La parution, à l’automne 2023, de l’ouvrage d’Olivier Gloag, Oublier CamusOlivier Gloag, Oublier Camus, Paris, La Fabrique, 2023., écrit « pour » Sartre et « contre » Camus, fut l’élément déclencheur des lignes qu’on va lire. Elles s’inscrivent dans la réflexion entamée dans le premier numéro des Temps qui Restent sous le titre « Hériter des Temps modernes » – « Temps modernes » signifiant ici la séquence temporelle qu’on peut nommer modernité, mais aussi la revue fondée par Beauvoir et Sartre, qui l’incarna intellectuellement. Bernadette Bensaude-Vincent, dans ce numéro inaugural des TQR, donne un article intitulé « Les oreilles sur terre, à l’écoute de la polychronie » ; il faut, y dit-elle, cesser d’appréhender la temporalité sous la forme de l’univoque flèche du temps, régime temporel de la modernité ; pour caractériser l’époque dans laquelle nous sommes entrés, qui se définit non seulement par l’épuisement des ressources, mais aussi par la prolifération de résidus (de ce qui reste de la modernité, et pour longtemps), il est nécessaire d’explorer les temporalités multiples et enchevêtrées propres à ces multiples restes matériels et de prêter attention aux symbioses, alliances, bifurcations dont ils sont capables.
Mutatis mutandis, c’est une problématique de cette sorte que j’aborderai ici, à propos des rapport conflictuels de Sartre et de Camus. Car l’empreinte ravageuse des activités humaines ne fait pas que labourer la Terre, elle scarifie les esprits, et les résidus de la modernité sont également intellectuels. Selon le Hegel de la Phénoménologie de l’Esprit, les blessures de l’esprit guériraient « sans laisser de cicatrices ». Vraiment ? En tout cas, mal cicatrisée, la rupture de Camus et Sartre est un de ces encombrants résidus, un grumeau du xxe siècle qui insiste dans notre xxie avec une étrange véhémence. Et c’est dans Les Temps Modernes – dont sont issus Les Temps qui Restent – qu’autour de la publication de L’Homme révolté se sont joués les différents moments de cette violente querelle. Plus s’éloigne le temps qui a vu s’ouvrir cette blessure de l’esprit –1951-1952, noires années de guerre froide, puis les non moins noires années de la guerre d’Algérie –, plus péremptoire, mécanique et pauvre s’avère la façon dont, périodiquement, le dossier est rouvert : décourageant et doxique marronnier des médias, matière à livres peu équitables et dont les âpres partis pris font tort autant (ou plus) à celle des parties qu’ils ont choisi de glorifier qu’à l’autre. Pauvre Camus, soupirait-on ainsi, il y a une douzaine d’années, au sortir de la lecture du livre de Michel Onfray, L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus, écrit, à l’inverse de celui d’Olivier Gloag, pour encenser Camus et charger Sartre de tous les maux de son siècle.
Après lecture du livre d’Olivier Gloag (auquel je reviendrai), ma déploration est moins vive – non parce que le parti pris de la « sartrienne » que je suis s’accorderait avec celui de l’auteur, mais parce qu’Oublier Camus est plus et mieux argumenté. Néanmoins, le portrait qui y est donné des deux hommes et de leur pensée me semble encore trop schématique et, en dépit du titre tonitruant de l’ouvrage, peu novateur.
Ma question est la suivante : est-il possible de reprendre autrement les enjeux de cette rupture ? De déroger à cette loi selon laquelle faire justice à l’un des protagonistes implique de décrier l’autre ? D’aborder l’écheveau multidimensionnel que constituent la genèse du conflit, les circonstances de son avoir-lieu, ses suites dans divers registres, ses réceptions successives, les décalages temporels, malentendus et rendez-vous manqués qui ont marqué son destin ? Autrement dit, pour esquisser une autre politique de « gestion des résidus intellectuels des années 50 », de créer un dispositif à plusieurs entrées et, selon le terme de Bernadette Bensaude-Vincent, « polychronique » ? De donner à voir moins un duel définitif qu’une sorte de polyèdre ? Les spécialistes de Sartre et de Camus, depuis longtemps, dialoguent sereinement. Seulement voilà : la querelle de ces deux hommes, par sa virulence, a diffusé largement au-delà du cercle des études sartriennes et camusiennes, et c’est là, dans ce champ généraliste, que se nouent, entre livres espérant un écho médiatique et médias le leur donnant parfois, les complicités qui transforment des pensées vivantes et passionnées, évolutives, contradictoires et cohérentes, en ces digests simplets inscrits au frontispice d’on ne sait quelle philosophia perennis et prêts à être réutilisés pour les siècles des siècles.
Plus de soixante-dix ans se sont écoulés depuis la parution de L’Homme révolté. Le savoir, les savoirs n’ont, depuis, cessé de s’approfondir : parution d’éditions critiques pour des corpus eux-mêmes élargis, nouvelles lectures en fonction de l’évolution des sensibilités, historiographie toujours plus précise des périodes et événements concernés, publication d’excellentes biographies des protagonistes du « drame », etc.
Je ne veux pas dire, bien sûr, que ceux qui « rejouent le match » (comme on dit si laidement dans les news magazines) sont des ignorants. Mais il me semble que, trop souvent, ils puisent dans ces savoirs de façon à corroborer une thèse préétablie, qui rétrécit le champ de vision et le rabat sur des paramètres immuables, alors qu’il faudrait plutôt en user pour enrichir un problème qui peut-être nous impose de « vivre avec le trouble » – selon l’expression de Donna Haraway. Thèse en général binaire – l’on joue l’un contre l’autre, c’est le propre des deux derniers avatars livresques que j’ai mentionnés. Ou bien (variante), on accepte de faire descendre (un peu) l’un des deux hommes du piédestal où on l’avait placé, mais à condition que les coups pleuvent de part et d’autre et que, comme dans les deux premières antinomies cosmologiques kantiennes, le partisan de la thèse et celui de l’antithèse aient tous deux tort : match nulPar exemple : Sarah Al-Matary : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-midis-de-culture/debat-critique-faut-il-oublier-camus-1079931 Eugénie Bastié, « Et maintenant ils veulent déboulonner Camus », Le Figaro, 27 septembre 2023.. Il se peut aussi, car je ne suis pas la seule à trouver artificielle la sempiternelle répétition de cette opposition, qu’on décide de la passer sous silence – mais au prix d’évacuer brutalement le terrain même sur lequel elle s’est jouée, celui de la politiqueFrançois Noudelmann, Un tout autre Sartre, Paris, Gallimard, 2020. Noudelmann durcit les positions de Bernard-Henri Lévy une vingtaine d’années auparavant, les privant de leur élan et de leur générosité. Celui-ci résolvait la question Sartre/Camus en transposant l’opposition à l’intérieur de la pensée des protagonistes: il y aurait deux Sartre, d’une part le « bon », le jeune, celui de la liberté et de la contingence, de l’héroïsme négateur porté par le pour-soi, le « philosophe-artiste », d’autre part le « mauvais », le compagnon de route asservi au cours de l’Histoire ; il fait de même pour Camus : le « bon » l’homme de principe et l’humaniste, le « mauvais », celui de l’acquiescement panthéistique à la nature (voir Le Siècle de Sartre, Paris, Grasset, 2000)..
Je ne pourrai être exhaustive, l’abondance bibliographique l’exclut pour le format que je vise ici Il existe au moins une thèse de doctorat sur le sujet : Chistopher Harling, Camus et Sartre : histoire d’une rupture, soutenue à l’université de Nice en 1977.. Mais je me propose de recourir autrement à ces savoirs : non pour distribuer torts et raisons ou pour distinguer ce qui est digne d’attention et ce qui mérite d’être jeté aux oubliettes, plutôt pour restituer la complexité d’un paysage. Il me semble en effet que ce n’est pas quand il est catégoriquement fléché que l’antagonisme de ces deux hommes, reste d’un temps révolu, peut parler à notre présent ; que, si Camus et Sartre furent aux prises l’un avec l’autre, c’est pour n’avoir pas esquivé les questions que leur posait le temps, pour y avoir cherché leur chemin avec une exigence qui les a mués en visages complémentaires de ce temps ; il me semble aussi que, dans cette quête de sens, certes à contretemps et de façon décalée (chaque vie ayant son rythme), ils se sont croisés et retrouvés plus souvent qu’on ne le croit.
Par où commencer ? Si, comme l’écrit Sartre à propos de Flaubert, « on entre dans un mort comme dans un moulin », s’agissant de deux morts, les voies d’entrée sont démultipliées. L’Homme révolté, occasion de la rupture ? La question coloniale, point de départ du livre d’Olivier Gloag, dont il sera aussi question ici, et dont l’inspiration est « décoloniale » ? Ces fils, de toute façon, s’enchevêtrent. Je partirai du nœud matriciel du conflit : 1952 aux Temps Modernes.
I. L’Homme révolté, le conflit
Le méchant mouvement qui jette celui-ci contre cet autre n’est que la détestation que chacun de nous porte à une part de lui-même. (Albert Camus)
1952 : guerre froide, querelles chaudes
L’Homme révolté est paru depuis quelques mois (en octobre 1951), les épreuves ont été communiquées aux TM avant publication, et le livre ne suscite pas l’enthousiasme des membres du comité. Polychronie : dans la vie de la revue et dans celle de la pensée de Sartre, c’est, en pleine guerre d’Indochine, la période politiquement la plus raide, celle d’un compagnonnage résolu avec le PCF – courte en réalité, et dont l’intransigeance s’infléchit, après la répression de l’insurrection hongroise, avec « Le fantôme de Staline » (janvier 1957), mais souvent présentée comme caractérisant le tout d’un trajectoire politique que dominerait l’ « aveuglement ». 1952 : c’est trois ans après l’échec du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), mouvement politique de gauche créé au début 1948 et voué à la recherche d’une troisième voie indépendante des deux blocs ; Sartre et Camus y contribuèrent (et aussi, derrière Sartre, Francis Jeanson, qui jouera un rôle clé dans la rupture entre les deux hommes). Le RDR commence à se déliter en octobre 1949, son indépendance étant compromise par un apport de fonds américains (les dissensions qui agitèrent le journal Combat en 1947 et menèrent Camus, alors rédacteur en chef, à s’en éloigner avaient été structurellement du même genre)Voir Olivier Todd, Camus, une vie, Paris, Gallimard, « Folio », 1996, p. 620-626 ; Annie Cohen-Solal, Sartre. 1905-1980, Paris, Gallimard, « Folio », 1999, p. 506-525. Jeanson serait allé seul, en octobre 1949, à une réunion du RDR « agonisant », Sartre lui laissant le soin d’y annoncer sa démission : voir Marie-Pierre Ulloa, Francis Jeanson. Un intellectuel en dissidence, de la Résistance à la guerre d’Algérie, Paris, Berg International Éditeurs, 2001, p. 102.. Après la séquence RDR, qui laissait en suspens de beaux et inefficaces mots d’ordre internationalistes, « La paix exige un no bloc’s land », « États-Unis d’Europe », « gouvernement mondial », Sartre et Camus divergent, sans que leur amitié en soit détruite. Les sympathies de Camus vont du côté du mouvement syndicaliste révolutionnaire et d’une pensée libertaire. Pour Sartre, c’est le bloc communiste qui a quelque chance de sauver la paix et, sans s’encarter, il se rallie avec emportement au PCF après la répression violente de la manifestation interdite contre la présence du général Ridgway à Paris, suivie de l’arrestation de Jacques Duclos, ralliement dont témoigne le texte-fleuve « Les communistes et la paix », publié en trois épisodes dans Les Temps ModernesDans les n° 81, juillet 1952, p.1-50, n° 84-85, octobre-novembre 1952, p. 695-763 ; n° 101, avril 1954, p. 1731-1819..
Sartre, il faut le dire aussi, avait alors perdu le cerveau et la boussole politiques de sa revue, Merleau-Ponty ; celui-ci avait été profondément meurtri par la guerre de Corée, dont il attribuait la responsabilité première au bloc communiste ; cette seconde déception, quelques mois après la découverte de ces camps qu’on allait ensuite appeler goulags – il était l’auteur de l’éditorial des TM les condamnant, « Les jours de notre vieDans Les Temps Modernes, n° 51, janvier 1950, p. 1153-1169. » – l’avait mené à se retrancher dans le silence. Sartre, dans le texte qu’il a consacré à Merleau-Ponty après sa mort, restitue ainsi le dialogue qu’ils eurent à l’été 1950 : « “Nous n’avons plus qu’à nous taire. — Qui, nous ? disais-je, feignant de ne pas comprendre. — Eh bien, nous Les Temps Modernes. — Tu veux que nous mettions la clé sous la porte ? — Non, mais que nous ne soufflions plus un mot de politique. […] C’est la force nue qui décidera : pourquoi parler puisqu’elle n’a pas d’oreilles ?”Sartre, « Merleau-Ponty », Situations, IV. Portraits, Paris, Gallimard,1964, p. 236. » Il n’y a pas aussitôt rupture ; elle couve sous la cendre d’une amitié fissurée et d’illusions perdues : elle se produira pour de bon en 1953. Merleau pour l’heure continue à assister aux réunions des TM, attendant lugubrement la bombe de la fin du monde et opposant aux discussions d’une équipe rajeunie son silence, « calme refus mortuaireIbid., p.238. ». L’équipe en question compte notamment Francis Jeanson, « disciple » de Sartre (les guillemets s’imposent tant celui-ci se souciait peu d’être considéré comme « maître »), auteur de Le problème moral et la pensée de Sartre (1947), gérant de la revue à partir de 1951, quand Merleau-Ponty jette le gant, et philocommuniste acharné. Claude Lanzmann s’y adjoint en 1952 ; Beauvoir, qui entretient alors avec lui une relation amoureuse, décrit dans ses mémoires l’orientation politique du jeune homme : « Le marxisme s’imposa à lui avec autant d’évidence que sa propre existence […]. En accord idéologique avec les communistes, reconnaissant dans leurs objectifs ses rêves, il leur fit confiance avec un optimisme dont je m’agaçais parfois. » Ou, plus loin : « Il appelait progrès chaque pas que Sartre faisait vers les communistesSimone de Beauvoir, La Force des choses, II, Paris, Gallimard« Folio » 1992 [1963], p. 15 pour la première citation p. 15, p. 23 pour la seconde.. » Et Sartre en effet, dans « Merleau-Ponty » toujours, réfléchissant sur les « raisons du cœur » qui sont à l’œuvre dans son rapprochement avec le PC, ne minimise pas le rôle de ces jeunes hommes en colère, qui seront bientôt rejoints par Marcel Péju : « J’étais poussé par la nouvelle équipe, elle attendait que nous sautions le pas […] ; et puis je m’aperçois à présent que j’en voulais un peu à Merleau de m’avoir imposé, en 1950, son silence Sartre, « Merleau-Ponty », art.cit., p. 251.. »
Telles sont les circonstances de la revue quand Sartre, après avoir longtemps atermoyé, décide finalement qu’y ignorer L’Homme révolté serait plus désobligeant pour Camus que l’y critiquer, et qu’il faut donc se résoudre à parler du livre. C’est Francis Jeanson qui est chargé de le faire – Sartre, embarrassé, n’a pas l’envie ou le courage de causer lui-même de la peine à cet encore ami, à ce frère de Résistance. Il sait vraisemblablement qu’en 1947 Jeanson a déjà abordé « l’absurdisme » de Camus, dans Le problème moral et la pensée de Sartre. Cependant, qu’il ait accepté de préfacer (fort brièvement) ce livre ne signifie pas qu’il l’ait lu ligne à ligne : il était généreux et prompt à encourager les jeunes gens qui lui semblaient prometteurs, il était aussi maître dans l’art de feuilleter et de feindre, auprès de l’auteur d’un manuscrit survolé en quelques minutes, avoir lu attentivement sa proseJean Cau, qui fut longtemps secrétaire de Sartre : « Il ne va jamais au cinéma, jamais au théâtre. Il ne lit pas de romans. Il lit d’ailleurs très peu. Il feuillette. Il n’a pas le temps. Il travaille. Il faut écrire, écrire “— J’ai quelqu’un ce matin ? — Oui, il y a X qui va rappliquer. — X ? Quoi ? J’ai pas lu son manuscrit ! Il faut que j’y jette un coup d’œil. Vous le retenez une petite demi-heure, je feuillette et je le reçois. On ferme les portes. Vous lui dites que je suis en retard et vous lui tenez la jambe. Merde ! Et il faut encore que je me rase !” On ferme les portes et du malheureux je tiens la jambe. » X sortira du rendez-vous ébloui par l’acuité de la lecture de Sartre et plein de gratitude (Croquis de mémoire, Paris, Julliard, 1985, p. 248). Voir également la notice par laquelle Arlette Elkaïm-Sartre introduit la « Réponse à Albert Camus » de Sartre, dans sa réédition de Situations, IV (Gallimard, 2015, p. 127 et sq.)., et il considérait sans doute bienvenue l’insistance de Jeanson sur la dimension morale de sa pensée.
Jeanson fait de « l’absurde » camusien un repoussoir de ce qu’il considère être la position morale de Sartre ; il y revient dans La France intérieure, puis dans Sud-OuestVoir Marie-Pierre Ulloa, Francis Jeanson, op. cit., Paris, p. 104-105. ; ensuite dans une série d’articles de 1948, soumis à Merleau-Ponty, pour les TM, sous le titre « La récrimination »Dans les n° 28, janvier 1948, p. 1172-1198, n° 29, février 1948, p. 1419-1445, n° 30, mars 1948, p. 1621-1643. Repris en 1954 dans Francis Jeanson La vraie vérité suivi de La récrimination, Paris, Le Seuil.. Merleau, alors en charge de la revue, les ayant acceptés, Sartre n’avait pas de raison particulière de les lire. Camus est plusieurs fois convoqué dans ces pages, où le Meursault de L’Étranger et le Don Juan du Mythe de Sisyphe apparaissent comme des « récriminants ». Selon Jeanson, le récriminant est un être qui, parce qu’il postule qu’il devrait être en totale possession de sa vie et en parfaite adéquation avec soi-même, dès lors qu’il en est empêché (et ne l’est-on pas toujours ?), se pose soit en victime d’un sort injuste (absurde) et s’absente de la partie – c’est l’apathique étranger –, soit se révolte contre cette insupportable condition – Meursault encore, mais dans la seconde partie du livre, par la colère qu’il oppose à l’aumônier et par son vœu d’être accompagné, lors de son exécution, des cris de haine de la foule ; ou Don Juan, qui court après les mille et trois non par libertinage, mais pour que son existence grâce à l’une d’elle enfin se rejoigne à soi, et qui, puisque cette plénitude d’être sans cesse se dérobe, par chacun de ses écarts défie Dieu de se manifester, en espérant ainsi prouver Son absence ou au moins avoir sciemment provoqué le châtiment divin, s’il vient. L’ « absurde », l’échec, la récrimination (résignée ou révoltée, passive ou héroïque) ne seraient que l’envers d’une impossible prétention à l’absoluFrancis Jeanson, La vraie vérité suivi de La récrimination, Seuil, p. 150 et sq.. Il y a encore un article de critique théâtrale publié dans les TM en 1950, « Pirandello et Camus, à travers Henri IV et Caligula »Les Temps Modernes, n° 61, novembre 1950, p. 944-954.. Jeanson y reprend les mêmes thèmes, cette fois à propos de Caligula, qui veut la lune, se révolte contre la mort et, se faisant l’incarnation du Mal et de l’arbitraire, emploie sa toute-puissance à empêcher ses sujets de se masquer ce que leur condition a d’intolérable.
Sartre eût-il pris la mesure de la dimension répétitive et un peu obsessionnelle des reproches adressés par Jeanson à Camus, il n’y avait là pas vraiment matière à s’inquiéter : le ton restait policé et l’orthodoxie sartrienne sous-jacente, quoiqu’un peu courte (l’existence, sans raison mais aussi sans excuse, vaut par les raisons qu’elle se donne et par la façon dont sa praxis, toujours relative et finie, inscrit ces raisons dans le monde qu’elle transforme), était inoffensive. Un article de la même eau aurait contrarié Camus, mais sans produire d’explosion majeure, et Sartre souhaitait qu’il en aille ainsi.
Cependant, cette fois, tout change : Jeanson sent derrière lui la force d’une institution intellectuelle dont il n’a plus à se faire accepter, il abandonne les prudences, il s’essaie à la cruauté polémique. Son article, « Albert Camus ou l’âme révoltée »Les Temps Modernes, n° 79, mai 1952, p. 2070-2090., est arrogant, hargneux, dogmatique. D’où vient ce changement de ton ? De ce que, s’estimant missionné, il croit devoir « prendre sa plume pour une épée », comme il arrive à Sartre de le faire (et comme il ne veut précisément pas le faire en la circonstance) ? Il y a peut-être des raisons plus troubles à cette manière agressive (et c’est ici notamment que le fil anticolonialiste et le fil procommuniste s’emmêlent). Jeanson, en 1949, a fait un séjour en Algérie et en est revenu marqué par l’ignominie coloniale. Il écrit à ce sujet deux articles dans EspritFrancis Jeanson, « Cette Algérie conquise et pacifiée… », Esprit, avril 1950, mai 1950 (en deux livraisons), « Le tournant algérien », Esprit, octobre 1951. : c’est le début de l’engagement qui, quelques années plus tard, le fera « porteur de valises » et responsable d’un réseau d’aide au FLN (le « réseau Jeanson »). Sartre, dans des entretiens avec John Gerassi datant des années 1970-1974, largement inédits mais consultables à la Beinecke Librairy de Yale UniversityJohn Gerassi est le fils du peintre Fernando Gerassi, ami de Beauvoir et de Sartre (Gomez dans Les Chemins de la liberté). Il a publié une partie de ces entretiens : John Gerassi, Entretiens avec Sartre, Paris, Grasset, 2011. Je remercie Jean Bourgault de m’avoir donné accès à l’intégralité de la transcription des entretiens, qu’il a réalisée dans le cadre du groupe Sartre de l’ITEM. Arlette Elkaïm-Sartre, dans la notice déjà citée, s’y réfère également., rapporte un épisode qu’il a appris bien plus tard et qui est de nature, selon lui, à éclairer la violence inattendue de l’article de Jeanson. Cet épisode serait survenu pendant les quelques mois séparant la date de parution de L’Homme révolté et la décision d’y consacrer un article dans les TM. Jeanson, qui, après le retrait de Merleau-Ponty, occupait la fonction de gérant de la revue, projetait, autour de la question coloniale et à l’insu du comité des TM, de lancer une nouvelle revue, avec le journaliste Karol Kewes. Camus, Français d’Algérie et écrivain connu, dont il connaissait sans doute l’engagement précoce pour la défense des droits des musulmans et les rapports avec le nationaliste Messali Hadj, lui paraissait une caution tout indiquée pour cette entreprise, et il l’avait sollicité à ce sujet. Après un premier rendez-vous, Camus s’était gardé de donner suite, s’éclipsant par un mensonge diplomatique (une prétendue absence de Paris). Le mensonge s’éventa, Jeanson en conçut de la rancune, « et c’est pour ça qu’il a écrit un article tout différent de ce qu’on pensait », dit Sartre, qui par ailleurs le qualifie de « triste sire » – sévérité sans doute proportionnelle au regret que lui inspire, après-coup, cette brouille sanglante.
Camus nota dans son deuxième carnet : « Je n’ai pas envie d’être un génie philosophiqueCamus, Œuvres complètes, II, éd. Jacqueline Lévi-Valensi, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 1065.. » Et ce n’est en effet pas par sa rigueur philosophique que se distingue L’Homme révolté, mélange de réflexions sur la création artistique, de critiques du socialisme autoritaire, de considérations métaphysico-politiques sur le destin totalitaire des révolutions dès lors qu’elles perdent la boussole de la révolte vive qui est seule source de leur légitimité. Il faut dire que Camus a, des tiraillements et ambiguïtés de l’ « engagement », une expérience plus précoce que Sartre, dont la conscience politique s’éveille pendant la guerre. Camus avait rejoint le Parti communiste algérien dans les derniers mois de 1935, il y avait milité comme cadre culturel ; la ligne du Parti conjoignait alors anti-impérialisme, anticolonialisme et antifascisme ; avec la montée des fascismes, les priorités changent, les revendications du PPA (Parti Populaire Algérien de Messali Hadj) sont vues comme une concurrence qu’il convient de minorer et la dimension internationaliste du PC s’avère de moins en moins compatible avec les revendications « indigènes » (notamment respect de l’islam, refus de l’universalisme linguistique de la République) – c’est le type de virage tactique que Sartre évoquera quelque dix ans plus tard dans Les Mains sales et qui motive la dernière réplique d’Hugo, finale de la pièce : « Non récupérable ! » Camus, qui a des sympathies pour le PPA et résiste à une politique qu’il juge injuste, est bientôt vu comme un déviant trotskiste ; réunion de cellule, réunion du Bureau politique, il se sait en sursis ; en 1937, sans abandonner pour autant les combats politiques, qu’il mène désormais comme journaliste à Alger républicain, il ne renouvelle pas son adhésion au PCA – dont il se serait fait exclure de toute façon comme « agent provocateur », ainsi que le prouvent les archives du KominternArchive reproduite dans le livre d’Olivier Todd, op.cit. Pour tout ceci, voir le chapitre « “Agent provocateur” », p. 180-209..
Les angles d’attaque d’« Albert Camus ou l’âme révoltée » ? L’engagement politique de Jeanson, lui, est entier, exempt de doutes et de nuances : critiquer le socialisme soviétique, c’est nécessairement tomber dans la plus réactionnaire des pensées politiques et la « révolte » invoquée par Camus n’est qu’individualisme bourgeois. À preuve, dit d’emblée Jeanson, la « tornade d’enthousiasme » qui a accueilli le livre à droite et qui s’explique peut-être, écrit-il dès son deuxième paragraphe – avant même d’avoir abordé le contenu du livre –, « par une certaine inconsistance de la pensée [de Camus]Francis Jeanson, « Albert Camus ou l’âme révoltée », art. cit., p. 2071. » : le lecteur est dûment averti de l’opinion qu’il lui conviendra d’adopter. À preuve encore du caractère réactionnaire de l’essai, son « grand style » : « L’art a pris le pas sur la protestationIbid., p. 2072.. » Puis, professoral, Jeanson réprimande Camus pour n’avoir lu Marx et Hegel que de seconde main.
Un livre inclassable et qui ne constitue peut-être pas, quel qu’en soit l’intérêt, le plus impérissable de l’œuvre de CamusOn peut le lire comme une autobiographie politique cryptée – et c’est peut-être pour cela que son auteur y tenait tant –, mais pouvait-il être reçu de la sorte ? L’itinéraire algérien de Camus était vraisemblablement peu connu sur la place parisienne et c’est plus tard, après 1956, que cessa d’être incongrue, dans l’intelligentsia, la prise de distance par rapport au PC : il faut reconnaître à Camus d’être un précurseur en la matière., un article malveillant, manichéen, de pure idéologie : quel gâchis ! Et ce n’est pas fini : Camus exerce son droit de réponse en passant par-dessus la tête de Jeanson, s’adressant à Sartre comme au « directeur des Temps ModernesCamus, « Lettre au directeur des Temps Modernes », Les Temps Modernes, n° 82, août 1952, p. 317-333. » – réponse offensée et guindée, qui s’en prend à Jeanson sans le nommer (« votre collaborateur », « votre article »). S’il voulait blesser Sartre, Camus y réussit : non par son argumentation, mais parce qu’il touche juste existentiellement, en mettant le « directeur » face à son entière responsabilité dans la situation qui les piège tous deux.
Et Sartre n’est pas homme à esquiver cette responsabilité. En lisant dans « Merleau-Ponty » le récit de sa rupture avec Merleau-Ponty, moins violente puisque les péripéties en restèrent privées – elle eut lieu un an plus tard, en 1953 –, on comprend très exactement la nature de l’engrenage. L’occasion en fut également un article « sur les contradictions du capitalisme » proposé à Sartre, au hasard d’une rencontre, par le marxiste Pierre Naville : « Il n’était pas du Parti, mais un Parti à lui seul, et des plus fermes ; si conscient de me faire une faveur qu’il m’en persuadaSartre, « Merleau-Ponty », art. cit., p. 259.. » Merleau-Ponty, prévenu de la chose, qui connaît Naville, ne dit mot – selon son vœu de silence concernant la chose politique –, mais n’en pense pas moins. C’est lui qui reçoit l’article, Sartre n’étant pas à Paris au moment du bouclage du numéro. Et cet article est « nulIbidem. » – c’est Sartre lui-même qui le dit a posteriori. Merleau tente de le désamorcer par un chapeau, promettant une suite où seraient abordées, après les contradictions du capitalisme, celles du socialisme. Quand Sartre, rentré à Paris, découvre les épreuves, Merleau à son tour s’est absenté de Paris et est injoignable : « Je lus l’article sous son chapeau, d’autant plus irrité par celui-ci que je trouvais celui-là moins défendable. […] Seul, en état de rage allègre, je fis sauter le chapeau, l’article parut nu-têteIbidem.. » S’ensuit la démission définitive de Merleau-Ponty. En août 1952, la « réponse à Albert Camus » que Sartre publie dans la même livraison que la « lettre » de celui-ci, et qui assume l’article de Jeanson dont il est responsable, tout en le désapprouvant in petto et se désapprouvant de l’avoir suscité, aura procédé du même type de surenchère colérique, d’emportement allègre, d’étourderie de violence. La violence de Jeanson, sentencieuse, manque souvent sa cible, celle de Sartre, étincelante et affûtée, est autrement redoutable, et explique la postérité démesurée de cette navrante affaireJ’arrête là, mais ce n’est pas encore fini : dans le même numéro 82 de la revue, Jeanson, en charge seul de la revue pendant l’été – Beauvoir et Sartre sont en Italie – profite de son pouvoir alors discrétionnaire pour ajouter un autre texte de sa plume, plus long et plus violent que le premier, qui aggrave encore la situation – Camus ne pouvant savoir que Sartre ignore tout de ce coup de Jarnac. F. Jeanson, « Pour tout vous dire… », p. 354-384..
Il regrettera les excès de cette rhétorique courroucée et leurs conséquences. John Gerassi, dans les entretiens déjà cités, lui demande si cette « réponse à Albert Camus » a été portée par des convictions politiques ou si elle fut la réponse d’un ami. D’un ami, répond Sartre, « c’est la réponse d’un ami, non d’un marxiste » : l’affect blessé est premier, l’idéologie seconde ; il a dit un peu avant : « c’était un bon ami, le dernier qui était un bon ami ». Et il comprend également l’injustice de certains des reproches qu’il lui adressa. Quand il critiquait, dans cette terrible « réponse », le moralisme de Camus, il faisait, dit-il, bon marché de ceci : les héritiers comme lui-même (et comme Jeanson) peuvent avec aisance jeter par-dessus les moulins les valeurs auxquelles ils ont été biberonnés, mais il est compréhensible qu’un transfuge de classe tel Camus, ayant dû les conquérir, leur accorde plus de prix ; et quand il ramenait Camus à sa condition de bourgeois (« Il se peut que vous ayez été pauvre mais vous ne l’êtes plus ; vous êtes un bourgeois, comme Jeanson et comme moiSartre, « Réponse à Albert Camus », art. cit., p. 93. »), il oubliait ce qu’il savait pourtant et saura de plus en plus : on ne guérit pas de son enfance, cette « plaie profonde, toujours cachée » (selon des mots de Flaubert qu’il citera au début de L’Idiot de la famille), et celle de Camus l’a doté, dans le milieu où il évolue désormais, d’une persistante fragilité. Dans la notice que j’ai évoquée ci-dessusVoir note 11., Arlette Elkaïm remarque avec finesse que, dans L’Idiot de la famille justement – où l’enfance joue un rôle primordial et qui paraît dans les années où se tiennent les entretiens avec Gerassi –, Sartre évoque à maintes reprises, remords crypté, des œuvres de Camus – Caligula, La Chute, Le Mythe de Sisyphe –, et ce sans la moindre intention critiqueArlette Elkaïm-Sartre, art. cit., p. 141..
Épilogue : toute ressemblance avec des personnes ayant réellement existé serait fortuite
Dans les années qui suivent immédiatement la rupture de Sartre et Camus, en 1954, Simone de Beauvoir publie Les Mandarins, saga de l’intelligentsia parisienne durant l’après-guerre. Le roman, qui obtient le prix Goncourt, peut être lu comme un cruel épilogue de la querelle de L’Homme révolté – cruauté peut-être involontaire. Beauvoir se défend longuement, dans La Force des choses, d’avoir écrit un roman à clé. C’est à tort, écrit-elle, que les lecteurs confondent avec Camus son personnage Henri Perron : « La profonde hostilité de Camus à l’égard du communisme suffirait […] à creuser un abîme entre eux : mon héros, dans ses relations avec le PC, dans son attitude à l’égard du socialisme, se rapproche de Sartre et de Merleau-Ponty, pas du tout de CamusSimone de Beauvoir, La Force des choses, I, op. cit., p. 366. ».
On pourrait lui objecter que les romans à clés n’ont besoin de clés que parce que la transparence n’y est pas totale et qu’il y a des serrures à ouvrir. Henri Perron est journaliste pour un organe de presse intitulé L’Espoir (« Espoir », c’est aussi le titre de la collection que dirige Camus chez Gallimard) ; L’Espoir connaît des difficultés analogues à celles qui ont poussé Camus à quitter Combat ; Henri Perron, qui fut résistant, vit avec une femme douée pour le chant et dépressive, qu’il trompe profusément ; ainsi de Francine Camus, musicienne, et dont l’état dépressif récurrent s’aggrava en 1953, non sans lien avec les infidélités de son mari ; Henri Perron croit au bonheur ; il est de longue date lié d’amitié avec Robert Dubreuilh, dont les convictions politiques et l’aura intellectuelle rappellent celles de Sartre ; tous deux participent à un mouvement politique qui ressemble au RDR,… etc.
Bref, il est à peu près impossible qu’Henri Perron n’évoque pas Camus et ce n’est pas à l’autrice de tenter de contrôler après coup les associations auxquelles se livrent ses lecteursSartre, dans « Qu’est-ce que la littérature ? », écrivait : « […] l’objet littéraire est une étrange toupie, qui n’existe qu’en mouvement. Pour la faire surgir, il faut un acte concret qui s’appelle la lecture […]. Hors de là, il n’y a que des tracés noirs sur le papier. Or l’écrivain ne peut pas lire ce qu’il écrit, au lieu que le cordonnier peut chausser les souliers qu’il vient de faire […]. » (Situations, II, Paris, Gallimard, 1948, p. 91) : elle aurait dû, si du moins elle voulait les éviter, le faire en amont, par la richesse et la complexité du monde manifesté dans le roman. Et on peut regretter que la serrure qu’elle a imaginée prive Perron de ses convictions politiques – par elles il se serait situé dans les questions de son temps et de sa génération, celles des heurs et malheurs de l’intellectuel avec le PC et avec le bloc de l’Est, celles qu’ont été forcés de résoudre ses pairs, comme ceci ou comme cela, plus tôt ou plus tard. Cette espèce de fraternité malaisée, non voulue, cette communauté de destin que n’infirment pas les prises de positions divergentes d’existences non synchrones, n’est-ce pas ce qu’a saisi Camus quand, dans La Chute – ses « carnets du sous-sol » –, il fait fusionner en un seulpersonnage, l’énigmatique Clamence, des traits qui sont siens, des traits qui viennent de Sartre ou/et de Jeanson ? Alors le monologue de ce protagoniste unique, dans ses outrances, dans son ironie bouffonne et tragique, est aussi la voix du siècle… Camus écrivait dans un de ses carnets : « Chaque adversaire, si répugnant soit-il, est une de nos voix intérieures, que nous serions tentés de faire taire et qu’il faut que nous écoutions pour corriger, adapter ou réaffirmer les quelques vérités que nous entrevoyonsCamus, Œuvres complètes, III, éd. Raymond Gay-Crosier, 2008, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 377. ». Perdu dans les brumes incolores d’Amsterdam comme tâtonnent dans le brouillard de leur époque les intelligences des années 1950 sommées d’y choisir une voie, Clamence me semble dire les temps « durs et mêlés » dont parle SartreSartre, « Réponse à Albert Camus », art.cit., p. 125. mieux et davantage que la constellation des « mandarins » échangeant propos, rôles et déguisements plus ou moins cousus de fil blanc sur leur praticable de scène très germanopratin.
Perron et Dubreuilh rompent autour de la question de l’opportunité ou non de révéler les camps soviétiques, ce qui n’est certes pas sans rapport avec le conflit de 1952. Mais ils sont à ce sujet séparés par des considérations tactiques, non par le désaccord radical sur la nature du stalinisme qui motiva la brouille réelle. Et surtout, Beauvoir ne s’en tient pas là. Convaincue d’avoir suffisamment métamorphosé ses « mandarins » – dans la plus favorable des interprétations, elle pèche là par ingénuité –, elle charge ce Perron censément méconnaissable d’un autre forfait, qui persuade d’autant plus Dubreuilh de la justesse de leur séparation : « il [Perron] est en train de filer un drôle de cotonLes Mandarins, II, Gallimard, « Folio », 1972, p. 187 », constate Dubreuilh. Quel mauvais coton ? Perron est l’auteur d’une pièce, Les Survivants, qui rappelle en tous points Morts sans sépulture de Sartre (joué en 1946 au théâtre Antoine, dont la directrice est alors Simone Berriau). La première des Survivants vient d’avoir lieu dans un théâtre dirigé par Lucie Belhomme, qui se rendit coupable de collaboration et qui tient en public des propos abjects sur les fours crématoires. Les conséquences de cette première compromission de Perron ne se font pas attendre. Cette dame au passé louche lui a imposé sa fille pour le rôle principal, et, comme de juste, il tombe amoureux de cette beauté relativement dépourvue de talent théâtral. Il s’avère que la jeune personne n’a pas, elle non plus, été avare de ses charmes durant l’Occupation, séduisant un soldat allemand. La voilà en proie à un maître-chanteur qui fut lié à sa mère sous l’Occupation, lui-même indicateur de la Gestapo et arrêté à ce titre. En échange de son silence, il exige un faux témoignage qui le blanchirait en faisant de lui un agent double œuvrant pour la Résistance. Perron, résistant, est sollicité à cet effet – son intransigeance morale au-dessus de tout soupçon garantira le succès du mensonge. Il accepte. Que reste-t-il alors de lui et de sa haute moralité ?
Perron n’est pas Camus, mais le livre a été lu autrement. Écrivant ce qu’elle a écrit, Beauvoir, qu’elle l’ait voulu ou non, rendait la rupture irrémédiable. « Ordure », écrivit Camus dans son carnetCamus, Œuvres complètes, IV, éd. Raymond Gay-Crosier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 1212., et l’appréciation n’étonne pas Jacques Lecarme. Sartrien et fin connaisseur de cette période, il remarque que Simone Berriau est sans doute le modèle de Lucie Belhomme ; et que, si quelqu’un a commis un acte de la nature de celui qui est imputé à Perron, c’est peut-être Sartre, en général plus prompt à tourner la page du passé : « Ce n’est pas offenser la mémoire de Sartre que de rappeler qu’il a toujours porté un intérêt sentimental à ses actrices. Qu’il ait été amené à protéger et à dédouaner un ancien collaborateur dans l’entourage de Simone Berriau n’a rien d’invraisemblable ni de scandaleux, à notre sens. Nous n’avons aucune preuve d’une telle démarche, mais on a la trace de vigoureuses plaidoiries de Sartre en faveur de hautes figures qui avaient fait preuve au moins de duplicité sous l’Occupation, tels Gaston Gallimard ou Henri-Georges Clouzot. […] une telle défaillance est inconcevable chez un Camus, qui observait, vis-à-vis de son action dans la Résistance, une double règle de silence et de fidélitéJacques Lecarme, « Camus, lecteur des Mandarins », Bulletin de la société d’études camusiennes, n° 39, janvier 1996, p. 4-5. Pour tout ceci voir également Pierre-Louis Rey, « Le mauvais coup des Mandarins », Études camusiennes, volume 13, p. 59-71 .. » Mais abstenons-nous de ce genre d’hypothèses. Lecarme dit vrai, Camus plus que Sartre, faisait corps avec ses engagements et leur vouait une inflexible fidélité – cela ne veut pas dire qu’il était imperméable au doute et aux repentirs, on le verra. Sartre avait bien une propension psychologique à l’infidélité à soi, qui n’est pas sans rapport avec son ontologie de la conscience comme « néant » (c’est la différence, relevée supra, dans la façon dont les deux hommes appréhendaient les « valeurs »), mais il ne faudrait pas en déduire une absence de cohérence entre les divers moments de ses engagements. Et sa piètre résistance est, elle aussi, un poncif médiatique qu’il convient d’infirmer vigoureusement ; s’il ne combattit pas les armes à la main (non plus que Camus, d’ailleurs), si ses camarades et lui-même avaient une pratique peu professionnelle de la clandestinité, il prirent néanmoins des risques réels, comme l’a raconté souvent Dominique Desanti comme en témoigne Daniel Cordier, secrétaire de Jean Moulin, qui l’avait rencontré en 1943Une première phase de cet engagement résistant eu lieu en 1941, quand Sartre revint de captivité. Il s’agit de la création du groupe « Socialisme et liberté », qui compta jusqu’à une cinquantaine de membres et s’employait à réfléchir sur le régime politique de la France d’après-guerre ; cette réflexion collective donnait lieu à des tracts, ronéotypés dans la clandestinité et distribués dans Paris, activité fort dangereuse (Sartre rédigea ainsi une Constitution pour la France libérée, longue de 120 articles). Le groupe sera balayé par la supériorité des communistes en termes d’organisation et d’efficacité : les risques étaient disproportionnés pour une action de peu d’impact sur le destin du pays. Voir Annie Cohen-Solal, Sartre. 1905-1980, op. cit., p. 291 et sq. Daniel Cordier , lui, rend compte d’un épisode ultérieur (Sartre n’a donc pas renoncé…). Il s’agit d’une réunion à laquelle assista Cordier, dans un appartement du boulevard Saint-Germain ; en sus de Sartre étaient présents Cavaillès, Queneau, Paulhan et « quelques inconnus » ; l’ambition du groupe en formation (que Sartre nomme le Noyau) est toujours d’ordre doctrinal – produire une réflexion politique sur la France d’après-guerre –, mais ses membres désirent également s’engager dans la lutte armée. Daniel Cordier est sollicité à titre de médiateur avec Londres, afin d’obtenir pour le groupe des armes et de l’argent. Il a lu Sartre avant de le rencontrer, il l’admire et est séduit par l’homme, son enthousiasme, son intelligence, le « courage évident » dont lui-même et ses compagnons font montre. Mais la mission de Cordier est notamment de combattre l’émiettement de la Résistance, auquel ce groupe supplémentaire ne peut que contribuer ; et ces brillants intellectuels, non formés et trop âgés, ne lui semblent pas les plus qualifiés pour participer à la guerre du rail. Sans se faire d’illusions sur les chances de succès de leur entreprise, Cordier ne déprécie pas leur engagement : à la déception qu’il éprouva en voyant « se dégonfler » les héros de son enfance, Gide, Martin du Gard, Valéry, il oppose la fougue qui anime « le Noyau » : « Si j’étais libre, je m’engagerais à leurs côtés, car ce qu’ils projettent m’intéresse plus que mon travail quotidien au secrétariat » (Daniel Cordier, La victoire en pleurant. Alias Caracalla, 1943-1946, Paris, Gallimard, 2021, p. 41 ; voir aussi notamment la page 34, ainsi que les notes de carnet intime, publiées en annexe)..
Les Mandarins s’achève par le mariage de Perron avec la fille de Dubreuilh. Bizarre réconciliation romanesque : dans La Force des choses, en tout cas, il n’y a pas la moindre trace de doutes, de regrets ou d’hésitations tels qu’en éprouve Sartre, et les contours de la brouille réelle sont taillés à la serpe et à coups de « ismes » : « Camus était idéaliste, moraliste, anticommuniste. Obligé de céder un moment à l’Histoire [la Résistance], il prétendit, le plus vite possible, s’en retirer ; […] Sartre, depuis 1940, avait travaillé à répudier l’idéalisme, à s’arracher à son idéalisme originel, à vivre l’Histoire ; proche du marxisme, il souhaitait une alliance avec les communistes. » Pour Beauvoir, le dossier Camus est clos : dans ses entretiens avec Sartre de 1974, publiés à la suite de La Cérémonie des adieux, dernier tome de ses mémoires, il n’y a pas trace d’un infléchissement de cette position peu nuancée Simone de Beauvoir, La Force des choses, I, op.cit., p. 354. La Cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Sartre, Paris, Gallimard, 1981.
Et après : Sartre, années 1960, morale et histoire, morale et politique
Arlette Elkaïm, dans la notice précise et documentée à laquelle j’ai fait allusion et qui introduit, dans sa réédition de Situations, IV, la « Réponse à Albert Camus », laisse entendre que la politique, au bout du compte, a chez Sartre beaucoup moins d’importance qu’on ne le croit – c’est à elle que François Noudelmann emboîte le pas, avec son « tout autre Sartre ». Ce n’est pas la direction que j’emprunterais : amputer Sartre de cette dimension et de sa pensée et de son siècle me semble injustifiable. Mieux, c’est par là, par une vision renouvelée de la politique, qu’il a, me semble-t-il, retrouvé avec Camus, post mortem, une sorte de dialogue. Toujours dans les entretiens avec Gerassi, Sartre précise que lorsqu’il a pris ses distances avec le PC, il l’a fait « par la gauche et pas par la droite ». C’est à son engagement auprès des « maos » qu’il fait allusion. Ce qu’il trouve auprès de ces jeunes gens ? À tort ou à raison (peu m’importe ici), un lien entre la chose politique et la moralité dont il avait cru, dans les années 50, devoir s’affranchir au nom de la révolution en marche. On a raison de se révolter, livre d’entretiens de Sartre, Philippe Gavi et Pierre Victor, date de 1974, et le titre même en sonne « camusien » : « Les maos sont arrivés à reposer la question de la morale ; ou plutôt non, ils ne l’ont pas posée, ils font des opérations pratiques qui se rapportent toujours à la moraleOn a raison de se révolter, Paris, Gallimard, p. 101.. »
Je remonte en arrière, quelque dix ans plus tôt. Critique de la raison dialectique est parue en avril 1960. Dans cette titanesque tentative de comprendre l’Histoire en revivifiant les outils conceptuels du marxisme (qu’il estime « sclérosé ») par ceux de l’existentialisme, Sartre fait des valeurs morales, expédiées en une note de bas de page, des figures du « pratico-inerte », donc de l’aliénation et de l’impuissance ; si la praxis humaine est susceptible de se libérer, ce n’est pas au nom ni au moyen de valeurs morales, mais par les seules ressources ontologico-dialectiques de son rapport à la matière et à autrui, la forme élémentaire de ce rapport étant le « besoin ».
À la mort de Camus, en janvier 1960, le livre est terminé. La disparition brutale de celui qui fut son ami joue-t-elle un rôle dans la réorientation intellectuelle qui le mène, après la Critique, à ne plus se contenter de cette éclipse des valeurs et à une énorme campagne d’écriture consacrée à la question de la morale dans l’Histoire ? C’est possible, et l’hommage qu’il rend à Camus, trois jours après l’accident mortel, dans France-Observateur, est à mon sens parfaitement sincère (ceux qui s’entêtent à « rejouer le match », relativisent ce texte ou tout simplement, tel Olivier Gloag, choisissent de l’ignorer) : « Son humanisme têtu, étroit et pur, austère et sensuel livrait un combat douteux contre les événements massifs et difformes du temps. Mais, inversement, par l’opiniâtreté de ses refus, il réaffirmait, contre les machiavéliens, contre le veau d’or du réalisme, l’existence du fait moral. Il était pour ainsi dire cette inébranlable affirmation. Pour peu qu’on lût ou qu’on réfléchît, on se heurtait aux valeurs humaines qu’il gardait dans son poing serréSartre, « Albert Camus », repris dans Situations, IV, Gallimard, 1964, p. 127.. » La mort de Merleau-Ponty, un an après – autre amitié perdue du fait de divergences politiques, autre vie trop précocement fauchée – le pousse à reposer le problème : « Il y a une morale de la politique – sujet difficile, jamais clairement traité – et, quand la politique doit trahir sa morale, choisir la morale c’est trahir la politique. Allez vous débrouiller de celaSartre, « Merleau-Ponty », art. cit., p. 230.. »
Et en effet Sartre s’en débrouille si peu qu’il y consacre, dans la première moitié des années soixante, des centaines et des centaines de pages, encore inédites pour la plupart – et, pour une part, éditées à titre posthumeSartre, « Morale et histoire », Les Temps Modernes, Notre Sartre, nos 632-633-634, 2005, p. 208-415 ; « Les racines de l’éthique », Études sartriennes, n° 19, Bruxelles, éditions Ousia, 2015, p.11-118.. Il ne jugera pas dignes de publication ces passionnants manuscrits-fleuves, qui témoignent autant de l’opiniâtreté de son souci que d’une hésitation apparemment indépassable.
Tantôt il lui semble que « la morale est partout », que toute praxis est intrinsèquement morale, parce qu’elle est position de fins, dépassement de ce qui est vers ce qui n’est pas encore et doit être,. C’est ainsi qu’il serait faux, dit-il, « de voir dans ces mots si fréquemment répétés pendant la guerre d’Algérie : “l’œuvre de la France en Algérie” un simple mensonge, une défense verbale » : la pratique du colon engendre bien des valeurs, même si c’est à lui seul qu’elles sont favorables, et il est vrai qu’il se sent non seulement des droits mais aussi des devoirs par rapport à cette « œuvre ». Pour combattre efficacement ces valeurs coloniales, il importe d’être au fait de leur statut normatif. Il s’agit alors de départager morale de libération (ouvrant à un véritable avenir) et morale aliénée, visant un avenir qui n’est que reproduction du passé (la morale du colon). Et, dans le premier ensemble de notes, rédigé pour deux conférences qu’il tint en 1964 à l’Institut Gramsci, à Rome, ce sont les exigences de la vie nue du colonisé (le « besoin ») qui par elles-mêmes sont « racine de l’éthique », à la fois fondement et jaillissement de la morale authentique.
Tantôt le pouvoir libérateur redevient caractéristique ontologico-dialectique de la praxis dans son rapport au monde, et la morale n’est que superstructure, retombée aliénante de la praxis. En 1965, dans le second manuscrit, rédigé pour une conférence sur la morale qu’il devait donner à l’université de Cornell, par lui intitulée « Morale et histoire » (et qu’il annula en protestation contre la guerre au Vietnam), Sartre paraît retrouver l’inspiration de la Critique, le primat du lien ontologique de la praxis à son environnement matériel et humain, la minoration de la dimension morale : « Il n’y a pas de morale du besoin : son urgence absolue lui suffit. »
Après 1965, Sartre abandonne cet énorme chantier ici fort sommairement résumé… jusqu’à ce que ses contacts avec les maos et la longue conversation déjà évoquée le poussent à aborder à nouveau la question qui le tourmente depuis qu’il a pris conscience, avec la guerre, d’être embarqué dans une aventure collective : celle de la responsabilité de l’intellectuel face à l’Histoire et à la politique.
Revenons aux années 1940. Dans Les Chemins de la liberté – la trilogie romanesque dont les deux premiers volumes parurent en 1945 –, cette question prenait la figure de l’amitié difficile et indécise de Mathieu, professeur de philosophie, et de Brunet, militant au PC. Ensuite, dans les années du Rassemblement démocratique révolutionnaire, ce furent Les Mains sales – pièce de théâtre souvent interprétée, à tort, comme véhiculant une thèse politique, alors qu’elle porte sur la politique, ce qui est tout autre chose. Les personnages centraux en sont d’une part Hugo, jeune intellectuel en rupture de ban rejoignant un Parti révolutionnaire et par lui chargé de liquider un de ses responsables, Hoederer, auprès de qui il est introduit comme secrétaire ; d’autre part Hoederer, militant humaniste tout dévoué à l’organisation qu’il sert, mais dont la cuirasse présente des failles affectives qui occasionneront sa perte – sa confiance envers Hugo, le désir que lui inspire Jessica, la femme de ce dernier. Par le biais de Hugo, Sartre dialogue avec Camus, qui vient de publier dans La Table ronde « Les meurtriers délicats », première version d’un chapitre de L’Homme révolté, réflexion sur le terrorisme de Kaliayev, qui n’envisage pas – intraitable arithmétique morale – de ne pas payer du prix de sa propre vie la mort qu’il inflige. Nous sommes en 1948, soit quatre ans avant la rupture, et c’est encore bien de dialogue qu’il s’agit : il serait simpliste d’attribuer à Sartre la façon dont Louis, militant à l’épais dogmatisme, moque le romantisme de Hugo se souvenant de KaliayevIvan Kaliayev, révolutionnaire russe, est convaincu que le terrorisme est la seule façon d’en finir avec le régime impérial. Ayant mission de commettre un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du Tsar Nicolas II, il recule, le jour dit (15 février 1905) en s’apercevant que voyagent aussi dans la calèche de la cible sa femme et ses deux enfants. Il exécutera sa mission deux jours plus tard ; arrêté sur le champ, il sera pendu le 23 mai 1905. Camus, après « Les meurtriers délicats », tirera de cet épisode historique l’argument de sa pièce de théâtre Les Justes (1949). Et Sartre dans Les Mains sales, en échos aux « Meurtriers délicats » :« LOUIS : Il paraît que tu veux agir ?/ HUGO : Oui/ […] LOUIS : Parfait. Seulement tu ne sais rien faire de tes dix doigts./ HUGO : En effet. Je ne sais rien faire./ LOUIS : Alors ?/ HUGO : En Russie, à la fin de l’autre siècle, il y avait des types qui se plaçaient sur le passage d’un grand-duc avec une bombe dans leur poche. La bombe éclatait, le grand-duc sautait et le type aussi. Je peux faire ça./ LOUIS : C’étaient des anars. Tu en rêves parce que tu es comme eux : un intellectuel anarchiste. Tu as cinquante ans de retard : le terrorisme, c’est fini. » (Les Mains sales, deuxième tableau, scène IV).. Par la double mort qui solde l’intrigue, Sartre ne prend pas parti, mais manifeste un conflit indépassable et une double impossibilité ; les deux protagonistes paient une contradiction qu’ils n’ont pas su dépasser et qui est peut-être indépassable – Hoederer, ce soldat de la Révolution, de n’avoir pas su, pour la Cause qui est sa raison de vivre, maîtriser sa chair et ses affects ; Hugo, par son sacrifice final gratuit, ou motivé seulement par son exigence morale, de n’avoir pu, au nom de son nouvel engagement politique, se défaire de son ancien système de valeursVoir l’excellente notice de Sandra Teroni, dans Sartre, Théâtre complet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p. 1372 et sq..
Quand, en 1952, Sartre se rapproche du PC et, corrélativement, s’éloigne de Camus puis de Merleau-Ponty, il apporte, pour quelques années, des solutions abruptes à des problèmes qu’il a longtemps jugés indépassables – et c’est alors bien en lui une sorte de Louis (mais doué d’une grande force dialectique) qui parle. Hors du Parti, pour la classe ouvrière, pas de salut : « On dira d’un mot que le Parti est sa libertéSartre, « Les communistes et la paix », Situations, IV, Paris, Gallimard, réédition 2015, p. 314.. »
Les années 68 maintenant, années d’après un mois de mai qui vit des multitudes de Hugo descendre dans la rue, puis parfois se diriger vers les usines et s’y « établir », années de la conversation avec Victor et Gavi. On peut à présent mesurer le chemin qu’a parcouru Sartre, moyennant le souvenir d’amitiés sacrifiées sur l’autel du réalisme politique, moyennant ce long détour des années 1960 sur « Morale et Histoire » ; le voilà maintenant écoutant sans protester Victor lui parler, non certes de L’Homme révolté, mais bien de l’homme révolté, pierre de touche du révolutionnaire : « Le révolutionnaire ne peut plus être un homme d’appareil, fût-il de base. […] Il doit être situé dans un milieu de révolte effectif. […] Il doit faire l’apprentissage de la démocratie dans un milieu de révolte. Le seul lieu où s’apprenne la démocratie est celui-làOn a raison de se révolter, p. 321.. » Camus, lui, écrivait : « […] la révolution a besoin, pour refuser la terreur organisée et la police, de garder intact le principe de révolte qui lui a donné naissance, comme la révolte elle-même a besoin d’un prolongement révolutionnaire pour trouver un corps et une véritéCamus, « Défense de L’Homme révolté », Œuvres complètes, III, op. cit., p. 371. ». Et c’est bien sous le signe d’un tel débat que Sartre, en introduction d’On a raison de se révolter, résume ce qui fait pour lui l’intérêt des échanges avec ses jeunes interlocuteurs : il y retrouve, dit-il, la possibilité d’articuler liberté et politique, telle qu’il la concevait vingt-cinq ans plus tôt (nous sommes en 1974, il se réfère donc à la fin des années 1940, avant la rupture avec Camus, avant le rapprochement avec le PC). « Jusqu’à 1968, la liberté ne m’apparaissait pas très clairement dans le domaine politique et mes rapports avec le PC tendaient plutôt à m’en dégoûter. Le PC et la liberté, ça ne va pas ensemble. […] C’est une chose très importante pour moi de retrouver aujourd’hui ce que je pensais il y a vingt-cinq ans, de le retrouver par différents chemins bien bizarres, bien tourniquants, mais enfin je le retrouveOn a raison de se révolter, p. 17.. » Et, plus loin, ces phrases qui sonnent « camusien » : « Ce qui est une forte relation entre vous et moi, l’idée que l’amour de la Justice et la haine de l’Injustice sont des forces réelles qui poussent le peuple à agir. Donc vous ne faites jamais de machiavélisme, à la différence des communistes, qui disent : “Si on parle de Justice au peuple, il marchera”, mais qui se foutent de la justice, qui veulent d’abord le pouvoir. Vous proposez aux gens des causes vraiment justesIbid., p. 76.. »
Voilà pour la querelle. Mais l’affaire Camus-Sartre est loin d’être épuisée par les méandres qu’on vient de suivre. D’une certaine façon, tout commence ou re-commence deux ans plus tard, en 1954, quand la question coloniale commence à déchirer la conscience française, avec ce qu’on appelait « les événements d’Algérie » (le mot « guerre » étant interdit). En métropole, Sartre, Camus, Jeanson, Lanzmann (et tant d’autres) eurent à se déterminer par rapport non seulement au PC, mais aussi au FLN. De ses combattants, Lanzmann, artisan de la rencontre de Sartre avec Frantz Fanon, écrivait : « Nous les idéalisions et les regardions comme notre puretéClaude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Paris, Gallimard, « Folio », 2010, p. 501. ». Là aussi engagements, luttes, enthousiasmes, espoirs, désillusions, prudences se distribuèrent selon des rythmes propres à chacun. Sur l’autre rive de la Méditerranée, des écrivains algériens (français ou autochtones), eux aussi, eurent à choisir leur camp. Et c’est sans doute à eux plus qu’aux intellectuels métropolitains qu’il est pertinent de mesurer Camus. Ce creuset tragique, forcément, réagit sur la lecture de l’œuvre de Camus : L’Étranger, roman colonial ? À suivre donc…