La confession, première station sur une voie mystique

Ahmed Ghazali était un ingénieur géophysicen, muséologue, écrivain de théâtre et philosophe, marocain mais aussi canadien et espagnol, mort brutalement cet été par accident dans le désert du Sahara. Les Temps qui restent publient ici un texte inédit de cet auteur important, dont la postérité ne fait que commencer. On y retrouve toutes les dimensions de son œuvre, à la fois méditative et sensible, intime et universelle. En écho avec les grands existentialistes de la tradition occidentale dont il se détache, il défend l’idée que la forme de la confession résout la tension entre le philosophique et le littéraire, l’idée et le poème, l’oeuvre et la personne, mais à condition que le Moi ne se reprenne que pour se perdre dans un geste mystique définitif, qui se revendique d’Ibn Arabî. Un beau texte en héritage.

En guise de préface (par Peter Wagner)

Ahmed Ghazali et moi nous sommes rencontrés pour la première fois pour parler de la longue durée dans l’histoire des civilisations, en particulier des civilisations monothéistes. J’ai commencé cette conversation avec ma déformation professionnelle de sociologue, pensant qu’on me demandait des conseils d’universitaire. Mais Ahmed s’intéressait au thème lui-même, et non à son cadrage, académique ou autre. Ce fut le début d’une amitié intense mais de courte durée, qui s’est terminée par la mort violente d’Ahmed lorsqu’il a été renversé par une voiture le matin du 27 juillet 2024 à Laâyoune dans le désert du Sahara.

Ahmed était un passeur entre les mondes – espaces, langues, domaines de travail, genres d’écriture et conceptions du monde. Il était ingénieur, dramaturge, romancier, muséologue et bien plus encore. Observateur aigu des différences et des frontières, il s’efforçait toujours de relier et de rassembler, de passer de l’un à l’autre.

Le texte qui suit est un des nombreux textes posthumes que sa mort subite ne lui a pas permis de publier. Il a été commencé en 1999 et réécrit en 2021. Il part du clivage entre philosophie et littérature, ou entre raison et imagination, comme l’un des « dualismes innombrables de la philosophie occidentale », et il explore les moyens de le dépasser. Contrairement à d’autres écrits, le texte explore ce dualisme dans la forme ainsi que dans le contenu. C’est donc un texte qui se veut littéraire et philosophique en même temps - une écriture expérimentale, qui aborde aussi la relation entre un auteur et son écriture. Mais laissons le texte parler de lui-même - et puisque c’est à lui seul qu’il revient de parler désormais après la disparition de son auteur.

 

Et Moïse dit à son compagnon : je n’aurai de cesse que je n’aie atteint le confluent des deux mers. (Le Coran,  XVIII. 59)

Une vision

Ce qui est au cœur de l’aventure que je m’apprête à partager ici n’est pas une idée, mais une vision. Une vision de la confession au confluent de la littérature et de la philosophie. Il me fallait ensuite comprendre la vision et ce fut le début d’une crise. Comme je suis conscient que la confession ne peut être qu’un moment et non un champ habitable, un espace dans lequel on peut s’installer, je me trouvais alors dans un dilemme. Si la confession est en quelque sorte la fin du philosophique et du littéraire, qu’advient-il après? Il me semblait en effet que celui qui se confesse a renoncé à la littérature et à la philosophie. Au prix d’un voyage motivé par le besoin de résoudre la tension philosophico-littéraire, il est parvenu à ce point de convergence, ce point d’équilibre qui est un point de non retour. Je fus alors dans l’impasse de celui qui, ne pouvant plus retourner en arrière, même s’il a les pieds dans un endroit sûr, doit avancer, mais aucun chemin ne s’ouvre devant lui. Pourtant il faut que la confession donne sur quelque chose, puisqu’il n’est pas question de rebrousser chemin. Quel est donc ce champ que la confession a en vue, et auquel elle prépare ? Telle fut la question à laquelle je me suis heurté longtemps.

C’est alors qu’au prix d’une crise intellectuelle intense, le brouillard se dissipa d’un seul coup sur cet avant mystérieux : la confession est un moment qui prépare au vol dans le ciel de la mystique. Elle est la rencontre entre la philosophie et la littérature qui, renonçant toutes deux à leurs identités illusoires, se tiennent face à face et s’apprêtent à la fusion mystique. Mais la confession n’est pas encore cette fusion. Elle est le mariage de la littérature et de la philosophie. Elle est ce moment précis où les mariés se tiennent face à face et disent oui et s’embrassent, mais elle n’est pas encore l’union amoureuse mystique. Tels l’oxygène et l’hydrogène qui, renonçant chacun à son statut d’élément chimique, s’apprêtent à s’unir. La confession est le moment précis de cette rencontre. Elle n’est pas encore la détonation mystique de laquelle va jaillir l’eau créatrice de vie.

C’est cet itinéraire que je désire raconter ici ou, mieux encore, confesser. Un itinéraire qui prend son point de départ dans cette tension terrible qu’est le philosophico-littéraire. Le besoin d’une résolution de cette tension m’a conduit à faire le voyage vers la frontière tragique entre les deux continents : littérature et philosophie. La confession est le terme de ce voyage. Elle est le dernier moment où on a encore les pieds sur la terre ferme, prêt à sauter du bord de la falaise pour s’envoler dans l’infini mystique. 

Je suis conscient que je m’affronte à une tâche infinie qui m’écrase sous son poids. Je ne me sens nullement à la hauteur d’une telle tâche, et combien j’aurais voulu pouvoir m’en détourner !, mais il m’est impossible de le faire sans trahir le moment de vérité qu’il m’est donné de vivre. Je ne prétends émettre aucune vérité, mais uniquement partager une expérience intellectuelle authentique, la plus intense que j’aie connue. Il va de soi qu’il ne s’agit ici que du balbutiement d’une longue recherche qui ne portera ses premiers fruits véritables que dans bien des années. Ces pages ne font rien qu’annoncer un destin. S’il y a une idée qui doit en émerger c’est celle-ci : il y a une tension philosophico-littéraire qui appelle une résolution. La confession est une résolution par le moyen d’un « centrement » de la tension dans le Moi. Mais ce mouvement centripète dans le Moi n’est qu’une étape qui vise une libération ultime dans le mysticisme.

Le dilemme de Platon   

Le point de départ de cet itinéraire est un malaise devant Platon. En le lisant, je me suis trouvé en face au dilemme suivant : dois-je me fier à ce qu’est Platon ou à ce qu’il pense? Si je me fie à ce qu’il est, je vois en lui un des plus grands poètes de l’humanité qui m’invite à célébrer la poésie et le mythe. Mais sitôt que j’écoute ce qu’il pense, me voici parti avec lui en croisade contre les poètes. Ainsi, dans le geste projectif de sa pensée, le poète Platon rejette la poésie. Il en est ainsi de tout les gestes projectifs de la pensée dans la tradition occidentale. L’œuvre et celui qui la crée font ensemble une totalité. Le centre de cette totalité n’est pas dans l’œuvre. Il n’est pas non plus dans l’auteur. Il est quelque part au milieu, mouvant, invisible et insaisissable. Ne retenir que l’œuvre comme la totalité est une réduction car on ne retient qu’un terme de l’équation. Affirmer que la philosophie platonicienne rejette la poésie, alors même que l’expression platonicienne est poétique, est une aberration.

C’est là, il me semble, une des caractéristiques de la pensée occidentale. Je viens de finir la lecture de The Wake of Imagination de Richard Kearney. L’auteur entend faire une analyse philosophique du phénomène de l’imagination dans la culture occidentale depuis ses sources judéo-chrétienne et gréco-romaine. Mais comment monsieur Kearney s’y prend-il ? Il s’efforce de dénicher dans les textes ce que les auteurs ont dit (projeté) sur le sujet. Mais est-il nécessaire de parler ou de projeter quoique ce soit sur l’imagination pour que celle-ci soit à l’œuvre dans ce qui est créé ? C’est ainsi que, pour l’auteur, la culture hébraïque et le Moyen Âge n’ont pas connu l’essor de l’imagination, parce qu’il ne se trouve pas dans ces traditions des développements sur l’imagination ! Et il a fallu un XXe siècle et un Sartre qui écrit un livre qui s’appelle L’Imaginaire pour que monsieur Kearney trouve matière et s’étende sur le sujet. Mais qui mieux me renseigne sur l’imagination chez Sartre : son œuvre philosophique et littéraire, ou bien sa pensée projective de l’imaginaire? Bref, monsieur Kearney ne retient d’une civilisation que ce qu’elle projette et, ce faisant, il rejette ce qui est vivant dans cette civilisation. C’est là une tradition qui oppose la connaissance à la vie, comme le relève bien Canguilhem dans son livre qu’il intitule sciemment La Connaissance de la vie dans un souci de dépasser le divorce entre les deux termes.   

Si j’insiste sur mon malaise devant Platon, c’est parce qu’il me semble être à l’origine des dualismes innombrables qui font le lot de la philosophie occidentale. Le geste projectif d’une pensée non organique entraîne une polarisation auteur-œuvre. L’œuvre n’a alors de sens que par rapport à l’auteur.  Retenir une pensée comme une totalité revient à retenir un demi-terme. Or un demi-terme est nécessairement chargé positivement ou négativement et appelle son autre moitié dans l’espoir de retrouver une totalité virtuelle. Nous nous trouvons alors dans un champ d’ions où il n’est pas possible d’avoir des atomes neutres. D’où les dualismes. D’où les écoles. Car seul l’atome est un individu absolu. Un ion appelle une association. Il lui faut son contraire pour survivre. Nous omettons de voir que le rationalisme projeté de Descartes est compensé par sa foi et sa culture religieuse qu’il doit au fait de vivre dans une époque encore très religieuse. Mais qu’on ne retienne de lui que ce qu’il projette, et nous voici appauvris à l’extrême ! Il nous faut alors nous réfugier chez un Pascal pour compenser notre perte, mais, sitôt que nous nous ruons sur ce que projette Pascal, nous voici de nouveau en manque ! Nous retournons alors chez Descartes, à moins que nous allions voir ailleurs. Tel est le jeu auquel s’est livré au fil des siècles la philosophie occidentale depuis Platon.

La tension philosophico-littéraire

Le rapport entre littérature et philosophie n’est qu’une des conséquences de ce phénomène de perte du centre. Le dilemme de Platon n’est-il pas assez éloquent à ce sujet ? Mais fort heureusement, si Platon le penseur a dénigré Platon le poète, il ne l’a pas tué pour autant. On peut s’interroger sur les raisons de ce paradoxe. Platon serait-il si proche d’une culture mythologique qu’il en est encore fortement imprégné au point de ne pas pouvoir s’en défaire malgré ses intentions ? Toujours est-il que Platon, s’il n’assume pas théoriquement la tension philosophico-littéraire qu’il porte, ne la laisse pas moins agir dans son œuvre et c’est ce qui fait de lui un grand.

Peut-être Nietzsche est-il le philosophe qui a le plus assumé sa tension philosophico-littéraire dans la tradition occidentale. Qu’il passe pour « le platonicien le plus déchaîné », voilà qui montre clairement en quoi il prolonge Platon et en quoi il s’en sépare. Mais si Nietzsche montre comment une philosophie peut abriter une tension philosophico-littéraire, peut-être montre-t-il aussi l’impossibilité de trouver une résolution de cette tension à l’intérieur du continent nommé philosophie. Car, comme nous le verrons plus loin, ce n’est pas dans la philosophie qu’il faut chercher les plus beaux succès d’une résolution de cette tension, mais dans les parcours mystiques. Au moins avec Nietzsche avons-nous vu pour la première fois à l’œuvre cette tension. Une tension somme toute des plus naturelles, qui trouve son moteur dans cette oscillation vitale et créatrice entre la raison et l’imagination, pour peu qu’on ne voie pas en cette dernière « la folle du logis » comme l’a voulu la tradition occidentale.

Mais si la tension a toujours été expédiée c’est parce que son maintien est tragique. En effet, maintenir la tension c’est refuser la séparation du philosophique et du littéraire, c’est assumer une ambivalence permanente. Et ceci est en soi tragique. Que l’on imagine une même personne habiter dans deux continents en même temps. N’est-ce pas porter atteinte au principe de non-contradiction qui est le fondement de la philosophie occidentale ? Et pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit. Sans doute sommes-nous encore piégés par ce monisme qui veut que la vie de l’esprit soit assimilée à la vie du corps. En réalité, la géographie spirituelle n’a rien à voir avec l’espace physique. Et la topologie de l’âme n’est pas que tridimensionnelle.

À coté de ce problème de dimension, il y a un problème de mobilité. La tradition occidentale, on le sait, est férue de stabilité. L’héritage aristotélicien, qui voit dans l’être immobile le signe de la perfection, continue à peser de son influence. Que sur le plan physique on ait renoncé à beaucoup de nos chères immobilités, qu’on ait admis la rotation de la terre, la relativité de l’espace et du temps, cela n’empêche pas que sur le plan de l’esprit on continue à prendre l’immobilité comme un idéal. En séparant la littérature et la philosophie, on parvient à faire de chacune un domaine immobile fermé sur lui-même.

Voilà pourquoi une tension philosophico-littéraire ne peut pas survivre, et pourquoi, par tous les moyens, elle sera sacrifiée sur l’autel du déterminé et de l’immobile. C’est ainsi que l’un des deux termes sera renié au profit de l’autre. Car ainsi la détermination devient possible, puisque, comme le dit si bien Spinoza, toute détermination est une négation. Or la tension exclut la détermination ou, pour être plus précis, la tension requiert une détermination d’un autre ordre, qui n’est pas celui du spatio-temporel dont la tyrannie est dictée par une science classique déjà désuète bien qu’elle demeure notre référence la plus commune.

Si par ailleurs on renonce à tous ces compromis mensongers qui sont une littérature philosophique ou une philosophie littéraire, nous nous trouvons alors en face du vrai problème : comment serait-il possible de résoudre la tension philosophico-littéraire tout en maintenant cette tension ? Et je ne connais de réponse que celle-ci : une telle résolution ne peut se faire que par un voyage vers la frontière, vers le confluent des deux continents, philosophie et littérature. Car c’est ici, et seulement ici, qu’on peut espérer résoudre le tragique de l’ambivalence par une « gaie descente obscure » vers l’origine primaire.

C’est ici que réside la vitalité créatrice de la tension. Elle porte en elle-même une mémoire du chaos originel, un germe de la violence primaire qui contient l’espoir, voire la promesse, d’un retour possible à l’origine. Non que le philosophico-littéraire soit la seule tension. Il y a la tension entre la science et l’art, ou celle entre la religion et la philosophie, qui fut la tension créatrice du Moyen Âge. Il faut dire que ce ne sont là que des manifestations d’une même tension originelle porteuse d’un souvenir de ce que fut cet atome primitif qu’est le mythe avant le big bang que lui a infligé la civilisation. 

La croûte et le magma

Voyage à la frontière donc. Qu’on me permette ici de faire appel à une métaphore géologique. La philosophie et la littérature sont deux continents. La philosophie est ce continent de la plaine dans lequel on se sent si sûr, si maître de soi et du monde. Sur la plaine on construit des villes, on cultive, on s’installe. La littérature, elle, est le continent de la montagne. Ici, c’est le pays du sublime et des hauteurs vertigineuses. Mais oublie-t-on qu’aussi bien la plaine que la montagne ne sont que deux morphologies de l’écorce terrestre ? que l’écorce n’est qu’une croûte qui flotte sur le magma liquide qui en est l’origine et la source ? Certes le pays montagneux de la littérature n’est pas sans familiarité avec le magma. Ici ou là, de temps à autre, un volcan fait éruption et ressource le continent. Certes des poètes tel Hölderlin ont vécu sur le bord d’un cratère, l’œil rivé sur le néant. Mais qui peut commander un volcan ? C’est là la limite de la littérature. Je peux détecter le volcan le plus actif, vivre sur son cratère, mais à la fin il me faut attendre l’éruption. Une limite du littéraire qui en est la frustration. Car, à moins d’être un Empédocle qui fait le choix de rejoindre le magma par le saut fatal, il n’y a d’autre recours, au pays de la littérature, que l’attente.

Mais il existe une race qui ne se contente pas d’une apparente maîtrise dans la plaine et  n’aime pas dépendre du volcan. Cette race choisit de faire le voyage vers la frontière entre les deux continents. Vers cet endroit que les géologues appellent zone de subsidence où les continents se rejoignent, l’un glissant sous l’autre, s’affaissant dans les profondeurs et finissant par s’unir au magma souterrain et se fondre dans la matrice originelle. Cette race qui sait trouver sa voie vers le néant, c’est la race des mystiques. Eux ont choisi de voyager au confluent des deux continents. Eux savent que la littérature et la philosophie ne sont des croûtes minces flottant sur le magma, qu’à la frontière on peut assister en permanence à la fusion des continents dans l’être originel.

Ainsi la tension philosophico-littéraire devient le point de trauma initiateur du voyage vers une frontière tragique. Un voyage est un retour en amont, un « pas en arrière pour aller de l’avant » selon l’expression de Heidegger, le retour à l’indétermination première.

Le pays de l’intériorité

Nous voici donc en route vers la frontière. Nous avons laissé derrière nous les pays de la littérature et de la philosophie. Plus on avance, plus le paysage change. Il devient peu à peu désertique. Ici, près de la frontière,  il n’y a plus d’écoles, plus de conventions, plus de règles. Ici, il n’y a plus de littérature, plus de philosophie, il n’y a que des solitudes, il n’y a que des voix isolées, des égarés ici ou là. Les signes du néant se font de plus en plus sentir.

Prêt de la frontière, c’est le pays de la mélancolie, du doute. Il faut rendre compte du trajet : est-ce possible que tout cela n’ait été que mensonge ? Est-ce possible que tous ces concepts, ces fictions n’aient été que des artifices ? Est-ce possible que tout ce temps j’aie vécu dans la tête d’un autre ? dans le roman, la cohésion du sens, d’un autre ?  Près de la frontière, c’est le pays de la déception, du renoncement qui s’annonce. Combien alors est éloquent l’épilogue de Prospéro dans La Tempête, mais n’est-ce pas en effet Shakespeare qui arrive au terme du continent théâtre :

Sans plus d’esprit pour gouverner

Ni de magie pour enchanter,

Il faudra que je désespère

Mais alors que l’extérieur est désert, Prospéro voit surgir une lumière de l’intérieur :

À moins que ne m’assiste la prièreW. Shakespeare, La Tempête, Flammarion, 1991, p. 277.

Ici, à ce moment précis où le mot prière intervient, c’est un mouvement de bascule qui a lieu. On vient de pénétrer dans le pays de l’intériorité. L’œil intérieur vient de naître.

Le moment de la confession

C’est alors le moment de la confession. Le moment où soudain toute agitation interne cesse. Étrangement un équilibre a lieu pour la première fois. La tension philosophico-littéraire s’apaise. La littérature et la philosophie sont en amour. Dans leur embrassade, elles sont à peine reconnaissables car pour la première fois elles viennent de renoncer à leur identités illusoires. 

D’où vient cet apaisement soudain ? D’un « centrement » de la tension sur le Moi. En effet, la raison et l’imagination naguère portées dans une oscillation et une agitation extrêmes se trouvent soudain accrochées au Moi. Ce qui était un mouvement d’arrachement linéaire, un  terrible va-et-vient, devient une circulation triangulaire paisible, presque une danse à trois. Comme troisième terme, le Moi assure l’équilibre et laisse poindre à l’horizon une totalité possible. Le centre de la totalité auteur-œuvre, jusqu’ici rebelle et fuyant, le voici qui se stabilise dans le Moi. Celui qui se confesse ne fait plus aucun cas de la représentation. Désormais tout geste projectif de la pensée ou de la fiction est une haute trahison contre l’instance du Moi. Une incapacité à s’assumer. Un subterfuge pour contourner une impuissance du da-sein, un mal de l’être. La confession est l’expérience ultime de la présence que la littérature et la philosophie sont encore en mesure de donner, à condition toutefois qu’ils s’y mettent conjointement, car l’une est impuissante à le faire sans le secours de l’autre.

Le troisième terme se manifeste à tous les points de vue. Ce qui était une tension entre la  spéculation et l’imagination devient une rencontre harmonieuse dans la méditation. Ce qui était un va-et-vient agité entre le concept philosophique et l’image littéraire est maintenant uni dans le  symbole. La fiction et l’argumentation se rencontrent dans une herméneutique, une révélation qui est l’interprétation du sujet à soi-même, médiatisée par un univers symbolique. Avec la confession le langage devient organique. Le verbe est chair ou il n’est pas. 

Quand on examine des parcours individuels et collectifs, on décèle souvent une tendance à un dénouement « confessif » de la tension. Les Confessions de Rousseau ne sont-elles pas une résolution de la tension entre la philosophie et la littérature, ou, plus précisément, entre le romantisme et le rationalisme des Lumières ? Les Confessions de Saint-Augustin ne sont-elles pas  un équilibre qui se cherche entre le christianisme (au sens d’une créativité mystique) et la philosophie antique ? Des époques entières ont aussi aspiré à cet équilibre. Que l’on pense à la Renaissance de Montaigne. Que l’on pense au dénouement de la tension cartésienne. En effet dans le méditatif touchant du je cartésien, comment ne pas entrevoir un désir de confession à l’œuvre ? Que l’on pense à l’idéalisme allemand, cet équilibre entre le rationalisme des Lumières et le mysticisme de l’âme germanique, qui a trouvé sa résolution dans le Moi de Fichte. Peut-être l’idéalisme allemand fut-il, après la Renaissance, la dernière tentative occidentale organisée qui ait aspiré à une totalité.

L’appel mystique

Car la confession est le lancement d’un projet : celui de l’individuation. Celui qui se confesse est à la conquête de l’individu souverain et absolu. Mais ce « centrement » sur le Moi ne peut être que transitoire. En effet, on ne peut pas vivre dans une confession. La confession est un moment et non un espace dans lequel on peut s’installer. J’arrivais donc à cette conclusion – et je me trouvais dans une impasse. Si la confession est un renoncement au littéraire et au philosophique et si elle n’est pas en soi un champ habitable, à quoi donc prépare-t-elle ?

Quel ne fut mon soulagement quand je pus voir soudain que celui qui se confesse ne centre sur le Moi que pour s’en libérer ! Le Moi est le dernier pas sur la terre ferme avant de s’envoler dans le ciel de la mystique. Il est la dernière rencontre auquel ont pu mener le littéraire et le philosophique. Encore ont-ils dû renoncer à leur statut « continental » pour se livrer ensemble à cette tâche. Dans le Moi, la littérature et la philosophie s’embrassent, et ce baiser est le baiser de leur mort.  Car, de la confession à l’extase, il n’y a qu’un pas. Les mystiques ne font-ils pas souvent des confessions extatiques ? Ainsi la confession est ce repli sur soi-même, ce retrait dans le Moi qui n’est total que parce qu’il se veut un élan pour un envol définitif dans l’éther mystique. C’est le moment où le saumon, qui a descendu le fleuve agité sous la gueule de l’ours chasseur, arrive dans l’estuaire. Il se tient dans cet endroit où les vagues de la mer et les courants du fleuve s’annulent pour former une lagune d’accalmie. Le saumon s’arrête un moment, rentre en lui-même, se souvient de ce qu’il est, puis d’un coup plonge dans l’océan infini.

Si la confession est une stabilisation de la tension par le « centrement » sur le Moi, je vois la mystique comme une résolution définitive de la tension par une libération totale du Moi qui devient mobile dans l’être. La totalité auteur-œuvre devient, pour utiliser une image augustinienne, ce cercle dont le centre (le Moi) est partout et la circonférence nulle part. Un Moi totalement libre en union intime avec l’être, qui fait dire à Al-Hallaj, le grand soufi de Bagdad : 

J’ai vu mon seigneur avec les yeux du cœur

J’ai dit : qui es-tu ? Il a dit : toi Cité dans Martin Lings, Qu’est-ce que le soufisme?, Paris, Seuil, 1977, p. 62..

 Les yeux du cœur en effet. Car, dans le soufisme, c’est bien le cœur qui devient le véritable organe de perception fonctionnant par l’Imagination active au sein d’un mundus imaginalis. On peut en dire long sur ce monde médian et médiateur entre le monde de la perception sensible et le monde de l’intuition intellective, monde des idée-images, de la matière immatérielle et des symboles, lieu de l’expérience visionnaire. Si la tension philosophico-littéraire n’est au fond que la quête du troisième terme (terme à la fois médiateur et transcendant), et si la confession trouve une première approche de ce terme dans le Moi, la mystique est l’achèvement de cette quête, un achèvement dont le monde imaginal des soufis est probablement le meilleur exemple.

C’est chez Heidegger que je crois voir une approximation philosophique de cette union mystique  à l’être. Mais si Heidegger a bien pu annoncer la fin de la philosophie, il demeure trop attaché au littéraire puisqu’à l’horizon de la tension il nous promet le Dire poétique. Ainsi, Nietzsche et Heidegger, les deux philosophes qui ont le plus porté la tension philosophico-littéraire, ont tous les deux envisagé un dénouement poétique de la crise. Heureusement que, chez eux comme chez Platon, l’instinct l’emporte sur l’idée et on peut voir que la tension demeure vivante chez l’un et l’autre même si la vue à l’horizon est déformée. Car selon moi, à l’horizon d’une tension philosophico-littéraire, il ne saurait y avoir ni philosophie, ni littérature. Sans doute Heidegger et Nietzsche sont-ils animés d’un souci de justice envers une poésie et une imagination créatrice longtemps dévaluées. Sans doute aussi ne sont-il pas assez libérés d’une culture où la mystique ne peut être conçu que péjorativement à travers la religion. Il n’empêche que, quand on cherche les plus belles percées mystiques de la philosophie moderne, c’est vers ces deux philosophes que nous nous tournons tout naturellement.

Ainsi, la tension philosophico-littéraire s’appuie sur le moment de la confession pour trouver sa résolution définitive dans l’expérience mystique. Et si dans son livre, Mystiques sauvages, Hulin cite des méthodes artificielles susceptibles de provoquer une expérience mystique, je proposerai quant à moi la tension philosophico-littéraire dont un maintien obsessionnel (ô combien pénible et risqué ! le cas Nietzsche ne doit jamais être oublié) peut aboutir à un dénouement mystique. 

Les chimistes appellent point multiple ce point de température qui se situe exactement entre les trois états solide, liquide et gazeux d’un corps. Je me délecte à voir dans la confession un point multiple vers lequel converge le solide philosophique et le liquide littéraire, et qui donne sur l’air mystique. Solide en effet est cette philosophie qui se veut les pieds à terre, consistante, constructive et pratique. Liquide est la littérature qui se veut être cette eau dont le Coran dit merveilleusement: « Nous[Dieu] avons créé de l’eau toute chose vivante. » Et combien est léger ce vent mystique, si libre, si présent, qu’il en est invisible. 

La fin de l’exil occidental

Me voici au terme de cet itinéraire. Je l’ai commencé avec Platon, je le termine avec celui que la tradition islamique a nommé le fils de Platon. Il s’agit du grand soufi andalou Ibn Arabî. Quelle ne fut ma stupeur quand je découvris que ce mystique immense a eu le même malaise que moi il y a de cela huit siècles. Mais laissons Ibn Arabî raconter lui-même son malaise dans cette histoire – l’une des plus touchantes que je connaisse – où il rapporte sa dernière rencontre avec Averroès, et sans aucun doute, annonce la fin de son exil occidental. 

« Je n’eus plus l’occasion de le rencontrer [Averroès] jusqu’à sa mort qui survint en l’année 595 de l’hégire (1198) à Marrakech. Ses restes furent transférés à Cordoue, où est sa tombe. Lorsque le cercueil qui contenait ses cendres eut été chargé au flanc d’une bête de somme, on plaça ses œuvres de l’autre côté pour faire contrepoids. J’étais là debout en arrêt ; il y avait avec moi le juriste et lettré Abû’l-Husayn Mohammad ibn Jobayr, secrétaire du Sayyed Abû Sa’îd (prince Almohade), ainsi que mon compagnon Abû’l-Hakam ‘Amrû ibn al-Sarrâj, le copiste. Alors Abû’l-Hakam se tourna vers nous et nous dit : « Vous n’observez pas ce qui sert de contrepoids au maître Averroès sur sa monture ?  D’un côté le maître (imâm), de l’autre ses œuvres, les livres composés par lui. » Alors Ibn Jobayr de lui répondre : « Tu dis que je n’observe pas, ô mon enfant ? Mais certainement que si. Que bénie soit ta langue ! » Alors je recueillis en moi cette phrase d’Abû’l-Hakam, pour qu’elle me soit un thème de méditation et de remémoration. Je suis maintenant le seul survivant de ce petit groupe d’amis, que Dieu les ait en sa miséricorde, et je me dis alors à ce sujet : d’un côté le maître, de l’autre ses œuvres. Ah! Comme je voudrais savoir si ses espoirs ont été exaucésCité dans Henry Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî, Paris, Aubier, 1993, p. 40.! » 

Henry Corbin a eu raison de voir dans cette scène « bouleversante de simplicité, ayant la muette éloquence des symboles » le signe du virage décisif que s’apprête à prendre Ibn Arabî. « D’un côté le maître, de l’autre ses œuvres ! » Quel symbole peut rendre mieux le triste sort d’un geste projectif de la pensée. Le centre vital qui ne loge ni dans le maître, ni dans l’œuvre, est désormais perdu. Ce centre vivant, furieux, c’est dans « la bête de somme » qu’il se réincarne à présent, et il demeurera là, à jamais étranger à la société des hommes. Telle fut la vision qui s’offrit à Ibn Arabî de cet occident musulman de la fin du XIIe siècle. Un occident aristotélicien, fragmenté, en perte de l’être, dans lequel Ibn Arabî ne voyait plus aucun avenir pour sa vie spirituelle. On connaît la solution du maître andalou : le soufisme. Il le voyait poindre en Orient, à cet endroit qui est au confluent de la Grèce d’Aristote et de l’Inde des Védas.

Trois ans après les funérailles d’Averroès, Ibn Arabî prend la route de l’Orient. Il quitte l’Occident pour ne plus jamais y revenir. Il a alors trente-six ans. C’est l’âge auquel Sohravardî, l’auteur du Récit de l’exil occidental, rejoignit l’« Orient de l’âme ».

Au soir de ma trente-cinquième année, mon exil occidental, qui a commencé à l’âge de quinze ans avec les poètes maudits, arrive à son terme avec la Confession. Que c’est doux de voir se lever à l’horizon le soleil de l’Orient natal ! Que c’est effrayant de s’engager dans l’abîme qui y mène !

 

Note bibliographique

Buber, M. Confessions extatiques, Grasset, 1995.

Canguilhem G. La Connaissance de la vie, Vrin, 1965.

Corbin, H. L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî, Aubier, 1993.

Durand, G. Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 1992.

Folscheid, D. La Philosophie allemande de Kant à Heidegger, PUF, 1993.

Gondin G. & La Chance M. Beckett. Entre le refus de l’art et le parcours mystique, Le Castor Astral, 1994.

Jambet, C. La Logique des orientaux. Henry Corbin et la science des formes, Seuil, 1983.

Lings, M. Qu’est-ce que le soufisme ?, Seuil, 1977.

La rédaction de cet article a commencé en 1999. Je l’ai réécrit en 2021. Ont été constamment présents à mon esprit l’univers et le peu que je connais de l’œuvre des auteurs suivants : Platon, Avicenne, Ibn Arabî, Saint Augustin, Rousseau, Nietzsche, Heidegger. Aussi le mysticisme chrétien, le soufisme, la Renaissance et l’Idéalisme allemand.

 

Comment citer ce texte

Ahmed Ghazali , « La confession, première station sur une voie mystique », Les Temps qui restent, Numéro 4, Hiver (janvier-mars) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-4/la-confession-premiere-station-sur-une-voie-mystique