Laisser pourrir ou s’opposer à la pourriture: nouveaux visages de la contestation

Slavoj Žižek remarque une étrange symétrie entre deux figures opposées mais également originales de la contestation par la jeunesse des conditions actuelles qu’on leur impose : la tendance Bai Lan (laisser pourrir) de ces jeunes Chinois qui désarçonnent le pouvoir par un désengagement passif, et les manifestations étudiantes en Serbie, qui au contraire s’attaquent à la pourriture des institutions. Par ce texte d’abord publié pour le quotidien serbe Danas, le 9 février 2025, le philosophe slovène fournit un diagnostic éclair de l’actualité, qui a le mérite de relier un cadre de corruption généralisée, où l’exploitation du lithium n’est pas en reste, et des moyens inédits pour y mettre un terme.

Née du désarroi économique et d’une résistance à des normes culturelles étouffantes, la tendance Bai Lan (« laissez pourrir ») en Chine prône une approche minimaliste du travail : ne travailler que le minimum d’heures nécessaire et donner la priorité au bien-être personnel plutôt qu’à la carrière. La même tendance se retrouve dans le slogan “Tan Ping” (s’allonger à plat), un néologisme argotique qui signifie la décision de « rester allongé et endurer les coups » par un désir réduit, une attitude plus indifférente à la vie, résignée. Les deux termes signalent un refus individuel des pressions sociales au travail excessif et à la réussite, en rejetant l’engagement social comme une “rat race” (une course de rats) aux bénéfices déclinants.

Cette tendance ne se limite pas à la jeune génération. Considérons un autre phénomène : en juillet 2024, les médias ont rapporté qu’un nombre croissant de travailleurs chinois abandonnent leur travail de bureau très stressant pour des emplois moins contraignants. Li, 27 ans, qui vient de Wuhan, a déclaré :

« J’adore faire le ménage. À mesure que les niveaux de vie s’élèvent (dans tout le pays), la demande pour les prestations de nettoyage augmente également, avec un marché en expansion. Le changement que cela implique pour moi, c’est que je n’ai plus de vertiges. Je ressens moins de pression. Et chaque jour, je suis plein d’énergie. »

Une telle attitude se présente en soi comme apolitique : elle rejette à la fois la résistance violente contre les institutions du pouvoir et le dialogue avec celui-ci. Y a-t-il cependant d’autres options ?

Les manifestations en Serbie sont encore plus importantes que Bai Lan en Chine, et elles offrent précisément une autre option. Elles sont l’exact opposé de Bai Lan – elles reconnaissent que quelque chose est pourri dans l’État de Serbie, mais elles s’en préoccupent, elles ne veulent pas juste laisser pourrir. Que font-elles qui les rend donc si singulières ?

Les manifestations ont commencé en novembre 2024, à Novi Sad, après l’effondrement de l’auvent de la gare de cette ville, qui a tué 15 personnes et fait 2 blessés graves. Elles se sont étendues à 200 villes et places de Serbie et se poursuivent actuellement. Si elles sont menées par les étudiants des universités qui demandent des comptes pour l’effondrement de l’auvent, des centaines de milliers de personnes participent à de nombreuses manifestations – c’est le plus grand mouvement étudiant en Europe depuis 1968.

De toute évidence, l’effondrement de l’auvent a été une sorte de détonateur : l’occasion pour le mécontentement croissant en Serbie d’exploser finalement. Les manifestants s’inquiètent de la corruption et des ravages écologiques induit par les politiques actuelles (notamment du projet du gouvernement d’exploiter de grandes mines de lithium), mais également de la manière dont le Président Vučić et son gouvernement traitent la population.

Ce que le gouvernement présente comme une modernisation rapide et une intégration au marché global cache un dense réseau de corruption, la vente, dans des conditions douteuses, des ressources du pays à des investisseurs étrangers, l’élimination progressive des média d’opposition, jusqu’à des morts suspectes d’opposants visibles au régime (souvent déguisées en accidents de la route) – le tout avec une audace traduisant l’évidente ignorance d’un minimum de décence de la part du gouvernement. La situation est désormais pire que lors des plus mauvaises années du régime de Milošević.

Mais encore une fois, qu’est-ce qui fait la spécificité de ces manifestations ?

Les manifestants ne cessent de le répéter : « Nous n’avons pas de revendications politiques et nous nous tenons à l’écart des partis d’opposition. Nous demandons simplement que les institutions serbes travaillent dans l’intérêt des citoyens. » Ils ont formulé seulement quelques exigences sur lesquelles ils insistent inconditionnellement : publication de la documentation complète relative à  la rénovation de la gare de Novi Sad ; accès à tous les documents pour s’assurer que le gouvernement ne cache rien au public ; levée de toutes les charges pesant sur les personnes arrêtées lors des premières manifestations contre le gouvernement en novembre ; poursuites pénales contre ceux qui ont agressé les étudiants durant les manifestations à Belgrade (certaines personnes qui se sont avérées par la suite être des membres du parti au pouvoir ont physiquement attaqué des manifestants). En bref, ils veulent rompre le cercle vicieux d’un État pris en otage par le parti qui contrôle toutes les institutions.

La réaction de Vučić n’est pas seulement la violence sous différentes formes ; elle est une version de ce que l’on appelle en boxe le clinch : il s’agit d’une technique par laquelle le boxeur se presse sur son adversaire et enroule ses bras autour de son corps pour l’empêcher de donner des coups de poing. Plus Vučić panique, plus il appelle désespérément les manifestants au dialogue, aux négociations (comme on le fait dans les pays civilisés, aime-t-il à souligner). Cependant, les manifestants rejettent tout dialogue et se bornent à insister sur leurs revendications.

Les manifestations dépendent d’ordinaire de l’exercice de la violence ou du moins d’une menace de violence, tout en ouvrant la possibilité d’un réel dialogue dans lequel le régime les prendrait au sérieux. Ici, on a la situation inverse : il n’y a pas de menace de violence, mais un rejet clair du dialogue. Cette insistance sur les revendications des étudiants provoque la confusion par sa simplicité, laissant prise à des théories conspirationnistes : qui est derrière tout cela ? Le fait qu’aucune personnalité de premier plan n’émerge lors des manifestations contribue à la confusion (apparente). L’explication en est que toute figure de meneur pourrait devenir une cible de contre-attaques de la part du régime.

Les manifestations en Serbie sont ainsi, en un sens, similaires au Bai Lan en Chine : l’engagement politique classique, y compris la dissidence, y est absent. Bien sûr, au bout d’un moment la politique organisée devra entrer en scène, mais la position “apolitique” des manifestants a pour but de s’assurer que les nouvelles politiques ne seront pas une version de l’ancien jeu – il faut faire table rase pour laisser la place à un réel État de droit.

C’est pourquoi ces manifestations devraient être inconditionnellement soutenues : elles prouvent que, dans certaines situations, un simple appel à l’ordre public s’avère plus subversif que la violence anarchique.

Les manifestants veulent l’état de droit sans règles non écrites qui aboutissent à la corruption et à un pouvoir autoritaire. Ils se démarquent en cela de la vieille gauche anarchisante qui a dominé les manifestations en 1968. Après que les étudiants serbes ont bloqué le pont sur le Danube à Novi Sad pendant 24 heures, ils ont décidé de prolonger le blocage pendant trois heures supplémentaires pour nettoyer l’espace où ils ont tenu le rassemblement. Imagine-t-on les étudiants de 68 à Paris, après avoir lancé des pavés à la police, nettoyer les rues du Quartier Latin pleines de (leurs) débris ?

Cependant, quelles que soient les intentions des manifestants, leur protestation est profondément politique. Seraient-ils donc, d’une certaine manière, hypocrites ? Non, précisément parce qu’ils sont politiques d’une manière beaucoup plus radicale : ils ne veulent pas du jeu politique dans le cadre existant, fait surtout de règles non écrites, ils veulent changer la manière dont les institutions étatiques fonctionnent en Serbie.

Le véritable hypocrite de cette histoire siège à Bruxelles : c’est l’Union Européenne qui n’exerce aucune pression sur Vučić, de crainte qu’il se tourne vers la Russie. Alors que la Présidente de la Commission Européenne, Ursula von der Leyen, a exprimé son soutien aux « Peuple géorgien combattant pour la démocratie », elle est restée étonnamment silencieuse au sujet du soulèvement en Serbie – un pays qui est officiellement candidat à l’Union Européenne depuis 2012.

L’Union Européenne a jusqu’à présent laissé le champ libre à Aleksandar Vučić, car, comme certains commentateurs l’ont noté, il a promis la stabilité et le lithium. Cette absence de critique de la part de l’UE, ne serait-ce qu’au sujet de la fraude électorale massive, a laissé plus d’une fois la société civile serbe sur la touche.

C’est pourquoi les manifestations ne sont pas une autre « révolution de couleur », ne sont pas un autre mouvement pour « rejoindre l’Ouest démocratique ». De fait, les manifestants ne brandissent pas de drapeaux de l’UE. Il est vrai qu’après la guerre à Gaza, l’Union Européenne a atteint son plus bas niveau éthico-politique.

Comment citer ce texte

Slavoj Žižek , « Laisser pourrir ou s’opposer à la pourriture: nouveaux visages de la contestation », Les Temps qui restent, Numéro 4, Hiver (janvier-décembre) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/en/numeros/numero-4/laisser-pourrir-et-s-opposer-a-la-pourriture-nouveaux-visages-de-la-contestation