en combinaison avec d’autres substances. Le lithium en tant que tel est un insaisissable : il n’existe pas à l’état élémentaire mais seulement en combinaison avec d’autres éléments à l’intérieur de différents corps hôtes. Élément solide le plus léger sur Terre, métal alcalin extrêmement réactif (il s’oxyde au simple contact de l’air ou de l’eau), le lithium est un fournisseur d’électrons libres par excellence (l’atome a une forte capacité à libérer son troisième électron, qui se trouve isolé sur la deuxième couche de valence). Ses propriétés en font non seulement un élément central des batteries lithium-ion indispensables aux transports dits décarbonés et aux nouvelles technologies de l’information, mais également un psychotrope, utilisé en psychiatrie depuis le xixe siècle pour le traitement de la bipolarité. Élément instable et ultra-réactif, le lithium affecte aujourd’hui notre monde de multiples façons. Que ce soit au sein du monde minéral, d’un assemblage technologique ou de notre propre corps, il circule, réagit, se combine avec d’autres atomes, entraîne des effets plus ou moins contrôlés, induit une série d’expériences. Comment appréhender les phénomènes qui accompagnent l’émergence du lithium dans notre monde ? 

Les récits dominants, « rédigés et contrôlés davantage par des praticiens que des historiens », comme le montre Pierre Teissier dans son étude critique de l’histoire du lithiumTeissier, Pierre, « Lithium » in B. Bensaude-Vincent, ed., Between Nature and Society. Biographies of Materials, Singapore, ‎World Scientific Publishing, 2022, p. 219‑234., présentent le lithium dans une conception « phasiste » de l’histoire des techniques. Après l’âge du charbon puis du pétrole, arriverait l’âge du lithium, « l’or blanc du xxie » siècle, à l’ère des sociétés de l’information basée sur les énergies renouvelables. Du côté de la psychiatrie aussi, le lithium est associé à une « troisième révolution » qui interviendrait après une première période où « les médecins commençaient à traiter les malades mentaux comme des patients plutôt que comme des criminels » (xixe siècle) et une seconde liée à l’importance croissante de la théorie de Freud (1880-1950). Notre intention est de présenter le lithium en rompant résolument avec  ce cadre d’analyse phasiste, surtout utile aux slogans industriels et largement démenti par les travaux d’historiens, qui montrent au contraire que l’évolution des techniques est à comprendre dans « une histoire non de phases et d’âges, mais d’empilement, de stratification et de symbiosesJean-Baptiste Fressoz, « “The age of” et ses problèmes. Du phasisme matériel dans l’écriture de l’histoire », Revue d’histoire du XIXe siècle, vol. 64, 2022, p. 173-188. ». Nous aimerions mettre ces recherches alternatives à la disposition d’un public plus large que celui des spécialistes.

Les sciences humaines ont un rôle essentiel à jouer dans la compréhension de ce que les récits dominants appellent les « transitions » contemporaines. Trop souvent, ces questions sont réservées aux approches scientifiques, techniques, économiques, ou bien traitées uniquement du point de vue des politiques publiques. On y sépare d’un côté les disciplines qui s’occupent de la réalité (physique, chimique), et de l’autre celles qui s’interrogent sur les meilleurs usages qu’on peut en faire. Le type d’éclairage que les sciences humaines peuvent apporter sur ces phénomènes est de ce fait généralement dévalué ou mal compris. Le lithium en est une excellente illustration. Les sciences humaines et sociales ne parleraient pas du lithium - cela, seule la physique, ou la technologie, pourrait le faire, mais des manières humaines de s’en emparer. Notre pari est de montrer qu’il est bien question du lithium comme tel à travers ces approches venues des sciences humaines et sociales, voire des pratiques artistiques et des humanités.

En anthropologie, prendre une substance comme objet de recherche n’est pas un exercice nouveau. Depuis une vingtaine d’années l’anthropologie contemporaine entreprend de « repeupler les sciences humainesSophie Houdart et Olivier Thiery (ed.), Humains, non-humains. Comment repeupler les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2011. », avec plus récemment un intérêt croissant envers les « êtres abiotiquesPhilippe Descola dans Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts : vers une anthropologie au-delà de l’humain, Bruxelles, Zones sensibles éditions, 2017, p. 17. », le rôle des substances et des assemblages géologiques dans la construction des sociétés humainesTimothy Mitchell, Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, Paris, La Découverte, 2017. et « dans la signification même de nos viesMatthieu Duperrex. La rivière et le bulldozer, Paris, Premier Parallèle, 2022. ». Déjà, avec Power and Sweetness (1985), Sidney W. Mintz examinait le sucre non seulement comme une substance alimentaire mais aussi comme un produit ayant joué un rôle crucial dans l’histoire économique et sociale du monde moderne. L’anthropologue retrace son évolution depuis son usage modeste dans les sociétés traditionnelles jusqu’à sa massification dans la consommation occidentale. En suivant la trajectoire du sucre, Mintz décrit l’économie de plantations de l’Empire anglais aux Caraïbes, ainsi que l’installation du sucre dans le régime alimentaire des prolétaires européens, comme un accélérateur du passage au capitalismeSidney W. Mintz, La douceur et le pouvoir. La place du sucre dans l’histoire moderne, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1985.. Plus récemment, Anna Tsing, suivant la trajectoire du champignon Matsutake qui prolifère dans les forêts dévastées par la surexploitation, relie le mode d’existence du champignon à celui des cueilleurs précaires de l’Oregon jusqu’aux épiceries fines du Japon, pour apporter un éclairage nouveau sur les modes d’exploitation du capitalisme et l’invention de nouveaux modes de vie au sein de ses ruinesAnna Tsing, Le champignon de la fin du monde, survivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 2017.

Comme le sucre au xixe siècle, le lithium va devenir au xxie siècle un bien de consommation de masse, l’aliment de base du nouveau régime de consommation promis aux sociétés modernes et décarbonées. Le lithium devient l’élément emblématique de cet « extractif désinhibéCélia Izoard, La ruée minière au XXIème siècle. Enquête sur les métaux à l’ère de la transition, Paris, Seuil, 2024. » des métaux critiques justifiés au nom des « transitions jumelles » de l’énergie et de la digitalisation. Dans la lignée des travaux de Mintz et Tsing, peut-on aujourd’hui appréhender le lithium comme un élément catalyseur des nouvelles dynamiques du capitalisme vert et des rapports de force qui s’y jouent ? Sucre, matsutake, lithium, trois éléments dont les trajectoires relient à leur façon des territoires, des dispositifs techno-politiques, des populations, et qui permettent chacun à leur manière de caractériser les dynamiques du capitalisme. 

Dans un article intitulé « The missing mineral »David Habets, Cameron Hu and Stefan Schäfer, « The missing mineral » in Migrant Journal, no. 5, 2018, p. 47-55., Habets, Hu et Shäfer, examinent une série d’épisodes géopolitiques et historiques dans lesquels le lithium assure le rôle de gestion de crises nationales et mondiales. Le lithium participerait à revitaliser le système de production et de consommation du capitalisme, en proposant une réponse au changement climatique qui n’oblige pas à remettre en cause les rapports de force asymétriques préexistants et la nature « zombieLe concept de « technologie zombie » a été proposé par le  physicien José Halloy pour décrire des systèmes technologiques toujours plus complexes, puissants, mais ultimement non durables. » de nos technologies héritées des énergies fossiles. 

« Comment rester productif malgré la fatigue psychique, l’épuisement des corps et de la terre ? » Telle est la question à laquelle le remarquable recueil Lithium State of exhaustionFrancisco Díaz, Anastasia Kubrak and Marina Otero Verzier (dir.), Lithium. States of Exhaustion, Het Nieuwe Instituut & Ediciones ARQ, 2021. vient répondre. Les auteur·e·s explorent le caractère protéiforme et ambivalent du lithium comme vecteur et remède de l’épuisement des corps terrestres et psychiques provoqué par l’hyperactivité et les besoins extractifs de l’économie capitaliste. Bonelli, Weinberg, Ampuero détournent la rhétorique « phasiste » de la transition pour la charger d’un sens critique, puisé dans l’épistémologie psychanalytique. Dans l’article de Bonelli, Weinberg et Ampuero, extrait de ce recueil, « Le lithium, un (dé)stabilisateur des transitions bipolaires »Cristóbal Bonelli, Marina Weinberg, Pablo Ampuero-Ruiz„ « Le lithium, un (dé)stabilisateur des transitions bipolaires », Les Temps qui restent, Numéro 4, Hiver (janvier-mars) 2025., traduit en français pour la première fois dans ce dossier, les plans de transition énergétique sont décrits comme une transition bipolaire, un concept utile pour rendre compte de son caractère intrinsèquement inégal, déséquilibré et polarisé. 

Si le dossier « L’Âge du Lithium ? » que nous proposons s’inscrit dans ces réflexions, il ambitionne également d’ouvrir l’étau l’assignant tantôt à la rhétorique du capitalisme vert (élément salvateur pour l’avènement de la transition écologique), tantôt à sa critique (agent du capitalisme vert pour le maintien du statu quo). En diversifiant les perspectives sur le lithium et en mobilisant des disciplines moins attendues dans les discussions sur un élément de la table de Mendeleïev, l’apport du dossier consiste à ouvrir le spectre des expériences hétérogènes que nous en faisons. À partir des points de vue de l’anthropologie, de la philosophie, de la géographie, de l’histoire, du cinéma et du design, les contributions explorent le lithium par la variabilité des expériences dont il est inséparable. 

Comment envisager la manière dont différents corps, territoires et temporalités sont traversés et affectés par le lithium ? Percer l’étoffe d’une infra-substance agissant sous les interfaces et en-deçà des limites de notre sensorium humain, pose un défi perceptuel. Comme il en sera question dans l’article qui suit, « Les 3 corps du lithium », les géologues, chimistes, neurologues et industriels qui travaillent avec le lithium ont recours à des dispositifs techniques, des outils de perception ou d’extraction, d’un niveau de complexité, de puissance et de précision inédits. Les auteur·e·s de ce dossier adoptent d’autres stratégies. Vanessa Morisset explore la portée poétique du lithium à travers la charge mélancolique d’un morceau de rock alternatif ; Kilian Jorg questionne le mode d’existence et les promesses de la voiture électrique ; Audrey Sérandour enquête sur l’origine de l’expression « triangle du lithium » en exposant les tensions entre différentes tentatives de composition d’un territoire en Amérique Latine ; la cinéaste Pauline Julier revient en mots et en images sur l’expérience de réalisation du film Follow the water où elle étudie, dans le désert d’Atacama, les liens entre le lithium, l’eau et la planète Mars ; à l’aide de différents micros, Marie Lechner arpente le sous-sol de l’Outre-forêt au Nord de l’Alsace, où se joue la rencontre entre l’énergie géothermique et lithium ; Anastasia Kubrak partage, sous la forme d’un carnet de terrain, ses tentatives d’approche des fantômes lithinifères de la Bohême dans les potentiels futurs territoires d’extraction en République tchèque. Deux contributions embarquent le lithium dans une analyse plus globale des espaces-temps de la modernité. Teissier et Bensaude présentent, à travers une perspective historique, les prouesses et promesses associés aux « deux vies sociales » du lithium et la manière dont l’élément façonne notre expérience individuelle du temps en réponse aux pressions sociales et économiques. Tandis que Bonelli, Weinberg et Ampuero-Ruiz analysent les échanges inégaux de matières et d’énergies associés au lithium et à la transition énergétique annoncée pour requalifier ce projet comme « transitions bipolaires » entre humeurs et territoires « maniaques » au Nord (concentrant et accumulant l’énergie) et « dépressifs » dans le Sud global (spoliés de ses fluides fondamentaux). 

Pour ma part, je tenterai, dans l’article qui suit cette introduction, de rentrer dans ce que l’on pourrait appeler la matérialité profonde du lithium. Éminemment instable et réactif, rappelons que la force du lithium est de rentrer dans des compositions. Si le lithium n’existe pas comme métal pur, il faut l’appréhender à travers ce qu’il fait au sein de ses trois corps : le géologique, le technologique et le psychique. Or son action sur ces trois corps n’est jamais neutre, elle dépend de dispositifs techniques et socio-politiques déterminés par des intérêts spécifiques. Le lithium n’existe pas en soi comme élément clé d’un futur écologique ou vecteur de désinhibition de l’extractivisme du capitalisme vert, il devient potentiellement ainsi par l’intermédiaire d’alliances stratégiques à l’intérieur de rapports de force. En tentant de caractériser l’action du lithium au sein de ces trois corps, je cherche finalement à appréhender ces dispositifs, partant de l’hypothèse que ce que nous voulons faire faire au lithium constitue un ensemble de symptômes, révélateurs du temps présent. 

La première section, davantage développée avec une étude de cas, descendra au niveau du corps terrestre pour remonter à la construction du lithium comme ressource critique. Les deuxième et troisième sections discutent des pouvoirs du lithium dans ses corps de « destination » : les batteries lithium-ion et le cerveau humain. 

Les trois corps du lithium

Mise en ressource du lithium : temps géologique et politisation du sous-sol

Le granite de Beauvoir n’a rien à voir avec l’illustre philosophe et fondatrice des Temps Modernes. Il se trouve en Auvergne, dans l’Allier, près d’Échassières, petit village sis entre Moulins et Clermont-Ferrand. Il est encore aujourd’hui exploité en surface, dans sa partie altérée, pour le kaolin, mais il est désormais au cœur du plus grand projet minier du territoire français, et d’une des plus grandes mines de lithium d’Europe. Dans cette première section, je me propose d’étudier les reconfigurations sociales, politiques et territoriales associées à la mise en ressource du lithium de Beauvoir à travers l’étude d’un cas : le projet de mine EMILI de l’entreprise Imerys sur ce site. Une première mise en contexte est cependant nécessaire pour comprendre les arguments qui accompagnent le projet de mine EMILI. 

Le lithium et le boom minier au nom des scénarios de transition énergétique

Avant d’être transformé en composant électrique ou psychotrope, le lithium doit nécessairement être construit comme ressource et extrait. Depuis quelques années, l’augmentation de son extraction est exponentielle : de 30000 tonnes en 2015 à environ 200000 tonnes aujourd’hui. La consommation de lithium dans le monde pourrait être multipliée par 42 entre 2020 et 2040Banque Mondiale, The Growing Role of Minerals and Metals for a Low-Carbon Future, Washington, World Bank Publications, 2017., d’après l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) (selon le scénario « développement durable » de la COP21 pour une limitation du réchauffement climatique à 2 degrés).

L’explosion de la demande de lithium coïncide avec un nouveau boom extractif global. Les scénarios de la Banque mondiale prévoient une multiplication d’au moins 400 % de la demande en métaux critiques entre 2020 et 2040. Le taux de croissance prévu de la demande de lithium est exceptionnellement élevé mais les quantités absolues sont sans commune mesure avec celles d’autres métaux critiques des scénarios de décarbonation comme l’aluminium, le graphite et le nickel. Si l’on entend tant parler du lithium, comme le « nouvel or blanc » ou encore « le pétrole du xxiᵉ siècle », c’est qu’encore indissociable des batteries électriques et de la décarbonation des transports, l’élément est généralement présenté comme l’étendard des « transitions jumelles » énergétiques et numériques. 

Alors que les scénarios de la Banque Mondiale ou de l’Agence Internationale de l’Energie deviennent les références citées dans les politiques européennes de souveraineté en métaux « critiques »En 2020 le lithium a été ajouté dans la liste des métaux critiques pour l’Union Européenne définis selon leur grande importance économique et le risque de rupture d’approvisionnement en raison de la concentration de leurs sources et de l’absence de substituts de qualité et abordables. https://www.consilium.europa.eu/fr/infographics/critical-raw-materials/., leurs implications sont sujets à des débats cruciaux sur l’avenir de l’habitabilité de la planète. Globalement centrés sur les objectifs de décarbonation, ces rapports éludent généralement l’impact de l’activité extractive sur les écosystèmes, la durabilité de la base matérielle de cette production face aux limites planétairesJosé Halloy, « L’épuisement des ressources minérales et la notion de matériaux critiques », La Revue nouvelle, no. 4, 2018, p. 34-40. et l’encastrement des énergies et des métaux de la dite « transition » avec les énergies fossilesJean-Baptiste Fressoz, Sans transition : Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Seuil, 2024.. Le rapport publié en 2024 par l’association négaWatt sur les défis écologiques du lithium aborde au contraire la problématique de la demande en lithium par la définition de « besoins essentiels » pour l’Europe prenant en compte les limites planétaires et développant un scénario de sobriétéAssociation négaWatt, Le lithium : un défi écologique majeur pour une mobilité décarbonée, Valence, 2024.

Le contexte des scénarios de transitions énergétiques présenté ici en introduction explique comment l’entreprise Imerys, tout comme l’ensemble de l’industrie minière, peut désormais se saisir de nouveaux récits pour se positionner comme acteur central de la lutte contre le réchauffement climatiqueAssociation SERVIR - Alumni de l’ENA et de l’INSP, Transition écologique : une opportunité pour l’industrie ?, Servir, vol. 9, no. 533, 2025.. Dans une publication de 2020 dans la revue Nature, Sonter et al. montrent, à travers une rare cartographie modélisant l’impact global de l’industrie minière, que 15% des terres émergées sont potentiellement impactées par l’activité minière et concluent que « les menaces que l’exploitation minière font peser sur la biodiversité augmentent au fur et à mesure que les mines cibleront les matériaux pour la production d’énergie renouvelable et, sans planification stratégique, ces nouvelles menaces pour la biodiversité pourraient dépasser celles évitées par l’atténuation du changement climatique.Sonter et al., « Renewable energy production will exacerbate mining threats to biodiversity », Nature, vol. 11, no. 4174, 2020. »

Les zones minières ont été cartographiées à l'aide d'un rayon de 50 cellules autour de 62 381 propriétés minières pré-opérationnelles, opérationnelles et fermées. Les zones minières ayant des propriétés ciblant des matériaux essentiels à la technologie et aux infrastructures d'énergies renouvelables sont représentées en bleu, les zones ayant des propriétés ciblant d'autres matériaux sont représentées en orange et celles ciblant les deux types de produits sont représentées en rose. Les nuances de couleur (clair à foncé) indiquent la densité des zones minières, c'est-à-dire le nombre de propriétés minières dans un rayon de 50 cellules de chaque cellule de 1 km. Source : Sonter et al., "Renewable energy production will exacerbate mining threats to biodiversity", Nature, vol. 11, no. 4174, 2020, en ligne.

Les vœux de Nouvel An 2025 exprimés sur LinkedIn par Vincent Dufief, vice-président des affaires publiques d’Imerys, présentent une carte mondiale des projets miniers en développement, proche de celle proposée par Sonter et. al. La confrontation des deux interprétations associées à ces cartes illustre de manière emblématique la manière dont l’industrie minière retourne aujourd’hui le stigmate de son impact sur le réchauffement climatique. Vincent Dufief l’exprime ainsi sur LinkedIn.

Mon souhait pour 2025 : que la France devienne rouge sur cette carte, avec en tête de nouveaux projets miniers audacieux et responsables. […] Il est temps pour la France de rejoindre sérieusement la révolution minière mondiale ! […]  Les enjeux ne pourraient pas être plus élevés. La France doit agir maintenant, avec des dirigeants courageux et avant-gardistes, qui n’ont pas peur d’affronter les mythes de la décroissance ou de l’inertie du statu quo. Un avenir industriel audacieux est essentiel pour faire face à la crise climatique, et l’exploitation minière en est le fondementVincent Dufief, post LinkedIn, janvier 2025..

© Industrial info ressources 2020

La « fabrique » géologique d’un gisement de lithium

Le gisement de Beauvoir est le plus grand gisement français recensé par l’étude du BRGM de 2018, loin devant le gisement de Tréguennec en Bretagne et le potentiel d’extraction de lithium par géothermie en Alsace. Pour comprendre la formation des gisements de lithium au sein des granites métallifères en Europe, il faut se tourner vers le laboratoire Géoressources de Nancy. Julien Mercadier est géologue, directeur de recherche et spécialiste de la caractérisation des gisements de métaux. Dans le cadre du projet de recherche Li-Beauvoir, financé par le Label Ressources 21 et l’entreprise Imerys, son équipe s’est intéressée à la formation et au développement du granite de Beauvoir, celui-là même qui contient le gisement de lithium à l’origine du projet de mine EMILI.

Pour effectuer ses mesures, Julien utilise différents types d’instruments aux noms « un peu barbares », comme il me les présente lui-même : la microsonde ionique et l’ablation laser ICPMS. Deux instruments dont la précision fait la fierté du laboratoire. : « Si le laboratoire a une renommée mondiale », précise Julien, « c’est pour la force de frappe dans l’analyse in situ, de nos équipements de pointe, parmi les seuls disponibles au niveau mondial. »

La sonde ionique crée un faisceau d’ions capable d’embraser un échantillon de roche et de libérer progressivement les éléments qui le composent. Ces éléments sont ensuite séparés grâce à des aimants, en fonction du rapport entre leur charge et leur masse. Le lithium, en raison de sa charge électrique spécifique, peut ainsi être séparé des éléments plus lourds. Une fois le lithium isolé, on peut analyser ses isotopes, lithium 6 et lithium 7. Ce fractionnement en isotopes au sein des systèmes terrestres en fait un marqueur exceptionnel pour la compréhension et la datation des phénomènes géologiques. En interprétant le rapport entre ces deux isotopes, les géologues retracent les processus de fractionnement et les conditions physico-chimiques ayant prévalu au moment de la cristallisation du minéral. L’ablation laser permet de compléter l’analyse de datation en libérant les fluides emprisonnés dans les cristaux. Julien m’explique :

Des cristaux comme le quartz contiennent de petits défauts ayant piégé des fluides, lors de leur formation, c’est un peu comme dans Jurassic Park, où l’on cherche des moustiques de 60, 70 ou 80 millions d’années, sauf que nous, nous recherchons les fluides ayant formé ces granites il y a 300 millions d’années.

La plateforme LG-SIMS-Nancy est spécialisée dans l’analyse isotopique et élémentaire in situ par microsonde ionique à haute résolution spatiale. © CRPG

Grâce à ces instruments, l’équipe de Géoressources a pu retracer l’histoire géologique du granite de Beauvoir, issus de la genèse de la chaîne de montagnes varisque, « le socle de l’Europe », formée entre 360 et 300 millions d’années. Si le granite de Beauvoir affleure aujourd’hui en surface, sa formation a eu lieu bien plus profondément. La « fabrique de ces granites », « l’usine de ces magmas » (la géologie empruntant ici le vocabulaire de l’industrie), se situe plutôt à 25 kilomètres sous terre par la fonte d’anciens granites eux-mêmes « spécialisés ». L’âge de ces granites originels remonte à 450-500 millions d’années, et ils se seraient formés au moment d’une autre chaîne de montagnes, la chaîne cadomienne. En définitive, le granite de Beauvoir est l’aboutissement d’une histoire géologique extrêmement longue, qui s’étend sur plusieurs centaines de millions d’années. 

Le granite de Beauvoir présente une concentration en lithium de 0,9 %. Géologiquement, cela en fait un granite « anomalique », avec des concentrations 500 fois supérieures à celles des roches environnantes. Pour aboutir à une telle concentration, il faut une source de magma spécifique et un contexte structural qui permet de remonter ce magma et de l’enrichir. Pendant leurs lentes remontées, les gigantesques bulles brûlantes de magma à l’origine du gisement de Beauvoir rôtissent les roches voisines, en digèrent certaines et vaporisent les eaux infiltrées. À mesure que la température diminue et que la pression se relâche, les éléments chimiques s’associent et cristallisent en minéraux (on parle de différenciation magmatique). Le lithium est dit « incompatible », m’explique Julien, plus à l’aise dans le magma que dans la roche, il tarde à se cristalliser. Avec d’autres éléments, comme l’étain, le tantale, le béryllium ou le niobium, il va rester le plus longtemps possible à l’endroit le plus liquide du magma et finira piégé dans la partie la plus haute du granite de Beauvoir.  

À partir de l’échelle du micromètre, l’équipe de Julien remonte à des temps et espaces géologiques qui déterminent aujourd’hui l’agenda des projets extractifs européens. Le Massif central fait partie de l’ancien axe montagneux de la chaîne varisque, aujourd’hui dispersé entre la montagne Barroso au Portugal, l’Estrémadure en Espagne, le Massif armoricain en Bretagne, les Cornouailles en Angleterre ou encore les Monts métallifères d’Europe de l’Est, autant de régions qui connaissent aujourd’hui divers projets d’extraction de lithium en Europe, avec les reconfigurations territoriales, les enjeux politiques et les conflits sociaux qui en découlent. En entreposant l’origine géologique du granite et le contexte structural de la remontée magmatique, les géologues peuvent désormais prévoir les emplacements probables dans ces régions, de granites cousins à celui de Beauvoir. 

Sonder l’histoire géologique de la Terre pour mieux l’exploiter ?

Les avancées dans la compréhension de l’histoire géologique de la Terre sont indissociables de l’extension des modes et possibilités d’extraction. Les laboratoires de recherche ne disposent pas des moyens pour réaliser des campagnes de forage à grande échelle, comme celles menées par Imerys. Cependant, ces échantillons et données collectés par ces entreprises permettent une analyse à une échelle plus large, essentielle pour la compréhension de l’évolution géologique de la Terre. Du côté des industriels, les connaissances fondamentales en géologie permettent le développement de nouveaux outils de prospection.  

Les données relevées à Beauvoir vont nourrir des modèles de réseaux de données qui participent à la modélisation ainsi qu’à l’élaboration de cartes prédictives. En plus du projet Li-Beauvoir, le laboratoire de Nancy participe à un projet de recherche national, le projet TRANSFAIR« Lithium et métaux critiques des gisements de roche dure : modèle géoenvironnemental et tendances socio-économiques – TRANSFAIR » : https://anr.fr/Projet-ANR-21-CE01-0022. dont l’objectif est « de produire un modèle métallogénique complet qui permettra de développer des approches de cartographies prédictives », donc d’identifier des zones favorables à la présence de pegmatites et granites à métaux rares susceptibles de contenir du lithium. En plus des modélisations géologiques, « les niveaux potentiels d’acceptabilité sociale des projets miniers en France, au Portugal et en Espagne seront évalués  par une caractérisation des profils territoriaux, une cartographie des parties prenantes et l’adaptation de l’indice de risque social. »

La géologie est une science politique et l’équipe du laboratoire Géoressource est bien consciente du lien irréductible entre intérêt scientifique et ouverture de nouveaux territoires d’extraction. Pour Julien Mercadier, si le développement de connaissances géologiques fondamentales permettant d’identifier les ressources du sous-sol français répond à un enjeu de souveraineté, la décision de les exploiter devrait faire l’objet d’un débat de société mobilisant des citoyens qu’il souhaite davantage formés sur les problématiques du sous-sol.   

Mise en ressource du lithium d’Échassières

Une façon de penser la crise actuelle du changement climatique anthropique est de l’envisager comme un problème de temporalités inadaptées. Les institutions et les pratiques humaines sont adaptées à un sens humain du temps et de l’histoire, nous devons maintenant employer ces institutions pour aborder des processus qui se déroulent sur des échelles de temps beaucoup plus grandesDipesh Chakrabarty, The Climate of History in a Planetary Age, Chicago, University of Chicago Press, 2021, p. 49..  

L’ampleur des temps géologiques et de l’énergie terrestre nécessaire à la formation d’une telle entité peut-elle nous aider à percevoir le gigantisme du procédé humain consistant à décomposer ce granite et à en isoler le lithium ? Si l’érosion d’un granite se déroule à l’échelle de centaines de millions d’années, en 25 ans Imerys propose de réduire 50 millions de tonnes du granite de Beauvoir en poussière, extraordinaire accélération de l’entropie et mobilisation de puissance emblématique du mode d’existence de nos technologies « durables ».  

Comment est présenté officiellement le projet de mine EMILI ? Le projet comprend la création de 3 usines : à Échassières sont prévues l’extraction du granite et la concentration du mica lithinifère, acheminé par minéroduc au site d’assèchement et de chargement du minerai, qui rejoindrait par voie ferrée le site industriel en périphérie de Montluçon. La méthode d’extraction serait « l’abattage par sous-niveaux »: le granite serait concassé sous terre avant d’être ramené à la surface. L’extraction du granite se ferait par l’ouverture de galeries et le creusement de chambres, lesquelles seraient exploitées simultanément avant d’être remblayées avec des résidus miniers. Ajoutez à cela des canalisations souterraines, la promesse d’un système de recyclage des eaux à 90 %, une emprise au sol minimisée et une intégration stratégique des sites dans le paysage, et vous obtenez la description d’une mine sans débordements, assurant le maintien de la structure hydrogéologique du granite, sans impact sur les nombreuses sources de la colline et de la forêt des Colettes. Imerys défend le modèle d’une mine moderne et responsable, loin « des mines d’hier et d’ailleurs ». Le bilan environnemental du projet présenté peut certes être reconnu comme meilleur que les mines de lithium à l’étranger, principalement en Australie. Mais ce modèle de mine moderne peut également être envisagé comme un certain design de l’invisible, élaboré afin que rien ne soit ressenti en surface. La modélisation 3D du projet de mine proposée par Imerys est intéressante à cet égard, pour bien visualiser l’infrastructure de la mine, il faut effacer le calque du territoire.

emili3d.imerys.com

Pour rematérialiser ce projet de mine moderne, il faut suivre la matière. Le granite de Beauvoir est composé de quartz, de feldspath et de mica lithinifère (K(Li,Al)3(Si,Al)4O10(F,OH)2), minéral qu’il s’agit dans un premier temps de concentrer pour en exploiter le lithium. Pour isoler le mica lithinifère du corps du granite, huit étapes industrielles sont nécessaires : explosion de la roche, concassage, broyage, concentration gravimétrique, séparation des roches par flottation avec acides, neutralisation à la chaux, filtration. Une fois acheminé à l’usine de conversion, la transformation de la pulpe de mica lithinifère en hydroxyde de lithium (LiOH) subit cinq nouvelles étapes de pyrométallurgie : calcination, lixiviation, purification, précipitation du carbonate de lithium, conversion en hydroxyde de lithium. Où se situe dans ces étapes la rupture avec les mines d’avant et d’ailleurs ? Ces techniques ne sont pas nouvelles, elles étaient déjà utilisées dans l’activité minière du début du xxe siècle. Imerys met en avant quelques innovations plus récentes comme un taux de recyclage de l’eau entre 80 et 90% et le procédé de « zéro décharge liquide » pour l’usine de conversion. Surtout, pour extraire ces nouveaux métaux dont les teneurs intéressantes financièrement sont de plus en plus faibles, la technologie est désormais beaucoup plus puissante et les procédés automatisés. Imerys compte obtenir 34000 tonnes de lithium par an à partir de 2,1 millions de tonnes de roches, consommant au passage 1,2 million de m3 d’eau et plus de 420000 tonnes de réactifs chimiques, produisant au passage 1700000 tonnes de stériles et résidus miniers sur le site d’extraction, 800000 tonnes de déchets ultimes sur le site de conversion. 

Tableau de synthèse proposé par l’auteur à partir des données du dossier du maître d’ouvrage, disponible en ligne sur https://www.debatpublic.fr/mine-de-lithium-allier/le-dossier-du-maitre-douvrage-5411

Selon les données d’Imerys, la consommation électrique de ces trois sites serait au total de 446000 mégawattheures par an, soit l’équivalent de la consommation annuelle de 172000 personnes, c’est-à-dire la moitié du département de l’Allier. Dans l’usine de métallurgie, le seul four destiné à chauffer le concentré de lithium à 1 000 °C brûlerait 495 gigawattheures de gaz à l’année, c’est-à-dire la consommation énergétique domestique de 67 000 personnes en France. Comme le signale l’historien Jean-Baptiste Fressoz dans une tribune du 20 mars 2024 publiée dans Le Monde :

Le plus surprenant est que, malgré ce gigantisme, le site d’Échassières ne représente qu’une toute petite partie de l’industrie minière nécessaire pour électrifier le parc automobile français. Imerys prévoit de sortir suffisamment de lithium pour fabriquer 17 millions de voitures, soit seulement un tiers du parc actuel. Bien d’autres Échassières en France, et surtout ailleurs, sont donc à prévoir. Cerise sur le gâteau, le lithium ne représente que 4 % du poids des batteries des véhicules électriques, les 96 autres – graphite, aluminium, cobalt, manganèse, nickel et cuivre – posant aussi des problèmes environnementauxJean Baptiste Fressoz, « Transition écologique : “D’où vient cette idée que, pour sauver le climat, il faut absolument ouvrir des mines ?” », Le Monde, 20 mars 2024..

La journaliste et philosophe Célia Izoard a été interviewée par la Commission nationale du débat public (CNDP) sur le projet de mine EMILI. Cependant, son interview, publiée sur YouTube quelques jours après la fin du débat, n’a pas été présentée aux participants et est restée largement invisibleCommission nationale du débat public, « Débat mine de lithium Allier : interview de Célia Izoard, journaliste et autrice  », mis en ligne le 23 juillet 2024, https://www.youtube.com/watch?v=GvsLeJDL5vU.. Face au bilan énergétique de la mine, elle rend compte de la problématique suivante :

À quelles conditions le lithium peut-il être utilisé pour réduire les émissions de carbone ? À partir du moment où l’on crée une mine qui va réchauffer le climat et servir à produire de nouveaux véhicules dont la production est deux fois plus émettrice en gaz à effet de serre que les véhicules thermiques, à quelles conditions peut-on arriver à l’objectif de lutte contre le réchauffement climatique ? Les conditions restreintes dans lesquelles cette mine est acceptable seraient que des objectifs soient formalisés par l’État pour encadrer le marché du lithium et faire en sorte que la consommation du lithium d’Échassières ne soit utilisée que pour des véhicules de petite taille, des véhicules de moins d’une tonne.

Célia Izoard rappelle que ce que porte intrinsèquement l’extraction du lithium, c’est en premier lieu son poids énergétique et environnemental. La valeur écologique du lithium n’est jamais donnée a priori, elle dépend avant tout d’une politique stratégique sur son usage. La question des usages a ainsi plané tout au long du débat public sur le projet EMILI. 

Le lithium, vecteur d’une transition écologique ? La question des usages 

Le soir du lancement du débat public, le 12 mars 2024, les membres des associations Stop Mines 03 et Préservons la forêt des Colettes quadrillent la place centrale de la ville de Moulins. Difficile d’atteindre la salle municipale sans avoir à la main un flyer d’opposition au projet de mine EMILI. Devant la salle, les journalistes interviewent à la hâte des militants rassemblés devant la bannière « Lithium, non merci ». Dès l’amorce de la soirée, l’ambiance est électrique. En introduction du débat, Guillaume Delacroix, directeur général Europe du groupe, tient un discours qui se veut d’apaisement. Il rappelle « l’esprit de transparence » d’un débat qu’il espère « serein, rationnel et pondéré »CNDP, Compte rendu de la réunion de lancement, 12 mars 2024, p. 6, https://www.debatpublic.fr/mine-de-lithium-allier/reunion-douverture-5403.. Le président de la commission du débat public lance la vidéo de présentation du projet. En dix secondes, le cadre est posé. Une animation montre une planète rouge, suffocant sous les émissions de voitures et d’avions thermiques, soudain remplacés par une voiture électrique surgissant de terre. La planète devient alors verte, tandis que la voix off explique : « Dans un contexte de transition écologique, le lithium est devenu critique pour le développement de la mobilité bas carbone en Europe. » Par simple évocation de l’élément, sans considération aucune pour la question des usages ou de la politique de transports publics, le projet de mine se voit présenté d’office comme une infrastructure de la transition écologique. 

Fanny Verrax, philosophe et professeure associée en Transition Écologique et Entrepreneuriat Social,  rappelle dans un entretien récent pour Génération Écologie les quatre narratifs qui accompagnent le renouveau minier en France : « l’argument de la transition énergétique et de la décarbonation, l’argument de souveraineté géopolitique, l’argument moral (“il faut qu’on arrête de faire porter nos externalités sur les pays du Sud”), et l’argument de la mine responsable qui consiste à dire qu’aujourd’hui, en Europe, on sait faire des mines avec beaucoup moins d’impacts et qu’il n’y a donc plus de raison de s’opposerFanny Verrax, « Aucun projet minier en Europe n’est conditionné par les usages », Génération écologie, 19 janvier 2025, https://generationecologie.fr/2025/01/19/https-generationecologie-fr-2025-01-17-fanny-verrax-aucun-projet-minier-en-europe-n-est-conditionne-par-les-usages/. ». 

Le lithium semble avoir le pouvoir, plus que tout autre élément, de soutenir ces narratifs. La seule évocation de l’élément permet généralement (le plus souvent dans les discours des industriels et des politiques) d’associer réindustrialisation, transition écologique ou modèle de mine responsable. Avec le lithium, la politique européenne de souveraineté sur les métaux critiques prend des couleurs de relocalisation et de responsabilité, oblitérant que l’extraction de lithium ici sera concomitante et irréductible à l’extraction de la grande majorité de métaux ailleurs. La politique de souveraineté est avant tout une sécurisation de l’approvisionnement en métaux à l’étranger. Le modèle de transition européen perpétue les rapports de force géopolitiques et les échanges écologiques inégaux entre les pays « consommateurs » et ceux « producteurs » de métaux, une dichotomie qui structure la gouvernance énergétique actuelleLe 28 septembre 2023, Dr Fatih Birol directeur exécutif de l’IEA ouvre le sommet pour les métaux critiques et l’énergie verte par cette formule :  « We are extremely happy that we were able to get both countries who are producing and who are consuming mineral ». https://www.youtube.com/watch?v=KpUnZyjozwg.. La législation européenne est claire à ce sujet, selon les objectifs du Critical Material Act européen : « l’extraction doit permettre de produire 10 % des besoins annuels de l’UE et pas plus de 65 % des besoins annuels de l’UE de chaque matière première stratégique, à tout stade de transformation pertinent, ne devraient provenir d’un même pays hors UE. » Dans l’hypothèse où ces objectifs étaient atteints, 90% des métaux critiques à l’Union Européenne seraient toujours importés des hectares fantômes de pays étrangers, actualisant à l’heure de la transition énergétique le constat de l’historien Kenneth Pomeranz qui analysait  les espaces extra-frontaliers dont a bénéficié la Grande-Bretagne pour l’importation des ressources nécessaires à son décollage industrielPomeranz Kenneth, The Great Divergence: China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press, 2000.. Le poids matériel des scénarios de la transition impose une épreuve de vérité. L’ouverture de quelques mines en Europe participe à la marge au projet de sécurisation des métaux critiques, dépendant avant tout de territoires extérieurs. Le projet actuel de « transition énergétique » européen n’est nullement un projet de redirection écologique soutenable à l’échelle planétaire. 

Il fallait être présent le 12 mars 2024 à Moulins (ou bien visionner la rediffusion disponible sur YouTube) pour assister à la déconstruction du récit de la mine pour la transition. Étienne, jeune habitant des environs d’Échassières, membre de l’association Stop Mines, prend la parole sans attendre sagement le tour des questions-réponses, interrompant le déroulé tranquille de la présentation : « Vous dites que ce lithium va servir à lutter à la transition énergétique. Très bien, nous aussi, nous sommes pour la transition énergétique. La vraie question c’est : pouvez-vous nous garantir que le lithium ne sera pas utilisé par des SUV, par exemple, un usage qui va à l’encontre de la transition énergétique ? », demande-t-il, en citant un rapport récent du WWFWWF, Métaux critiques : l’impasse des SUV, quel scénario pour réussir la transition de nos mobilités ?, 9 avril 2023.. Réponse de Guillaume de la Croix, Directeur Général de la division Métallurgie d’Imerys : « Nous sommes une entreprise minière, donc nous pouvons nous engager, c’est le sujet du débat, à exploiter et à extraire ce lithium d’une manière responsable. Nous n’avons pas de compétences sur les utilisations qui seront faites de ce lithium, je vous le dis très franchement. » Cette réponse suscite immédiatement de nouvelles objections : au fond, si l’entreprise ne peut garantir que l’exploitation servira réellement la transition écologique, comment peut-elle l’utiliser comme argument principal pour justifier le projet ?

Qui doit être garant des usages du lithium ? Imerys dans le choix de ses clients ou l’État dans un pilotage stratégique ? Entre le lithium du gisement d’Échassières et son assemblage technologique final, il y a un certain nombre d’intermédiaires : l’hydroxyde de lithium d’Imerys pourra être revendu à des concepteurs de cathodes de batteries lithium-ion, qui eux-mêmes pourront le vendre à un assembleur de batterie, qui à son tour le vendra à un constructeur de véhicules. 

Le 10 juillet 2024, à Montluçon, lors de l’un des derniers rendez-vous du débat, M. Gallezot, président de la Délégation interministérielle aux Métaux Stratégiques (DIAMS), résume, par une formule tautologique emblématique, le désengagement de l’État de son rôle de stratège pouvant encadrer des usages véritablement écologiques du lithium : « Le lithium, c’est du lithium. Il n’est pas désigné pour aller sur tel type de voiture ou sur tel type de camionnetteCNDP, « Échange avec l’État et le maître d’ouvrage », 9 juillet 2024, p. 11. https://www.debatpublic.fr/mine-de-lithium-allier/les-engagements-de-letat-et-du-maitre-douvrage-5900. ». M. Gallezot défend par la suite les dispositifs publics de soutien aux véhicules électriques, au télétravail et au covoiturage, et le développement de pistes cyclables, comme incitation à des usages plus écologiques, mais il reste catégorique sur le rôle de l’État quant aux usages du lithium : dans un marché européen, le gouvernement français n’a pas vocation à se positionner en État stratège à même de garantir la trajectoire du lithium. 

Si l’extraction du  lithium est justifiée dans les discours par l’impératif écologique de la décarbonation, la segmentation de la chaîne de production, le désinvestissement de l’Etat, la confiance et les crédits financiers accordés aux industriels ne permettent pas au lithium d’être ce qu’il est censé incarner, un agent d’un monde écologique. Les pouvoirs du lithium sont surdéterminés par les usages que nous en faisons. La segmentation de la chaîne de valeur, de l’extraction à l’usage, est au cœur de la déresponsabilisation de chaque acteur et permet finalement d’assumer l’absence de contrôle sur le principe même que l’on défend. Contrairement à ce que laisse penser la formule du DIAMS, le lithium ne fait rien tout seul, il performe là où des agents l’engagent. 

Dispositif socio-politique d’extraction 

Les ressources ne sont pas, elles deviennentErich Zimmermann, World Resources and Industries: A Functional Appraisal of the Availability of Agricultural and Industrial Resources, New York, Harper & Brothers, 1933..

Au-delà de processus géologiques et de procédés industriels, la mise en ressource du lithium d’Échassières advient grâce à des dispositifs socio-politiques bien précis. Le projet d’exploitation du granite de Beauvoir pour le lithium et les métaux connexes est en discussion depuis 1962, date de la fermeture de la mine de tungstène voisine. Sur près de 20 ans, les communistes de l’Allier, avec en première ligne le député Lajoinie, vont faire campagne pour la réouverture de la mine dans un autre contexte, déjà associé aux enjeux de souveraineté (on disait plutôt « indépendance ») et de réindustrialisation, les communistes la défendant comme un projet d’intérêt national majeur. 

La campagne des communistes et la succession des sondages du BRGM pour caractériser le gisement, ne portent pas leurs fruits, l’État s’avérant frileux à investir dans une filière à la rentabilité douteuse. En 2022, le projet de mine de lithium fait son comeback, dans un contexte où les rapports de forces sont inversés : il est cette fois-ci porté par le gouvernement et un industriel, le projet s’inscrit au cœur de dispositifs stratégiques pour la souveraineté, la décarbonation et la réindustrialisation, un triptyque au cœur de la politique France Relance lancée en 2020 par le gouvernement.

Lors du débat public de Montluçon, en juillet 2024, « Échange avec l’État et le maître d’ouvrage », Benjamin Gallezot, le délégué interministériel que nous avons évoqué plus haut, explicite le soutien du gouvernement. Le projet, qui nécessiterait un investissement d’1 milliard d’euros, pourrait bénéficier d’un crédit d’impôt industrie verte de 200 millions d’euros. Dans la salle, on réagit. Quelques jours plus tôt, avant même la fin du débat public, le projet a été déclaré d’intérêt national majeur par un décret gouvernemental publié le 7 juillet avant la fin du débat public. Au-delà de l’expertise du sous-sol et de la volonté des populations locales, le simple enchaînement des faits historiques montre donc que c’est bien l’alignement entre le pouvoir de l’État et le projet d’un industriel qui est décisif pour la mise en ressource du lithium d’Échassières, et non pas les enjeux écologiques ou sociaux comme tels. 

Le soutien de l’État au renouveau minier était déjà manifeste dans les années 2010, face à la montée en puissance de l’industrie de la Chine et ses annonces successives de diminution du quota d’exportation en terres rares et autres métaux. L’Europe et les États-Unis commencent à se préoccuper de leur souveraineté en métaux « critiques », c’est-à-dire de leur capacité à sécuriser l’approvisionnement de matières premières pour l’aéronautique, l’automobile, l’électronique, l’armement. Lorsqu’en 2012, Arnaud Montebourg, alors ministre chargé de l’industrie, tente de mettre en place une stratégie du « renouveau minier », en défendant le concept de « mine responsable », la question de la souveraineté n’est pas liée aux enjeux d’une « transition énergétique », mais à celui du « redressement industriel ». En 2017, la Banque mondiale publie le rapport The Growing Role of Minerals and Metals for a Low Carbon Future. En collaboration avec les géants miniers, l’organisation calcule les besoins en métaux nécessaires pour décarboner l’infrastructure énergétique mondiale. À partir de cette date, les rapports portant sur les problèmes d’approvisionnement (comme le rapport Varin en France en 2021) s’inscrivent dorénavant sous la bannière du climat. Derrière l’appellation « des métaux pour la transition », on retrouve les mêmes métaux nécessaires à l’électronique et à l’industrie en général. En quelques années, le climat est ainsi parvenu à redorer le blason du renouveau minier et la mine d’Échassières en est le fer de lance. 

En 2024, l’alignement entre le pouvoir de l’État et l’entreprise minière est symbolisé par cette photographie, communiquée par Imerys lors de l’annonce du choix des sites de déchargement et de l’usine de conversion.


© Imerys

Au premier plan, l’équipe Lithium d’Imerys, avec, au centre, Guillaume Delacroix, directeur général Europe du groupe, et au second plan, Benjamin Gallezot, Délégué interministériel aux approvisionnements en minerais et métaux stratégiques, ainsi que Claude Riboulet, Président du département de l’Allier, et Pascale Trimbach, préfète de l’Allier.

La mise en ressources du lithium d’Échassières révèle ainsi les tensions locales ressenties entre deux niveaux d’action politique. De nombreuses interventions de citoyens lors du débat public dénoncent la déresponsabilisation et le manque d’action politique « au sol » : pour le contrôle de l’usage des ressources, la mise en place d’une politique de sobriété ou le maintien et développement d’infrastructures et de services publiques du département. Les problématiques d’enclavement du département et l’absence de service de transports publics se sont notamment cristallisées autour de la vétusté de la ligne de train Montluçon-Moulins dont la rénovation semble conditionnée au projet EMILI (le transport des minéraux entre les deux sites industriels devant être assuré par cette ligne). À l’inverse, que ce soit dans le refus historique de l’État de permettre la mise en ressource du lithium, ou aujourd’hui dans les dispositifs exceptionnels mis en place pour soutenir le projet EMILI, le sous-sol est le milieu d’actions politiques interventionnistes par lesquelles s’exprime la puissance d’un État capable de piloter et reconfigurer des territoires. 

S’opposer à la mine : exposer l’invisible

Les tensions autour du projet de mine de lithium d’EMILI permettent d’approcher les enjeux actuels de « politisation du sous-sol Xavier Arnauld de Sartre, Sébastien Chailleux, « L’incomplète mise en politique du sous-sol français », Natures Sciences Sociétés, 2021, no. 29 (supplément), pp. S2-S11. ». Les mouvements d’opposition, malgré une certaine hétérogénéité, convergent autour d’une lutte qui cherche à s’inscrire, avec de nouvelles alliances, dans un mouvement international contre l’extractivisme du capitalisme vert. Le 25 mai 2024, les associations Stop Mines, Préservons la forêt des Colettes, la Confédération paysanne et Les soulèvements de la terre Allier organisaient une journée festive d’information : « On ne va pas se laisser miner », en invitant notamment Bascule Argoat (mouvement d’opposition à l’extension de la carrière d’andalousite d’Imerys à Glomel), Stop Micro (lutte contre l’extension d’une usine de microélectronique à Grenoble) et Génération Lumière (voir l’article de Laurence Allard dans Les Temps qui restent sur le plaidoyer de cette associationLaurence Allard , « Décoloniser l’écologie du numérique », Les Temps qui restent, Numéro 3, Automne (octobre-décembre) 2024.). 

L’activité minière se définit généralement par la production et les propriétés de la substance extraite. La force de ces oppositions réside dans leur capacité à enquêter et proposer une contre-description au projet de mine en exposant une série d’invisibilisations  : l’absence de garantie sur les usages, les intérêts d’empires financiers derrière les projets de mines « responsablesCatherine Le Gall, « À Glomel, une mine d’argent pour la multinationale Imerys », Splann, 2024 : https://splann.org/enquete/intoxication-miniere-en-bretagne/glomel-mine-argent-imerys/. », bref les hors-champs de la mine - et, en premier lieu, la problématique de la gestion des déchets. Le bilan matière du projet EMILI le montre explicitement : une mine est intrinsèquement une entreprise de production de déchets. Alors que des interrogations subsistent quant à la gestion des déchets du projet EMILI (part des déchets stockés en surface sur le site d’extraction, destination finale des 800000 tonnes de déchets du site de conversion), les récentes enquêtes sur la contamination du site de Glomel par la carrière d’andalousite d’Imerys en BretagneCelia Izoard, Morgan Large et Catherine Le Gall, « Révélations sur la pollution aux métaux lourds de la mine Imerys de Glomel », Splann, 2024 : https://splann.org/nouvelle-enquete-imerys-glomel-pollution/. et les poursuites engagées contre l’entreprise au BrésilCelia Izoard, « Imerys, le géant minier accusé de pollutions et d’escroquerie », Reporterre, mars 2025 : https://reporterre.net/Imerys-le-geant-minier-accuse-de-pollutions-et-d-escroquerie. alimentent la défiance envers le géant de minéraux. Plus largement, le débat sur le projet de mine EMILI réactive les débats sur ce « commun négatifLe concept de communs renvoient ici aux réalités matérielles et immatérielles évaluées négativement, et dotées d’un caractère plus ou moins évident, tels les déchets radioactifs, les sols pollués ou encore certains héritages culturels, y compris certains modèles économiques et managériaux, les supply chains, le numérique, etc. Voir : Alexandre Monnin, « Les communs négatifs planétaires », Multitudes, Hiver 2021, no. 85, p. 117-125. » que constituent historiquement l’après-mine et ses sites pollués en France. 

À Échassières, la terre porte les traces d’une longue histoire extractive. Au Mazet, à quelques kilomètres, la route départementale longe les ruines de l’ancienne laverie et du laboratoire de la mine de tungstène (en activité de 1915 à 1962), envahie par la végétation. En contrebas des habitations, on trouve la colline de sable, terrain de jeux - encore récemment - des enfants des villages alentour. Roger Chamartin a travaillé là-bas pendant les dernières années de la mine de tungstène. Il était notamment chargé d’acheminer les déchets de la mine vers cette dune. « La butte de sable est encore là, mais à l’époque elle était trois fois plus haute, on la voyait de loin c’était quasiment une colline. » Depuis, les poussières toxiques se sont progressivement dispersées. À proximité de cette dune, se trouve l’étang du Cotillon qui a servi de bassin de rétention des déchets et qui a dû être évacué dans la rivière de la Bouble en 1995 et 2014 pour éviter une rupture de digue. L’association Stop Mines a remis sur le devant de la scène, en 2022, une étude de Geoderis de 2013, qui jusqu’ici n’avait pas fait beaucoup de bruit. Le site est parmi les dix sites les plus pollués en France, notamment à l’arsenic, au lithium et au plombLes pollutions des résidus sont liées à la composition du micaschiste, roche au sein de laquelle a été extrait le tungstène et où est venu s’encastrer le granite de Beauvoir (qui lui ne contient pas de sulfure). Voir : Geoderis, Étude environnementale et sanitaire sur les anciennes exploitations minières des Montmins et de Nades, 2016 : https://www.allier.gouv.fr/Actions-de-l-Etat/Risques-naturels-et-technologiques/Etude-environnementale-et-sanitaire-sur-les-anciennes-exploitations-minieres-des-Montmins-et-de-Nades., mais les familles vivant à proximité immédiate du site n’en ont jamais été informées par les autorités. Aucune procédure de dépollution n’a été réalisée sur ces sites. Devant l’étang du Cotillon, une simple barrière, accompagnée d’un panneau « Chantier interdit au public », ou plus loin « Risque d’enlisement, danger de mort ». Ces panneaux qui camouflent la réalité du site, expriment, paradoxalement, une part de vérité plus profonde. S’il n’y a plus de chantier humain, la terre, elle, est encore en chantier, durablement affectée par la toxicité des restes, dans une violence lente et persistante. L’association Stop Mines tente de rendre visible le commun négatif de l’après-mine, en proposant un « toxique tour » comme alternative aux randos « patrimoine minier » présentées dans les fascicules de Wolframine, le musée de la mine d’Échassières. Depuis l’action de Stop Mines, le Musée de la mine a annulé les visites scolaires sur les anciens sites de traitement du tungstène. 

Le lithium d’Échassières se retrouve ainsi au pris dans un ensemble de conflits emblématiques du régime de visibilité problématique du sous-sol et des infrastructures minières, qui peuvent être reliés aux antagonismes entre différentes manières de concevoir et d’exposer l’invisible. D’un côté, les activistes deviennent enquêteur.rices, mobilisant les ressources de savoirs techniques ou profanes locaux comme ceux de communautés scientifiques pour faire valoir une contre-expertise, exposer les angles morts de l’extraction et ne pas simplement dépendre de la description du projet de mine et des discours de la transition écologique présentés par le porteur de projet et l’État. 

D’un autre côté, ces questions de régime de visibilité révèlent une caractéristique de l’industrie extractive à l’heure de la transition : l’association de deux types d’action sur l’invisible. Un premier registre consiste à prospecter, sonder, caractériser, quantifier, modéliser, extraire, concentrer, raffiner etc., en deux mots, à faire apparaître. Un deuxième registre revient à enfouir, évacuer, camoufler, neutraliser, voire minimiser ou faire disparaître. Tout un attirail de stratégies et d’exercices de prestidigitateur qu’annonce d’ailleurs logiquement le slogan d’Imerys : « transform to perform ». 

« Transformer pour performer », la formule s’appliquerait également bien au lithium d’Échassières qui habite une zone liminaire dans un état transitoire entre ressource potentielle et ressource exploitée. L’annonce même du projet, projetant le changement d’état du lithium, a déjà un impact (avant même sa construction) du fait qu’elle révèle et catalyse les antagonismes dans les différentes manières de penser l’espace, les attachements et identités territoriales, l’avenir de ces territoires. Le changement d’état en cours du lithium met en jeu des échelles, espaces et temporalités multiples dont l’enchevêtrement et les régimes de perceptibilité complexes éclairent les enjeux politiques actuels dans l’évolution des rapports au sous-sol. Les deux sections qui suivent proposent des pistes de prolongements de l’analyse sur les multiples reconfigurations et mutations associées au lithium dans son agencement au sein de ses deux corps de destination.

A Échassières, l'extraction « ordinaire » accueille l'extraction de la « transition » : le vide de fausse de la carrière de kaolin en cours d'exploitation devrait être comblé par les stériles et résidus miniers de la futur mine de lithium. En haut à droite, dans la roche noire du micaschiste, l'entrée du puit St Jean qui donnait accès aux galeries de la mine de tungstène (1915-1962) est encore visible.
© Louis Bidou

Les batteries lithium-ion : le cœur des technologies nomades ?

L’idéal d’intensité électrique dans lequel nous avons été éduqués est devenu caduc, même si nous continuions d’obéir dans bien des domaines de l’existence sociale aux impératifs modernes de vivre fort, de vivre vite, de vivre intensément. Sans nul doute, il se profile déjà d’autres idéaux. Certains croiront à une vie sur le mode d’être de l’information. […] Une vie dont les qualités ne seraient pas intensifiées mais plus efficaces : mémoire augmentée, concentration accrue, humeurs maîtrisées, mort repousséeTristan Garcia, La Vie intense : une obsession moderne, Paris, Autrement, 2016, p188..

De quelle manière le lithium affecte-t-il le mode d’existence de nos technologies ? Parmi les différentes technologies d’accumulateurs, les batteries lithium-ion ont la densité de charge la plus élevée. Elles peuvent donc fournir beaucoup d’énergie sans être trop lourdes : la densité énergétique d’une batterie au plomb est d’environ 50 à 70 Wh/kg, celle d’une batterie lithium-ion autour de 150-300 Wh/kg. La légèreté du lithium, sa capacité à accumuler l’énergie et ses propriétés électrochimiques accompagnent la miniaturisation des composants électriques et participent au développement des technologies nomades qui rendent disponibles, sous la main, « l’intensité de l’électrique » et « l’efficience cognitive » des algorithmes numériquesibid.. Avec sa double capacité de réserve et d’approvisionnement en énergie, la batterie est au cœur de la numérisation actuelle et future. La batterie lithium-ion est le composant par excellence qui fait le pont entre la domestication du courant électrique, marqueur de « l’idéal de vie intense » de la modernité selon Tristan Garcia, et « le mode d’être » de l’information.  

Le caractère « léger » du lithium présente une ambivalence caractéristique des enjeux et paradoxes de la transition énergétique. La mise en avant d’une telle qualité oblitère le poids réel des technologies nomades, l’impact de l’extraction nécessaire à l’obtention des métaux très dilués dans l’écorce terrestre et des infrastructures nécessaires à la distribution de l’électricité et des données numériques. Guillaume Pitron rappelle que « si l’on regarde toute la chaîne de production, toute la matière première mobilisée pour fabriquer un outil numérique, on se rend compte de son immense matérialité. Un téléphone portable ne pèse pas 150 grammes. Il pèse 70, 80, 150 kilos. » Dans leur livre, La servitude électrique, Gras et Dubey entreprennent de soupeser le poids du « macro-système » permettant de « profiter de l’invisible puissance qu’est l’énergie électrique de manière autonome et décentraliséeGérard Dubey, Alain Gras, La servitude électrique, Paris, Seuil, 2021. ». Cette « insoutenable légèreté du numérique » est décrite précisément dans l’article éponyme de Luca Paltrinieri en ouverture du dossier qu’il a supervisé pour Les Temps qui restentLuca Paltrinieri, « L’insoutenable légèreté du numérique », Les Temps qui restent, Numéro 3, Automne (octobre-décembre) 2024.

Avant la voiture électriqueÀ propos des promesses de la voiture électrique, lire dans ce dossier l’article de Kilian Jörg , « La voiture électrique : un maintien du statu quo sous de verts auspices », Les Temps qui restent, Numéro 4, Hiver (janvier-mars) 2025. dont l’essor annoncé par les politiques de décarbonation implique une explosion de la demande de lithium, le smartphone est sans doute la première technologie emblématique de notre modernité rendue possible avec les batteries lithium-ion. Dans son essai Smartphone, le très regretté Nicolas Nova montrait comment cet objet incontournable de la vie quotidienne pose la question de la « domestication » d’un usage irréfrénable de la « connexion permanente ». Est-il objet ou organe ? Nova tranche en faveur de la « dimension prothétique du smartphoneNicolas Nova, Smartphones. Une enquête anthropologique, Genève, Métis Presses, 2020, p. 103. » et décrit le smartphone comme une prolongation et une extension du processus d’externalisation cognitive entamé avec l’hominisation. Avec le lithium se déploient des nouvelles technologies nomades et capteurs sensoriels exosomatiques qui agissent sur nos capacités d’attention et notre perception du réel. Ainsi le lithium contribue à façonner un nouveau médium de perception, entendu comme « le milieu, l’environnement technologique dans lequel la perception a lieuBenjamin dans Somaini, Walter Benjamin’s Media Theory: The Medium and the Apparat, MIT Press, 2016, p. 3-21. ». D’un côté, il soutient « l’environnement évolutif d’appareils techniques agissant sur le sensorium humain », de l’autre il induit un certain état psychique, une « intoxication » qui modifie les coordonnées spatio-temporelles de notre perception sensorielle.

Si la batterie lithium-ion contribue à la puissance des technologies nomades, elle est aussi souvent leur faiblesse principale : non seulement c’est généralement la batterie qui est le premier composant à dysfonctionner, transformant un appareil en état de marche en déchet électronique, mais c’est aussi une potentielle bombe à retardement. Bénéficier de sa légèreté et de sa capacité à accumuler de l’énergie implique de devoir également composer avec le caractère extrêmement réactif du lithium. Au-delà des changements anthropologiques associés à l’émergence des technologies nomades, la nature même des batteries lithium-ion incite les scientifiques à changer leur regard sur ces technologies. Or le manque de connaissances et de contrôle sur ces réactions souvent imprévisibles constituent le principal problème de la durée de vie des batteries. La recherche sur les batteries consiste surtout à concevoir des batteries plus performantes, c’est-à-dire à stocker de l’énergie sur un petit volume et une faible masse. Depuis quelques années, des équipes de recherche commencent à se pencher en France sur l’augmentation de la durée de vie des batteries. J’ai interrogé à ce sujet Charlotte Gervillier Mouravieff, chargée de recherche au Laboratoire de Chimie du Solide et de l’Énergie au Collège de France, qui mène des recherches avec l’équipe du chimiste des matériaux Jean-Marie Tarascon pour le développement de batterie « auto-réparatrice ». 

Elle m’explique :« Aujourd’hui une batterie qui a perdu 20% de sa capacité est rarement ré-utilisée ou réparée. Comme nous avons très peu de connaissances sur ce qui passe dans une batterie en utilisation et des réactions chimiques en cascade qui peuvent s’y produire, cette batterie finira généralement au rebut. » En fonctionnement, divers phénomènes se produisent au sein d’une batterie : des réactions chimiques plus ou moins désirées, l’apparition de produits parasites liquides ou solides et même la génération de gaz. Tout cela est lié à la chimie du lithium, un élément difficile à maîtriser « car il a tendance à réagir avec presque tout ». Par exemple, un des principaux problèmes rencontrés dans la dégradation des batteries est le passage du lithium de sa forme ionique à sa forme métallique. Cette transformation peut provoquer la formation de dendrites, sortes de filaments conducteurs qui, en traversant le séparateur, peuvent créer un court-circuit et enflammer l’électrolyte, entraînant une combustion de la batterie. L’intérieur d’une batterie en utilisation, son activité chimique, constitue une terra incognita pour les scientifiques et ingénieurs. La difficulté de diagnostic des batteries vient du fait que ce sont des systèmes complètement fermés. Comme me l’explique Charlotte Gervillier Mouravieff :

Tout ce qui est à l’intérieur d’une batterie, le lithium en premier lieu, est très sensible à l’air, à l’eau, donc on ne peut pas les ouvrir pour les observer en utilisation. Lorsque l’on a voulu mieux comprendre ces phénomènes, on s’est rendu compte dans la communauté scientifique qu’il nous manquait des outils pour travailler sur la question du vieillissement des batteries.

En 2017, Jean-Marie Tarascon et son équipe ont inventé un dispositif de recherche inspiré du domaine médical. Empruntant aux techniques d’endoscopie permettant d’examiner l’intérieur du corps humain sans intrusion invasive, ils ont utilisé des fibres optiques pour accéder aux données chimiques d’une batterie en activité. Grâce à des mesures de température, de pression et de spectroscopie infrarouge, le dispositif permet de suivre l’évolution chimique du lithium en temps réel tout au long du cycle de vie d’une batterie.

L’arrivée fulgurante des objets connectés fait que la batterie devient un élément clé de notre société ; l’équivalent du cœur pour notre corps humainJean-Marie Tarascon, « Chimie du solide et énergie », Cours et recherches des professeurs, Annuaire du Collège de France, 2024, p. 131-145..

La batterie lithium-ion devient un objet d’exploration quasi-médicale. En observant les phénomènes chimiques jusqu’ici imperceptibles, l’équipe cherche à développer des procédés capable de suivre « l’état de santé » des batteries en temps réel et à mettre au point des batteries auto-réparatrices, équipées de capteurs intégrés, de réseaux de neurones artificiels et de membranes régénératrices.

La fibre optique insérée dans la batterie recueille des signaux infrarouges qui délivrent des informations sur son fonctionnement.  © Frédérique PLAS / CSE / CNRS Photothèque

Cette mise en récit des recherches scientifiques inaugure-t-elle les prémices de ce qui pourrait constituer un nouveau mode d’existence des technologies, inspiré du métabolisme du vivant, ou a-t-elle plus simplement vocation à renforcer la confiance dans la capacité des ingénieurs en matériaux à inventer des technologies durables, voire « régénératives » ? Si les défis que pose la maîtrise de l’imprévisibilité du lithium amène les chimistes des matériaux à mobiliser des concepts empruntés à la médecine et à l’étude du vivant, cette même problématique se joue dans des rapports presques inversés en médecine lorsque l’élément intervient dans des symbioses avec les humains.

Le lithium comme thymorégulateur : voyage au centre de la psyché

Fritz Kahn – « Le médecin du futur » (1923)

Psychotrope de référence dans le traitement des troubles bipolaires, le lithium réduit significativement le risque de suicides en contribuant à réguler les dérèglements de l’humeur des personnes souffrant de troubles bipolaires (caractérisées par l’alternance d’états d’exaltation et de dépression)Le site https://www.troubles-bipolaires.com/ estime que 20% des personnes bipolaires décèdent par suicide. Diverses études longitudinales de cohortes montrent que le traitement régulier par lithium réduit considérablement au fil des années ce risque de mortalité suicidaire. Il est supposé qu’un effet proprement anti-suicide soit ici à l’œuvre, et non seulement par un effet de prévention des épisodes maniacodépressifs, dans la mesure où les autres médicaments régulateurs de l’humeur n’ont pas un effet anti-suicide équivalent. On observerait aussi une diminution du risque de démence tardive.. Découvert de manière empirique par le psychiatre australien John Cade en 1949, son mécanisme d’action au sein du système nerveux reste encore mal compris et les résultats du traitement, tout comme ses nombreux effets secondaires, demeurent difficiles à prévoir. Seulement un tiers des patients qui reçoivent du lithium répond positivement, un autre tiers ne répond pas du tout et le dernier tiers partiellementSource : entretien avec le psychiatre Josselin Houenou, janvier 2024.. En psychiatrie comme en chimie des matériaux, le lithium exprime son caractère imprévisible et instable. Si le lithium a prouvé cliniquement son efficacité, les psychiatres ne peuvent encore expliquer son mode d’action ou prédire la réponse des patient·es au traitement. Des années d’ajustement du traitement sont souvent nécessaires pendant lesquelles les patient·es doivent supporter les effets secondaires du lithium sans en ressentir encore les bénéfices. Pour percer le mystère du comportement du lithium au sein du système nerveux, les scientifiques utilisent là aussi des dispositifs non intrusifs permettant d’observer le comportement de cet insaisissable au sein d’un corps vivant, cette autre terra incognita qu’est le cerveau humain. 

Après 17 ans de conception, le CEA (commissariat à l’énergie atomique) a délivré en 2017 « un explorateur du cerveauNicolas Boulant, « À la découverte d’Iseult, l’IRM la plus puissante du monde », Le Point, mis en ligne le 24 janvier 2025. https://www.youtube.com/watch?v=9xpq5ps7vg0. », selon la formule de Nicolas Boulant, directeur du projet  Iseult. Mastodonte de technologie, monstre de puissance, l’aimant Iseult est unique en son genre : 130 tonnes, un courant de 1500 ampères, 182 kilomètres de fil supraconducteur générant un champ magnétique de 11,7 Tesla, soit 200000 fois celui de la planète Terre.

Vue de l’aimant avec les bobinages (orange) / la structure froide 1.8 K (bleu)/ le cryostat (violet) © CEA

Grâce à Iseult, les chercheurs de Neurospin, centre de recherche de Saclay voisin du CEA, ont accès à des IRM ultra-précis et explorent le cerveau à l’échelle du micromètre, dans l’objectif d’y trouver des réponses au diagnostic et au traitement des maladies psychiatriques. Sur place, le psychiatre Josselin Houenou et le physicien Fawzi Boumezbeur, qui mènent des recherches sur le lithium, me présentent le dispositif. Le champ magnétique de l’aimant Iseult peut être configuré afin d’émettre les ondes de radiofréquences qui vont exciter spécifiquement le magnétisme du lithium et orienter ces molécules (ce qui est rendu possible du fait que l’isotope 7 du lithium a un nombre de protons impair et donc un mouvement magnétique intrinsèque). Le retour de signal est ensuite interprété pour constituer des images permettant de cartographier le lithium accumulé dans le cerveau par les patients bipolaires suivant ce traitement.

Cartes de concentration de lithium ([Li]) acquises à 7T auprès de 10 patients atteints de trouble bipolaire. Les premières IRM de patients bipolaires avec l’aimant Iseult sont prévues en 2025.
Bellivier & al, « Accumulation of Lithium in the Hippocampus of Patients With Bipolar Disorder: A Lithium-7 Magnetic Resonance Imaging Study at 7 Tesla », Biological Psychiatry, Volume 88, Issue 5, 2020.

Naturellement le lithium est présent dans des quantités infinitésimales dans le corps humain. Les chercheurs de Neurospin commencent à comprendre comment le carbonate de lithium absorbé par les patients bipolaires se substitue dans leur corps à d’autres ions qui lui ressemblent, en premier lieu le sodium. En empruntant les canaux sodiques au sein du système nerveux, le lithium se retrouve notamment au niveau des dendrites. Les dernières observations suggèrent que le lithium pourrait renforcer les connexions neuronales et s’accumuler dans l’hippocampe, une structure essentielle à la mémorisation et à la régulation des émotions. Il faciliterait ainsi la communication entre le cortex préfrontal et l’amygdale, des régions clés dans la gestion des émotions. En explorant le mode d’action du lithium dans le cerveau, les chercheurs visent à corréler la réponse thérapeutique et la tolérance au lithium aux régions du cerveau impliquées. Ces données ouvrent une nouvelle piste pour prédire, chez les patients nouvellement diagnostiqués, ceux qui bénéficieront de l’administration de lithium.

CEA Presse & Médias : « Effets du lithium sur le cerveau dans le traitement des troubles bipolaires : vers la confirmation d’un mécanisme d’action » https://www.cea.fr/presse/Pages/actualites-communiques/sante-sciences-du-vivant/lithium-trouble-bipolaire.aspx

Les recherches menées à Neurospin coïncident avec un glissement de la psychiatrie et de la neurologie vers une approche algorithmique. Dans le cadre du programme de recherche européen R-Link, mené notamment à l’hôpital Fernand Widal à Paris, les scientifiques utilisent les dernières technologies d’imagerie cérébrale pour entraîner un réseau de neurones artificiels. En analysant les imageries cérébrales de patients bipolaires, ils espèrent construire un algorithme capable de prédire la réponse individuelle au lithium, jusqu’ici très difficile à prévoir. Modéliser, prévoir et maîtriser : telles sont les promesses associées à ces recherches en neurologie avec la création de nouvelles données (pouvant être considérées comme « objectives » par les neurologues en contraste avec les diagnostiques qualitatifs des psychiatres) et d’algorithmes assistant le psychiatre dans son diagnostic et la mise en place de traitements adaptés. 

L’imagerie cérébrale et les réseaux de neurones artificiels sont vraisemblablement en train de percer les mécanismes d’action du lithium dans le cerveau. Leur véritable apport dans la compréhension et le traitement des troubles psychiatriques restent cependant encore à démontrer. De tels dispositifs témoignent peut-être davantage de la démesure technologique qui accompagne l’exploration, la quantification et la prévision des phénomènes psychiques. L’action neuroprotectrice inédite du lithium continue de fasciner psychiatres et neurologues. Les effets du lithium sur notre cerveau seraient-ils si exceptionnels qu’il faudrait en faire bénéficier l’ensemble de l’humanité ? Au-delà de son apport en psychiatrie, le lithium est mis au service d’un autre discours faisant de lui un remède quasi miraculeux contre une fatigue mentale généralisée. 

L’élément manquant ?

Men, like batteries, need a reserveGeoge Beard, American Nervousness, 1881..

Aux États-Unis, le lithium est disponible sous forme d’orotate de lithium, un complément alimentaire non régulé et dont les effets sont encore peu étudiés. L’orotate est pourtant promu par certains médecins comme une solution sans risque et bénéfique pour tous. La psychiatre Anna Fels, dans un article du New York Times au titre explicite « Should We All Take a Bit of Lithium ? » (« Devrions-nous tous prendre du lithium »), met en avant des études menées aux États-Unis, Japon, Australie et Grèce montrant une corrélation entre le taux de suicide des populations et la teneur en lithium de l’eau locale. Devrions-nous intégrer le lithium au quotidien, non plus en tant que substrat des batteries lithium-ion ou comme traitement strictement psychiatrique, mais comme un allié essentiel pour optimiser le cerveau face aux exigences nouvelles de la vie moderne ? C’est le leitmotiv de John Gray, essayiste américain, auteur controversé de livre de développement personnel à succès et désormais apôtre de l’orotate de lithium. Pour l’auteur de Staying Focused In A Hyper World, l’orotate de lithium constitue une solution naturelle miraculeuse pour adapter les esprits à un mode de vie hyperactif d’une « société moderne égarée par l’accélération du progrès ». Insomnie, schizophrénie, bipolarité, trouble de l’attention et de l’humeur, la plupart de « ces déséquilibres cérébraux » trouverait leur cause principale dans une simple « carence en lithium ». 

Ces promesses actualisent celles des cures thermales, très populaires aux États-Unis à l’aube de l’ère industrielle, pendant laquelle les médecins vantaient déjà les vertues des eaux naturellement riches en lithium pour « le système nerveux de certaines classes d’Américains gravement surmenés » avec l’avènement de nouveaux modes de vie « au sein de sites industriels et dans les villes surpeuplées »Silas Weir Mitchell, Wear and Tear: Or, Hints for the Overworked, 1871.. Habet, Hu et Shäfer analysent dans leur article « The missing mineral » David Habets, Cameron Hu and Stefan Schäfer, « The missing mineral », art. cit. comment le lithium ne cesse ainsi de surgir dans ces mises en récit comme « remède à une crise à la fois ancienne et nouvelle, dans laquelle la chimère de l’économie semble exiger plus que ce que son sujet peut donner ».  Selon John Gray, le lithium est « l’élément manquant » à notre organisme surmené par un environnement trop stimulant. « Il ne s’agit pas d’un médicament mais d’un simple élément.  […] Donnez à la personne les nutriments qui lui manquent et le cerveau commence à mieux fonctionner », assure John Gray dans une vidéo promotionnelleJohn Gray, « Lithium Orotate - Very good for mental health », Life form, mis en ligne le 16 septembre 2023. https://www.youtube.com/watch?v=8ClJOJdFTco&t=87s., et de conclure tranquillement : « chaque maison devrait en avoir une bouteille et lorsque quelqu’un se sent stressé ou éprouve beaucoup de détresse, il devrait simplement prendre un petit comprimé ». Un caractère étrangement récursif de lithium se dessine : nos cerveaux surmenés manqueraient-ils donc tous de lithium pour supporter et s’adapter à un environnement saturé du flux d’informations drainées par les technologies nomades, alimentées elles-mêmes par le lithium ? Sous ces auspices le lithium est présenté comme l’agent de la standardisation intensifiée des êtres humains pour une société apaisée grâce à un rééquilibrage psychique adapté à un monde en accélération. 

Conclusion 

Dans quelle mesure, le lithium serait-il aujourd’hui ce que le charbon, puis le pétrole, ont été au xxe siècle, c’est-à-dire, non pas l’agent d’une transition énergétique, mais un marqueur d’époque ? Suivre le comportement et les effets du lithium dans ses trois corps permet d’appréhender la porosité entre les domaines géologiques, socio-politiques, technologiques et psychiques, caractéristique des problématiques de l’Anthropocène. Catherine Malabou présente, dans l’article « Entre roche et cerveau » publié dans Les Temps qui restent, le paradoxe de l’Anthropocène en ces termes : « dans la mesure où il implique l’humain comme force géologique, il le définit nécessairement comme un agent neutre, indifférent – une roche. Un élément tout aussi dépourvu de conscience et de responsabilité que la réalité géologique elle-mêmeCatherine Malabou , « Entre roche et cerveau : en quoi consiste exactement une « écologie de l’esprit » ? », Les Temps qui restent, Numéro 1, Printemps (avril-juin) 2024.. » Dépasser ce paradoxe de l’Anthropocène implique de remettre la force géologique et la responsabilité humaine à leur place. « Il n’y jamais eu de moment où l’agentivité humaine a été autre chose qu’un réseau imbriqué d’actants humains et non humains » rappelle Jane Bennett dans son livre Vibrant MatterJane Bennett, Vibrant Matter: A Political Ecology of Things, Durham, Duke University Press, 2010.. La force géologique dont il est question, ce n’est pas l’expression de la surpuissance proprement humaine, mais celle des êtres et de substances de la Terre, extraites, exploitées, agencées par des dispositifs techno-politiques bien spécifiques. 

Les régimes de visibilité et de prévisibilité problématiques du lithium, les paradoxes des pouvoirs et des promesses qui lui sont attribués, sont à comprendre comme des symptômes de notre époque. « Quantifier et soigner », « modéliser et anticiper », « extraire et pacifier » : les dispositifs associés au lithium témoignent d’un glissement de la société de surveillance, analysée par Michel Foucault dans Surveiller et punir au milieu des années 1970, vers une société de l’extraction, du contrôle et de l’optimisation qui s’étend désormais sur de nouveaux corps, la technologie, la Terre et le cerveau, à mesure que les technologies repoussent les limites de l’imperceptible. Cette traversée de plans limites d’expériences par le lithium dessine une perspective de ce qui est en train de se jouer dans notre rapport à la Terre et invite, en guise d’ouverture, à une rétrospective historique.

Evolution des représentations du sous-sol en Occident.
Triptyque proposé par l'auteur.

En 1665, alors que les sciences géologiques, et en particulier la volcanologie, ne sont pas encore nées, le jésuite allemand Athanasius Kircher publie un traité sur le monde souterrain : Mundus subterraneus, quo universae denique naturae divitiae (qu’on peut traduire par « Le monde souterrain, toutes ses richesses »). Dans une composition baroque, Kirscher mélange l’alchimie, les tentatives d’explication empirique, les croyances et les mythes religieux. Sous la forme d’illustrations fantastiques, Kirscher représente la structure interne de la Terre comme constituée d’un feu central (assimilé au point le plus éloigné du ciel et donc à la prison des pécheurs), les volcans comme les orifices d’aération de la nature et les tremblements de terre comme symptômes d’indigestions souterraines. Le sous-sol est peuplé de forces vitales dangereuses. Dans le chapitre 6, Kircher évoque un questionnaire envoyé au père jésuite Andreas Schaeffer, en Slovaquie, afin qu’il le soumette à divers directeurs et ouvriers des mines. À la question « Croyez-vous en l’existence de petits démons dans le sous-sol ? », tous les mineurs, sans exception, avaient répondu par l’affirmative. Dans son livre, Ex Terra, Phillip John Usher, explore comment cette croyance dans les démons du sous-sol s’articule avec la reconnaissance de la vitalité de la matière en général, une croyance en « une Terre qui est vitale, vivante et prête à pénétrer dans le corps du mineur autant que celui-ci pénètre en elle. […] Les mineurs du début de l’ère moderne, plutôt que de souscrire à un discours dans lequel les humains seraient maîtres de la Nature, considéraient l’extraction de matière ex terra comme une extraction depuis une terra dotée de vitalité – un processus complexe et potentiellement dangereux impliquant des constellations de puissances d’agirPhillip John Usher, Ex Terra, Vivre avec les sous-sols, Presse Universitaire de Vincennes, 2024. ».

L’historien Christophe Bonneuil, dans une vidéo de l’Atelier paysan, rappelle qu’au Moyen Âge, la ressource, c’est la capacité à ressurgir.

Le mot vient de l’ancien français ressourdre, « se redresser, ressusciter », lui-même issu du latin resurgere, « se relever, se rétablir ». Dans ce premier sens, la ressource, c’est la rivière souterraine qui ressurgit à la lumière du jour, c’est le redressement du faucon après sa chute d’attaque. Le mot ressource c’est d’abord quelque chose de profondément dynamique, qui surgit ou renaît et nous surprend. Ce sens allait de pair avec une certaine représentation, celle d’une nature en mouvement. On considérait les minéraux comme l’or et l’argent comme une production vivante de la terre. A la fin du xviiie siècle, la sémantique du mot évolue et va progressivement renvoyer à l’idée d’une nature immobile et statiqueChristophe Bonneuil, « Une autre histoire de l’agriculture et de l’alimentation en France », L’Atelier Paysan, mis en ligne le 2 juillet 2021. https://www.youtube.com/watch?v=a08ItAg1cSw.

En 1885, l’établissement de la première carte géologique d’un pays par William Smith, géomètre anglais officiant au creusement des mines et des canaux, marque une rationalisation de l’approche du sous-sol. La centralité nouvelle du charbon renforce un certain rapport à la Terre comme magasin de ressource à disposition des êtres humains. Les historiens Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil ont montré comment la base énergétique de nos société occidentales se déplace, entre le xviiie et xixe, des énergies-flux renouvelables (des énergies musculaires humaines animales, hydrauliques et éolienne) vers le charbon, une énergie-stock que l’on peut accumuler et distribuer de manière à lisser et libéraliser le temps de productionChristophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène, Paris, Seuil, 2016.. Le basculement vers une énergie fossile souterraine favorise un sentiment d’externalité par rapport à une nature infiniment âgée et donc immensément riche, une vision résumée par l’économiste français Jean-Baptiste Say : « Heureusement la terre a mis en réserve d’immenses provisions de combustible comme si elle avait prévu que l’homme une fois en possession de son domaine, détruirait plus de matières à brûler qu’elle n’en pourrait reproduireJean-Baptiste Say, Cours d’économie politique pratique, 1840, p. 262.. » 

D’Athanasius Kircher à William Smith, nous sommes passés en Occident de la vision d’une Terre vivante et dynamique à une approche rationnelle d’exploitation des ressources. Quelle nouvelle étape est-on en train de franchir dans l’exploration et l’exploitation du sous-sol ? L’extension du domaine du perceptible va de paire avec l’extension des espaces extractifs. Un corps terrestre toujours plus profond est exploré, sondé, modélisé et désormais passé au script des réseaux de neurones. Les modèles se perfectionnent pour appréhender l’ensemble de la croûte terrestre, continentale et océanique, comme un magasin de ressources dont on pourrait, grâce aux algorithmes, simuler l’exploitation, anticiper et maîtriser les risques environnementaux autant que les risques sociaux (engendrés par les résistances aux projets extractifs, comme celle que nous avons documentée)Dans cette optique, le Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM) mène depuis 2024 le projet « Digital Earth » (ou Terre Numérique en français), développant de nouvelles méthodes pour la modélisation 3D du sous-sol à l’aide de réseaux de neurones artificiels visant à l’identification semi-automatique des formations et à simuler l’exploitation afin de la dimensionner et d’estimer les risques associés.. Si le temps présent est caractérisé par « l’intrusion de GaïaIsabelle Stengers, Au temps des catastrophes, Paris, La Découverte, 2009. », la modernité techno-centrée, après avoir « dompté les dragonsMohamed Amer Meziane, Au bord des mondes, Bruxelles, Vues de l’esprit, 2023. » et endormi la vitalité des forces souterraines, nous promet désormais de maîtriser ses réactions les plus imprévisibles. Selon Jane Bennett, « l’orgueil démesuré des hommes et leurs fantasmes de conquête et de consommation qui détruisent la terre », premier « obstacle à des modes de production et de consommation plus écologiques », est avant tout nourri par « l’image d’une matière inerte ou complètement instrumentalisée »Jane Bennet, citée par Phillip John Usher, Ex Terra, Vivre avec les sous-sols, Presse Universitaire de Vincennes, 2024, p. 198..

Avec cette étude du lithium, nous espérons avoir montré que le geste politique ne se résume pas à rendre sensible les propriétés et le caractère animé d’une substance, mais qu’il réside également dans une attention critique quant aux principes sous-jacents aux dispositifs techno-politiques qui déterminent ses puissances d’agir sur Terre. Le lithium agit. Il n’agit pas en tant qu’élément chimique isolé, dans la tautologie de sa formule (« le lithium, c’est du lithium »), mais dans des assemblages, des dispositifs, qui, d’ailleurs, ne se contentent pas de le rendre actif : qui le constituent. Ce qu’est le lithium n’est pas une question décidée d’avance. Ce n’est pas une question qui pourrait être décidée par une petite sous-communauté de notre monde. C’est une question politique. Nous espérons que l’ensemble de ce dossier incitera les lecteurs à prendre part à cette vaste enquête sur le lithium. Elle ne fait que commencer.

Je tiens à remercier Patrice Maniglier et François Provenzano pour leur relecture attentive et leurs suggestions ainsi que Jeanne Etelain pour son aide infaillible dans le suivi et la publication de ce dossier.

Comment citer ce texte

Louis Bidou , « Les trois corps du lithium », Les Temps qui restent, Numéro 4, Hiver (janvier-mars) 2025. Disponible sur http://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-4/les-trois-crops-du-lithium