Telle une rivière sculptant son paysage, la quête du bonheur et du bien-être dépend inéluctablement de la qualité de notre environnement. Notre bien-être personnel est profondément lié aux conditions environnementales qui nous entourent, qu’elles soient physiques (nature, climat), sociales (communauté, cadre de vie) ou psychologiques et spirituelles (équilibre émotionnel, projection dans le temps, connexion à la terre, aux éléments naturels et aux ancêtres). Malgré cette relation évidente entre environnement et épanouissement personnel, cet enjeu est encore largement négligé, alors même qu’il bénéficie d’une reconnaissance juridique.
La dégradation de l’environnement affecte indéniablement la santé et la qualité de vie des humains – ainsi que des non-humains – par le biais de la pollution de l’air, des sols ou encore des ressources en eau. En protégeant l’environnement, on améliore non seulement la santé des citoyens, mais également leur satisfaction à vivre dans un cadre de vie sain et harmonieux. De surcroît, un environnement sain exerce un effet psychologique bénéfique : il réduit le stress et renforce le sentiment de bien-être, contribuant ainsi directement à une meilleure qualité de vie. Cette dynamique est également reflétée dans l’interprétation judiciaire du droit à un environnement sain. Certains juges considèrent ce droit comme un rempart face à l’inaction du législateur ou du gouvernement, en particulier lorsqu’il s’agit de garantir aux populations les plus vulnérables – notamment aux jeunes, de plus en plus confrontés à l’éco-anxiété – des moyens raisonnables pour lutter contre le réchauffement climatique et ses conséquencesCour de district du Montana (États-Unis), Held contre État du Montana, 14 août 2023, n° CDV-2020-307.. Hervé Kobo confirme que : « l’exemple du préjudice d’éco-anxiété comme préjudice écologique dérivé, après la reconnaissance du préjudice d’anxiété par la juridiction administrative, pourrait être une étape vers la reconnaissance d’un droit personnel à un environnement sain et de son corollaire, le droit au bonheur personnel, […] au titre du préjudice écologique pur Hervé Kobo, « Justiciabilité en contentieux administratif climatique et droit au bonheur », Revue juridique du bonheur, n°4, 2022, p. 14, en ligne : https://oib-france.com/IMG/pdf/kobo_justiciabilite.pdf. ».
La reconnaissance du droit à un environnement sain en tant que droit fondamental, inclus dans les droits de l’homme, illustre clairement la corrélation entre un environnement protégé et le bonheur des citoyens. En plaçant le bien-être collectif au cœur des politiques environnementales, cette reconnaissance dépasse toutefois la notion de droit au bonheur pour s’ancrer dans celle du droit à la recherche et à la poursuite du bonheur. La distinction est essentielle : la reconnaissance du droit à un environnement sain ne garantit pas le bonheur en soi, mais elle crée des conditions propices à sa quête. Un cadre de vie sain et stable est indispensable pour permettre à chacun de s’épanouir, et c’est en protégeant cet environnement que l’État offre à ses citoyens la possibilité de trouver le bonheur.
Le droit constitutionnel intègre progressivement ces deux droits interdépendants, mais souvent à travers une approche priorisant les besoins humains. Cette perspective se manifeste de manière prédominante dans les systèmes juridiques occidentaux – ou influencés par l’Occident – où les droits environnementaux sont fréquemment subordonnés aux intérêts de l’homme. En d’autres termes, bien que la reconnaissance du droit à un environnement sain et au bien-être progresse, elle demeure largement anthropocentrée. Dans la plupart des cadres juridiques, l’accent est mis sur les avantages que ces droits procurent aux individus, plutôt que sur une vision holistique qui reconnaîtrait pleinement l’interdépendance entre l’homme et les autres éléments de son environnement.
La relation d’interdépendance entre le droit au bonheur et le droit à un environnement sain n’est que rarement explicitée comme si la protection de l’environnement ne pouvait pas directement contribuer au bonheur des citoyens, alors qu’en réalité, un environnement sain est essentiel pour garantir un cadre de vie propice au bonheur individuel et collectif.
Protéger la « nature » ne devrait pas être perçu uniquement à travers les avantages qu’elle offre à l’humanité, mais comme une condition essentielle à la garantie d’un bonheur durable. L’absence d’une approche holistique omet la relation fondamentale entre la santé de l’environnement et le bien-être collectif. Certes, garantir un bonheur durable constitue un bénéfice pour l’homme, ce qui reste en soi une vision anthropocentrée. Toutefois, pour plusieurs raisons, le concept de bonheur durable peut transcender cette perspective.
Premièrement, le bonheur durable dépasse la simple quête d’avantages pour l’homme, car il inclut la notion d’une relation harmonieuse entre les êtres humains et leur environnement naturel. En ce sens, il s’ancre dans des principes éthiques et juridiques élargis qui valorisent une vision respectueuse et interconnectée de la vie sur Terre. Cela signifie que les individus peuvent trouver du bonheur non seulement dans les bénéfices directs de la préservation de la nature et de la biodiversité, mais aussi dans la reconnaissance de leur responsabilité envers la planète.
Deuxièmement, le bonheur durable peut être défini comme un état de satisfaction englobant le bien-être de toutes les formes de vie, ce qui souligne la valeur intrinsèque de la nature. Cette perspective élargit la notion de bonheur au-delà de l’expérience humaine, pour inclure une compréhension plus profonde de l’écosystème. Adopter une vision écologique du bonheur permet d’imaginer un bonheur émergeant de l’harmonie et du respect des relations entre toutes les formes de vie, plutôt que de le limiter à un simple bénéfice humain.
Enfin, considérer le bonheur durable comme intrinsèquement anthropocentré revient à réduire cette notion à une satisfaction individuelle et particulière. Or, il peut également inclure une forme d’épanouissement fondée sur une symbiose avec le monde naturel. Cette approche met en lumière un bonheur enrichi par des valeurs de solidarité, de protection de l’environnement et de respect pour le vivant. Elle dépasse ainsi les frontières du bénéfice purement humain pour englober une vision plus globale et inclusive de l’épanouissement.
Il est donc crucial de reconnaître que la protection environnementale est une condition sine qua non pour permettre aux citoyens d’atteindre, de manière raisonnable et durable, des conditions de vie satisfaisantes.
Vers la reconnaissance d’un lien entre droit à un environnement sain et bien-être collectif
En intégrant le droit à un environnement sain et le droit au bonheur dans leurs constitutions, les États instaurent progressivement un cadre juridique visant non seulement à protéger l’environnement, mais également à promouvoir un bien-être collectif et durable. Toutefois, ce lien entre droit à un environnement sain et bien-être collectif reste une question complexe qui mérite d’être approfondie.
Le droit à un environnement sain, souvent consacré dans les textes fondamentaux, coexiste parfois avec la reconnaissance du droit au bonheur. Mais ces deux droits, bien qu’inscrits dans les constitutions de plusieurs États, entretiennent une relation d’interdépendance encore mal définie. Leur application pratique est parfois insuffisante, ce qui soulève des doutes quant à leur véritable impact sur le bien-être collectif. Cette situation pose des questions cruciales : les États disposent-ils réellement des moyens juridiques, politiques et institutionnels nécessaires pour garantir que la protection de l’environnement contribue effectivement au bien-être collectif ? Et comment renforcer l’effectivité de ces droits pour qu’ils ne se limitent pas à des idéaux abstraits ?
Il convient d’abord de remarquer un flottement juridique autour de la notion de « bien-être collectif », encore mal circonscrite. Il est en effet urgent de définir clairement ce concept, parfois désigné comme « bonheur de tous », « bonheur public » ou encore « bonheur national ». Cette notion englobe non seulement la santé et la sécurité des individus, mais aussi la qualité de l’environnement dans et grâce auquel ils évoluent.
De plus, il est légitime de s’interroger sur les risques d’une utilisation abusive de cette notion de bien-être collectif, notamment lorsqu’elle s’exerce au détriment des droits individuels. Les droits individuels, conçus pour protéger chaque personne, peuvent entrer en conflit avec les intérêts collectifs. L’intégration de ces droits dans une approche collective soulève donc des questions complexes. Les spécialistes du droit examinent particulièrement l’efficacité de ces protections, cherchant à comprendre comment concilier les droits individuels avec le bien-être de la société dans son ensemble.
Un exemple significatif peut être trouvé en Bolivie, où la Constitution de 2009 reconnaît dans son préambule le caractère sacré et fondamental de la Madre Tierra (la Terre-Mère), mettant en avant une vision holistique liant le droit à l’environnement au développement des autres êtres vivants (article 33). La loi n° 300 du 15 octobre 2012, dite « loi-cadre sur la Madre Tierra et le développement intégral pour le bien-être », constitue un exemple concret de cette évolution. Elle illustre les efforts déployés pour articuler droits humains, droits collectifs et droits de la nature dans une perspective de bien-être collectif durable.
La délicate conciliation entre droits individuels et droits collectifs
L’interaction entre les droits individuels et collectifs nécessite une attention particulière. Une priorisation excessive des intérêts collectifs risquerait de porter atteinte à la liberté et à l’épanouissement personnel, tandis qu’une approche centrée exclusivement sur les droits individuels pourrait compromettre les efforts nécessaires pour répondre aux défis environnementaux et sociaux globaux.
Cet équilibre délicat appelle à une réflexion approfondie sur les mécanismes juridiques et institutionnels permettant de garantir une coexistence harmonieuse entre ces deux types de droits, afin d’assurer à la fois la protection de l’environnement, le respect des libertés individuelles et la promotion d’un bien-être collectif durable.
Un exemple notable est celui du BhoutanPréambule de la Constitution du Bhoutan : « Nous, peuple du Bhoutan : […] Nous engageant solennellement […] à renforcer l’unité, le bonheur et le bien-être du peuple pour toujours »., où le roi Jigme Singye Wangchuck a introduit le concept de Bonheur National Brut (BNB) comme indicateur de développement, le jugeant plus pertinent que le Produit National Brut (PNB) pour refléter les valeurs culturelles et identitaires du pays. Dans ce cadre, certaines restrictions sévères sont imposées pour préserver la santé et le bien-être collectifs. Par exemple, fumer est strictement interdit, et les contrevenants risquent des peines de prison. Une telle mesure, bien qu’efficace dans son contexte, serait difficilement concevable en France en raison de la primauté des libertés individuelles.
L’approche bhoutanaise trouve son fondement dans la Constitution du pays, notamment l’article 7, alinéa 22 (b), relatif aux droits fondamentaux, qui énonce : « Nonobstant les droits conférés par la présente Constitution, rien dans le présent article n’empêche l’État de soumettre des restrictions raisonnables par la loi, lorsqu’il s’agit : […] des intérêts de la paix, de la stabilité et du bien-être de la nation ». De plus, l’article 9, alinéa 2, relatif aux principes de politique publique, renforce cette philosophie en affirmant que : « L’État [du Bhoutan] s’efforce de promouvoir les conditions qui permettront la poursuite du bonheur national brut ». Ces dispositions illustrent une conception où le bien-être collectif justifie des restrictions aux droits fondamentaux, comme la pénalisation du tabagisme.
L’enjeu des grands équilibres constitutionnels
Cette approche invite à repenser les fondements mêmes des droits fondamentaux. La question n’est plus de partir uniquement de l’individu et de ses libertés, mais de s’appuyer sur les grands équilibres que ces droits protègent. Ces équilibres intègrent des enjeux de justice environnementale, qui reposent sur une vision élargie des droits.
Il ne s’agit plus d’une conception classique du droit, où celui-ci sert à maîtriser et à posséder l’environnement naturel pour garantir la liberté et le bonheur individuel. À l’inverse, une approche contemporaine propose de centrer les droits fondamentaux autour de l’harmonie entre l’homme et son environnement. Dans cette optique, la durabilité environnementale devient un élément clé du bonheur collectif et des droits des générations futures.
Pour renforcer cette vision intégrée, il serait pertinent que les cadres juridiques promeuvent des droits qui non seulement garantissent la protection de l’environnement, mais aussi encouragent une prospérité durable et le bien-être des générations futures. Une telle perspective permettrait d’aller au-delà d’un anthropocentrisme strict, en plaçant l’équilibre écologique et la justice intergénérationnelle au cœur des politiques publiques.
Cette perspective holistique reste encore peu répandue, mais elle offre un cadre de réflexion important pour les politiques environnementales. Par exemple, les pays nordiques, qui intègrent activement la justice environnementale dans leurs stratégies nationales, ont démontré que la protection de l’environnement peut mener à un bonheur collectif élevé. En améliorant la qualité de vie de leurs citoyens tout en respectant les écosystèmes, ces nations ont su allier développement durable et bien-être. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle la protection de l’environnement nuirait à la satisfaction personnelle, des pays comme la Finlande, le Danemark, la Suède, l’Islande et la Norvège ont prouvé que cette protection peut au contraire renforcer le bien-être individuel en créant des conditions de vie plus saines, plus harmonieuses et mieux équilibrées.
Selon le Rapport mondial sur le bonheur 2023 des Nations Unies, les pays nordiques figurent parmi ceux où le niveau de bonheur est le plus élevé dans le monde, en partie grâce aux politiques de durabilité qui favorisent un environnement propice à la satisfaction personnelle. La qualité de vie, l’altruisme, la liberté de faire des choix et l’espérance de vie en bonne santé, chacun étant intimement lié à la qualité de l’environnement, ont des effets significatifs sur les évaluations de la vie et la manifestation d’émotions positives. Ce classement repose sur une forte qualité de vie, une confiance élevée dans le gouvernement, un excellent système de santé et d’éducation, ainsi qu’un environnement naturel préservé. L’affirmation selon laquelle les pays nordiques ont réussi à lier protection de l’environnement et bonheur collectif est donc fondée tant en théorie que dans les faits.
Cependant, devons-nous douter de cette relative stabilité de la distribution du bien-être face à la crise écologique ? Est-il possible que cette situation ne reflète pas une résilience face aux difficultés, mais suggère plutôt que les évaluations de la vie ne sont pas des mesures adéquates du bien-être ? En réponse à ce scepticisme, il est important de se rappeler que les évaluations subjectives de la vie changent de manière significative lorsque des circonstances clés de la vie évoluent. Par exemple, le chômage, la discrimination perçue et diverses formes de mauvaise santé ont une influence importante et durable sur les évaluations de la vie mesurées.
Cette interdépendance entre l’environnement et le bonheur est également reflétée dans des instruments juridiques internationaux, comme l’article 1 de la Convention d’Aarhus, qui affirme : « Afin de contribuer à protéger le droit de chacun, dans les générations présentes et futures, de vivre dans un environnement propre à assurer sa santé et son bien-être, chaque partie garantit les droits d’accès à l’information sur l’environnement, de participation du public au processus décisionnel et d’accès à la justice en matière d’environnement. » De même, le principe 1 de la Déclaration de Stockholm affirme : « L’homme a un droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à des conditions de vie satisfaisantes, dans un environnement dont la qualité lui permette de vivre dans la dignité et le bien-être. ».
Cette approche pourrait servir de modèle pour la France et d’autres pays qui cherchent à améliorer le bonheur de leurs citoyens en renforçant la protection de l’environnement. L’enjeu n’est pas tant de juger de l’efficacité de mesures isolées, comme l’interdiction de rouler à plus de 30 kilomètres à l’heure en ville, mais de réfléchir sur la manière dont une telle mesure pourrait, à long terme, influencer négativement la perception des citoyens vis-à-vis de la protection de l’environnement. L’objectif est d’étudier les moyens de concilier efficacement la protection de l’environnement avec les libertés individuelles. Ce travail de réflexion pourrait constituer un premier pas vers l’adoption d’un protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme.
Il pourrait aussi ouvrir la voie à l’établissement d’un pacte international relatif au droit à un environnement sain et à un climat stable, afin de promouvoir de manière concrète et coordonnée un modèle de développement respectueux des droits humains et de l’environnement. À cet égard, l’actuel projet de Pacte international relatif au droit des êtres humains à l’environnement, qui pourrait être adopté par les États membres des Nations Unies, illustre parfaitement cette relation entre bonheur et qualité de l’environnement. En effet, son article 1er énonce : « Toute personne, y compris dans les générations futures, a le droit de vivre dans un environnement écologiquement équilibré, propre à assurer sa santé, sa sécurité et son bien-être. » Cette formulation met en évidence le lien fondamental entre la qualité de l’environnement et le bien-être humain, consolidant ainsi l’idée que la protection de l’environnement est essentielle à la poursuite du bonheur collectif.
Dans un cadre plus régional, l’article 24 de la Constitution de l’Afrique du Sud confirme également cette connexion entre l’environnement et le bien-être des individus : « Tout le monde a le droit : à un environnement qui n’est pas nuisible à sa santé ou à son bien-être ; et à ce que l’environnement soit protégé, au profit des générations actuelles et futures. » La Constitution sudafricaine souligne non seulement l’importance de garantir un environnement sain aux citoyens actuels, mais aussi la nécessité de le préserver pour les générations futures, renforçant ainsi l’idée que la protection de l’environnement est essentielle au bonheur.
Cette reconnaissance juridique à la fois par le droit constitutionnel et le droit international en faveur de l’environnement met bien en lumière le principe fondamental que nous essayons de défendre : le bien-être humain est inextricablement lié à un cadre écologique sain et durable.
Cependant, une ambiguïté demeure quant à la capacité du droit à structurer les relations sociales de manière à promouvoir le bonheur. En effet, le bonheur, souvent perçu comme une notion subjective et personnelle, soulève la question suivante : comment le droit positif, avec ses lois et règlements, pourrait-il imposer l’obligation de structurer les relations entre les membres d’une société et entre les nations du monde afin de garantir et promouvoir le bonheur de chacun dans un environnement équilibré et sain ? Cette interrogation met en lumière les limites du droit face à la subjectivité et la relativité culturelle de la notion de bonheur.
Bien que ces limites soient réelles, le droit peut néanmoins jouer un rôle crucial en établissant des règles qui protègent l’environnement, tout en respectant des limites raisonnables sur la restriction des libertés individuelles. En ce sens, il est possible de considérer l’environnement non seulement comme un bien à protéger, mais aussi comme une véritable liberté fondamentale. Cette liberté est en effet une condition nécessaire à la recherche du bonheur, car elle permet aux citoyens de vivre dans un cadre qui soutient leur épanouissement personnel.
Il est vrai que la notion de bonheur, par essence subjective, varie d’une personne à l’autre, d’une nation à l’autre. Ce qui rend une personne heureuse peut être fondamentalement différent de ce qui procure le bonheur à une autre. Cette diversité d’expériences humaines témoigne de la subjectivité inhérente à la notion de bonheur. Toutefois, bien que le bonheur soit perçu comme un objectif individuel, cela ne signifie pas qu’il ne puisse pas être pris en compte dans le cadre du droit et qu’on ne lui reconnaisse pas une certaine universalité. En effet, il est possible d’avancer que le bonheur, même s’il est subjectif, peut devenir un objectif légitime de politique publique, pour autant qu’il soit inscrit dans un cadre respectueux des droits fondamentaux et de l’environnement sans s’identifier à une vague utopie, idéologiquement marquéeLe philosophe danois Søren Kierkegaard soutient que le bonheur est un chemin individuel et intime, qui ne peut être déterminé ni imposé par des normes collectives ou des lois. Nous ne partageons pas entièrement cet avis.. Cela soulève la question suivante : peut-on concevoir le droit et l’État comme des acteurs capables de contribuer à la réalisation de cet objectif personnel et toujours changeant qu’est le bonheur ? Cette réflexion touche à des questions philosophiques profondes sur l’effectivité du droit et la place de l’État dans l’accompagnement de l’épanouissement individuel. Néanmoins, cette question, bien que complexe, a déjà été largement explorée par les philosophes et les juristes, et mérite d’être laissée à leur analyse pour ne pas détourner l’attention des enjeux juridiques de l’écologieCette problématique soulève un débat fondamental en philosophie du droit et en théorie politique, largement exploré par des penseurs tels que John Rawls et Friedrich Hayek. Alors que Rawls soutient que l’État doit promouvoir la justice sociale par des institutions équitables, Hayek met en garde contre une intervention étatique excessive, craignant qu’elle ne menace la liberté individuelle et ne mène à une forme de servitude..
Dans le contexte actuel, chercher à promouvoir le bonheur par le biais de la loi et de la Constitution pourrait être perçu comme une menace pour le droit lui-même. En effet, le droit a pour vocation de réguler les relations sociales, de garantir les libertés et de maintenir l’ordre, en se fondant sur des principes clairs et universalisables. Le bonheur, en revanche, est une notion profondément personnelle. Dès lors, si le droit tentait de définir ou d’imposer une vision du bonheur, il risquerait de perdre sa neutralité et son objectivité, ce qui pourrait entraîner des abus ou des dérives. Il existe un risque que des gouvernements ou des juges imposent une conception spécifique du bonheur à l’ensemble de la société, au détriment des libertés individuelles. En cherchant à réglementer un concept aussi variable, le droit des libertés pourrait se retrouver en contradiction avec sa mission première : celle de protéger les droits fondamentaux et l’autonomie de chacun.
Cela dit, en tenant compte des fondements philosophiques, il convient de se poser la question suivante : quel est le lien juridique qu’on peut établir entre le droit au bonheur et le droit à un environnement sain et équilibré ? En quoi la protection de l’environnement contribue-t-elle à la réalisation du droit au bonheur ? La notion de « droit de l’homme au bonheur » est-elle concrètement inscrite dans les textes juridiques ?
Un droit de l’homme au bonheur existe-t-il ?
Il est vrai que cette notion existe depuis plusieurs siècles sous différentes formes. Cependant, notre examen des constitutions du monde révèle que 25 % d’entre elles ne comportent aucune disposition concernant le bonheur, le bien-être mental, physique ou social. Ainsi, bien que l’absence de références explicites au bonheur dans les constitutions soit relativement marginale, elle reste présente dans une proportion importante de systèmes juridiques. En revanche, le droit à un environnement sain est largement reconnu dans la majorité des constitutions du monde, ce qui montre que la protection de l’environnement est susceptible de devenir un bon vecteur pour introduire l’idée même d’un droit au bonheur.
Toutefois, il est important de noter que le bonheur n’est que rarement formulé en tant que « droit au bonheur » stricto sensu. En termes juridiques, on parle plutôt du « droit à la poursuite du bonheur », qui se réfère à la réglementation interdisant ce qui pourrait entraver cette quête personnelle, au sens d’une liberté fondamentale. Cette distinction est cruciale. En effet, cela signifie qu’un citoyen peut contester les obstacles qui, qu’ils proviennent de l’État ou d’autres individus, entravent ses efforts de manière suffisamment grave et significative pour atteindre le bonheur.
Cependant, il ne peut pas directement contester la violation du bonheur en lui-même, car il s’agit d’une notion subjective et individuelle. Bien que les États disposent d’une certaine autonomie dans la définition et l’application de ces droits, les Nations Unies ont œuvré pour une harmonisation internationale en la matière.
En 2011, l’Assemblée générale des Nations-Unies a encouragé les États à reconnaître la recherche du bonheur et du bien-être comme un objectif fondamental de l’être humain, en lien avec les objectifs de développement durableONU, Assemblée générale, Résolution A/RES/65/309 « Le bonheur : vers une approche globale du développement », 19 juillet 2011.. Cette résolution montre que le bonheur est un objectif juridique universel, intimement lié aux Objectifs du Millénaire pour le développement. L’Assemblée générale a également invité les États à élaborer des politiques prenant en compte le bonheur et à partager leurs initiatives avec l’ONU. Cela suggère que des politiques efficaces en matière de durabilité peuvent jouer un rôle déterminant dans la réalisation de cet objectif collectif.
Depuis lors, plusieurs États ont intégré le concept de bonheur dans leurs constitutions, comme la BolivieArticle 33 de la Constitution bolivienne : « Toute personne a droit à un environnement sain, protégé et équilibré. L’exercice de ce droit doit être accordé aux individus et aux collectivités des générations présentes et futures, ainsi qu’aux autres êtres vivants, afin qu’ils puissent se développer de manière normale et permanente ». et l’ÉquateurArticles 14 et 71 et s. de la Constitution équatorienne : « Le droit de la population à vivre dans un environnement sain et écologiquement équilibré qui garantit la durabilité et le bon mode de vie (sumak kawsay), est reconnu » […] « La nature, ou Pacha Mama, où la vie se reproduit et se produit, a droit au respect intégral de son existence et au maintien et à la régénération de ses cycles de vie, de sa structure, de ses fonctions et de ses processus évolutifs ».. Dans ce pays, c’est un droit individuel au bien-être personnel prévu à l’article 66, qui comprend la sécurité physique, psychologique et morale ainsi qu’une vie sans violence, en particulier celles dirigées contre les femmes, les enfants et les adolescents, les personnes âgées, les personnes handicapées et toutes les personnes désavantagées ou en situation de vulnérabilité. En Europe, le lien entre les formes de violence et atteintes à la vie de personnes vulnérables du fait de la mauvaise qualité de l’environnement a d’ailleurs été établi par la Cour européenne des droits de l’homme.
Les États n’ont pas attendu l’ONU pour faire référence au bonheur dans leur lexique constitutionnel. En effet, le droit à la poursuite du bonheur a été inscrit dès 1776 dans la Déclaration d’indépendance des États-UnisPréambule de la Déclaration d’indépendance des États-Unis du 4 juillet 1776 : « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. », cf. https://www.state.gov/wp-content/uploads/2020/02/French-translation-U.S.-Declaration-of-Independence.pdf, s’inspirant de la philosophie européenne des Lumières. Ce concept a ensuite influencé la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Il est souvent affirmé, à tort, que le concept de bonheur est d’origine américaine, alors que le premier texte à proclamer implicitement le droit au bonheur est méditerranéen. En réalité, la Constitution de la Corse de 1755 est la première à établir le bonheur comme le but ultime de la Nation, en créant une forme de gouvernement visant à assurer la félicité des citoyens. Ce texte proclame notamment que, ayant reconquis sa liberté, la Constitution est destinée à conférer à son gouvernement une forme durable et permanenteWanda Mastor, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Dalloz, 2021, p. 11-13..
La Corse fait également partie des collectivités pionnières en matière de reconnaissance juridique des droits de la nature, comme en témoigne la fameuse Déclaration des droits du fleuve Tavignanu. L’avenir nous dira si la Corse est véritablement précurseur en ce qui concerne la reconnaissance du lien d’interdépendance entre la protection de l’environnement, le droit à un environnement sain et le droit à la poursuite du bonheur. En ce sens, il est essentiel d’explorer comment ces différentes approches sont mises en œuvre et quelles implications elles ont pour le droit à un environnement sain et la poursuite du bonheur.
Malgré ces avancées, des défis persistent. De nombreux États n’ont pas encore réussi à établir un lien concret entre la protection de l’environnement et le droit au bonheur.
L’affirmation d’un lien entre protection de l’environnement et droit au bonheur
Loin d’une utopie transformée en vérité politique, la notion de bonheur a pris une nouvelle dimension, notamment à la lumière des crises qui secouent les grandes démocraties du monde, au point d’« effriter la notion de NationIbid. » ou de destin commun. Les différentes nations du monde donnent bien sûr, à la notion de bonheur, une signification et une importance différentes selon les cultures et les époques. Mais l’affirmation d’un lien explicite entre environnement et bien-être, même dans des contextes très variés, est de plus en plus souvent avérée dans de nombreux textes constitutionnels et elle reflète l’importance croissante de ces questions dans les droits fondamentaux des citoyens, indépendamment de la région ou de la culture. L’étude du droit constitutionnel environnemental comparé met en lumière cette évolution notable vers l’intégration du droit à un environnement sain et du droit au bonheur dans les constitutions du monde entier.
En Asie, certaines constitutions affirment clairement que la protection de l’environnement contribue au bonheur. La Constitution bhoutanaise de 2008, dont on a déjà vu qu’elle était une de celle qui est allée le plus loin dans le sens d’une affirmation du droit au bonheur, établit le lien avec l’environnement à travers les objectifs de politique publique qu’elle définit. Ainsi, l’alinéa 1 de l’article 22 de la Constitution du Bhoutan affirme : « Le pouvoir et l’autorité seront décentralisés et transférés aux gouvernements locaux élus pour faciliter la participation directe de la population au développement et à la gestion de son propre bien-être social, économique et environnemental. » Cela reflète une vision globale du bonheur, incluant les aspects sociaux, économiques et environnementaux.
De même, dans la Constitution du Laos, bien qu’un amendement ait modifié cette disposition, l’article 13 évoquait la nécessité d’assurer « la durabilité du développement social et de l’environnement, de manière à garantir le bien-être mental, physique et économique du peuple laotien ».
La Constitution du Vietnam s’inscrit dans le même mouvement. Après avoir mentionné, dans son Préambule, le « bonheur du peuple », elle précise, dans les articles 3 et 60 alinéa 3, que : « L’État garantit et favorise […] respecte et protège les droits de l’homme et les droits des citoyens ; met en œuvre les objectifs d’un peuple riche, d’un État puissant, de la démocratie, de la justice, de la civilisation, et que tous les peuples jouissent d’une vie abondante, libre et heureuse et bénéficient des conditions d’un développement général. » Il est ensuite affirmé que « l’État et la société doivent fournir un environnement favorable à la construction d’une famille vietnamienne aisée, progressiste et heureuse ».
En Europe, des pays comme l’Albanie et le Portugal établissent également un lien intéressant entre l’environnement et le bien-être des citoyens. L’article 20 de la Constitution albanaise proclame que : « L’État s’efforce de garantir un environnement sécuritaire pour protéger les individus et assurer leur bien-être ». Ce principe souligne l’importance de la sécurité environnementale dans la préservation du bien-être des citoyens. De même, l’article 9 de la Constitution portugaise consacre comme tâches fondamentales de l’État : « Promouvoir le bien-être et la qualité de vie du peuple et l’égalité réelle entre les Portugais, ainsi que la mise en œuvre effective des droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux ». Il est remarquable en l’espèce que le lien entre bien-être et environnement soit explicite et que la mention même des « droits environnementaux » soit inédite dans une Constitution. Cette inclusion souligne l’importance accordée par le Portugal à la protection de l’environnement, non seulement comme une question écologique, mais aussi comme une question socio-culturelle liée au droit fondamental au bien-être.
Également, en Océanie, le Préambule de la Constitution fidjienne déclare « [son] engagement en faveur de la justice, de la souveraineté et de la sécurité nationales, du bien-être social et économique et de la sauvegarde de notre environnement ».
En Afrique, la Constitution de l’Afrique du Sud, comme nous l’avons déjà noté, établit par son article 24 un lien intrinsèque entre le droit à l’environnement et le droit au bonheur, et il ajoute : « [… l’État doit] garantir un développement et une utilisation écologiquement durables des ressources naturelles tout en promouvant un développement économique et social justifiable ».
La Constitution du Zimbabwe, quant à elle, prévoit en son article 73 que : « Chaque personne a le droit à un environnement qui ne nuit pas à sa santé ou à son bien-être ». Un autre exemple africain intéressant se trouve dans la Constitution du Lesotho, en son article 36, énoncé ainsi : « Le Lesotho adoptera des politiques destinées à protéger et améliorer l’environnement naturel et culturel du Lesotho pour le bénéfice des générations présentes et futures et s’efforcera d’assurer à tous les citoyens un environnement sain et sûr, adéquat pour leur santé et leur bien-être. »
La Constitution de São Tomé-et-Príncipe se distingue par sa référence unique à un « environnement socio-écologique », établissant un lien direct entre bonheur et protection de l’environnement dans un article consacré au droit à la santéArticle 50 — Droit aux soins de santé : « Tous ont droit aux soins de santé et ont le devoir de les défendre. […] il incombe à l’État de promouvoir la Santé Publique qui a pour objectifs le bien-être physique et mental des populations et leur insertion équilibrée dans l’environnement socio-écologique dans lequel elles vivent. ».
Il est à noter qu’en Afrique, la notion de bien-être est plus couramment mise en avant que celle de bonheur, privilégiée en Asie, bien que certains États asiatiques mentionnent parfois l’une ou l’autre de manière interchangeable.
Aux États-Unis, certains États fédérés vont plus loin en proclamant directement le droit à un environnement sain en lien avec le droit à la recherche du bonheur comme des droits inhérents à la personne humaine et inaliénables. Par exemple, l’article 2 de la Constitution du Montana prévoit que ces droits « incluent le droit à un environnement propre et salubre et le droit de satisfaire aux nécessités fondamentales de la vie, de jouir et de défendre sa vie et ses libertés, d’acquérir, de posséder et de protéger des biens et de rechercher sa sécurité, sa santé et son bonheur par tous les moyens légaux. ».
Le lien entre protection de l’environnement et droit au bonheur n’est donc pas un simple idéal moral ou philosophique : il est établi dans de nombreux textes constitutionnels. Mais il est certain qu’on pourrait aller plus loin.
Des droits inaliénables de l’être humain, seulement dans les démocraties avancées ?
Bonheur et environnement sain devraient indéniablement faire partie des droits de l’homme à l’échelle universelle. Un environnement sain peut être considéré juridiquement comme essentiel au bien-être collectif. Cependant, la conception de la poursuite du bonheur et la qualité de l’environnement peuvent varier considérablement selon le pays, surtout lorsqu’ils sont reconnus dans le texte au sommet de la hiérarchie des normes. Par exemple, en Chine, au Tadjikistan, en Grèce ou en Arabie saoudite, ni l’environnement ni le bonheur ne figurent dans la Constitution. En revanche, aux États-Unis, le droit au bonheur est inscrit dans la majorité des constitutions des États fédérés, tandis que le droit à un environnement sain n’est explicitement reconnu que dans celles d’Hawaï, de l’Illinois, du Massachusetts, du Montana, de New York et de la Pennsylvanie.
Cette disparité met en lumière l’importance des contextes culturels et politiques dans l’élaboration des droits fondamentaux. Dans certains pays, la priorité accordée à la croissance économique peut supplanter les préoccupations environnementales, compromettant ainsi les droits individuels et collectifs au bonheur. À l’inverse, d’autres nations pourraient considérer la protection de l’environnement comme une condition préalable à l’épanouissement individuel et collectif. Cette variation dans la reconnaissance des droits au bonheur et à un environnement sain soulève des questions sur l’efficacité des mesures mises en œuvre pour garantir un véritable bien-être, tant sur le plan physique que psychologique.
Ainsi, il est crucial d’explorer comment l’interaction entre ces deux droits peut influencer profondément le bonheur des individus. La reconnaissance d’un droit à un environnement sain pourrait jouer un rôle déterminant dans la quête du bonheur, en garantissant non seulement un cadre de vie agréable, mais également en prévenant les problèmes de santé et en favorisant des interactions sociales positives. En ce sens, la protection de l’environnement devient non seulement une question de droits fondamentaux, mais également un levier majeur pour promouvoir le bonheur collectif.
L’affaire Held contre État du Montana illustre cette dynamique où les injustices climatiques ont conduit à une violation du droit à un environnement sain protégé par la ConstitutionOrnella Seigneury, Du droit à l’environnement au droit au développement durable : Contribution à l’étude du renouveau des droits fondamentaux, dir. Pr. Carine David, Thèse de doctorat, Aix-Marseille Univ., 2 avril 2024, p. 502-503.. Dans cette affaireCour de district du Montana (États-Unis), op. cit., le juge de la cour du district a constaté la violation du droit à un environnement sain en raison de l’anxiété climatique provoquée par l’inaction du gouvernement à réguler le déséquilibre énergétique de la planète. Ce jugement reconnaît l’impact direct de la dégradation environnementale sur la santé mentale et le bien-être des jeunes citoyens, mettant ainsi en évidence la nécessité d’une action gouvernementale proactive pour protéger l’environnement.
Dans cette affaire, la Cour a cité un rapport scientifique selon lequel les impacts du changement climatique sur la santé mentale sont profonds et largement sous-estimés. Les événements météorologiques extrêmes, la chaleur excessive et les changements environnementaux peuvent provoquer des sentiments de déconnexion et de désespoir, en particulier chez les mineurs. L’exposition à la chaleur extrême peut entraîner diverses affections physiques, tandis que les conséquences psychologiques peuvent engendrer des difficultés irréversibles pour les enfants, qui sont particulièrement vulnérables en raison de leur physiologie. La Cour estime que : « Les préjudices psychologiques causés par les impacts du changement climatique peuvent entraîner des difficultés à vie pour les enfants. Les caractéristiques physiologiques des enfants les rendent disproportionnellement vulnérables aux impacts du changement climatique et de la pollution de l’air. Les enfants respirent plus d’air par unité de temps que les adultes, et consomment plus de nourriture et d’eau proportionnellement à leur poids corporel, ce qui les rend plus susceptibles de souffrir d’air, d’eau ou de nourriture pollués ou contaminés. »
Les juges américains ont souligné que ces impacts peuvent être exacerbés par des caractéristiques telles que la dépendance des enfants aux adultes et le développement inachevé de leur cerveau et de leur corps. Cela introduit la nécessité d’adapter le droit pour reconnaître les enfants comme un groupe vulnérable, en leur accordant des droits collectifs à un environnement propice à leur épanouissement et à leur bonheur. Le docteur Lise Van Susteren, experte auditionnée par le juge, a également évoqué l’anxiété climatique des jeunes, insistant sur leur prise de conscience des injustices intergénérationnellesOrnella Seigneury, Du droit à l’environnement au droit au développement durable, op.cit., p. 463-464.. Parmi les requérants, Rikki Held et Grace Gibson-Snyder ont partagé de manière poignante comment leurs vies ont été affectées par les incendies de forêt et les effets du changement climatique. Rikki Held a décrit des événements dévastateurs sur son ranch, tandis que Grace Gibson-Snyder a expliqué comment le changement climatique a perturbé ses activités sportives et sa santé mentale, lui causant une grande inquiétude quant à l’avenir et à la possibilité de fonder une famille. En l’espèce, la jeune requérante a exposé au juge avoir subi un préjudice moral. Elle se décrit comme profondément angoissée et attristée par la fonte des glaciers dans un État qu’elle chérit. De plus, elle était perturbée par l’idée de devoir renoncer à fonder une famille, craignant le monde dans lequel ses enfants grandiraient. Cette situation, que l’on appelle la solastalgieLe néologisme de solastalgie, terme proche de l’éco-anxiété, publié au journal officiel de la République le 7 août 2022, est un trouble de la santé consistant en une « anxiété liée à la crainte d’altérations, réelles ou envisagées, de l’environnement, notamment du climat et de la biodiversité. » C’est une douleur ressentie du fait de la perte ou de la dégradation de son lieu de réconfort qu’est la nature environnante., lui cause des épisodes dépressifs et des difficultés à se projeter dans l’avenir, ainsi qu’à accepter que les paysages et le patrimoine naturel du Montana, qu’elle a connus, pourraient disparaître au fil de son vieillissement. Comme le résume le médecin Alice Desbiolles, « le mal du pays, c’est le pays que l’on quitte, la solastalgie, c’est le pays qui nous quittehttps://www.innovation-transformations.ecologie.gouv.fr/uploads/mediamanager/presentation-solastalgie-webinaire-cycle-2.pdf ». La solastalgie est bien le traumatisme lié à une expérience existentielle négative, vécue comme une agression ou une violence particulièrement grave contre le sentiment d’appartenance d’un individu à son environnement. C’est un déracinement existentiel.
Consciente de cette violence de la rupture entre les requérants et leur environnement naturel, la Cour a reconnu que les politiques basées sur les combustibles fossiles accentuent le déséquilibre énergétique global, nuisent aux écosystèmes et mettent en danger la santé humaine. Elle a pris en compte des projections scientifiques concernant l’augmentation de la température mondiale, constatant que le Montana se réchauffe plus rapidement que la moyenne mondiale. Cette analyse rigoureuse et scientifiquement fondée pourrait, par exemple, inspirer le juge constitutionnel français à établir des définitions précises du « droit à un environnement sain et équilibré », notamment en matière de santé mentale. En effet, même si la Constitution du Montana ne reconnaît pas explicitement un droit à un environnement équilibré comme en France, le juge américain a su établir une interconnexion implicite entre le droit à un environnement sain et le droit au bonheur. Il a affirmé qu’une violation de l’un peut entraîner celle de l’autre (l’effet domino), révélant une dépendance systémique entre ces droits fondamentaux. Ce raisonnement souligne l’importance de considérer les droits fondamentaux dans leur ensemble et leur interaction pour garantir une justice environnementale et sociale digne de l’ampleur des enjeux contemporains.
La place du bonheur et de l’environnement dans les constitutions
Le bonheur peut être associé à divers droits, tels que le droit au logement, le droit à un environnement sain, le droit à la santé, le droit à la vie, ou encore le droit à la prospérité économique. Toutefois, sa définition et son importance varient considérablement selon les contextes culturels et sociaux. Dans les sociétés occidentales, l’accent est souvent mis sur l’individualisme et l’accomplissement personnel tandis que les sociétés latino-américaines privilégient généralement une harmonie holistique entre l’homme, la société et la nature. De leur côté, les cultures asiatiques, africaines et océaniennes mettent en avant l’harmonie sociale et le bien-être collectif, reléguant parfois le bonheur individuel au second plan.
Ces différences se reflètent dans les constitutions des pays, qui incarnent et institutionnalisent ces tendances culturelles. Ainsi, une approche comparative est nécessaire pour examiner comment le droit au bonheur est intégré dans les textes constitutionnels de différentes nations et comment il s’articule avec d’autres droits fondamentaux, qu’ils soient individuels ou collectifs. Par exemple, certaines constitutions insistent davantage sur des droits liés à la prospérité matérielle ou à la santé physique, tandis que d’autres adoptent une vision plus intégrative, existentielle et psychologique, incluant explicitement la protection de l’environnement comme élément central du bonheur.
Cependant, on peut montrer que ces diverses conceptions du bonheur, malgré leur hétérogénéité, intègrent l’idée d’une interdépendance croissante entre le bonheur humain et l’équilibre écologique.
Aux États-Unis et au Canada, le bonheur est souvent associé à l’individualisme et à la liberté personnelle. En revanche, en Amérique du Sud, il s’articule autour du concept de buen vivir, qui signifie « bien vivre ». Ce concept prône une harmonie entre l’homme, la société et la nature, reflétant une vision collective du bonheur.
En Asie, des philosophies comme le bouddhisme mettent l’accent sur la réduction de la souffrance et de l’égoïsme pour atteindre un équilibre spirituel durable.
En Afrique australe, le concept de ubuntu, qui se traduit par « humanité », souligne le bien-être collectif fondé sur les relations sociales et biophysiques entre les humains et la nature. Cette conception rappelle certaines visions latino-américaines, en intégrant les dimensions humaines et environnementales dans la quête du bonheur.
En Europe, les Lumières ont conduit des penseurs comme Rousseau et Bentham à considérer le bonheur comme un droit naturel de l’être humain. Au XXIe siècle, cette vision évolue vers une conception plus inclusive, valorisant un bien-être partagé entre les humains et les êtres vivants qui composent leur environnement. Cette évolution se reflète dans la jurisprudence récente, notamment dans une décision du Conseil d’État en 2024. Celui-ci a confirmé la suspension d’un arrêté préfectoral autorisant la chasse de dix lagopèdes alpins, une espèce menacée, dans les Pyrénées. Le Conseil d’État français a estimé que l’autorisation de ces prélèvements compromettait gravement les efforts de conservation de l’espèce, portant atteinte au droit de chacun de vivre dans un environnement sain, tel que proclamé par la Charte de l’environnement. En se fondant sur la vulnérabilité de l’espèce, cette décision illustre une reconnaissance croissante des obligations écologiques de l’État et semble tendre à dépasser l’anthropocentrisme traditionnel des droits de l’homme pour intégrer une approche écocentrée où la protection de la biodiversité devient un pilier du bien-être collectifCE, Juge des référés, 18 octobre 2024, n°498433..
Pour explorer le lien juridique entre protection de l’environnement et bonheur, il est donc nécessaire de reconnaître la diversité des constitutions et des valeurs politiques et sociales des sociétés. Il est donc aussi essentiel de croiser les perspectives culturelles, juridiques et philosophiques. Cela permet de dégager des points de convergence et de divergence, offrant ainsi des pistes de réflexion et de débat sur l’interprétation des textes constitutionnels qui reconnaissent les droits inaliénables à l’environnement et au bonheur. Cette analyse contribue également à promouvoir une vision globale où la nature est perçue comme une alliée fondamentale dans la quête du bien-être humain. Il n’y a pas lieu d’opposer fin du monde et fin du mois, mais on doit associer protection de l’environnement et bonheur.