Lisser le temps : prouesses et promesses du lithium

Quel est le lien entre un médicament psychotrope utilisé pour traiter les troubles bipolaires et les batteries de stockage d’énergie qui alimentent nos appareils ? Bien plus qu’une simple question de composition chimique, l’histoire du lithium illustre la manière dont les propriétés matérielles d’un élément façonnent à la fois notre équilibre mental et notre rapport à la société. À la croisée de la santé et de l’industrie, il participe à une quête de stabilité des humeurs et des flux énergétiques dans un monde toujours plus dépendant de la performance et de la constance.

Les matériaux ont souvent été considérés comme des marqueurs du temps. Les archéologues ont traditionnellement utilisé les matériaux pour diviser la préhistoire en ères distinctes, telles que l’âge de pierre et l’âge du bronze. Et certains historiens parlent de l’âge du fer, l’âge du plastique, l’âge du silicone… Si les matériaux définissent notre représentation collective du temps, pourraient-ils aussi affecter notre expérience individuelle du temps ? En se basant sur l’étude du lithium, cet article soutient que les matériaux façonneraient notre expérience individuelle du temps en réponse aux pressions sociétales et économiques.

Le lithium, élément du tableau périodique, renvoie à deux matériaux différents dont les usages ont néanmoins un impact commun sur notre perception du temps. En tant que médicament psychotrope utilisé contre les troubles bipolaires, le lithium aide à créer une humeur psychologique uniforme, évitant les hauts et les bas typiques de ces troubles, si bien que le temps apparaît aux sujets souffrants comme un flux régulier et fluide sans turbulences. En tant que composant des batteries pour le stockage de l’énergie, il permet aux industriels de garantir une électricité constante à partir de sources intermittentes telles que les éoliennes et les panneaux photovoltaïques. Il offre ainsi aux usagers le confort de l’électricité, indépendamment des rythmes circadiens et des cycles saisonniers.

Notre argumentation porte sur quatre questions interconnectées. Par quel processus un minéral abondant est-il devenu un élément chimique caractérisé par ses propriétés électro-chimiques ? Comment a-t-il donné lieu à deux matériaux dans deux secteurs technologiques distincts ? Comment ces matériaux en viennent-ils à produire un flux uniforme et régulier du temps adapté au cadre social dominant ? Quels sont les avantages et les risques associés au pouvoir régulateur des matériaux à base de lithium ?

Deux profils, cosmique et chimique

Le lithium est une substance omniprésente. Son nom latin « lithium » est issu du grec ancien, lithos, qui signifie « pierre », car il se trouve dans une large gamme de minéraux sur Terre, combiné à d’autres substances. En tant qu’élément chimique, le lithium a été découvert en 1810, à une époque où les chimistes isolaient et caractérisaient des dizaines de corps simples grâce à la pile de Volta. Ce métal doux et léger – le moins dense des métaux – a été isolé lors de l’analyse des composés de silicate issus de la mine de fer de Utö près de Stockholm. En tant que « métal alcalin », il est hautement réactif avec l’eau et l’air humide, bien qu’avec moins d’énergie que le sodium. Il présente une bonne conductivité électrique et s’avère être le plus électronégatif de tous les métaux.

Plus récemment, l’origine cosmologique du lithium a été retracée. Il appartient à la petite liste des éléments synthétisés pendant les trois premières minutes de l’univers. D’après les modèles du Big-Bang, le « refroidissement progressif de la matière a conduit à […un] composé bien connu de gaz primordial formé d’une masse d’hydrogène et d’hélium  (H :He), dont la proportion approximative est de 0,75/0,25, ainsi que d’une minuscule adjonction de lithium et même d’un mélange plus minuscule encore de métaux très lourds (béryllium) Lukasz Lamza, « Six Phases of Cosmic Chemistry », HYLE – International Journal for Philosophy of Chemistry, no. 20, 2014, 165-192, p. 172. ». Cent millions d’années plus tard, le lithium se forme dans les étoiles par nucléosynthèses, il est dispersé à travers les galaxies, et incorporé au corps des planètes. Sur Terre, il a participé au processus évolutif de la vie en faisant des ponts entre les domaines inorganique et organique à travers de « multiples manifestations physiologiques » : transport ionique, modulation des systèmes immunitaires , stimulation de la croissance des tissus, effets sur le métabolisme, dont la défense contre les virus et certains troubles dermatologiques Ricardo O. Bach et Vincent S. Gallicchio (dir.), Lithium and Cell Physiology, New York, Springer-Verlag, 1990, p. vi-viii.

Comment une substance omniprésente et banale au point d’être désignée comme une simple « pierre » dont l’origine remonte à la formation de l’univers s’est-elle transformée en un élément chimique doté de propriétés remarquables ? Et comment, à partir de cette catégorie abstraite d’élément décrite dans les manuels de science, s’est-il transformé en deux matériaux stratégiques l’un pour la santé mentale, et l’autre pour le secteur de l’énergie ?

Deux vies sociales distinctes

Le lithium entre dans la vie sociale des sociétés modernes grâce à ses capacités à devenir deux matériaux actifs à première vue bien différents : un médicament psychotrope pour la médecine, et un composant de batterie pour le stockage de l’énergie dans l’industrie. Sa vie matérielle, jusqu’ici fondée sur des pratiques de mesure et de purification, s’est trouvée reconfigurée comme acteur capable d’accomplir des performances d’intérêt social sur des systèmes électriques et nerveux.

Dans les deux secteurs de l’énergie et de la psychiatrie, le processus de socialisation du lithium est similaire. Cet élément chimique banal accède au rang social de matériau avancé grâce aux efforts conjoints des complexes industriels, des laboratoires de recherche et des politiques publiques. Il devient un médicament vedette pour les traitements psychiatriques dans les années 1970 et pour le stockage de l’énergie dans les années 1990. Le « génie » des matériaux issus du lithium réside dans la capacité de cet élément à libérer son électron externe pour former un ion de petite taille Li+. Cet ion positif opère comme vecteur électrique aussi bien dans les pilules que dans les batteries. 

Les batteries fonctionnent grâce à un cycle réversible de charge et de décharge électrochimique. La décharge génère un courant électrique en libérant des électrons qui circulent dans le circuit. Elle est due à un processus chimique d’oxydo-réduction et de transfert d’ions entre deux électrodes à l’intérieur de la cellule. Habituellement, dans les batteries de plomb à conduction acide, l’oxydation de l’électrode métallique (faisant office d’anode) produit des protons (H+) qui se déplacent dans un liquide électrolytique vers une électrode solide négative (faisant office de cathode) où il se trouvent réduits. La batterie lithium-ion se distingue dans la mesure où la conduction est due à l’ion Li+ (au lieu de H+), l’électrolyte est non-aqueux (un sel de lithium dissous dans du carbonate de propylène), et la cathode accueille les ions au sein des couches d’atomes et non en surface. Grâce à leur mobilité rapide, les ions lithium permettent de faire des batteries rechargeables hautement conductrices. Au début des années 1990, la densité d’énergie disponible est multipliée par quatre, et atteint 160Wh/kg Olof Ramström, « Scientic Background on the Nobel Prize », Chemistry, 9 Octobre 2019, p. 9. Rapport de l’Académie Royale des Sciences de Suède, 13 pages. Disponible ici : https://staging.nobelprize.org/uploads/2019/10/advanced-chemistryprize2019-2.pdf.

En psychiatrie, le mécanisme d’action du lithium est beaucoup moins bien maîtrisé du fait de la plus grande complexité des processus physiologiques comparativement aux processus industriels. Néanmoins, il repose sur un modèle physique du cerveau bien établi : les circuits neuraux transmettent des signaux par migration d’éléments chimiques d’un neurone à un autre par le biais des synapses. Ces éléments chimiques se trouvent reconfigurés comme neurotransmetteurs. En médecine, « pharmacologues, biochimistes, psychiatres, psychologues et bien d’autres chercheurs ont uni leurs forces pour l’affaire du siècle : la recherche de la clé de la maladie mentale F. Niel Johnson, The History of Lithium Therapy. London, MacMillan; 1984, p. xv. ». Au cours du 20e siècle, plusieurs substances - chimiques naturelles ou artificielles - ont ainsi été testées en clinique pour leurs effets psychotropes sur les cerveaux humains. Parmi elles, les ions lithium ont été retenus comme « exerçant un contrôle effectif » sur les fluctuations d’humeur des patients bipolaires Ibid., p. xiii; p. 52.. Leurs interactions électrochimiques avec les synapses tendent à réduire l’excitabilité neuronale du cerveau.

Pour transformer des structures chimiques en matériaux industriels et en produits de consommation de masse, il faut un long processus semé d’embûches et des campagnes de recherche et développement (R&D) requérant à la fois des équipes interdisciplinaires et de lourds investissements financiers. Dans le domaine de l’énergie, la recherche sur les batteries lithium-ion a mobilisé des chercheurs en sciences et ingénierie des matériaux, en chimie du solide, en électrochimie et en physique. Les batteries au lithium ont ainsi participé à l’émergence d’une nouvelle chimie, la chimie du solide, et plus précisément à la « chimie d’intercalation ». En médecine comme dans le secteur de l’énergie, la mise au point de matériaux commerciaux résulte d’une convergence d’outils (statistiques et instruments techniques) et de connaissances (modèles, et théories) pour stabiliser les résultats et obtenir des produits efficaces Matthew Eisler, « Power Sources », dans Joseph Martin, Cyrus Mody et Arne Hessenbruch (dir.), Between Making and Knowing. Tools in the History of Materials Research, Singapore, World Scientific, 2020, p. 349-355..

Ces campagnes intensives de R&D répondent à des pressions sociales très fortes. Dans le cas du lithium médicament, le marché des drogues psychotropes valait des milliards de dollars dans les années 1970. La chlorpromazine, synthétisée par Rhône-Poulenc au début des années 1950 et connue sous le nom de Thorazine, est le premier médicament antipsychotique : il a été utilisé par les psychiatres européens et nord-américains pour « calmer de nombreux patients schizophrènes sans les sédater […]. Au cours des années 1960 et 1970, les psychiatres hospitaliers commencent à utiliser un certain nombre de dérivés de la phénothiazine pour traiter la schizophrénie, le carbonate de lithium pour stabiliser les patients maniaques et l’imipramine pour soulager la dépression psychotique » Mark S. Micale, « The Psychiatric Body », dans Roger Cooter et John Pickstone (dir.), Companion to Medicine in the Twentieth Century, London & New York, Routledge, 2003, 323-346, p. 334-335. ». Dans les années 1980, au Royaume-Uni, environ “une personne sur deux mille” prenait régulièrement du lithium pour traiter les troubles bipolaires Johnson, The History of Lithium Therapy, op. cit., p. xiii.. En outre, les psychiatres s’intéressaient également au lithium-ion comme outil de recherche sur les neurotransmetteurs. Parce qu’il est structurellement plus simple que les grosses molécules organiques courantes et chimiquement proche des ions alcalins comme le sodium ou le potassium qui circulent dans les tissus biologiques, l’ion lithium est apparu comme mieux adapté à l’étude des mécanismes de neurotransmission et propre à livrer « la clé de la maladie mentale Johnson, The History of Lithium Therapy, op. cit., p. xv. ». L’hypothèse de la simplicité s’est avérée erronée. Cependant, après des décennies de recherche pharmaceutique intensive pour trouver d’autres classes de médicaments comme les anticonvulsifs et les antipsychotiques atypiques, l’ion lithium reste le meilleur régulateur des « sautes d’humeur anormales » au 21e siècle P. Bech, « The Full Story of Lithium », Psychotherapy and Psychosomatics, vol. 75, no. 5, 2006, 265-269, p. 267.

Quant à la R&D sur la batterie lithium-ion, elle débute à la fin des années 1960 dans le monde occidental, au carrefour des mondes académique, militaire et industriel Pour un compte rendue plus détaillé et des références, voir Pierre Teissier, « Lithium », dans Bernadette Bensaude-Vincent (dir.), Between Nature and Society. Materials Biographies, London & Singapore, World Scientific, 2022, p. 223-238.. Dès 1967, plusieurs centres universitaires travaillent sur de nouvelles électrodes et de nouveaux électrolytes : Archie Hickling à Leicester, John Goodenough à Oxford, Robert Huggins et Michel Armand à Stanford. Ces  universitaires travaillent en parallèle avec des chercheurs industriels : Joseph Kummer chez Ford Motor Company et Stanley Whittingham à Exxon. La rencontre de ces centres de recherche se fait sous l’égide de l’OTAN qui organise en 1972 une conférence à Belgirate (Italie). Cette initiative prend de l’importance dans le contexte des premières alertes internationales sur l’environnement et de la crise pétrolière qui conduit à miser sur les promesses des véhicules électriques. Ensuite, l’essor des technologies de télécommunication dans les années 1980 a stimulé la production de l’ion lithium : des prototypes fonctionnels d’appareils électroniques conçus par Akira Yoshino et fabriqués par Sony au Japon ont conduit à la commercialisation de batteries à l’oxyde de cobalt-lithium pour ordinateurs portables par Sony et AT&T au début des années 1990. Depuis lors, les batteries lithium-ion sont devenues encore plus attractives pour réduire les émissions de CO2 grâce à l’électrification des transports.  Elles sont ainsi devenues les stars des politiques de transition énergétique et leur célébrité culmine en 2019 avec le prix Nobel de chimie décerné à John Goodenough, Stanley Whittingham et Akira Yoshino : « Les batteries ion lithium sont d’un très grand bénéfice pour l’humanité, car elles ont permis le développement des ordinateurs portables, des téléphones mobiles, des véhicules électriques et le stockage de l’énergie générée par l’énergie solaire ou éolienne Nobel Prize, 2019: https://www.nobelprize.org/prizes/chemistry/2019/popular-information/ ».

Lisser le temps dans un monde bipolaire

Le lithium alimente ainsi le rêve d’un avenir vert de croissance économique sous forme d’une transition douce des énergies fossiles vers les énergies renouvelables, sans bouleverser l’équilibre des forces, sans imposer de restrictions drastiques à la consommation. Le rêve d’une croissance économique rentable grâce aux batteries lithium-ion résiste à toutes les épreuves et démentis formulés par des historiens et des anthropologues. Chacun veut y croire malgré les études historiques démontrant que la prétendue transition énergétique est en fait une accumulation plutôt qu’une substitution de sources d’énergie - charbon, eau, pétrole, gaz et atomes. Si la conséquence est une forte augmentation de la consommation globale de combustibles fossiles entre les années 1950 et les années 2020, on s’accroche au lithium-ion pour jouir du présentYvesBouvier, « Les transitions énergétiques dans l’histoire, entre succession des techniques et sédimentation  des enjeux », dans Yves Bouvier (dir.), Les dés énergétiques du XXIe siècle. Transition, concurrence et efficacité au prisme des sciences humaines, Peter Lang, 23-36, p. 34-35..  Des études anthropologiques, comme le projet de recherche du CER intitulé « Worlds of lithium» (« Monde du lithium »), mettent en relief la dimension coloniale du rêve de transition douce en révélant la face cachée du futur bucolique des villes vertes du Nord : une activité d’extraction effrénée du lithium à partir de minéraux ou de saumures dans certains pays du Sud qui entraîne des dommages écologiques et sociaux. Le projet capitaliste d’un marché rentable des énergies renouvelables permettant la croissance économique du Nord se fait au détriment des conditions réelles et actuelles des pays du Sud tels que l’Australie et le Chili qui fournissent les sources de lithium. 

Dans un élégant article intitulé « Lithium : Vers une théorie de la transition bipolaire », Marina Weinberg et Cristóbal Bonelli utilisent la catégorie bipolaire comme métaphore pour illustrer le modèle colonial permettant la distribution inégale des richesses Marina Weinberg et Cristóbal Bonelli, « Lithium: Towards a theory of a bipolar transition », dans F. Diaz, A. Kubrak et M. Otero Verzier (dir.), Lithium. States of Exhaustion, Rotterdam, ARQ editions, 2021, p. 52-56.. En se référant à la théorie médicale grecque antique des humeurs, où la santé résulte d’un équilibre entre des fluides corporels, ils affirment que “l’humeur maniaque du Nord capitaliste” doit être mise en connexionx avec “l’état d’esprit dépressif du Sud”. Et ils relient cet équilibre mondial des humeurs aux notions occidentales d’espace et de temps comme conteneurs universels d’événements géologiques et historiques. « En séparant le monde en continents, discrets et distincts, et en imposant un temps linéaire unique et universel, ces transitions, conçues à partir du Nord global, fonctionnent sans tenir compte de la pertinence écologique de la durabilité des processus écologiques interdépendants Ibid., p. 53. ».

Bien que la métaphore bipolaire soit probablement inspirée par l’usage pharmaceutique du lithium comme médicament contre les troubles bipolaires, ces auteurs n’ont pas procédé à une analyse comparative de l’action effective du lithium dans ses applications médicales et énergétiques. Or, cette analyse montre que l’ion lithium livre dans tous les cas un mode de gestion d’un temps bipolaire.

Les psychotropes à base de lithium sont utilisés depuis environ 70 ans pour prévenir les épisodes dramatiques de dépression qui conduisent souvent au suicide des personnes souffrant de troubles psychiques Contantin Volkman, Tom Bschor et Stephan Köhler, « Lithium treatment over the lifespan of bipolar disorders », Fontiers in Psychiatry, vol. 11, 7 mai 2020, https://doi.org/10.3389/fpsyt.2020.00377. Le lithium sert une « thérapie de maintenance », suivant l’expression des médecins. Les patients atteints de maladies bipolaires traités au lithium pendant de nombreuses années ne connaissent plus d’alternance d’épisodes maniaques et dépressifs. Ils sont délivrés du « cycle rapide », un mélange d’humeurs dépressives, maniaques et hypomaniaques sur une période de 12 mois. Comme le lithium prévient les rechutes et l’instabilité de l’humeur, il atténue les hauts et les bas et permet de vivre le temps comme un flux continu de texture inerte. Ce stabilisateur d’humeur améliore la qualité de vie et l’adaptation sociale des patients souffrant de troubles bipolaires, de manie et de dépression.

D’une manière tout à fait différente, la batterie lithium-ion fournit un dispositif de stockage pour lisser les courbes de production et de consommation d’énergie dans la transition de l’énergie fossile vers l’énergie renouvelable fournie par les forces intermittentes du soleil ou du vent. La capacité de stockage de ces batteries crée un présent plus ou moins permanent, où l’électricité est toujours à portée de main pour alimenter les appareils électroniques et véhicules électriques, quelles que soient les conditions météorologiques. En stockant l’énergie, elles permettent de suivre un emploi du temps régulé par des conventions sociales et non assujetti aux cycles circadiens, aux saisons, ainsi qu’aux cycles du carbone qui régulent le climat de la Terre. Les batteries à l’ion lithium soutiennent ainsi l’idéal moderne d’émancipation à l’égard de la nature grâce à la technologie.  

Stabiliser une culture de l’ignorance 

Cependant, les promesses du lithium en tant que stabilisateur du temps dans les technologies de la santé et de l’énergie reposent sur une ignorance socialement construite Sur la construction sociale d’ignorance, voir Robert N. Proctor et Londa Schiebinger (dir.), Agnotology. The Making and Unmaking of Ignorance, Stanford,Stanford University Press, 2008.. Les limitess de ces deux technologies et leurs impacts sont occultés ou traités comme de simples externalités, ce qui dispense d’explorer des alternatives. En psychiatrie, les ions lithium permettent certes de contrôler les symptômes mais ils ne guérissent pas les maladies qui les causent. Dans le domaine de l’énergie, les batteries lithium-ion sont hautement inflammables en raison de l’électrolyte liquide à base d’éther utilisé par Sony. Une technologie plus sûre basée sur des électrolytes à l’état solide, développée par Michel Armand, et fournissant moins d’énergie par heure, n’a pas été étudiée parce qu’elle ne correspondait pas au marché de masse rentable des véhicules électriques Bernadette Bensaude-Vincent, « Entretien avec Philippe Barboux », Science : histoire orale, 12 décembre 2000. Disponible ici : https://sho.spip.espci.fr/spip.php?article46.

Plus grave encore, les effets secondaires de ces deux applications du lithium sont systématiquement négligés ou minimisés. Les médicaments à base de lithium ont été massivement utilisés pour réguler et contrôler les comportements sociaux des individus pendant plus d’un demi-siècle, malgré leurs effets secondaires indésirables sur les patients. Depuis les années 1950, ils ont généré chez certains patients des troubles de la thyroïde, des lésions rénales, des déficiences cardiaques ainsi que des malformations cardiaques du fœtus chez les patientes enceintes (not: Johnson, 1984, op. cit., p. 123-129.). Les médicaments psychotropes peuvent également provoquer des états nauséeux et des maladies chez les patients. On dira bien sûr que tout médicament a des effets toxiques et des effets thérapeutiques. Cette vieille ambivalence du pharmakon est généralement traitée au moyen de modèles statistiques et d’essais cliniques. Dans le cas du lithium, les effets secondaires négatifs ont été généralement minimisés et considérés comme un moindre mal pour un plus grand bien, comme un inconvénient mineur en comparaison d’un grand bénéfice. On sait pourtant que les psychotropes à base de lithium affectent la personnalité des individus, ce qui pose des questions éthiques Klavs Birkholm, « The Ethical Judgment: Chemical Psychotropics », HYLE – International Journal for Philosophy of Chemistry, no. 22, 2016, 127-148, p. 142.. Les patients engagés dans des traitements à long terme au lithium sont bien adaptés au temps standard et aux rythmes des contraintes sociales, mais ils perdent une partie de leur moi et de leurs liens avec le monde. En particulier, ces stabilisateurs du temps interdisent de vivre ce que Virginia Woolf a si joliment décrit comme des « moments d’être » Virginia Woolf., Moments of Being: Unpublished Autobiographical Writings, London, Harvest Books, 2nd ed, 1985.. Ces rares épisodes éphémères émergent de la « ouate » de la vie quotidienne en interrompant le cours du temps ordinaire qui s’écoule silencieusement. Ils révèlent un monde dense, où les choses sont reliées entre elles, enchevêtrées. Ils donnent l’impression que, caché dans le quotidien, il y a peut-être quelque chose d’autre à découvrir. Notre « moi », oscillant sans cesse entre le besoin de « gratter » la surface des autres et un appel à « la mélancolie, au froid, au profond, impénétrableVirginia Woolf, Mrs. Dalloway [1925], London, Penguin, 1992, p. 176. » d’un paysage intérieur sans horloge, ni carte, est enfoui sous un moi stable, chimique et sociable. Ainsi, le lithium fait-il partie d’une culture médicale qui sacrifie l’intensité existentielle et l’identité émotionnelle des individus à la standardisation du temps et à la discipline de la population. 

De même, les bouleversements socio-politiques et les perturbations environnementales engendrés par la production de masse des batteries à l’ion lithium sont dissimulés par la promesse d’un avenir vert où l’énergie est décarbonée. Or, la production de masse des batteries lithium-ion s’organise autour d’une division tacite du travail à l’échelle mondiale entre le Nord et le Sud. L’Amérique du Sud, où le « triangle du lithium » formé par la Bolivie, le Chili et l’Argentine rassemble plus de 60 % des gisements de lithium connus dans le monde, vend à bas prix ses matières premières. L’Asie – Chine, Japon et Corée du Sud – recueille la valeur ajoutée de la production industrielle. Enfin, l’Europe et l’Amérique du Nord se taillent la part du lion sur le marché des batteries de stockage pour les appareils électroniques et les véhicules électriques. Le bien-être des populations européennes et nord-américaines repose sur la construction sociale de l’ignorance des problèmes environnementaux et sociaux générés par l’extraction en Amérique du Sud au profit économique des entreprises asiatiques transnationales et des ambitions géopolitiques hégémoniques de la Chine Nancy Postero, « Living Well? The Battle for National Development », dans The Indigenous State. Race, Politics, and Performance in Plurinational Bolivia, University of California Press, 2017, p. 102-109.

Les piles au lithium et les médicaments au lithium procèdent de la vision moderne du temps comme cadre vide et passif d’événements et la renforcent. Le temps universel, linéaire et abstrait de la chronologie est si profondément enraciné dans la culture occidentale qu’il interdit les expériences alternatives du temps, qu’elles soient individuelles ou collectives. Et le triomphe de ce temps lisse et uniforme persistera vraisemblablement au XXIe siècle malgré la perte d’individualité induite par les traitements au  lithium et malgré l’extraction massive de matériaux critiques pour la fabrication de batteries au lithium. Les « vertus » du lithium n’en laissent pas moins de soulever des questions éthiques des questions de justice sociale, de protection de l’environnement et des préoccupations géopolitiques à l’échelle mondiale. 

Contributeur·ices

Traduction de Dimitra Panopoulos

Comment citer ce texte

Bernadette Bensaude-Vincent Pierre Teissier , « Lisser le temps : prouesses et promesses du lithium », Les Temps qui restent, Numéro 4, Hiver (janvier-mars) 2025. Disponible sur http://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-4/lisser-le-temps-prouesses-et-promesses-du-lithium