Ce qui suit est un ensemble de développements faisant suite à la leçon inaugurale que j’ai donnée lors de la Conférence générale de l’UNESCO le 9 novembre 2023 sur la question de ce que les êtres humains ont en partage dans un monde toujours plus divisé. La création de l’UNESCO à l’issue de la Seconde guerre mondiale fut, comme on le sait, motivée par la reconnaissance collective – on le lit encore sur le site de l’organisation – que les seuls accords politiques et économiques entre les nations ne suffisent pas à instaurer une paix durable entre les humains. Il est nécessaire d’effectuer un travail culturel et éducatif afin de renforcer « la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité par la compréhension mutuelle et le dialogue entre les cultures ». Ma réflexion se fonde également sur le programme « l’Homme et la biosphère » (MAB) lancé par l’UNESCO en 1971, il y a plus de cinquante ans. Mais, avant tout, je voulais rendre hommage à l’esprit fondateur de l’UNESCO, à sa mission de viser des « vérités objectives » qui pourraient rassembler l’humanité au-delà de ses différends religieux et politiques.
Que partageons-nous encore dans un monde qui paraît parfois si divisé ?
L’ironie de cette question réside dans le fait que les groupes humains s’affrontent bien souvent à propos de ce qu’ils partagent déjà : un passé, un territoire, l’eau, les animaux, les plantes, les ressources, etc. Les deux guerres dans l’ombre desquelles nous pensons les temps qui restent nous rappellent de tels conflits. Dans la discussion qui suit, je voudrais me concentrer sur quelques-unes des choses que, dans ce monde extrêmement globalisé et interconnecté, nous partageons effectivement – mais pas au sens de possessions que nous pourrions nous répartir. Je pense à l’atmosphère, aux océans, au ciel, aux saisons, au soleil et à la lune, à toutes ces choses qui sont en quelque sorte des biens communs, mais qui ne sauraient être divisés comme nous le faisons par exemple avec le sol. Ces choses restent en partage, en tant que sujets à la fois d’intérêt et d’inquiétude partagés. Nous devons ainsi partager l’air, comme condition de notre vie, mais ce même air charrie la pollution d’un pays ou d’une région à l’autre. Une grande partie de l’Asie s’est vue recouverte, durant les dernières décennies, d’un nuage marron, d’un brouillard de pollution aux particules, que même l’Inde et le Pakistan, divisés sur tant de questions, ne peuvent que partagerPour l’une des premières études de ce phénomène, voir V. Ramanathan. P. J. Crutzen, A. P. Mitra, D. Sikka, « The Indian Ocean Experiment and the Asian Brown Cloud », Current Science, vol. 83, no. 8, 25 October 2002, p. 947-955.. Pensons au récent exemple des incendies au Canada, qui, ont rendu l’air de ma ville, Chicago, le plus pollué au monde le 27 juin 2023.
Plus récemment, avec la prise de conscience croissante du changement climatique anthropique, une vaste entité a focalisé cette inquiétude commune : la Terre elle-même, la planète que nous partageons, tant comme terre sur laquelle nous vivons que comme condition même de notre existence. Je n’entends pas la Terre comme un corps planétaire et astronomique abstrait, mais la Terre comme condition de possibilité de notre existence, et pas seulement de l’existence humaine, mais de toutes les formes de vies interconnectées. Si cette préoccupation a pu être partagée par certains scientifiques, elle a commencé à se vulgariser il y a une quinzaine d’années, quand les annonces de dégradations environnementales sur toute la planète ont peu à peu fait irruption dans les médias au quotidien – pollution plastique dans les océans, trous dans la couche d’ozone, excès de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, réchauffement, acidification et hausse du niveau des mers, déforestation et intensification des maladies zoonotiques, écroulement de la biodiversité, réchauffement climatique général. En recevant ces informations, nous prenons de plus en plus conscience que nos actions menacent les processus géobiologiques dont dépendent toutes les formes de vie, y compris la nôtre.
Il y a quelques dizaines d’années encore, la plupart des humains auraient simplement pris le système de survie de la planète pour acquis. Combien d’entre nous auraient pris le temps de réfléchir à l’origine de l’oxygène ? Pourtant, sans cet oxygène, nous étoufferions. Nous considérions simplement l’oxygène, ou d’autres spécificités de la planète essentielles à la vie, comme immuables dans le monde tel que nous le connaissions. Et nous pensions que quoi que nous fassions en tant qu’humains, cette Terre, la « mère de toutes les mères » – comme la célèbre Tagore – pouvant tout endurer, continuerait imperturbable, avec l’indulgente affection dont seule une mère est capable, nous permettant de continuer à faire ce que font les humains. La planète, nous le pensions, était une entité bien trop vaste pour être bouleversée par leurs agissements. C’est pourquoi la plupart d’entre nous n’ont jamais pris le temps de se demander d’où venaient les montagnes, les rivières, ou l’oxygène. Comme l’a noté Wittgenstein, « Nous voyons des gens construire et détruire des maisons et cela nous incite à poser la question : ‘‘Depuis quand cette maison existe-t-elle ?’’ Mais comment en vient-on à poser la même question à propos d’une montagne par exempleLudwig Wittgenstein, De la certitude (Paris : Gallimard, 1976), p. 46.? » La réponse pourrait être, comme Wittgenstein l’avance, que les montagnes, comme la terre, font partie de « l’arrière-plan dont [on] a hérité (überkommene Hintergrund) sur le fond duquel [nous] distingu[ons] entre vrai et fauxIbid., p. 49. ». Les montagnes ne font, en ce sens, partie que de « l’être-donné » du monde, la « simple donation » que Descartes et Kant attribuent aux objets, et qu’Arthur Schopenhauer critique dans son fameux livre de 1819, Le Monde comme volonté et comme représentationSur cette tradition récente, voir le pertinent essai de Babu Thailath, « The Givenness of the World: The Problem of Directionality in Modern Epistemology », Philosophy International Journal, vol. 5, no. 4, November 15, 2022, DOI: 10.23880/Phil-16000276.. Les montagnes étaient jusqu’à présent une donnée du monde tel que nous, humains, le trouvions, doté d’arbres et de plantes, d’insectes et d’animaux, d’eau et de terre, prêt à répondre à tous nos besoins. Rien n’invitait à repenser ce rapport au monde… jusqu’à ce que le changement climatique anthropique et le réchauffement ne surgissent dans notre vie quotidienne et que les scientifiques ne se mettent à parler des humains et de leurs civilisations technologiquement avancées et énergivores comme d’une force géologique ou planétaire à part entière, modifiant à notre détriment non seulement l’histoire de la vie sur cette planète, mais aussi certains aspects de son « l’être-donné», en particulier maintenant que nous sommes capables d’assécher des rivières et de « démolir », outre les bâtiments que Wittgenstein avait à l’esprit, des collines et des montagnes.
Peut-être fut-il un temps où la planète n’était pas un sujet d’angoisse et d’inquiétude partagée, et où des groupes d’humains à travers le monde l’admiraient et la vénéraient. Cela remonte à une période où les humains étaient moins nombreux, possédaient moins, consommaient moins, et avaient des capabilités techniques bien moins avancées, c’est-à-dire pendant une grande partie de l’histoire de l’humanité, vieille de trois cent mille ans. Mais tout cela a changé avec le début de l’industrialisation et a évolué très rapidement au cours des soixante-dix dernières années. Les climatologues affirment qu’avec la croissance démographique, la course à l’urbanisation et à la mobilité, l’augmentation sans précédent de la richesse disponible (malgré de nombreuses inégalités persistantes et plus de deux milliards de personnes privés d’accès à l’eau potable), l’allongement de l’espérance de vie, les révolutions techniques, scientifiques, militaires et médicales, et l’intense mondialisation des modes de vie et de consommation, l’humanité est devenue une force géologique à impact négatif – bien qu’inégal – pour l’ensemble de la planète : son sol, ses océans, son atmosphère et la vie à sa surface. Certes, grâce aux innovations majeures que l’on doit bien lui reconnaître, telles que la machine à vapeur, l’électricité, l’agriculture moderne (avec ses engrais et pesticides), les antibiotiques et autres médicaments, l’humanité n’a globalement jamais aussi bien vécu qu’au cours des dernières décenniesVoir Dipesh Chakrabarty, One Planet, Many Worlds: The Climate Parallax (Waltham, MA: Brandies University Press, 2023).. En 1950, l’espérance de vie moyenne dans le monde était inférieure à cinquante ans, aujourd’hui, elle dépasse largement les soixante-dix ans, voire les quatre-vingts ans dans de nombreux paysVoir, par exemple, les chiffres donnés par Samira Asma, dans « Autopsy of the Conditions of Death Across the Globe », in E. A. Seaman ed., In_Finite: Living with Death (Berlin: Humboldt Forum, 2023), p.122-135..
L’historien John McNeill souligne que sous l’effet de l’industrialisation et des changements démographiques, le xxe siècle fut « une période de changements sans précédent » dans l’histoire de l’humanité. « La population humaine est passée de 1,5 à 6 milliards [elle stagne désormais à 8 milliards, mais s’apprête à repartir à la hausse avant de décliner], la croissance mondiale a été multipliée par quinze, la consommation d’énergie par treize, la consommation d’eau potable par neuf et les surfaces irriguées par cinqCité dans Andrew S. Goudie et Heather A. Viles, Geomorphology in the Anthropocene (Cambridge: Cambridge University Press, 2016), p. 28. Voir aussi J. R. McNeill et Peter Engelke, The Great Acceleration: An Environmental History of the Anthropocene since 1945 (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 2014).. » On sent la pointe d’ironie chez McNeill et Peter Engelke quand ils écrivent qu’« […] après 1945, la démographie est entrée dans la période la plus remarquable de ses [trois] cent mille ans d’histoire. Le temps d’une vie humaine, de 1945 à 2015, la population mondiale a triplé, passant de 2,3 à 7,2 milliards. Cet étrange interlude, avec une croissance continue de plus de 1 % par an, est aujourd’hui considérée comme la norme. C’est tout sauf le casMcNeill et Engelke, The Great Acceleration, p. 41.. » Ce « succès » repose sur la technologie et l’abondance d’une énergie bon marché. Mais cela signifie aussi que les humains forment désormais une « force planétaire » – « les niveaux de dioxyde de carbone augmentent plus rapidement que jamais dans l’histoire de la Terre », « les changements dans le cycle de l’azote (par le procédé Haber-Bosch pour produire de l’engrais) pourraient être les plus importants depuis deux milliards d’années », « aucune espèce ne s’est jamais autant déplacée à travers les continents et les océans dans l’histoire de la TerreJan Zalasiewicz, « The Human Dimension in Geological Time », dans Nina Möllers et al eds., Welcome to the Anthropocene: The Earth in Our Hands (Munich: Deutsches Museum and Rachel Carson Center, 2014), p. 17. ».
Les mises en garde contre la crise climatique émanent de toutes parts. Souvenons-nous qu’en juillet 2023, le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, parlait non plus de « réchauffement climatique », mais de « bouillonnement climatiquehttps://news.un.org/en/story/2023/07/1139162, consulté le 20 décembre 2023. », alors que le sud de l’Europe subissait des vagues de chaleur infernales. Ce mois de juillet fut le mois le plus chaud de l’histoire de la planète. Plus récemment, fin octobre 2023, la BBC commentait l’emballement exponentiel du changement climatique anthropique. Des recherches récentes publiées dans Nature Climate Change annonçaient que pour éviter le scénario d’une augmentation de la température mondiale de plus de 1,5 °C en moyenne par rapport à l’ère préindustrielle, les émissions de CO2 devraient être nulles à l’horizon 2034, et non plus 2050 comme il était préconiséhttps://www.bbc.com/news/science-environment-67242386, consulté le 28 octobre 2023.. Le 2 novembre 2023, une étude réalisée par l’éminent climatologue James Hansen publiée dans le Guardian confirme ces conclusions et préfigure un réchauffement global de 2°C en moyenne par rapport à l’ère préindustrielle. Si c’est le cas, le Rubicon fixé par le GIEC et l’ONU aura été franchi. Le Guardian cite James Hansen : « Nous sommes aux premières heures d’une urgence climatique. Une telle accélération [du réchauffement] menace dangereusement un système climatique déjà loin d’être stable. Il est primordial d’inverser la tendance – nous devons agir pour refroidir la planète – si l’on veut sauver les littoraux et les villes côtières du monde entier ».
Le chiffre de 1,5°C (convenu aux accords de Paris en 2015) est particulièrement important pour les pays en développement et les États insulaires qui, au-delà de ce niveau de réchauffement, risquent de voir la montée des eaux engloutir leur terres. En plus d’étayer le discours sur la justice climatique – avançant que le réchauffement climatique découle d’un développement capitaliste inégal (d’autant plus selon le genre et l’ethnie) qui refuse maintenant aux pays en développement la « part carbone » dont leur économie aurait besoin –, ces études nous poussent à parler d’« urgence climatique ». Nous avons peut-être déjà causé le début d’une sixième extinction de masseVoir Matthias Glaubrecht, « On the End of Evolution: Humankind and the Annihilation of Species », dans Seemann ed., In_Finite, p. 162-167.. Continuer à agir comme si l’humanité n’était pas de taille à affecter l’équilibre de la planète, continuer à prendre pour acquises les rivières et les montagnes, cela revient à scier la branche sur laquelle nous sommes assis. La planète est pour l’instant engagée sur la voie d’un réchauffement quasi-irréversible qui menace son écosystème, et donc, nos propres vies. Le réchauffement rendra de nombreuses zones de la planète inhabitables. Ce message a été rebattu un nombre incalculable de fois. Je viens de recevoir un appel à communications pour une conférence en Allemagne l’année prochaine qui résume bien la situation actuelle : « La rapidité et l’intensité avec lesquelles l’humanité bouleverse les fondements sur lesquels reposent son existence et son bien-être sur cette planète atteignent une ampleur qui met en péril son avenir sur Terre ». La planète devient donc le sujet d’inquiétude majeur de l’humanité quant à sa survie.
Ce que suppose la guerre
À la lumière de ces observations, il me semble que la leçon qu’il est essentiel de tirer, bien que difficile à mettre en pratique, est la suivante : les éléments du monde que nous tenons pour acquis, comme simple toile de fond insensible aux affaires humaines – les glaciers, les averses, les saisons, les océans, les littoraux, les montagnes, les continents – ne peuvent plus être perçus ainsi en raison du changement climatique anthropique et des autres changements environnementaux majeurs. Nos actions semblent pourtant mues par l’hypothèse inverse. Qu’il s’agisse de la récente pandémie ou des guerres, nos actions supposent un monde stable qu’il sera toujours possible de retrouver après une période de comportements délétères. Quel meilleur exemple de ce paradoxe que les deux guerres contemporaines dans l’ombre douloureuse desquelles nous sommes réunis ?
Je mentionne les guerres pour le paradoxe qui veut que les humains s’affrontent souvent pour ce qu’ils partagent, mais aussi parce que la guerre révèle une capacité profonde (innée ou acquise) des humains à mettre entre parenthèses – pour un temps – la question de ce qu’ils peuvent partager avec le peuple contre lequel ils se battent. Mettre le monde de côté le temps d’une guerre pouvait certainement se justifier dans le passé, mais ce n’est plus possible aujourd’hui. Les dégâts causés à l’environnement par les guerres modernes – et par la préparation à la guerre – sont irréversibles. La guerre est néfaste pour l’environnement et renforce particulièrement le réchauffement climatique, car elle repose sur une puissance de feu massive, comme nous en sommes témoins. L’expression « puissance de feu » est d’ailleurs révélatrice : en plus des tirs et des missiles, la guerre provoque des incendies et repose sur les énergies fossiles. Mais cet aspect de la guerre est généralement occulté, tout comme ses conséquences sur la vie non-humaine ou les émissions de gaz à effet de serre qu’elle provoque. Pour David Henig, chercheur à l’université d’Utrecht, qui travaille sur les déchets de la guerre en Bosnie-Herzégovine, « l’érosion des sols et les inondations [causées par le changement climatique] mettent fréquemment à jour des mines terrestres, créant ainsi de nouvelles zones mortelles de combat en ‘‘temps de paix’’ » – des faits nouveaux dont « nous avons une mauvaise compréhensionCommunication personnelle du 3 novembre 2023. ».
Ce qui rend possible pour des ennemis jurés d’ignorer la question de la responsabilité qu’ils peuvent partager à long terme est le sentiment d’urgence ressenti par les groupes mobilisés pour la guerre. Cette urgence s’exprime par une diversité d’oppositions totalisantes : eux contre nous, ce n’est pas notre faute, c’est la leur, le bien contre le mal, le juste contre l’injuste, l’humanité contre « les bêtes » – autant de stéréotypes de l’Autre et Moi. Un sentiment de totalité similaire naît d’une crise qui semble non seulement existentielle –l’existence tout entière semblant en jeu – mais aussi morale. Une telle totalisation nécessite de mobiliser l’affect. C’est pourquoi la haine sous-jacente (mais aussi bien souvent affichée) alimente la guerre. L’axe affectif de ce sentiment d’urgence – l’impression que ma survie dépend de la mort de mon ennemi – se construit autour des questions de différence. Une différence qui se prête à la moralisation, autour de laquelle on peut élever une frontière morale. Un discours qui se transforme rapidement en discours sur le mal.
Je ne minimise pas l’importance de ces émotions en temps de guerre. Je pose la question suivante : que suppose la guerre moderne quant à la nature de notre monde, et ces suppositions sont-elles toujours valables ? Dans son essai, devenu un classique, Vers la paix perpétuelle, Emmanuel Kant réfléchit aux postulats de la guerre au xviiie siècle, qui sous-tendent également les rares périodes de trêve.
En mettant en avant ce texte ou son illustre auteur, je ne perds pas de vue que les propos de Kant sur la guerre et sur la paix se retrouvent également dans plusieurs de ses autres écrits, notamment dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite (1784) jusqu’à Critique de la faculté de juger (1790), Théorie et pratique (1793), Le Conflit des facultés (1798) et la Métaphysique des mœurs (1797)Voir, par exemple, Pauline Kleingeld, « Kant’s Theory of Peace », dans Paul Guyer ed., The Cambridge Companion to Kant and Modern Philosophy (Cambridge: Cambridge University Press, 2006), p. 478.. Je les mentionne afin de souligner que je n’aborderai pas les idées de Kant sur la guerre et sur la paix ni du point de vue de leur évolution au fil du temps, ni du point de vue de leurs relations avec d’autres textes, qu’ils soient de sa plume ou de celle d’autres auteurs. Adam Lebovitz a attiré l’attention sur l’obsession de Kant pour les métaphores guerrières et pacifiques : « [d]ans la Première Critique, “Le Conflit des facultés”, et en particulier dans son essai moins connu, Vers la paix perpétuelle, Kant se réfère à plusieurs reprises au vocabulaire de la souveraineté, de la guerre et du droit international, pour décrire comment la philosophie critique apportera la paix à ce qu’il appelle “le champ de bataille de la métaphysique”Adam Lebovitz, « The Battlefield of Metaphysics: Kant’s Perpetual Peace Revisited », Modern Intellectual History, vol. 13, no. 2, 2016, p. 327-355. ». Il est également important de noter que Kant s’inscrit dans une longue tradition de philosophes européens qui traitent de ces sujets et avec lesquels il était en conversation étroite. Le célèbre politologue américain, Kenneth N. Waltz, a depuis longtemps mis en lumière le fait que les idées de Kant sur la paix perpétuelle « faisaient partie d’une succession de projets de paix, qui remonte à Dante et Dubois au début du xive siècle, passe par le moine français Crucé et l’abbé St. Pierre, et aboutit à la Société des Nations et aux Nations UniesKenneth N. Waltz, « Kant, Liberalism, and War », The American Political Science Review, vol. 56, no. 2, June 1962, p. 331. ». De même, les recherches méticuleuses de William Ossipow ont révélé que l’essai de Kant sur la paix perpétuelle se référait à de nombreux autres penseurs, démontrant ainsi à quel point Kant était en dialogue avec ses prédécesseurs ou ses contemporains comme Emer de Vattel (Le Droit des gens, 1758), James Madison (notamment les articles 10, 14 et 51 des Papiers fédéralistes ou l’auteur du Contrat social, RousseauWilliam Ossipow, « Kant’s Perpetual Peace and Its Hidden Sources: A Textual Approach », Swiss Political Science Review, vol. 14, no. 2, 2008, pp. 357-389.. Enfin, j’ai également été inspiré par le récent et remarquable ouvrage de Murad Idris, War for Peace, qui fait dialoguer de nombreux théoriciens européens qui traitent de la guerre et de la paix avec des universitaires et des militants issus de la tradition islamique, allant d’Al-Farabi à Sayyid Qutb en passant par Ibn KhaldunMurad Idris, War for Peace: Genealogies of a Violent Ideal in Western and Islamic Thought (New York: Oxford University Press, 2019)..
Mais je ne me lancerai pas ici dans une discussion approfondie de cette littérature. Je me contente seulement de préciser que mon propos ne va pas à l’encontre de ce que j’ai appris de la part des spécialistes qui se sont intéressés aux idées de Kant sur la guerre et la paix. Cependant, la question que je soumets au texte de Kant sur la « paix perpétuelle » n’a pas été abordée par cette littérature. Ce que j’essaie de faire ici, c’est de dégager du texte de Kant certains postulats qui sous-tendent l’ensemble des discussions philosophiques que lui-même et ses interlocuteurs entretiennent à propos de la guerre. Certains de ces postulats semblent conserver leur pertinence dans les guerres actuelles. Ils concernent la « Nature » du monde selon Kant. La « Nature » chez Kant ne correspond pas à la même catégorie que notre « environnement » ou notre « système Terre » : elle reste beaucoup trop attachée à une finalité ou à une téléologie pour ressembler à ce que recouvre ce dernier terme, c’est-à-dire l’ensemble des processus géologiques et biologiques qui assurent la vie sur notre planète. Comme de nombreux commentateurs l’ont montré, la « Nature » chez Kant est plus proche de l’idée chrétienne de Providence, même si elle diffère de celle de Hegel en restant, en fin de compte, insondableVoir Waltz, « Kant, Liberalism, and War », p. 335. Voir aussi Idris, War for Peace, pp. 272-273.. Néanmoins, la catégorie de « Nature » pourrait être envisagée comme précurseur de ces notions futures.
Pour Kant, la guerre et la paix se fondent sur l’idée que la « Nature » est stable et ne varie pas dans son rapport aux humains, indépendamment de l’action de ces derniers sur elle ou entre eux. Kant pensait (et on ne peut pas le blâmer, étant donné l’histoire belliqueuse de l’Europe à son époque), que la guerre était « greffée sur la nature humaine et passée même pour un acte nobleEmmanuel Kant, Pour la paix perpétuelle. Projet philosophique (Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1985), p. 69. ». Selon Kant, les humains peuvent se permettre de se faire la guerre, puisque la nature, phénomène extérieur, les a répartis à travers le monde, en veillant même à ce qu’ils puissent survivre sur les terrains les moins hospitaliers. Autrement dit, la Nature a veillé à ce que le monde reste habitable, en dépit des actions humaines. Pour Kant, une planète entièrement habitable est l’un des postulats de la guerre. Effectivement, on pourrait soutenir que c’est l’hypothèse tacite d’un monde toujours habitable – car que pourrait concevoir Dieu d’autre pour les humains ? – qui a conduit Kant à considérer le «développement» humain comme le but de l’histoirePour une analyse pointue et critique de ce point, voir Idris, War for Peace, pp. 277-279.. En conséquence, il postulait également que les êtres humains disposeraient toujours du temps nécessaire à ce développement, ce que j’ai décrit ailleurs comme l’hypothèse du « temps indéfini »Voir Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire (Paris : Gallimard, 2022), en particulier l’introduction..
Prenons le temps de lire Kant : « Les dispositions provisoires que la Nature a prises sont les suivantes : 1. Elle a veillé à ce que les hommes puissent vivre dans toutes les régions de la terre ; 2. Par le moyen de la guerre, elle les a poussés partout, même dans les régions les plus inhospitalières, afin de peupler celles-ci ; 3. Par le même moyen, elle les a contraints à établir des relations plus ou moins régies par les loisEmmanuel Kant, Pour la paix perpétuelle, op. cit., p. 67.[23]. » Mais même dans ces régions inhospitalières, la nature a veillé à ce que les hommes ne manquent pas d’abris, de vêtements et de nourriture. « Que, dans les solitudes glacées au bord des mers polaires pousse encore la mousse que le renne découvre en grattant la neige pour servir ensuite lui-même à la nourriture ou à l’attelage de l’Ostiak ou du Samoyède; que les déserts de sel renferment encore le chameau, qui semble en quelque sorte avoir été créé pour permettre de les parcourir afin qu’ils ne restent pas inutilisés : voilà qui est digne d’admirationIbid.. », écrit Kant. Puis il ajoute : « Mais la finalité éclate plus encore si l’on remarque que sur les rivages de l’Océan glacial, outre les animaux à fourrure, vivent aussi des phoques, des morses et des baleines dont la chair fournit la nourriture et l’huile le combustible aux habitants de ces régions. Mais l’objet de l’admiration la plus grande que suscite la prévoyance de la Nature, c’est le bois flotté qu’elle pousse (sans que l’on sache exactement d’où il vient) vers ces régions dépourvues de végétation, matériau sans lequel les habitants ne pourraient fabriquer leurs bateaux et leurs armes, ni aménager leurs huttes, alors qu’ils sont déjà assez occupés à combattre les animaux afin de vivre pacifiquement avec eux. Quant à ce qui les a eux-mêmes poussés vers ces régions, ce n’est probablement rien d’autre que la guerreIbid., p. 67-68.. »
Même si la vision kantienne de la guerre et de la paix n’a pas fait date et si sa distinction entre les aspects animaux et moraux de l’être humain se prête mal à un examen critique, l’idée qu’une nature stable, plus puissante que l’humain et invariante par rapport à lui, reste à l’arrière-plan de l’action humaine semble être un premier postulat encore pertinent pour la guerre. La guerre postule que nous pourrons toujours récupérer nos « mondes » après la destruction et les dommages qu’elle cause et qu’indépendamment de nos actions guerrières, la Terre restera toujours telle qu’elle nous a été donnée.
Le deuxième postulat, comme nous l’avons vu, est qu’en dépit des actions humaines, la planète resterait toujours habitable.
Les faits scientifiques et les récits sur le changement climatique anthropique ont rendu ces deux propositions discutables. Comme la pandémie nous l’a appris, nous ne retrouvons pas le monde tel qu’il était avant. Au contraire, la déforestation et d’autres problèmes environnementaux nous ont fait entrer dans un monde différent, un monde qui entre, selon les infectiologues, dans une ère de pandémies. De même, si la planète est sur une trajectoire de réchauffement actuellement irréversible, nous ne contribuons d’autant plus à ce processus par les émissions de gaz à effet de serre qu’entraînent la guerre et la préparation militaire. Ce réchauffement, comme je l’ai déjà mentionné, rend la planète inhospitalière, certains endroits devenant même inhabitables au fil du temps. Cela contribue déjà aux crises alimentaires, aux migrations et aux conflits. Volontairement ou non, les guerres d’aujourd’hui ne peuvent qu’accélérer ce processus.
Kant émet, on l’a vu, un troisième postulat, quasi religieux, selon lequel la Nature a ses propres fins, tout en étant destinée à servir l’homme. Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur cette hypothèse, devenue totalement insoutenable. Les climatologues ont démontré que nous ne sommes pour rien dans la présence d’oxygène dans l’air ou d’eau sous forme liquide. Nous sommes les simples bénéficiaires de ces processus biogéologiques.
Une planète, des mondes
La lenteur de la réponse humaine à ce que l’on appelle l’« urgence climatique » contraste avec la rapidité de la mobilisation des sociétés pour la guerre. Il est clair que les scientifiques ou le Secrétaire général de l’ONU auront beau alerter sur l’« urgence climatique » ou le « bouillonnement climatique », la majeure partie des dirigeants politiques et des institutions réagiront très différemment à ce problème et à l’annonce d’une guerre. Cette question n’éveille pas les affects et l’action comme le font une guerre ou nos différends. Malgré l’unicité du système Terre décrite par les scientifiques, les humains vivent le changement climatique de manière épisodique, non pas comme autant de batailles individuelles dans un grand récit de guerre, mais comme autant d’épisodes, liés mais circonscrits, d’« événements climatiques extrêmes » vécus par un groupe humain puis un autre. Les différentes batailles se fondent dans le récit plus large de la guerre. De la même façon, les climatologues relient les points de leurs graphiques et envisagent les différents événements climatiques extrêmes dans le monde comme parties du récit englobant du réchauffement climatique mondial. Mais la planète « entière », une abstraction scientifique, existe pour l’humanité en tant qu’endroit politique. S’il est vrai que la planète est devenue un sujet d’inquiétude partagée, il n’y a pas d’humanité planétaire unie capable d’y remédier. Et ce ne sera peut-être jamais le casJe développe cette idée dans One Planet, Many Worlds, op. cit..
Cependant, les émissions militaires contribuent significativement au réchauffement climatique mondial. Par les guerres d’une part, qui émettent des gaz à effet de serre en grande quantité, et par la préparation à la guerre et toute la chaîne logistique qu’elle implique, d’autre part. Des chercheurs écrivent dans un article de Nature en 2022, que « les armées du monde entier sont d’importants émetteurs de gaz à effet de serre ». Mais que « personne ne sait exactement combien elles émettent », car les armées – après avoir fait du lobbying auprès des États-Unis en avançant des raisons de sécurité – ont été dispensées de présenter les rapports sur leurs émissions. Ce laxisme risque de « réduire les mesures de réduction des émission à de simples conjecturesMohammed Ali Rajaeifar et al, « Decarbonize the military – mandate emissions reporting », Nature, vol. 611, 3 novembre 2022, p. 29. ». Ils écrivent plus loin, à propos des États-Unis, leader en matière de technologie militaire et « première armée du monde en termes de dépenses » : « Si elles étaient une nation, les forces américaines auraient les émissions par habitant les plus élevées au monde, avec 42 tonnes d’équivalent CO2 par membre du personnel. Pour chaque centaine de miles nautiques parcourus, l’avion de chasse F-35 de l’US Air Force émet autant de CO2… qu’une voiture à essence britannique moyenne conduite pendant un an. Chaque année, l’utilisation de carburéacteur par l’armée américaine génère à elle seule des émissions équivalentes à celles de six millions de voitures particulières[1] Ibid., p. 29-30.. »
L’idée d’une guerre à faible émission de gaz à effet de serre commence à circuler. Les institutions militaires en discutent depuis un certain temps déjà. Mais il ne faudrait pas oublier la dépendance au sentier : le développement et l’achat de matériel militaire à base d’énergies fossiles engagent les armées à les utiliser. « Les adversaires prennent aussi part au vote ». Ce problème relève de la théorie des jeux, qui renvoie – à l’instar de la pandémie – à la question de la régulation ou de la gouvernance mondiale des problèmes qui, en impactant la planète, concernent l’humanité tout entière :
Que se passera-t-il si les pays concurrents décident de ne pas décarboner leurs forces armées ? Le problème est qu’affronter une armée qui repose sur les énergies fossiles est une perspective décourageante. Une étude récente montre qu’une armée utilisant des armes qui fonctionneraient à l’électricité serait incapable de répondre à la puissance de feu, à la défense et à la mobilité d’une armée alimentée par des combustibles fossilesDuncan Depledge, « Low-carbon warfare: climate change, net zero and military operations », International Affairs, vol.99, no. 2, 2023, p. 683. DOI: 10.1903/ia/iiad001.
Ainsi, malgré la prise de conscience croissante de la nécessité de réduire les émissions de carbone de la guerre, les armées du monde se préparent encore à des victoires et des défaites selon une image de la planète telle qu’elle existait avant cette prise de conscience. Les États-Unis en sont encore une fois l’illustration, avec une armée active dans 16 pays entre 2015 et 2017, « des frappes aériennes ou de drones dans 7 pays, une présence sur le terrain dans 15 pays, 44 bases militaires à l’étranger et un entraînement de réponse au terrorisme dispensé à 56 paysOliver Belcher et al, « Hidden carbon costs of the “everywhere war”: Logistics, geopolitical ecology, and the carbon boot-print of the US military », Transactions of the Institute of British Geography, 2019, p. 7. DOI: 10.1111/tran.12319 ». Pendant la Seconde Guerre mondiale, « chaque soldat américain consommait en moyenne 4 litres de combustible par jour ». Pendant la guerre du Vietnam, ce chiffre a grimpé à 36 litres, reflétant « l’utilisation accrue de la puissance aérienne ». Depuis la guerre du Vietnam, ce chiffre a augmenté de 175 %. Pendant les conflits en Iran et en Afghanistan, la consommation de combustible s’élevait à 88 litres par soldat et par jourIbid., p. 6.. Actuellement, selon certaines estimations, l’armée américaine « consomme plus de combustible liquide et émet plus d’équivalent CO2 que de nombreux pays de taille moyenne ». En 2017, l’armée américaine a acheté environ 269.230 barils de pétrole par jour et a émis 25.375 kilos tonnes d’équivalent CO2 à brûler ce pétroleIbid., p. 8.. Ainsi, l’utilisation des combustibles fossiles n’a fait qu’augmenter au cours des dernières décennies, alors même que les institutions militaires américaines prenaient conscience des enjeux climatiques et environnementaux. Pourtant, comme l’ont montré de récentes études, les gaz à effet de serre émis à Gaza au cours des deux premiers mois de la guerre «ont été plus importants que les émissions annuelles produites par 20 pays et territoires». Et on estime que les coûts carbone nécessaires à la reconstruction de Gaza sont «énormes», «les plaçant au même niveau» que les émissions annuelles de la Nouvelle-ZélandeBenjamin Neimark, Patrick Bigger, Frederick Otu-Larbi et Reuben Larbi, « A Multitemporal Snapshot of Greenhouse Gas Emissions from the Israel-Gaza Conflict », SSRN Electronic Journal, 5 janvier 2024. DOI:10.2139/ssrn.4684768. Consulté le 7 février 2024.).
Conclusion
À supposer donc que les guerres ne cesseront pas de sitôt, même si elles reposent sur des hypothèses concernant la planète qui ne sont plus valables à l’ère du changement climatique anthropique, et à supposer que les guerres modernes ne sauraient, par définition, être bénéfiques à une planète de plus en plus chaude et inhospitalière, comment faire converger notre inquiétude partagée concernant la capacité de la planète à continuer de supporter la guerre, illustration par excellence des divisions qui caractérisent notre espèce ?
Pour conclure, je propose d’esquisser une possible politique de partage qui, à l’avenir, pourrait même faire partie des conflits humains. Je prendrai l’exemple des glaciers de l’Himalaya qui jouent un rôle à l’échelle à la fois planétaire et locale. Je voudrais souligner comment les préoccupations planétaires peuvent influencer notre réflexion sur la guerre et la préparation à la guerre, bien que la perspective d’un monde sans conflit armé semble de nos jours utopique. Je prends l’exemple de l’Himalaya parce que je suis familier du sous-continent indien, où j’ai passé les vingt-sept premières années de ma vie. Cette région ne peut se penser sans cette chaîne de montagnes et les fleuves qui y prennent leur source. Mais mon but n’est pas de blâmer des groupes humains en particulier. En théorie, j’aurais pu prendre d’autres exemples, comme la forêt amazonienne, qui est considérée comme un patrimoine mondial et s’étend sur le Brésil et sept autres pays. Elle est à la fois un bien commun et la « propriété » de différentes nations. L’Himalaya soulève le même genre de questions. Les montagnes sont géopolitiquement divisées. Mais elles constituent aussi un bien commun. Comment réunir – d’abord dans nos concepts, puis dans l’action – leur géopolitique et leur écologie, voire leur géologie ? Je ne fais ici qu’esquisser le problème sur un plan conceptuel.
Quand j’avais onze ou douze ans, l’Inde et la Chine se sont affrontées dans l’Himalaya, cette guerre a entraîné des conséquences profondément formatrices sur ma génération. À l’époque, la géopolitique de cette guerre suscitait un vif intérêt dans tous les foyers – nous, les enfants, écoutions avidement les analyses de nos aînés –, mais on ne parlait pas, comme l’avait prévu Wittgenstein, de la jeunesse ou de la vieillesse de l’Himalaya. Notre sens sacré de la géographie nationale s’appuyait sur la présence de l’Himalaya au nord et de l’océan Indien au sud, une présence qui semblait éternelle. Aujourd’hui, avec la construction de barrages et d’infrastructures, la croissance démographique et urbaine, la déforestation, tant civile que militaire, entreprises par l’Inde, la Chine et, dans une moindre mesure, le Pakistan, l’Himalaya est l’une des chaînes de montagnes les plus militarisées au monde.
La géopolitique et l’écologie sont désormais indissociables sur ce site. Cette question a fait l’objet de nombreuses études. L’universitaire australien Alexander E. Davis a récemment publié un livre sur le sujet. Je me contenterai de m’inspirer de certaines de ses remarques pour formuler quelques propositions. Davis commence par mentionner l’âge de cette chaîne de montagnes. L’Himalaya, nous rappelle-t-il, est « géologiquement et géopolitiquement actif ». L’activité géologique est liée à la jeunesse de l’Himalaya. Mais pourquoi un politologue soulignerait-il ce fait géologique ? Pourquoi, contrairement à la question de Wittgenstein, même les chercheurs en sciences sociales d’aujourd’hui devraient-ils s’intéresser à l’âge de l’Himalaya ? Parce qu’il s’avère que le développement des infrastructures, des villes, d’une préparation à la guerre toujours plus importante, comme en témoignent les installations militaires, ne peut qu’affecter l’écologie des montagnes. Le dynamitage peut entraîner des glissements de terrain en cas de fortes pluies ou de tempêtes. Cela s’est produit à plusieurs reprises au cours des deux dernières décennies. En outre, avec ses glaciers et la biodiversité qu’il abrite, le massif joue un rôle crucial dans l’équilibre du climat mondial. Quand des nations s’apprêtent à s’affronter sur ces montagnes, nous modifions le rôle de l’Himalaya à l’échelle planétaire. Pour citer à nouveau Davis :
L’Himalaya, c’est littéralement l’Asie qui s’élève. La montagne s’élève chaque année d’environ dix centimètres, quand la plaque continentale indienne s’écrase sur la plaque eurasienne, comme elle l’a fait au cours des cinquante derniers millions d’années. Il est donc encore plus difficile de mesurer la hauteur des montagnes qui constituent d’importantes frontières politiques. Sur ces dix centimètres, il faut en enlever cinq du fait de l’érosion. Cette chaîne de montagnes est géologiquement et géopolitiquement activeAlexander E. Davis, The Geopolitics of Melting Mountains: An International Political Ecology of the Himalayas (London: Palgrave, McMillan, 2023), p.3..
Davis souligne « qu’environ 240 millions de personnes [aux cultures et aux langues diverses] vivent dans la région ». Mais ces populations « sont déplacées par les projets d’infrastructure croissants, les routes, chemins de fer, aéroports et barrages, dont beaucoup sont construits à des fins militaires ». Davis écrit :
Quand l’érosion de la connaissance indigène de la région s’ajoute au changement climatique mondial et aux conflits entre pays, l’état permanent de ‘‘guerre froide’’ suffit amplement à mener à des issues catastrophiques, sans qu’il soit nécessaire que les tensions frontalières dégénèrent en guerre pure et simpleIbid..
Plus important encore, ces montagnes se situent « à l’intersection de trois hauts lieux de la biodiversité » et de nombreux grands fleuves asiatiques y prennent leur source, avant d’irriguer un certain nombre de pays entre le Pakistan et le Vietnam. Ces fleuves sont le Gange, l’Indus, le Brahmapoutre, l’Irrawady, la Salween, le Mékong, le Yangtze, le Fleuve Jaune, ainsi que certains autres petits fleuves alimentés par les glaciers. Ils concentrent sur leurs rives près de 47 % de la population mondialeVoir Kenneth Pomeranz, « Asia’s Unstable Water Tower: The Politics, Ecology, and Economics of Himalayan Water Projects », Asia Policy, vol. 16, no.1, 2012, p. 4-10.. D’autres chercheurs soulignent que l’Himalaya représente « à la fois la connexion et la collision de deux processus emblématiques du début du xixe siècle : le développement de l’hydroélectricité, avec 200 nouveaux projets de construction de barrages dans l’Himalaya, et la prise de conscience du changement climatique. Bien que les données soient limitées et contestées, les scientifiques s’accordent à dire que l’Himalaya est particulièrement vulnérable aux effets du changement climatique mondialR. Ahlers et al, « Framing Hydropower as green energy: assessing drivers, risks and tensions in the Eastern Himalayas », Earth System Dynamics, vol. 6, 2015, p. 195. ».
Voici donc un exemple de division géopolitique majeure autour de quelque chose que l’Inde, la Chine, le Pakistan et bien d’autres nations partagent en tant que bien commun écologique. Mais les fleuves et les glaciers qui desservent huit ou neuf pays sont traités comme des propriétés nationales par ces nations dont les frontières disputées et militarisées sont tracées par les montagnes. S’il existe des traités bilatéraux sur l’eau entre certaines nations, aucun traité multilatéral ne régit la préservation des glaciers, qui sont essentiels à la fois pour le climat mondial et pour l’approvisionnement en eau de tous les pays qu’ils desservent. Il serait naïf d’imaginer que les conflits entre États-nations dans cette zone disparaîtraient d’un coup. Mais la fonte des glaces et la menace qu’elle représente pour les fleuves sont de véritables sources d’inquiétude.
Comment alors faire converger l’inquiétude partagée à propos de l’état de la planète – l’urgence climatique – et les intérêts géopolitiques qui pourraient nous diviser ? Partant du postulat que la guerre moderne est nocive pour l’environnement, et que plus la puissance de feu d’une armée est grande, plus sa responsabilité écologique est importante, voici quelques pistes de réflexion. Il s’agit de réflexions morales, que j’illustre par l’exemple de l’Himalaya, mais qui peuvent s’appliquer partout ailleurs.
Tout d’abord, il me semble nécessaire de mettre en place une autorité régionale et multilatérale qui impliquerait toutes les nations desservies par les fleuves et les glaciers de l’Himalaya. Cet organisme régional et multilatéral pourrait être chargé de veiller à la préservation des fleuves et glaciers, même en temps de conflit, et avec les projets de développement qui affectent l’Himalaya. Le plus délicat est que cela nécessite que les États cèdent – ou partagent – une partie de leur autorité et de leur souveraineté avec cet organisme. Comme l’a montré l’expérience de la pandémie, plus les déplacements et l’interdépendance à l’échelle mondiale s’intensifient, plus les questions de gouvernance mondiale – au moins sur certaines questions environnementales majeures – s’imposent. Je ne nie ni la réalité ni la nécessité des États-nations, mais leurs limites dans certains domaines deviennent de plus en plus difficiles à ignorer du fait de la mondialisation. Si le changement climatique crée des millions de réfugiés à l’intérieur et à l’extérieur de leur pays, nous devrons collectivement apprendre à partager les biens communs avec des personnes que nous considérerions autrement comme des « étrangers ».
La réflexion peut aussi se poursuivre dans une autre voie. De la même manière que nous disposons aujourd’hui d’un droit de la guerre obligeant les belligérants à protéger les civils innocents, et en particulier les enfants, des dommages collatéraux d’un conflit armé, nous pourrions imaginer que ces règles s’appliquent à l’environnement, tant de façon locale que planétaire. La guerre moderne et le changement climatique entretiennent une relation à double sens : la guerre alimente le changement climatique, qui à son tour renforce et redistribue les dommages de la guerre. Notre connaissance partagée de la géobiologie de l’Himalaya, pour revenir à cet exemple, devrait peut-être nous informer des stratégies géopolitiques des États. Alexander Davis écrit à ce sujet que : « Cette période [l’Anthropocène] est marquée par la montée des eaux, la fonte des glaces, les extinctions de masse et une perte massive de la biodiversité globale. Si les comportements humains façonnent géologiquement la planète, alors la planète devrait être un élément clé de nos politiques. Il est impossible de penser les tensions géopolitiques dans l’Himalaya en dehors de leur contexte écologiqueDavis, The Geopolitics, p. 4.. »
Il va sans dire que tout cela ne sera pas atteint en un jour. Mais mener des guerres qui exacerbent toujours plus le réchauffement de la planète et aggravent les problèmes écologiques revient à se tirer une balle dans le pied. Les guerres modernes, bien qu’inévitables, contribuent à la destruction du système nécessaire à la vie de la planète, avant tout à cause de son immense pouvoir de destruction des vies humaines et non-humaines, des paysages, des biens. Il se peut que les humains ne puissent échapper à la division, qui est inextricablement liée à notre sens aigu de l’équité et de la justice (bien que nous soyons très mauvais à les mettre en place), mais la crise environnementale planétaire nous appelle à essayer d’empêcher que plus de dégâts écologiques soient infligés à cette belle planète que nous ne faisons pas que partager entre humains et non-humains, mais qui est aussi la condition de notre existence. Nous ne pouvons pas prétendre plus longtemps – comme semblent le faire les nations belliqueuses – que si nous mettons le monde entre parenthèse pendant que nous combattons nos ennemis « mortels », nous le recouvrerons pleinement quand la paix sera revenue. Hélas, après chaque guerre qui éveille la violente capacité de destruction des humains, nous ne retrouvons qu’une planète appauvrie d’un point de vue écologique. L’intérêt de Kant pour la compréhension des conditions nécessaires à une paix perpétuelle est toujours d’actualité. Ses réponses ne nous satisfont peut-être pas aujourd’hui, mais son interrogation – et sa quête – demeurent.