L’écologie selon Marcuse : théorie et pratique du naturalisme politique

« La nature elle aussi attend la révolution ! » écrivait déjà Herbert Marcuse en 1970. Dans cette étude approfondie, Haud Gueguen et Jean-Baptiste Vuillerod réexplorent la place centrale de l’écologie dans la pensée de ce membre de l’École de Francfort. Marcuse, précurseur d’une véritable théorie critique écologique, a su lier les luttes écologistes de masse aux nouveaux mouvements sociaux des années 70, offrant une vision novatrice et toujours actuelle d’une ontologie naturaliste politique. Une analyse incontournable pour éclairer les débats contemporains sur nature et société dans une perspective de convergence des luttes.

Herbert Marcuse, 1955 / Copyright holder: Marcuse family, represented by Harold Marcuse / CC-BY-SA-3.0

Herbert Marcuse (1898-1979) est le seul membre de la première génération de l’École de Francfort a avoir affronté pour elle-même la question environnementale, dès la fin des années 1960 et le début des années 1970, lorsque les premiers mouvements écologistes de masse ont vu le jourPlusieurs publications récentes ont insisté sur les aspects écologiques de la pensée de Marcuse : Javier Sethness Castro, Eros and Revolution. The Critical Philosophy of Herbert Marcuse, Chicago, Haymarket Books, 2018 ; Charles Reitz, Ecology and Revolution. Herbert Marcuse and the Challenge of a New World System Today, Londres-New York, 2019 ; Christophe Fourel et Clara Ruault (dir.), « Écologie et révolution », pacifier l’existence. André Gorz/Herbert Marcuse : un dialogue critique, Paris, Les petits matins, 2022 ; Andrew Feenberg, The Ruthless Critique of Everything Existing. Nature and Revolution in Marcuse’s Philosophy of Praxis, Londres-New York, Verso, 2023. Voir également les trois articles de la section « Marcuse and Contemporary Ecological Theory » dans John Abromeit et W. Mark Cobb (dir.), Herbert Marcuse. A Critical Reader, New York-Londres, Routledge, 2004 : Andrew Light, « Marcuse’s Deep-social Ecology and the Future of Utopian Environmentalism », p. 227-235 ; Tim Luke, « Marcuse’s Ecological Critique and the American Environmental Movement », p. 236-239 ; Steven Vogel, « Marcuse and the “New Science” », p. 240-245.. S’il est certes possible de proposer une actualisation écologique de la critique de la domination de la nature menée par ses collègues et amis, Theodor W. Adorno et Max HorkheimerVoir Deborah Cook, Adorno on Nature, Londres, Routledge, 2011; Carl Cassegård, Toward a Critical Theory of Nature. Capital, Ecology, and Dialectics, Londres, Bloomsbury, 2021; Jean-Baptiste Vuillerod, Theodor W. Adorno : la domination de la nature, Paris, Amsterdam, 2021., il n’y a, jusqu’à un certain point, pas besoin d’actualiser la pensée de Marcuse : ce dernier a vécu suffisamment longtemps (Adorno meurt en 1969, Horkheimer en 1973) pour esquisser les traits d’une véritable théorie critique écologique. Ce sont quelques grandes orientations de cette théorie que nous souhaitons mettre en évidence ici.

Pour ce faire, il nous faudra revenir aux premiers travaux du jeune Marcuse sur Hegel et Marx, dans sa recension des Manuscrits de 1844 et dans Raison et Révolution, ainsi qu’à son interprétation de Freud dans Éros et Civilisation et à sa réinterprétation de la dialectique. Car si Marcuse a su se montrer sensible à la problématique environnementale, c’est parce que ses travaux philosophiques antérieurs le disposaient à accueillir une telle question. La manière dont il aborde les mouvements militants écologistes dans les années 1970, en dialogue étroit avec l’ensemble des luttes de la « nouvelle gauche », en particulier libertaires, féministes et anti-impérialistes, reste inintelligible sans l’élaboration d’une position naturaliste qui date des années 1930 et qui s’est approfondie au fil des années. Notre article reviendra donc sur les bases philosophiques qui ont rendu possible l’attention de Marcuse envers les problèmes environnementaux, avant d’étudier en tant que tel ce qu’il a pu en dire à la fin de sa vie.

Il ne s’agit pas d’affirmer que les prises de position politique de Marcuse dans les années 1960 et 1970 découleraient mécaniquement de son ontologie naturaliste et que les nouvelles formes de militantisme politique dans ces années-là n’auraient rien changé à sa théorie. Tout au contraire, nous verrons qu’au contact de cette conjoncture, Marcuse transforme en profondeur sa conception de la dialectique ainsi que son diagnostic historique concernant les potentiels émancipateurs. Par conséquent, s’il est vrai, comme nous le pensons, que son naturalisme l’a rendu sensible à certaines questions concernant la nature hors de nous (la question écologique) et la nature en nous (les besoins et les pulsions), il faut considérer comment en retour les mobilisations politiques des années 1960-1970 l’ont amené à réinvestir son ontologie naturaliste dans des perspectives qui n’étaient pas anticipables auparavant. En ce sens, il y a chez lui une véritable action réciproque entre la théorie et la pratique.

Dans ce lien entre la théorie (naturaliste) et la pratique (militante-écologiste) se fait jour un naturalisme politique sur lequel nous proposons de revenir en conclusion afin d’en préciser les enjeux et l’actualité. Cette expression permettra de souligner, d’une part, que Marcuse est parvenu à percevoir très tôt la centralité politique de la question écologique et son lien aux autres luttes sociales grâce au paradigme de la critique de la domination de la nature. D’autre part, elle visera à défendre la pertinence actuelle d’une critique naturaliste des sociétés capitalistes, non pas en promouvant le concept de nature contre les critiques antinaturalistes (venant de Bruno Latour, de Philippe Descola et d’autres), mais en proposant une conception non dualiste de la nature qui prend acte de la critique antinaturaliste sans pour autant rejeter la référence à la naturalité.

1. Théorie

1.1. L’ontologie (non moderne) du jeune Marx

La lecture que le jeune Marcuse propose des Manuscrits économico-philosophiques de 1844 lors de leur parution posthume, en 1932, marque le premier moment d’élaboration de son naturalismeHerbert Marcuse, « Les manuscrits économico-philosophiques de Marx. Nouvelles sources pour l’interprétation des fondements du matérialisme historique » (1932), in Philosophie et révolution, tr. fr. C. Heim, Paris, Denoël-Gonthier, 1969, p. 41-120.. Soulignons d’emblée que Marcuse, dès cette période, soutient un naturalisme qui n’est pas dupe des instrumentalisations du concept de nature, en particulier dans les idéologies totalitaires qui naturalisent le « peuple », la « race », la « famille », le leader charismatique, la guerre, etc. Voir Herbert Marcuse, « La lutte contre le libéralisme dans la conception totalitaire de l’État » (1934), in Culture et société, tr. fr. G. Billy, D. Bresson et J.-B. Grasset, Paris, Minuit, 1970, p. 61-102. Le naturalisme qu’il élabore grâce au jeune Marx cherche précisément une alternative aux stratégies fascistes de naturalisation qui gangrènent l’Europe dans la triste décennie des années 1930. Il ne s’agit donc pas, dans son interprétation de Marx, de faire un usage naïf du concept de nature, mais bel et bien d’arracher ce concept à ses usages réactionnaires pour ne pas en laisser le monopole aux tendances contre-révolutionnaires de son tempsC’est dire que la nature n’est pas un concept essentialiste, mais un concept essentiellement contesté. Voir Walter B. Gallie, « Essentially Contested Concepts », Meeting of the Aristotelian Society, vol. 56, 1956, p. 167-198..

L’originalité de la lecture des Manuscrits de 1844 par Marcuse tient dans la compréhension ontologique des catégories marxiennes qu’il proposeSur l’actualité de cette lecture naturaliste et ontologique des Manuscrits de 1844, voir Frédéric Monferrand, La nature du capital. Politique et ontologie chez le jeune Marx, Paris, Amsterdam, 2024. : il s’agit de comprendre les catégories mobilisées par Marx (le travail, la propriété) comme des structures existentielles qui engagent moins le propre de l’être humain que la configuration ontologique d’un rapport au monde. Cette perspective ontologique, Marcuse la tient à l’époque de son travail avec HeideggerSur l’importance de Heidegger pour Marcuse, voir Andrew Feenberg, The Ruthless Critique of Everything Existing, op. cit., p. 27 et suiv. ; Frédéric Monferrand, « De Marx à Heidegger et retour. L’ontologie politique du jeune Marcuse », Alter, n° 29, 2021, p. 53-83. En ce qui concerne la collaboration avec Heidegger entre 1928 et 1932, dans le cadre de la thèse d’habilitation sur L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, voir Richard Wolin et John Abromeit (dir.), Heideggerian Marxism. Herbert Marcuse, Lincoln-Londres, University of Nebraska Press, 2005., et il considère que Marx lui-même la doit à HegelHerbert Marcuse, « Les manuscrits économico-philosophiques de Marx », art. cit., p. 43.. Dans L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, publié également en 1932Herbert Marcuse, L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité (1932), tr. fr. G. Raulet et H.-A. Baatsch, Paris, Gallimard, 1991., Marcuse interprète la philosophie de Hegel comme une ontologie vitaliste qui réinscrit les besoins de l’existence humaine dans la « mobilité » fondamentale de tout ce qui est : l’être n’est dès lors plus compris comme une substance, mais comme une dynamique qui se développe à partir de conditions de possibilité historiques. C’est depuis cette perspective ontologique qu’il aborde les Manuscrits de 1844.

Cela permet à Marcuse, à partir de Marx, de penser le travail non pas comme une activité spécifique limitée à une sphère d’activité (la sphère économique), mais comme un mode d’être au monde qui révèle la structure existentielle de l’être humain. De la même manière que, dans Être et Temps, Heidegger faisait de l’angoisse une structure générale de l’existence et non un affect subjectif bien déterminé, Marcuse voit dans la catégorie marxienne de travail la compréhension de la manière dont l’être humain est au monde. Le travail dévoile en effet ce qui constitue le rapport au monde de l’existence humaine en général : une activité vitale qui s’extériorise dans le monde de manière collective et historique pour satisfaire ses besoins, et dont la liberté consiste à ne plus se rapporter au monde comme à un univers étranger et hostile, un lieu dénué de sens et rempli de souffrances, mais comme le lieu de réalisation de ses capacités sensibles, pratiques et intellectuellesHerbert Marcuse, « Les manuscrits économico-philosophiques de Marx », art. cit., p. 76 : « Il devient clair que le travail a été envisagé avec raison comme une catégorie ontologique : dans la mesure où l’homme se donne sa réalité propre dans la création, la transformation et l’appropriation du monde objectif, dans la mesure où son “rapport à l’objet” constitue “la manifestation de la réalité humaine”, le travail est l’expression réelle de la liberté humaine. ». Se révèle ainsi dans le travail ce qui fait la teneur de toutes les activités humaines : non pas une essence humaine figée, mais une ouverture au monde qui s’opère toujours via la coopération avec autrui, qui change en fonction des époques et des sociétés, et qui répond à l’ensemble des besoins humains – depuis les besoins les plus élémentaires jusqu’aux besoins intellectuels les plus complexes (dans l’art, dans la science).

C’est depuis cette analyse ontologique du travail que le rapport à la nature devient central. Marcuse met l’accent sur le fait que, pour le jeune Marx, l’être humain est un être naturel, qu’il appartient comme tous les autres êtres à la natureKarl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, tr. fr. F. Fischbach, Paris, Vrin, 2007, p. 166 : « L’homme est immédiatement un être naturel. En tant qu’être naturel et en tant qu’être naturel vivant, il est pour une part équipé de forces naturelles, de forces vitales, il est un être naturel actif ».. Cependant, dans l’activité de travail par laquelle cet être naturel s’objective dans l’extériorité, il en arrive à se contempler en tant qu’objet et à se distinguer, en tant que sujet, du monde objectif qui lui fait faceHerbert Marcuse, « Les manuscrits économico-philosophiques de Marx », art. cit., p. 60-61.. Ainsi, par le travail, la nature en arrive à se différencier à l’intérieur d’elle-même entre un monde naturel et un monde humain (qui certes est naturel, mais qui n’est pas que naturel, parce qu’il pose pour lui la nature dont il se distingue). C’est ainsi que les êtres humains, en tant qu’ils appartiennent à la nature, parviennent à se rapporter à la nature qu’ils transforment et dans laquelle ils s’objectivent. Tout se passe comme si la nature se dédoublait et faisait retour sur elle-même à travers le travail. Ce retour sur soi de la nature par la praxis humaine est décisif parce qu’il permet de penser la nature comme la sphère de réalisation de l’existence humaine : « La “nature” entière (au sens large, où ce mot désigne tout ce qui existe hors de l’homme) est le moyen de la vie humaine, ce qui permet à l’homme de vivre »Ibid., p. 65..

On est ainsi amené à considérer à la fois que l’être humain est naturel et qu’il ne l’est pas. Cela signifie que la naturalité de l’humain se dit en plusieurs sens, qui nous amènent progressivement à une paradoxale prise de distance naturelle d’avec la nature :  1) l’être humain n’appartient pas à un ordre surnaturel (âme immortelle, créature de Dieu, miracle) ; 2) cela signifie qu’il partage avec les vivants non humains un ensemble de propriétés et de capacités qu’on peut dire « naturelles » (besoins, vieillissement, vulnérabilité, reproduction, sentiment de plaisir et de douleur, etc.) ; 3) enfin, même en ce qui concerne les capacités proprement humaines (intellection, symbolisation, réflexion), elles sont héritées de l’histoire de l’évolution et ne sont pas créées par l’être humain à la manière dont sont créés les artefacts et autres productions socio-culturelles – on peut dire en ce sens que l’être humain a les capacités naturelles pour constituer la nature comme ce qui est autre par rapport à la société et à la culture. C’est à cette scission de la nature à partir d’elle-même que conduit le naturalisme jeune-marxien de Marcuse.

Il importe ici de prévenir deux interprétations fautives de cette conception de la nature. La première consisterait à lire dans cette nature qui fait face à l’homme une reconduction pure et simple de l’ontologie dualiste des modernes, comme s’il y avait la culture d’un côté, et la nature de l’autreSur cette ontologie des Modernes, voir Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991 ; Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.. Marx défend en réalité une ontologie qui est en rupture avec ce paradigme dualisteSur ce point en particulier, voir à nouveau Frédéric Monferrand, La nature du capital, op. cit.. Non seulement il réinscrit l’être humain dans la nature, en enracinant l’ensemble de ses capacités dans l’expressivité vitale du monde naturel, mais il considère aussi que les activités humaines ne sont rien indépendamment de la nature qu’elles s’approprient. Aussi bien en amont qu’en aval de son existence, l’humanité est indissociable de la nature. C’est pourquoi Marcuse retient tout particulièrement des Manuscrits de 1844 l’identité de « l’humanisme » et du « naturalisme » posée par MarxKarl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 146. : « L’unité de l’homme et de la nature est d’un caractère essentiel : l’homme n’est pas dans la nature, la nature n’est pas son monde extérieur qu’il devrait rejoindre après être d’abord sorti de son intériorité ; l’homme est nature, la nature est son “extériorisation”, “son œuvre et sa réalité” »Herbert Marcuse, « Les manuscrits économico-philosophiques de Marx », art. cit., p. 67.. Dans la perspective marcusienne, l’histoire humaine n’est pas séparable de l’histoire de la nature : « L’histoire de l’homme s’identifie à l’histoire de la totalité de l’étant, de “la nature entière” »Ibid., p. 80.. On est loin de l’idée moderne d’une séparation tranchée entre deux ordres ontologiques étanches l’un par rapport à l’autre.

            Une seconde mésinterprétation consisterait cependant à accorder cette remise en cause du « grand partage »Pierre Charbonnier, La fin d’un grand partage, Paris, CNRS éditions, 2022. entre nature et culture, mais à considérer que Marx n’y parviendrait qu’au prix d’une réduction instrumentale et utilitaire de la nature : la nature ne serait pas séparée du monde culturel de l’être humain parce qu’elle serait soumise à son empireSur la critique du prométhéisme socialiste et marxiste, voir Serge Audier, L’âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, Paris, La Découverte, 2019.. Il faut bien admettre que, sur ce point, les propos de Marcuse (à la suite de ceux de Marx) sont souvent ambigusUne ambiguïté dont il faut bien admettre qu’elle traverse toute l’œuvre de Marcuse, jusque dans les textes des années 1970. Elle s’enracine dans l’importance que Marcuse accorde à la diminution du temps de travail rendue possible par le machinisme : l’émancipation apparaît solidaire d’une certaine domination technique de la nature. Voir par exemple Herbert Marcuse, Éros et Civilisation (1955), tr. fr. J.-G. Nény et B. Fraenkel, Paris, Minuit, 1963, p. 87.. Il y a bien dans les Manuscrits de 1844 l’idée d’un façonnement de la nature par l’homme, d’une appropriation qui semble, au premier abord, réduire tous les non-humains à des moyens en vue des fins humaines. Comme le résume Marcuse, selon Marx, « l’homme (…) doit se l’approprier, en faire son bien propre ; il doit transformer les objets de ce monde, pour en faire en quelque sorte des organes de sa vie, laquelle s’exprimera par eux et en eux »Herbert Marcuse, « Les manuscrits économico-philosophiques de Marx », art. cit., p. 65-66..

Une interprétation du motif de l’appropriation de la nature qui ne va pas dans le sens de sa réduction à la rationalité instrumentale est néanmoins possible. Lorsqu’il interprète l’idée de Marx selon laquelle « la nature est le corps propre non organique de l’homme »Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 122., Marcuse insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement de réduire la nature à un « moyen de subsistance » pour l’être humainHerbert Marcuse, « Les manuscrits économico-philosophiques de Marx », art. cit., p. 66.. Pour ce dernier, « les objets ne forment pas seulement le milieu de son activité vitale immédiate, il ne les “façonne” pas seulement en tant qu’objets de ses besoins immédiats, mais il est ouvert à tout ce qui est. […] Il peut produire “d’après les lois de la beauté” et non pas seulement selon la mesure de son besoin propre »Ibid., p. 67.. La liberté ne se réalise donc pas uniquement dans la soumission utilitariste de la nature aux fins humains. Ce que Marx nomme « l’appropriation » de la nature peut vouloir dire tout autre chose que la soumission ou la domination de la nature ; il peut s’agir d’un rapport esthétique, d’un enrichissement des potentialités de la nature, ou tout simplement d’un laisser-être du monde naturel pour lui-mêmeDans sa thèse, T. Haug propose une interprétation moins charitable du jeune Marx que celle de Marcuse, en insistant sur le motif instrumental des Manuscrits de 1844, solidaire de la perspective anthropocentrée propre à ce texte. Voir « La rupture écologique dans l’œuvre de Marx : analyse d’une métamorphose inachevée du paradigme de la production », thèse soutenue à l’Université de Strasbourg le 1er avril 2022 (accessible en ligne).. L’objectivation de l’être humain dans le monde, en tant que liberté, ne signifie pas qu’il deviendrait maître et possesseur de la nature, mais simplement qu’il ne s’y rapporte pas comme à une puissance hostile et étrangère qui lui ferait face tel un ennemi : cette attitude comprend par conséquent tous les rapports à la nature (en particulier esthétiques et désintéressés) qui parviennent à établir un rapport non utilitaire et non conflictuel avec les êtres naturelsEst à l’œuvre ici le concept hégélien de liberté comme être chez soi dans l’autre. Voir Herbert Marcuse, L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, op. cit., p. 258..

On comprend que c’est un sens alternatif de la propriété qui est ici en jeu. Dans l’appropriation « vraie » ou « authentique », il s’agit de s’approprier la nature pour qu’elle ne nous apparaisse pas comme radicalement autre, mais qu’elle soit dans une relation harmonieuse avec l’existence humaineHerbert Marcuse, « Les manuscrits économico-philosophiques de Marx », art. cit., p. 92-93.. Cela signifie que s’approprier le monde est indissociable du fait de s’approprier soi-même, puisque la nature qui est investie par l’appropriation est aussi bien la nature humaine que non humaine. Tel est l’enseignement du concept ontologique de travail : transformer la nature hors de nous, c’est toujours transformer la nature en nous en pliant notre corps et notre esprit à un certain effort qui permet de développer les multiples potentialités dont est porteur l’être humain, et qui en même temps déploie des potentialités dans la nature non humaine. Raison pour laquelle Marx peut écrire que « la suppression positive de la propriété privée (Privateigentum) » est « l’appropriation (Aneignung) sensible de l’essence et de la vie humaine »Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 149.. L’allemand permet ici de différencier un sens ontologique de l’appropriation (Aneignung), qui doit être comprise comme un processus de familiarisation avec le monde et avec soi-même, une manière de se rendre familier à la nature en soi et hors de soi pour rendre possible un épanouissement mutuel  – d’un sens juridique de la propriété privée (Eigentum), où le sens de la familiarisation disparaît au profit de la simple possession, de l’« avoir » qui fait de la nature un simple capital ou un bien de consommation.

Comme le souligne Marx, c’est le primat de la propriété privée qui nous a rendus sourds à l’appropriation comme manière de nous familiariser avec le monde. « La propriété privée nous a rendus si sots et bornés qu’un objet ne devient le nôtre qu’à partir du moment où nous l’avons, et donc où il existe pour nous comme capital, ou à partir du moment où il est immédiatement possédé par nous, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref à partir du moment où il est utilisé »Ibid.. La propriété privée réduit le rapport aux êtres de la nature à leur simple utilité : la nature n’existe plus pour nous sous d’autres modes que celui, utilitaire, du profit et de la consommation. Là où l’appropriation a pour signification ontologique d’engendrer une multiplicité de rapports et une profusion d’expériences en rendant la nature familière et épanouissante (la beauté d’un paysage, le développement d’un mode de vie lié au travail, des souvenirs d’enfance associés à un lieu, une pratique sportive, des coutumes et des traditions…), la propriété privée vient supprimer cette richesse en lui substituant une relation instrumentale appauvrie.

On comprend dès lors que, au-delà de la seule relation juridique et économique qui relie la propriété privée au travail aliéné (le fait que les travailleurs·euses ne possèdent pas les moyens de production et les produits de leur travail), c’est bel et bien un sens ontologique qu’il faut donner au rapport entre les deux. Car ce qui se joue dans le travail aliéné est un appauvrissement du même type que celui qui est à l’œuvre dans la propriété privée. La propriété privée exprime elle-même « une vie humaine aliénée »Herbert Marcuse, « Les manuscrits économico-philosophiques de Marx », art. cit., p. 90. parce que le travail aliéné désigne plus qu’une simple modalité de l’activité économique : il exprime plus généralement l’aliénation de la nature humaine et non humaine dans toutes les sphères de l’existence. Dans la souffrance et l’absence de sens des journées de labeur où l’ouvrier·ère est réduit·e à n’être plus qu’une bête de somme, c’est la réduction drastique des possibilités de la nature en l’être humain qui devient flagrante. De la même manière que la propriété privée constitue une limitation profonde des possibilités du rapport à l’objet, le travail aliéné signifie une limitation semblable dans le rapport du sujet à lui-même et aux autres sujets. C’est pourquoi, écrit Marcuse, le travail aliéné « n’est pas seulement une situation économique, mais une aliénation de l’homme, une dévalorisation de la vie, une inversion et une perte de la réalité humaine »Ibid., p. 50.. Par quoi l’on comprend que le capitalisme n’engendre pas uniquement de la souffrance mentale et corporelle – encore que ce soit assurément le cas –, mais qu’il produit aussi un appauvrissement de l’être au monde en général, une « pauvreté absolue »Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 149.. Tel est le sens de l’aliénation, qu’il faut comprendre comme aliénation de la nature en nous et hors de nous : la nature en tant qu’elle nous est rendue radicalement autre, étrangère, inhabitable, et qu’elle est ainsi radicalement appauvrie dans ses potentialités.

C’est précisément contre un tel appauvrissement ontologique qu’il s’agit de lutter en valorisant une transformation pratique du monde capable d’instaurer des formes inédites de réconciliation avec la nature humaine et non humaine. S’ensuivent deux lignes directrices de la pensée de Marcuse qui trouveront leur approfondissement dans le reste de son œuvre : d’une part, l’exigence de penser davantage le sens de la réconciliation avec la nature et, d’autre part, la nécessité de fournir une théorie plus précise des possibilités réelles à partir desquelles s’opère le changement historique.

1.2. Se réconcilier avec la nature

La perspective d’une rupture avec l’attitude de domination à l’égard de la nature sera notamment poursuivie par Marcuse dans Éros et Civilisation, paru en 1955. Cet ouvrage peut être lu comme un approfondissement de la réflexion qu’avaient menée Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la Raison, à propos du lien entre le développement de la civilisation et la domination de la natureDans la préface à l’ouvrage, Marcuse affirme explicitement : « En ce qui concerne ma position théorique, j’en suis redevable à mon ami Max Horkheimer et à ses collaborateurs de l’Institut de Recherches Sociales, actuellement à Francfort », cf. Éros et Civilisation, op. cit., p. 14.. À travers une lecture critique de Freud, Marcuse prolonge la réflexion de ses amis et confrères de l’École de Francfort dans deux voies qui étaient esquissées mais insuffisamment développées dans la Dialectique de la Raison : d’une part, la spécificité de la domination de la nature (humaine et non humaine) dans les sociétés capitalistes, et, d’autre part, les espaces de liberté où une réconciliation avec la nature reste envisageable.

Ce qui intéresse tout particulièrement Marcuse dans l’œuvre de Freud est le lien instauré par ce dernier entre la progression de la culture et la domination de la nature interne (« en nous ») et externe (« hors de nous »). Dans Malaise dans la culture, Freud expliquait que la culture vise « la protection des hommes contre la nature, et le règlement des relations des hommes entre eux »Sigmund Freud, Malaise dans la culture (1930), tr. fr. D. Astor, Paris, Flammarion, 2010, p. 107.. Le progrès technique et scientifique assure pour l’être humain de « mettre la terre à son service, se protéger de la violence des forces de la nature »Ibid., tandis que les institutions sociales et la morale, sous la forme du surmoi qui intériorise la contrainte sociale, rendent possibles la coexistence et l’ordre social grâce au sacrifice des pulsions. Ce renoncement à la satisfaction pulsionnelle explique le caractère apparemment antinomique du bonheur et de la culture : « Si la culture impose de si grands sacrifices, non seulement à la sexualité, mais aussi au penchant de l’homme à l’agression, nous comprenons mieux qu’il devienne difficile à l’homme de s’y trouver heureux »Ibid., p. 137.. Face au principe de réalité, le principe de plaisir doit renoncer au nom des impératifs supérieurs de la civilisation.

La position de Marcuse par rapport à la théorie freudienne consiste à historiciser ce que Malaise dans la culture considérait comme un processus universel de civilisation. La démarche d’Éros et Civilisation vise ainsi à recentrer la focale sur les sociétés capitalistes modernes pour analyser le principe de réalité spécifique qui y est à l’œuvre. Il s’agit non pas d’un principe de réalité en général, mais du principe de rendement orienté vers « le gain et la concurrence » :

Par conséquent, dans notre tentative pour élucider l’étendue et les limites de la répression dominante dans la civilisation contemporaine, nous devrons la décrire à l’aide du principe de réalité spécifique qui a régi les origines et le développement de cette civilisation. Nous l’appelons principe de rendement pour insister sur le fait que, sous sa loi, la société est stratifiée d’après le rendement économique compétitif de ses membres. Apparemment ce n’est pas le seul principe de réalité dans l’histoire…Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, op. cit., p. 49-50.

La spécificité de nos sociétés est que le sacrifice de la satisfaction pulsionnelle se fait sur l’autel du profit : le renoncement au bonheur et l’intériorisation des normes sociales se font dans l’intérêt de l’accumulation capitalistique de la valeur (le rendement). Il s’agit alors pour Marcuse de réfléchir aux brèches à partir desquelles la domination capitaliste de la nature interne et externe pourra être remise en cause dans ce contexte historique. Dans la modernité, il estime que la prise de distance par rapport au principe de rendement a été reléguée dans la faculté de l’imagination et dans l’activité artistique. Dans un monde gouverné par la loi du profit, l’art et l’imaginaire sont les ultimes refuges où une alternative au principe de réalité paraît tolérée : « La tendance à reléguer les possibilités réelles au no-man’s land de l’utopie constitue un élément essentiel de l’idéologie du principe de rendement »Ibid., p. 135-136.. Marcuse ne tombe pas dans l’illusion naïve selon laquelle l’art, à lui tout seul, pourrait changer la vie. Mais il se refuse pour autant à balayer ses potentialités d’un revers de main, car dans les œuvres d’art s’exprime l’exigence de réconciliation avec la nature en nous et hors de nous. C’est pourquoi il fait retour au Schiller des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. À travers « l’instinct de jeu »Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795), tr. fr. R. Leroux, Paris, Aubier, 1992, p. 207., Schiller pensait une union harmonieuse du naturel et du culturel, et Marcuse en retient que « la philosophie esthétique donne l’idée d’un ordre non-répressif tel que la nature dans l’homme et en dehors de l’homme devienne librement sensible aux “lois” de l’apparence et de la beauté »Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, op. cit., p. 170.. Comme dans le texte de 1932 sur le jeune Marx, c’est la relation esthétique à la beauté naturelle qui permet de proposer une alternative à la loi du profit fondée sur la domination de la nature.

Marcuse s’appuie alors sur la thèse schillérienne d’un « État esthétique »En anglais, « aesthetic state » ne permet pas de savoir si Marcuse se réfère au concept de « ästhetische Stand » ou de « ästhetischer Staat » chez Schiller (Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, op. cit., p. 322, p. 366). Les deux concepts convergent cependant dans le fait que « l’État esthétique » schillérien est libéral et suppose une autoproduction de « l’état esthétique » en chaque individu. Sur ce point, voir Gérard Raulet, L’éducation esthétique selon Schiller. Une contribution à l’archéologie du libéralisme, Lyon, ENS éditions, 2023, chap. 3, p. 85-122. pour souligner l’enjeu « politique »Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p. 173. de cette perspective esthétique qui n’est pas cantonnée au domaine séparé de l’art ou de l’imaginaire. Il peut ainsi chercher dans les mythes et dans les œuvres artistiques les traces d’une aspiration à la réconciliation avec la nature qui, certes, s’enracinent dans l’imaginaire, mais portent une exigence de transformation sociale. Éros et Civilisation mentionne notamment les figures mythologiques d’Orphée et de Narcisse comme des alternatives à la figure de Prométhée, symbole de la domination de la nature : « L’Éros orphique et narcissique englobe la réalité dans des relations libidineuses qui transforment l’individu et son milieu »Ibid., p. 182.. Loin d’être un simple fantasme, cette relation pacifiée avec la nature peut devenir un principe culturel à part entière, comme le prouve selon Marcuse la société Arapesh, décrite par Margaret Mead : « Au premier plan de cette description apparaît une expérience du monde fondamentalement différente : la nature n’est pas prise comme un objet de domination et d’exploitation, mais comme un “jardin” qui peut croître. L’homme et la nature sont liés dans un ordre non-répressif »Ibid., p. 188..

Cette référence à une société extra-européenne sert à l’évidence à montrer qu’une autre organisation du monde est possible. Il n’en reste pas moins que, dans nos sociétés, comme y insiste Marcuse, le principe de rendement tend à déréaliser les possibilités de réconciliation avec la nature. C’est dès lors la question des possibilités réelles de transformation sociale qui est directement posée par cette tension entre, d’un côté, des figures mythologiques qui appartiennent à notre civilisation, mais qui trouvent refuge dans l’imaginaire, et, de l’autre, une société extra-européenne qui, certes rompt avec l’irréalité de l’imaginaire, mais ne constitue pas pour autant un horizon plausible de transformation pour nos sociétés régies par le principe de rendementConcernant la centralité du concept de possibilités réelles dans la Théorie critique à partir de cette matrice hégélienne, voir Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre, La perspective des possibles, Paris, La Découverte, 2022 ; Gösta Gantner, Möglichkeit. Über einen Grundbegriff der praktischen Philosophie und kritischen Gesellschaftstheorie, Bielefeld, transcript, 2021..

1.3. Réinventer la dialectique

Cette réflexion sur les possibilités réelles de transformation sociale prend appui de nouveau sur le dialogue entre Hegel et Marx à propos de la dialectique historique, dans Raison et Révolution (1939), et elle se poursuit dans les années 1960 à l’aune des impasses rencontrées par la dialectique hégéliano-marxienne. Dans Raison et Révolution, Marcuse décrit la dialectique hégélienne comme une dynamique ontologique fondée sur la « négativité »Herbert Marcuse, Raison et révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale, tr. fr. R. Castel et P.-H. Gonthier, Paris, Minuit, 1968, p. 166.. Cette négativité rend raison du mouvement de l’histoire, puisque chaque société déterminée renferme en elle des possibilités qui appellent son propre dépassement (sa négation) pour être réalisées : « Car la négativité, on l’a vu, est à l’œuvre dans le processus même de la réalité, si bien que rien de ce qui existe n’est vrai sous sa forme donnée : chaque chose particulière doit développer de nouvelles conditions et de nouvelles formes pour accomplir ses virtualités »Ibid., p. 167.. C’est en cela que Marx se fait le véritable héritier de Hegel. Car en fondant le passage au communisme sur les contradictions immanentes aux sociétés capitalistes, il enracine dans ce processus de négation déterminée la possibilité du changement révolutionnaire :

Pour Marx comme pour Hegel, la dialectique enregistre le fait que la négation inhérente à la réalité est le “principe moteur et créateur” : la dialectique est “la dialectique de la négativité”. Chaque fait est davantage qu’un simple fait, il représente une négation et une restriction de possibilités réelles : le travail salarié est un fait, mais il est en même temps une entrave au travail libre qui pourrait satisfaire les besoins humains ; la propriété privée est un fait, mais elle est en même temps la négation de l’appropriation collective de la nature par les hommes.Ibid., p. 328-329. 

Dans cette citation, on voit à quel point Raison et Révolution continue de méditer la lecture des Manuscrits de 1844. Cette fois, le lien entre Hegel et Marx s’opère à partir de la théorie hégélienne des possibilités réellesVoir Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Science de la logique. Livre deuxième. L’essence (1813), tr. fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2016, p. 196 et suiv.. Il s’agit d’affirmer que l’histoire humaine aspire à « la satisfaction universelle de toutes les virtualités humaines » comprise comme « principe de l’organisation sociale »Herbert Marcuse, Raison et Révolution, op. cit., p. 341.[51], tout en montrant que cette virtualité humaine n’a pas d’autonomie par rapport aux conditions de possibilité concrètes de l’émancipation. C’est l’attention à ces conditions concrètes qui différencie la possibilité réelle de la possibilité logique (simple affirmation du principe de non-contradiction) ou même de la possibilité abstraite (qui est plus déterminée que la possibilité logique, mais qui reste trop indéterminée par rapport aux conditions réelles)Par exemple, un ouvrier qui ne serait pas un ouvrier est une impossibilité logique (c’est un énoncé contradictoire) ; une révolution prolétarienne mondiale qui arriverait simultanément dans tous les pays du monde est certes possible, au sens où il ne s’agit pas d’une impossibilité logique, mais elle est hautement improbable et relève donc d’une impossibilité réelle ; la possibilité réelle exige quant à elle d’être non seulement possible logiquement, mais possible concrètement.. De ce point de vue, il n’y a d’autre alternative que de se rendre attentif à ce qui, réellement, rend possible une transformation sociale : 

Par exemple, si les rapports sociaux enracinés dans un système donné sont injustes et inhumains, ils ne sauraient être éliminés par d’autres possibilités réalisables si ces possibilités ne sont pas elles aussi enracinées dans ce système ; il faut qu’elles y soient présentes, par exemple sous forme de richesse patente en forces productives, de développement des besoins et désirs matériels, de culturel avancée, de maturité sociale et politique, etc.Ibid., p. 195.

Ce sont précisément ces possibilités réelles qui, chez Hegel comme chez Marx, fondent la dynamique dialectique qui produit la transformation sociale. Comme l’écrit Marcuse, « le nouveau système est réellement possible si ses conditions sont présentes dans l’ancien, c’est-à-dire si la première forme sociale possède effectivement un contenu qui tend à la nouvelle forme comme à sa réalisation »Ibid., p. 196..

Or, tout le problème est que, à ce niveau de la possibilité réelle, le mouvement de la négativité peut être bloqué, de sorte que la libération des virtualités de l’existence humaine se trouve elle aussi entravée. Dans la préface de 1960 à la réédition de Raison et Révolution, intitulée « Note sur la dialectique », Marcuse rappelle que « les groupes sociaux que la théorie dialectique a reconnus comme représentant les forces de négation sont vaincus par le système établi ou lui sont réconciliés »Ibid., p. 49.. Il rejoint ainsi le constat de tous ses compagnons de la première École de Francfort : celui d’un écart entre, d’un côté, les possibilités objectives de la transformation sociale, qui sont bel et bien des possibilités réelles, et, de l’autre, les possibilités subjectives des acteurs sociaux qui, pour leur part, sont absentes et, si l’on peut dire, déréaliséesSur cet écart dans les recherches à l’origine de la Théorie critique francfortoise, voir Katia Genel, Autorité et émancipation. Horkheimer et la Théorie critique, Paris, Payot, 2013.. L’idée de Hegel, reprise par Marx, d’un mouvement de négativité qui serait immanent aux possibilités réelles du monde existant est démentie par le mouvement de l’histoire elle-même : les prolétaires se sont tournés vers les partis fascistes plutôt que de faire la révolution, et lorsqu’ils l’ont faite, cela a abouti au régime autoritaire et bureaucratique de l’Union soviétique. Cette impasse historique introduit une situation paradoxale dans laquelle le changement social est à la fois possible et impossible en raison de l’intégration de la classe ouvrière, telle que Marcuse et ses collègues francfortois l’ont très tôt repérée comme un obstacle majeur à la révolutionÀ propos de ce que Marcuse présente comme l’« embourgeoisement » (Verbürgerlichung) du prolétariat , voir notamment : Herbert Marcuse, « 33 Theses (1938) », in H. Marcuse, Collected Papers Volume 1. Technology, War and Fascism, éd. D. Kellner, Londres-New York, Routledge, 2004, p. 215-228..

Pour dénouer cette tension, Marcuse va se tourner vers de nouveaux sujets de la transformation sociale (les mouvements féministes, les mouvements écologistes, le mouvement des droits civiques), mais il va aussi transformer la théorie hégélienne et marxienne de la négativité historique. Dans la conférence de 1966 « Sur le concept de négation dans la dialectique »Herbert Marcuse, « Sur le concept de négation dans la dialectique », in Pour une théorie critique de la société, tr. fr. C. Heim, Paris, Denoël/Gonthier, 1971, p. 209-219., Marcuse part du constat d’un blocage de la dynamique historique de la négativité : « Il semble qu’à notre époque nous assistions à quelque chose comme une suspension de la dialectique de la négativité »Ibid., p. 211.. Ce qui ne fonctionne plus, c’est précisément l’idée selon laquelle un système social engendrait de lui-même, de manière immanente, la négation de son existence et le passage à un nouvel ordre social : « la difficulté principale me semble résider dans le concept dialectique selon lequel les forces négatives se développent à l’intérieur d’un système antagonique existant. Il semble qu’il est aujourd’hui difficile de démontrer ce développement de la négativité à l’intérieur de la totalité antagonique »Ibid., p. 212.. Ce constat pourrait conduire à une forme de scepticisme radical face à toute tentative de changement social (un pessimisme historique dont on a souvent accusé Adorno et Horkheimer), mais ce n’est pas la position à laquelle aboutit Marcuse. Si la négativité immanente ne parvient plus à libérer les possibilités réelles de la totalité sociale, alors il convient de se tourner vers les possibilités réelles que recèle une négation extérieure au système : « Les problèmes que nous soulevons ici concernent la possibilité réelle qu’une totalité antagonique existante soit niée et abolie de l’extérieur dans la dynamique de l’histoire, pour atteindre ainsi le stade historique suivant »Ibid., p. 216.[61].

Marcuse cherche alors à préciser ce qu’il entend par cette négativité externe. Il indique qu’il ne s’agit pas d’une extériorité spatiale, comme si la solution au capitalisme mondialisé se trouvait uniquement dans des régions du monde qui seraient tenues à l’écart de son empire. Il faut davantage penser une « différence qualitative »Ibid., p. 217. qui introduit un écart absolu dans la logique de l’état de choses existant : « Je veux dire : l’extérieur au sens des forces sociales représentant des besoins et des fins qui sont opprimés dans la totalité antagonique existante et ne peuvent pas se déployer en elle »Ibid., p. 217-218.. Ces besoins et ces fins doivent par définition ne pas s’intégrer à « la productivité agressive et répressive de la société dite “d’abondance” »Ibid., p. 218. ; ce sont des formes de vie et des relations au monde qui mettent en œuvre un autre projet de société dont les principes sont radicalement étrangers à ceux qui structurent le monde tel qu’on le connaît. La négation externe signifie donc qu’il y a, à l’intérieur même du capitalisme, des poches de désirs, de besoins et de valeurs qui ne sont pas capitalistes et qui sont irréconciliables avec le système capitaliste.

La question est alors de savoir quelles sont les « forces » et les « mouvements »Ibid. qui, dans les années 1960, portent cette critique « externe » du capitalisme. Marcuse explique que « la force de la négation, nous le savons, ne se concentre aujourd’hui en aucune classe »Ibid., p. 219., prenant acte du fait que la classe prolétarienne ne peut plus constituer l’unique sujet politique et social de l’émancipation historique. Il décrit alors un foisonnement chaotique de contestations radicales et de nouveaux mouvements qui sont en quelque sorte des « sujets larvaires », s’il nous est permis de reprendre ici la terminologie deleuzienneGilles Deleuze, Différence et Répétition, Paris, PUF, 1968. : c’est-à-dire des sujets politiques qui sont encore à l’état d’ébauche, qui ne sont pas unifiés, qui ne constituent pas encore une force organisée capable de changer les choses, mais qui n’en incarnent pas moins la seule alternative désirable et véritablement émancipatrice.

[La force de la négation] constitue actuellement une opposition encore chaotique et anarchique ; elle est politique et morale, rationnelle et instinctive ; elle est refus de jouer le jeu, dégoût de toute prospérité, obligation de protester. C’est une opposition faible, une opposition inorganique, mais qui, à mon sens, repose sur des ressorts et vise des fins qui se trouvent en contradiction irréconciliable avec la totalité existante.Herbert Marcuse, « Sur le concept de négation dans la dialectique », art. cit., p. 219.

On tient là le cadre à partir duquel Marcuse s’intéresse aux mouvements écologistes et aux autres mouvements de la New Left dans les années 1960 et 1970 : cette nouvelle militance incarne ce dehors radical par rapport aux exigences de profit et de consommation de la « société d’abondance ».

2. Pratique

2.1. Vers une « nouvelle sensibilité » : Marcuse et la New Left

Comme cela fut noté par de nombreux commentateursVoir, par exemple, Theodore Roszak, Naissance d’une contre-culture (1969), tr. fr. J. Besse, Saint-Michel-de-Vax, La Lenteur, 2021 ; Jean-Michel Palmier, Sur Marcuse, Paris, 10/18, 1968 ; Jean-Michel Palmier, Marcuse et la nouvelle gauche, Paris, Belfond, 1973. ainsi que par Marcuse lui-mêmeHerbert Marcuse, Vers la libération, tr. fr. J.-B. Grasset, Paris, Minuit, 1968, p. 8., il est évident que si les nouveaux mouvements de contestation ont pu le marquer à ce point et s’il les a d’emblée soutenus publiquement, c’est qu’à travers le thème du « Grand Refus » et l’importance politique accordée au plaisir, à la sensibilité et à l’imagination, Éros et Civilisation en avait d’une certaine manière anticipé les principes critiques et normatifs. Mais ce qui est peut-être plus décisif encore lorsqu’on analyse la philosophie de Marcuse dans son évolution, c’est que ce mouvement a en retour impulsé une véritable réactualisation de son diagnostic historique concernant l’identification du « facteur subjectif » de la révolution ou des sujets porteurs d’un désir révolutionnaireSur ce point, voir Douglas Kellner, Herbert Marcuse and the Crisis of Marxism, Londres, Macmillan, 1984, chap. 9, « Marcuse, Radical Politics and the New Left », p. 276-319 ; Angela Davis, « Marcuse’s Legacies », in H. Marcuse, Collected Papers Volume 3. The New Left and the 1960s, éd. D. Kellner, Londres-New York, Routledge, 2005, p. vii-xiv, p. xii : « Marcuse a joué un rôle important à la fin des années 1960 et au début des années 1970 en encourageant les intellectuels à prendre position contre le racisme, contre la Guerre du Vietnam, pour le droit des étudiants. (…) Et la pensée de Marcuse a révélé à quel point lui-même a été influencé par les mouvements de son époque et à quel point son engagement dans ces mouvements l’a revitalisée. ». Jusqu’au milieu des années 1960, Marcuse tendait au fond à situer la négation externe aux marges inconscientes du système capitaliste, dans l’ensemble des « parias » et « outsiders » qui sont objectivement porteurs d’une exigence de transformation sociale, mais qui, subjectivement, ne sont pas révolutionnaires : 

Cependant, au-dessous des classes populaires conservatrices, il y a le substrat des parias et des « outsiders », les autres races, les autres couleurs, les classes exploitées et persécutées, les chômeurs, et ceux qu’on ne peut pas employer. Ils se situent à l’extérieur du processus démocratique ; leur vie exprime le besoin le plus immédiat et le plus réel de mettre fin aux conditions et aux institutions intolérables. Ainsi leur opposition est révolutionnaire même si leur conscience ne l’est pas.Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée (1964), tr. fr. M. Wittig, Paris, Minuit, 1968, p. 311.

Par contraste avec ces sujets qui sont révolutionnaires sans le savoir (ou objectivement et non subjectivement), les divers mouvements de la New left (féministes, anti-impérialistes, anti-racistes, écologistes) vont montrer à Marcuse que des groupes sociaux porteurs d’une subjectivité révolutionnaire existent et sont capables de politiser la négativité externe, c’est-à-dire antagonique au système capitaliste, qu’il appelle de ses vœux.

Dans ses conférences à l’Université libre de Berlin Ouest en 1967, publiées dans La fin de l’utopie, Marcuse distingue désormais de manière plus précise « deux pôles extrêmesHerbert Marcuse, La fin de l’utopie (1967), tr. fr. L. Roskopf et L. Weibel, Paris-Neuchâtel, Seuil-Delachaux, 1968, p. 43. » qui remettent fondamentalement en cause l’ordre existant : d’un côté, il mentionne de nouveau les « outsiders » auxquels il se référait dans L’homme unidimensionnel et qu’il situe principalement « dans les ghettos, chez les sous-privilégiés, ceux dont même le capitalisme avancé ne veut ni ne peut satisfaire les besoins vitaux », mais dont il précise qu’ils sont « dépourvus d’organisation politique »Ibid. ; de l’autre, il insiste sur « les privilégiés », parmi lesquels il compte ladite « nouvelle classe ouvrière » hautement qualifiée mais dont la « conscience a capitulé »Ibid., p. 44., et surtout « l’opposition étudiante »Ibid. qui, aux États-Unis, s’est politisée à l’occasion du Mouvement des droits civiques et de la guerre du Vietnam. À propos des étudiant·es politisé·es, Marcuse souligne deux dimensions particulièrement importantes de leur combat. D’abord, une problématisation des besoins structurés par les exigences capitalistiques de la société de consommation : « une opposition qui condamne en bloc le système et son Way of life, condamne sa pression constante et omniprésente, qui dégrade tout en marchandises ; l’opposition à un système dans lequel la vente et l’achat constituent la substance et l’horizon de toute vie »Ibid., p. 45.. Ensuite, une problématisation de l’agressivité (la pulsion de mort, en langage freudien) qui s’avère essentielle au fonctionnement du système capitaliste, à travers la violence raciste qui hante l’Amérique et les guerres impérialistes qui révèlent le caractère économiquement et géopolitiquement structurel de la violence militaire.

C’est à l’aune de la lutte contre la structuration capitaliste des besoins et contre l’agressivité structurelle du capitalisme que Marcuse comprend les mouvements étudiants et, plus généralement, le caractère innovant de la New Left. Il y voit une « protestation qui réunit la révolte politique et la révolte éthico-sexuelle »Ibid., p. 52.. Marcuse prend notamment comme exemple le fait que, dans une manifestation à Berkeley contre la guerre au Vietnam, les étudiant·es ne se sont pas affronté·es avec violence à la police : ils et elles ont joué de la musique, se sont embrassé·es et caressé·es amoureusement. Comme le commente Marcuse : « Vous jugerez peut-être cet épisode risible et futile ; je crois pour ma part qu’il s’y est manifesté de façon encore toute spontanée et anarchique une unité, la confluence de deux révoltes »Ibid., p. 53.. Tout l’enjeu de ces nouvelles formes de luttes est de montrer que d’autres besoins et d’autres investissements pulsionnels – ou dit autrement, d’autres formes de subjectivation – sont possibles que ceux dictés par la consommation de masse, le racisme et l’impérialisme. On comprend dès lors que Marcuse accorde une importance décisive aux mouvements féministes des années 1960 et 1970, qui promeuvent également une transformation de la sexualité et de la sensibilité en rupture avec une violence viriliste et masculiniste qui réduit le corps des femmes à n’être qu’un objet sexuel ou une machine reproductrice. Il s’agit pour lui de se montrer attentif à tout ce qui est susceptible de changer la nature humaine, entendue moins comme une essence humaine que comme ce qui relève du naturel et du corporel en l’être humain (les besoins, les pulsions) : « faire place à ces nouveaux besoins, se transformer matériellement ; il s’agit là physiologiquement d’une nouvelle transformation de la nature humaine, d’une réduction de la brutalité, de la grossièreté, du faux héroïsme, de la fausse virilité, de la compétition à tout prix qui s’expriment aujourd’hui d’une manière toujours plus abominable. Ce sont là aussi des phénomènes physiologiques »Ibid., p. 21..

Marcuse ne veut pas dire par là que la naturalité humaine serait donnée avant l’histoire et que la lutte contre le capitalisme consisterait à revenir aux « vrais » besoins et aux pulsions « primitives » de l’humanité. Il considère au contraire que « la nature humaine est conditionnée par l’histoire et se développe dans l’histoire »Ibid., p. 20., puisque toute pulsion et tout besoin s’avèrent médiatisés socialement. Le naturalisme de Marcuse, on l’a vu, n’oppose pas la nature à l’histoire, à la société et à la culture : il cherche au contraire à les penser dialectiquement et dans une perspective historique. Ainsi, Marcuse considère qu’il y a des besoins vitaux et nécessaires que l’on peut qualifier de « naturels » (se nourrir, se loger, se divertir…), sans pour autant affirmer qu’il y aurait une forme naturelle de satisfaction de ces besoins : on ne se nourrit pas de la même façon en fonction des époques et des sociétés ; on ne se protège pas du froid et des intempéries de la même manière au Paléolithique supérieur et dans l’Europe du milieu du XXe siècle ; un paysan du Moyen Âge ne rompt pas le labeur du travail par des temps de loisir comme le fait un ouvrier du XIXe siècle. On peut dire la même chose des pulsions liées à la sexualité (Éros) et à l’agressivité (Thanatos) : si toutes les sociétés font droit à la satisfaction de ces pulsions et si, en ce sens, on peut les qualifier de « naturelles », pour autant ces pulsions sont orientées et canalisées de manières très différentes selon les contextes socio-historiques. Le naturalisme de Marcuse lui permet de centrer son analyse sur des facteurs corporels (« physiologiques », comme il dit) en posant une double question. D’une part, la question critique de la problématisation des besoins et des pulsions qui structurent nos sociétés capitalistes (quels besoins vitaux ne sont pas satisfaits ? quels besoins sont satisfaits, mais sont structurés par les exigences du marché ? comment sont orientées les pulsions libidinales, la sexualité et l’agressivité ?). D’autre part, la question émancipatrice de savoir quelles sont les forces qui, dans nos sociétés, proposent des alternatives à la manière délétère dont les besoins et les pulsions sont organisés socialement dans le capitalisme.

C’est à partir de ce double questionnement que Marcuse lit la singularité des mouvements de la New Left. Comme il y insiste dans les conférences de 1967, ce qui se trouve ici en jeu, c’est l’opposition de cette « Nouvelle gauche » aux Partis Communistes de l’Est comme de l’Ouest et à leur attachement exclusif à la classe des travailleursIbid., p. 42. Concernant la manière dont Marcuse se rapporte à la New Left à laquelle il n’a jamais cessé de conférer une importance politique décisive, voir également Herbert Marcuse, « The Failure of the New Left ? », in Collected Papers Volume 3, op. cit., p. 183-191. : à savoir, le fait de ne plus voir dans l’amélioration des conditions matérielles d’existence l’unique axe des luttes et des revendications politiques, mais de prendre aussi en compte ce tout autre plan qu’est celui d’une transformation de la subjectivité envisagée dans sa dimension corporelle, pulsionnelle et désiranteOu, comme le dira Marcuse de manière ramassée dans son dernier ouvrage paru en 1979 : « Le mouvement des années 1960 tendait à une transformation “tous azimut” de la subjectivité et de la nature, de la sensibilité, de l’imagination et de la raison ; il a ouvert une nouvelle perspective sur les choses, une incursion de la superstructure dans la base. » (La dimension esthétique : pour une critique de l’esthétique marxiste, tr. fr. D. Coste, Paris, Seuil, 1979, p. 27.), que Marcuse comprend comme ce qui relève de la nature « en nous ». En épousant, comme il le fit très tôt, la cause de la New Left et son opposition à toute forme de « marxisme soviétique » ou « orthodoxe », on voit donc que Marcuse reprend les arguments déjà élaborés dans Éros et Civilisation à travers sa critique des sociétés d’abondance et la promotion d’une conception renouvelée de la révolution où c’est la question de la « sensibilité » et de la « réconciliation avec la nature » qui prévaut. Tout se passant ainsi comme si, après qu’il a affirmé dans Éros et Civilisation le nœud qui relie la question de la révolution à celle des pulsions et de la sensibilité, l’émergence des mouvements de contestation de la jeunesse n’avait pas seulement fourni une confirmation historique à cette intuition mais avait conduit Marcuse à voir dans le « Grand Refus » de la jeunesse l’« un des facteurs les plus décisifs de changement dans le monde »Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, op. cit., p. 41..

Parvenu à ce point, il convient toutefois de prévenir d’emblée contre un certain nombre de malentendus dont cette appréciation positive des mouvements de la jeunesse a très vite fait l’objet, et que Marcuse ne cessa lui-même de récuser. Tout d’abord, le fait qu’en soulignant l’importance de cette mouvance politique et en allant jusqu’à parler du « caractère total de la rébellion »Herbert Marcuse, « Cultural Revolution », in Collected Papers Volume 2. Towards a Critical Theory of Society, éd. D. Kellner, Londres-New York, Routledge, 2001, p. 121-162, p. 123-124 : « Je crois que le caractère total de la rébellion (j’emploie ces termes pour indiquer que ce n’est pas encore une révolution, mais pourrait aboutir à une révolution) correspond aux conditions objectives du capitalisme du XXe siècle. […] Cette intégration systématique de la culture dans l’Establishment trouve sa contrepartie (la négation déterminée) dans la revendication totale de la rébellion : “révolution culturelle”. », il n’a jamais été jusqu’à prétendre que les révoltes étudiantes seraient à elles seules et en elles-mêmes « révolutionnaires »Sur ce point, voir notamment, Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, op. cit., p. 53.. À quoi s’ajoute qu’il ne s’est jamais non plus agi pour lui de nier l’irréductibilité des groupes sociaux qui participent à la négation externe du capitalisme : les exclus du système et les « privilégiés ». Pour Marcuse, l’opposition de ces groupes ne fait aucun doute, mais si ces groupes sont opposés, c’est moins au sens où ils seraient en conflit direct qu’au sens où il s’agit de deux espèces opposées et contraires au sein d’un même genre : la classe générique du « Grand Refus ». Des groupes opposés sur le plan subjectif (conscience politique) et sur le plan objectif (conditions matérielles d’existence) peuvent ainsi se retrouver unis dans une commune opposition au capitalisme, quand bien même cette opposition reste entièrement à construire dans sa teneur politique et sa portée révolutionnaire, comme le martèle Marcuse. Ce qu’entend mettre au jour Marcuse à partir de la fin des années 1960, c’est donc moins la présence de forces révolutionnaires que de « forces négatives »Ibid., p. 19. ne pouvant devenir de véritables facteurs de révolution qu’à un certain nombre de conditions, dont la plus décisive est de parvenir à opérer une alliance entre les mouvements de décolonisation, les mouvements étudiants et le mouvement des travailleurs·eusesIbid., p. 59 : « Tant que les étudiants resteront isolés, tant qu’ils ne réussiront pas à sortir de leur cercle et à mobiliser les milieux qui, à cause du rôle qu’ils exercent dans le processus social de production, peuvent jouer un rôle décisif dans la révolution, alors les étudiants doivent se résoudre à ne rester qu’accessoires. On peut naturellement voir dans l’opposition étudiante le germe de la révolution, mais justement si on en reste au germe, on n’obtient pas la révolution. ». On comprend alors que ce qui retient tout particulièrement l’attention de Marcuse au sein de l’opposition des étudiant·es, c’est moins sa puissance directement révolutionnaire que l’importance politique cruciale qu’y revêt la question d’une transformation de la nature humaine ou de ce qu’il ira jusqu’à qualifier de « révolution de la subjectivité » (revolution of subjectivity)Herbert Marcuse, « Protosocialism and Late Capitalism: Toward a Theoretical Synthesis based on Bahro’s Analysis », in Collected Papers Volume 6. Marxism, Revolution and Utopia, éd. D. Kellner et C. Pierce, Londres-New York, Routledge, 2014, p. 395-415, p. 404..

À ce titre, il est intéressant de souligner que, dans ces conférences berlinoises de 1967 et la réflexion qui s’ensuit sur l’idée d’une « nouvelle anthropologie »Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, op. cit., p. 10., Marcuse souligne ne faire en réalité que reprendre ce qu’il présentera plus tard comme l’« élément réprimé »Voir notamment, Herbert Marcuse, « Marxism and the New Humanity: an Unfinished Revolution », in Collected Papers Volume 6. Marxism, Revolution and Utopia, op. cit., p. 340-345, p. 342. ou l’« élément radical libertaire dans la théorie de Marx »Ibid., p. 344.. À savoir, l’importance fondamentale accordée, dans les Manuscrits de 1844, aux besoins, sens et forces vitales des individus et ce qu’il interprète corrélativement comme l’importance centrale de la problématique des « types d’homme »Sur cette question, voir notamment Herbert Marcuse, « Marxism and the New Humanity: an Unfinished Revolution », art. cit., p. 343-344. Concernant la filiation nietzschéenne de cette catégorie, voir Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 203, § 257, in Œuvres, tr. fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, 1997. Et pour la reprise de cette question des types d’homme chez Max Weber, se reporter à William Hennis, La problématique de Max Weber, tr. fr. L. Deroche-Gurcel, Paris, PUF, 1996, p. 190 et suiv. pour toute réflexion sur la révolution ou la possibilité d’une transformation émancipatrice de la société. Dans le droit fil d’ Éros et Civilisation comme des travaux de la Théorie critique sur les structures de caractère et la personnalité autoritaireConcernant la genèse de cette question dans le cadre de la Théorie critique, voir de nouveau Katia Genel, Autorité et émancipation. Horkheimer et la Théorie critique, op. cit., chap. 2 « Le sujet psychique de l’autorité. Anthropologie ; socio-psychologie et psychanalyse dans la Théorie critique », p. 103-198., ce qui semble ici en jeu est par conséquent l’exigence d’une transformation de la « nature interne » : une transformation de la subjectivité dans sa dimension corporelle et pulsionnelle, se présentant comme la pierre angulaire de toute réflexion sur la révolution et ne pouvant s’opérer que par l’instauration de nouvelles formes de vie. En bref – et il convient d’y insister pour saisir le sens et la portée du traitement marcusien de l’écologie à partir de 1970 –, si Marcuse identifie bien une puissance politique de premier ordre au sein des révoltes de la jeunesse, celle-ci tient selon lui entièrement au fait de faire valoir ce qu’il présentera dans Vers la libération comme une « nouvelle sensibilité »Herbert Marcuse, Vers la libération, op. cit., chap. 2 « La nouvelle sensibilité », p. 37-68. allant elle-même de pair avec une véritable « transvaluation des valeurs »Sur ce point, voir notamment : Herbert Marcuse, « A Revolution in Values », in Collected Papers Volume 2. Towards a Critical Theory of Society, op. cit., p. 193-202.[96].

C’est cette manière originale qu’a Marcuse d’analyser les révoltes de la jeunesse à partir de la fin des années 1960 – en les rattachant aux ressorts normatifs et naturalistes issus de son interprétation de Marx mais également de Freud – qui permet de comprendre son traitement de la problématique écologique à partir de l’ouvrage Contre-révolution et Révolte Herbert Marcuse, Contre-révolution et Révolte (1972), tr. fr. D. Coste, Paris, Seuil, 1973..

2.2. L’écologie et les autres luttes sociales de la New Left

Le naturalisme constitue pour Marcuse un paradigme théorique qui lui permet de penser la domination non seulement sur la nature « en nous », mais aussi sur la nature « hors de nous », c’est-à-dire la nature « externe » des non-humains et des environnements. Cette position naturaliste l’amène à se montrer très tôt attentif aux enjeux de la question écologique, et à connecter cette question aux autres luttes à l’intérieur de la New Left. C’est précisément cette mise au premier plan de la problématique écologique au sein des mouvements militants de la « nouvelle gauche », dans les derniers textes de Marcuse, que nous voudrions approfondir à présent.

On pourrait, en l’envisageant sur un mode élargi, considérer que la question écologique traverse l’œuvre de Marcuse en son ensemble, que ce soit à travers l’attention à la « vie » et au « naturalisme » héritée de Hegel et Marx, ou à travers sa critique du gaspillage, de la surconsommation et de la surproduction, comme c’est le cas à partir de Éros et Civilisation et de L’homme unidimensionnel. Or on voudrait montrer ici que ce n’est en réalité qu’à partir de ses conférences américaines de 1970, publiées dans Contre-révolution et Révolte (1972), que cet auteur en est lui-même venu à thématiser cette problématique pour lui conférer une place stratégiquement cruciale dont attestent de nombreux textes, et tout particulièrement « Écologie et Révolution »Herbert Marcuse, « Ecology and Revolution », in Collected Papers Volume 3. The New Left and the 1960s, op. cit., p. 173-176. (1972), « Écologie et critique de la société moderne »Herbert Marcuse, « Ecology and the Critique of Modern Society », in Collected Papers Volume 5. Philosophy, Psychoanalysis and Emancipation, éd. D. Kellner et C. Pierce, Londres-New York, Routledge, 2011, p. 206-213. (1979) ou encore « Protosocialism and Late Capitalism »Herbert Marcuse, « Protosocialism and Late Capitalism: Toward a Theoretical Synthesis based on Bahro’s Analysis », art. cit. (1979).

Dans ces textes, il est très clair que le rapport à la nature non humaine est au cœur de la réflexion de Marcuse durant la décennie 1970 et qu’il a su voir le caractère fondamental des luttes écologistes de cette période. Il explique ainsi que « les limites naturelles du capitalisme deviennent visibles dans les mouvements de protestation dans lesquels la nature devient une force potentielle pour la transformation de la société. […] Dans la rébellion contre l’énergie nucléaire et l’empoisonnement généralisé de l’environnement, la lutte pour la nature est en même temps une lutte contre la société, et la protection de la nature est en même temps un défi au capital »Ibid., p. 411.. Il est particulièrement important de constater ici que Marcuse lie les luttes environnementales aux nouvelles luttes sociales de la nouvelle gauche, en faisant de la problématique écologique le ressort d’une transformation révolutionnaire de la société comme de la subjectivité elle-même. Les allusions encore abstraites dans son texte de jeunesse sur les Manuscrits de 1844, où il était déjà fait mention d’un rapport non instrumental à la nature et d’une relation esthétique au monde non humain, deviennent ici tout à fait concrètes et se chargent d’enjeux réels (le nucléaire, la pollution) qui sont politisés par de nouvelles militances écologistes. S’opère ici une véritable rencontre entre la théorie naturaliste de Marcuse et de nouvelles pratiques politiques qui n’étaient pas anticipables par la théorie, mais qui trouvent à se nouer avec elle de manière particulièrement heureuse en donnant toute sa place à la problématique de l’exploitation de la nature externe au sein de la critique du capitalisme.

Dans une conférence de 1972 intitulée « Écologie et révolution » (prononcée dans le cadre d’un colloque organisé par André Gorz à ParisConcernant ce colloque et la relation entre Marcuse et Gorz, voir Christophe Fourel et Clara Ruault (dir.), « Écologie et révolution », pacifier l’existence. André Gorz/Herbert Marcuse : un dialogue critique, op. cit.), Marcuse souligne en effet très clairement qu’on ne saurait comprendre le capitalisme sans faire droit à sa logique « expansionniste »Herbart Marcuse, « Ecology and Revolution », art. cit., p. 174. telle qu’elle passe par une exploitation toujours plus large non seulement des êtres humains, mais des « espaces naturels » eux-mêmes. L’argument que déroule ici Marcuse ne se limite pas à pointer ce qu’en partant d’une réflexion sur la guerre au Vietnam, il va alors jusqu’à présenter – on y reviendra – comme la dimension « écocidaire » du capitalisme. Il s’agit plus radicalement d’y voir la « limitation interne insurmontable de toute économie capitaliste »Ibid., p. 176. en vertu de laquelle « la Terre ne peut pas être sauvée dans le cadre du capitalisme »Ibid., p. 175. ou de qu’on appellerait aujourd’hui un « capitalisme vert ». Ce qu’entend mettre au jour Marcuse en reprenant ici les termes de Gorz, c’est donc bel et bien l’existence d’une contradiction indépassable entre la « logique capitalistique » et la « logique écologique », dès lors que « pris en son sens hautement politique », ce que le « mouvement écologique attaque », c’est précisément « l’“espace vital” du capitalisme, l’expansion du domaine du profit et de la production de gaspillage »Ibid..

Reste que dans cette conférence parisienne comme dans ses autres textes des années 1970 où il s’attache de près à la problématique écologique, Marcuse ne sépare jamais les luttes écologistes de ces autres formes de luttes qui, comme celles des étudiants ou des femmes, s’attaquent elles aussi aux structures fondamentales du capitalisme. Afin de comprendre ce caractère non pas régional mais bien général du traitement marcusien de l’écologie, il convient dès lors de comprendre comment, dans le droit fil de Horkheimer et Adorno dans La dialectique de la raison, Marcuse rattache les questionnements écologiques à une réflexion sur les formes historiques de la domination capitaliste qui trouve sa clef de voûte dans l’idée d’une « domination de la nature » et implique d’envisager la libération comme « libération de la nature »Herbert Marcuse, Contre-révolution et Révolte, op. cit., p. 82.. Telle qu’il la présente au chapitre 2 de Contre-révolution et Révolte – intitulé, de manière significative, « Nature et Révolution » –, le nouage opéré entre « transformation radicale de la société » et « transformation radicale de la nature »Ibid., p. 81. repose en effet sur un diagnostic original consistant à établir une étroite corrélation entre la domination telle qu’elle s’exerce sur les êtres humains (et plus spécifiquement encore sur les femmesComme Marcuse le souligne pour sa part dans les dernières pages du chapitre 2 « Nature et révolution » (ibid., p. 100-104). Sur ce point, voir également : Herbert Marcuse, « Marxism and Feminism », in Collected Papers Volume 3. The New Left and the 1960s, op. cit., p. 165-172.) et sur la « nature externe », présentant par voie de conséquence la « libération de la nature comme véhicule de la libération de l’homme »Herbert Marcuse, Contre-révolution et Révolte, op. cit., p. 82..

S’il y a cependant une originalité et un apport propres aux analyses de Marcuse par rapport à Adorno et Horkheimer, cela tient à l’attention d’ordre sociologique et historique que Marcuse entend porter aux sujets, aux luttes et aux expériences à même de porter un projet révolutionnaire de « libération de la nature », et au fait que, à la différence de ses collègues francfortois, il s’agit pour lui d’envisager l’horizon émancipateur sous un angle plus directement politique et stratégique, c’est-à-dire plus directement ancré dans les luttes sociales de son époque. C’est ainsi que Marcuse cherche à mettre au jour ce qu’à plusieurs reprises il présente comme l’existence de relations intrinsèques entre les mouvements anti-autoritaires, écologistes et féministes :

Le mouvement anti-autoritaire, le mouvement écologiste et le mouvement des femmes ont des liens intrinsèques entre eux : ce sont la manifestation (encore très inorganisée et diffuse) d’une structure instinctuelle, le point de départ d’une conscience transformée qui vient ébranler la domination du principe de performance et de la productivité aliénée. Cette opposition mobilise ainsi les forces de la révolution à un niveau qui a longtemps été négligé par le marxisme (et pas seulement par le marxisme), un niveau qui pourrait interrompre le progrès capitaliste à l’ultime étape de son développement : la nature rebelle, humaine et externe (rebellious human and external nature).Herbert Marcuse, « Protosocialism and Late Capitalism: Toward a Theoretical Synthesis based on Bahro’s Analysis », art. cit., p. 411.

Selon Marcuse, la question de l’écologie – ou de la « nature externe » – ne saurait en effet être détachée de la problématique métapsychologique des structures de caractère (pulsion de vie et pulsion de mort) et de la problématique du rapport entre hommes et femmes (structuration patriarcale des pulsions érotiques), en ce qu’elles engagent chaque fois la question de ce que, comme Adorno et Horkheimer, Marcuse rattache à la « nature interne » et à la « subjectivité ». Toute la différence étant donc que celui-ci entend, plus résolument que ses collègues francfortois, interroger les « possibilités réelles » d’émancipation propres aux puissances politiques de son temps, en les rattachant à ces « brèches », « fissures » et « interstices »Concernant l’utilisation de ces catégories, voir notamment La fin de l’utopie, op. cit., p. 29. qu’il repère au sein des différents mouvements de la New LeftSur cette articulation des « mouvements anti-autoritaires » à la New Left du fait de sa méfiance vis-à-vis des partis traditionnels et de sa tendance « libertaire », voir Herbert Marcuse, « The Failure of the New Left ? », art. cit., p. 183. Notons qu’il arrive également à Marcuse de présenter cet « anti-autoritarisme » comme un « élément décisif » de la révolte de la jeunesse, en ce qu’elle s’attaque à un « système entier de valeurs » et « implique toutes les sphères de l’existence humaine – sexuelle, morale, politique, économique » (Herbert Marcuse, « The Role of Religion in a Changing Society », in Collected Papers Volume 5. Philosophy, Psychanalysis and Emancipation, op. cit., 182-188, p. 185).. Il n’est sans doute pas exagéré de considérer que, avec la théorie de la domination de la nature héritée des autres penseurs de l’École de Francfort, Marcuse a pensé qu’il était possible de fournir un paradigme transversal aux différentes luttes de son temps et de proposer ainsi un langage commun au « Grand Refus ».

Comment le comprendre ? En quel sens la perspective naturaliste permet-elle de tisser des « liens » entre les diverses formes d’anti-autoritarisme, les mouvements féministes et les mouvements écologistes qui, à première vue, peuvent pourtant apparaître très différents ? Répondre à cette question suppose de comprendre que ces différents mouvements se trouvent envisagés par Marcuse comme autant de manière de critiquer le capitalisme entendu comme un système de domination de la nature humaine et non humaine :

  1. l’autoritarisme est critiqué à l’aune de la « destructivité générale qui caractérise nos sociétés »Herbert Marcuse, « Ecology and the Critique of Modern Society », art. cit., p. 206-207., elle-même rendue possible via le développement chez les individus d’une « structure de caractère destructeur » qui oriente l’agressivité pulsionnelle vers tout ce qui est étranger, inconnu ou nouveau, et conduit ainsi à l’acceptation de l’ordre établi ;

  2. la domination patriarcale se trouve dénoncée comme réduction des femmes aux rôles de « mères » et/ou d’« objets sexuels », qui « naturalise » les qualités de soin, d’attention et d’entretien de la vie auxquelles elles sont traditionnellement associées. À travers la domination masculine sur les femmes à l’époque capitaliste, ce qui se trouve critiqué selon Marcuse, c’est donc une domination de la nature interne (sexualité et capacité procréatrice) qui est elle-même essentialisée de manière idéologique ;

  3. d’un point de vue écologique, enfin, la critique porte sur la prévalence d’un rapport de domination et d’exploitation par rapport à la nature externe, conçue comme simple matériau inerte à exploiter, quand ce n’est pas comme zone touristique et donc simple marchandise.

L’écologie qui a pour objet la nature externe se trouve ainsi connectée à d’autres luttes sociales qui, selon Marcuse, prennent pour objet la nature interne ; ce qui permet du reste de comprendre la manière dont la théorie freudienne des pulsions se trouve amenée à jouer un rôle central dans sa réflexion sur l’écologieSur ce point, voir tout particulièrement, Herbert Marcuse, « Ecology and the Critique of Modern Society (1979) », art. cit., dès lors que ces deux dimensions de la « nature » ne sont pas à ses yeux séparables. Avec les autres mouvements politiques de la New Left, les mouvements écologistes participent par conséquent aux possibilités réelles d’une société qui ne serait plus fondée sur la domination capitaliste de la nature, humaine ou non humaine. L’horizon politique du naturalisme de Marcuse se présente alors comme étant celui d’une réconciliation avec la nature en nous et hors de nous, ne pouvant à ses yeux s’opérer que par un dépassement du capitalisme.

2.3. Reconnaissance de la nature, devenir-femme et transformation de la consommation et de la production

On ne saurait dans le cadre d’un seul article présenter en détail la façon dont, en s’appuyant ainsi sur les mouvements politiques émancipateurs de son temps, Marcuse envisage les cadres normatifs de ce dépassement du capitalisme. En ce qui concerne plus spécifiquement l’écologie, nous nous contenterons de dégager les axes qui nous paraissent les plus décisifs, et qu’on peut, nous semble-t-il, rattacher à trois exigences principales.

Premièrement, l’exigence d’une « reconnaissance de la nature » (recognition of nature) comme « sujet » ou « sujet-objet », impliquant comme le souligne Marcuse dans Contre-révolution et Révolte de « reconnaître (recognizing) en la nature un sujet de plein droit (in its own right), un sujet avec lequel vivre en commun dans un univers humain »Herbert Marcuse, Contre-révolution et Révolte, op. cit., p. 83.. Il s’agit là d’un axe important des textes de Marcuse dans la décennie 1970, et qui, dans cet ouvrage, ne le conduit pas seulement à dire que « la nature elle aussi attend la révolution ! »Ibid., p. 100., mais que : « ce qui nous arrive, c’est que nous découvrons – ou plutôt redécouvrons – en la nature une alliée dans notre lutte contre les sociétés d’exploitation où la violation de la nature aggrave encore celle de l’homme »Ibid., p. 81.. À travers cette promotion d’une « reconnaissance de la nature », il s’agit ainsi de poursuivre une ligne dont on a vu qu’elle trouvait chez Marcuse son impulsion dans sa lecture des Manuscrits de 1844, comme dans l’usage qu’il fait de Schiller dans Éros et Civilisation, pour promouvoir l’exigence d’une « réconciliation de l’homme et de la nature » entendue comme partenaire d’interaction et puissance de créativité. Il convient toutefois de noter qu’il s’agit également pour Marcuse de poursuivre une réflexion amorcée dès sa thèse sur L’ontologie de Hegel, et qui porte sur la « reconnaissance » (Anerkennung) telle qu’elle se trouve développée par Hegel au fameux chapitre IV-A de la Phénoménologie de l’espritHerbert Marcuse, L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, op. cit., p. 264 et suiv. Voir également Raison et révolution, op. cit., p. 159-161.. L’idée de Marcuse consiste dès lors à reprendre l’importance cruciale accordée par Hegel à la reconnaissance dans sa théorie du travail, mais en élargissant le concept de reconnaissance d’une relation intersubjective (ce qu’elle semble demeurer chez Hegel) à une relation plus large qui inclut le rapport aux non-humains. Dans les termes que Marcuse utilise dans un texte de 1970 intitulé « Cultural Revolution », il s’agit plus précisément d’atteindre à une « “reconnaissance” (recognition) de l’objet » entendu « non seulement comme matériel mais comme élément et “milieu” de liberté »Hebert Marcuse, « Cultural Revolution », art. cit., p. 133.. Et ceci, en montrant que « l’appropriation du monde objectal » passe par l’« établissement d’une relation humaine avec la nature » et par l’« expérience que les choses, sans perdre pour autant leur valeur d’usage, existent dans leur propre droit, leur propre forme – qu’elles sont sensibles (sensitive) »Ibid., p. 132..

Deuxièmement, l’exigence de ce que Marcuse présente comme une « féminisation » des êtres humains et qui (à la manière du concept deleuzo-guattarien d’un « devenir-femme ») ne suppose pas uniquement une transformation des hommes et de leur sensibilité, mais des femmes elles-mêmes dès lors que « féminin » ne renvoie pas à une norme biologique mais à des qualités de soin et d’entretien de la vie que la domination capitaliste a déléguées aux femmes en les faisant passer pour « naturelles ». Ce qu’il s’agit pour Marcuse de promouvoir, c’est donc ici l’idée d’une « contre-force féminine (female counter-force) »Herbert Marcuse, Contre-révolution et Révolte, op. cit., p. 104. permettant d’opérer cette véritable révolution de la sensibilité qui, dans le droit fil des analyses d’Éros et Civilisation et de son usage de Schiller, se révèle par conséquent constituer un axe majeur de la problématique du rapport à la natureSur ce point, voir Timothy W. Luke, « Marcuse and Ecology », in John Bokina et Timothy J. Lukes (dir.), From the New Left to the Next Left, Kansas, University Press of Kansas, 1994, p. 189-207, p. 198 et suiv. ; Juliano Bonamigo Ferreira de Souza, « Counterrevolution and Revolt, Fifty Years Later. Kant, Marx, and the Actuality of Herbert Marcuse’s Aesthetic Dimension », Estudios de Filosofia, n° 68, 2023, p. 109-137.. Mais c’est également cette idée centrale selon laquelle, plutôt que de pouvoir être tenus pour des objectifs suffisants, les « revendications fondamentales de l’égalité des chances, de l’égalité de salaire et de la libération des tâches ménagères et puéricultrices à plein temps » se présentent comme un « préalable indispensable » à ce seul objectif véritablement émancipateur qui est de viser « l’ensemble de l’organisation sociale et sa répartition des rôles » ou une « mutation de la structure elle-même »Herbert Marcuse, Contre-révolution et Révolte, op. cit., p. 100-101.. Si cette importance politique radicale que Marcuse accorde au mouvement féministe converge à ses yeux avec le mouvement écologiste (de même qu’elle converge avec le mouvement anti-autoritaire), c’est donc à nouveau en ce qu’il s’agit d’un mouvement qui remet en cause les fondements mêmes de la domination capitaliste et de l’ensemble des dualismes (raison/sensibilité, corps/esprit, etc.) sur lesquels elle repose. Et tout particulièrement, donc : l’invention de ce grand partage et de cette grande hiérarchie où les femmes ont été associées à la nature, sa reproduction et son entretien, là où les hommes ont été associés à la production passant par une domination de la nature et dont Marcuse montre qu’elle débouche sur une « productivité destructrice »Ibid., p. 100.. C’est là le pan proprement écoféministe de l’écologie politique de Marcuse qui, comme chez Adorno et Horkheimer, mais d’une manière plus directement politique, invite à ne pas dissocier la critique du capitalisme d’une réflexion sur la naturalisation et l’exploitation des activités de reproduction gratuitement accomplies par les femmes, entendues comme une condition de possibilité du capitalisme. À quoi Marcuse associe déjà, comme Jason Moore aujourd’huiJason W. Moore, Le Capitalisme dans la toile de la vie. Écologie et accumulation du capital (2015), tr. fr. R. Ferro, Toulouse, L’Asymétrie, 2020., cette autre appropriation gratuite qui est celle de la nature externe, elle aussi entendue comme condition de possibilité du capitalisme et de sa propre survie. Le capitalisme apparaît ainsi comme une entreprise systématique d’appropriation de la nature humaine et non humaine – appropriation qui est elle-même naturalisée et contre laquelle il s’agit de promouvoir des formes révolutionnaires de rapport à la nature interne et externe.

Et enfin, troisièmement, une exigence de « réduction des standards de vie »Herbert Marcuse, « Marxism and the New Humanity: an Unfinished Revolution », art. cit., p. 344. qui, chez Marcuse, se trouve établie à travers deux réflexions étroitement liées l’une à l’autre. D’un côté, une réflexion sur la consommation et les « faux besoins » qui passe par une critique radicale des sociétés de consommation et de la manière dont elles manipulent et dirigent les « besoins » des individus de manière à assurer le maintien du système capitaliste. De l’autre, une réflexion sur le travail, son mode d’organisation et ses fins, passant par des formes d’auto-réflexion critique sur les besoins individuels et collectifs (pourquoi travaille-t-on ? pour satisfaire quels besoins sociaux ? et selon quelle organisation du travail ?). Très proche de la tradition conseilliste, de Fourier mais aussi de Bookchin (traditions et auteurs qu’il cite et discute), Marcuse s’intéresse ici plus précisément à la dimension d’égalité et de démocratie radicale qui, au sein des expériences d’auto-gestion, peuvent présider à l’organisation du travail comme à la définition de ses fins en fonction des besoins. Mais cela ouvre également chez lui à une réflexion sur la science et la technique, sur leur histoire ainsi que sur les conditions de possibilité d’une « nouvelle science » et d’une « nouvelle technique »Pour cette question, voir en particulier L’homme unidimensionnel, chap. 6 « De la pensée négative à la pensée positive : la rationalité technologique et la logique de la domination », op. cit., p. 167-192. qui, tout en héritant des progrès réalisés dans l’automation (ce qui, on l’a vu plus haut, constitue l’une des limites et ambiguïtés de Marcuse concernant son analyse du machinisme), n’en sauraient pas moins impulser un changement radical de direction et ouvrir à de nouvelles formes de relation entre les êtres humains et la nature. Or ce qui se révèle ici essentiel, c’est la manière dont cette exigence de transformation technologique se révèle à nouveau articulée à l’exigence d’une transformation des « types d’homme » dont on a vu plus haut qu’elle se rattachait dans sa pensée à l’idée d’une transformation de la nature interne. Il s’agit en effet d’opposer aux « faux besoins » répressifs qu’entretient le système capitaliste l’existence de « besoins émancipateurs » (emancipatory needs)Herbert Marcuse, « Ecology and the Critique of Modern Society », art. cit., p. 211. Sur ce point, voir aussi Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, où il associe l’idée de « nouvelle anthropologie » à l’apparition et au « développement d’un besoin vital de liberté et des besoins vitaux attachés à la liberté » via une rupture avec les « besoins répressifs » et « l’émergence d’une nouvelle morale qui soit l’héritière et la négation de la morale judéo-chrétienne » (op. cit., p. 11)., que Marcuse rattache en particulier à la « réduction drastique du travail aliéné socialement nécessaire et à son remplacement par un travail créatif », au « besoin de temps libre autonome » par opposition au « plaisir dirigé », et au « besoin de réceptivité, de tranquillité » par opposition à un monde où le bruit et la pollution physique et mentale ont été érigés en « mode de vie »Herbert Marcuse, « Ecology and the Critique of Modern Society », art. cit., p. 211.

2.4. La « guerre contre la nature » : écocide, contre-révolution et néo-colonialisme

En soulignant régulièrement, comme le fait Marcuse, l’affinité élective qui relie les mouvements anti-autoritaires, féministes et écologiques, on pourrait penser que, dans sa propre conception de l’écologie, il se contente au fond d’analyser celle-ci depuis le « centre » des sociétés de consommation et que, ce faisant, il occulte la manière dont cette question se présente dans ce qu’on appelait alors le « Tiers Monde » et qu’on rattacherait aujourd’hui au Sud global et aux luttes décoloniales. Or, il est essentiel de souligner qu’il n’en est rien. On a déjà rappelé plus haut l’importance que revêtent, à ses yeux, les luttes de libération nationale ainsi que la mobilisation de la jeunesse contre la guerre au Vietnam. Il s’agit ici d’en tirer toutes les conséquences d’un point de vue écologique.

Marcuse intègre en effet pleinement l’importance qu’il y a à appréhender les phénomènes « néo-colonialistes » et « néo-impérialistes » de son temps dans leur signification écologique : des entreprises qui visent à s’approprier gratuitement ce que, dans la conférence de 1972 « Écologie et révolution », Marcuse désigne comme les « sources et ressources de la vie elle-même »Herbert Marcuse, « Ecology and Revolution », art. cit., p. 173.. Ce qui le conduit alors à opérer une mise en corrélation extrêmement intéressante entre le caractère de « génocide » de la guerre du Vietnam et son caractère d’« écocide » pour y repérer cette « plus claire expression du capitalisme contemporain » qu’il rattache à une « guerre contre la nature (a war against nature) » ; et Marcuse de préciser : « contre la nature humaine et contre la nature externe »Ibid., p. 174.. Plus encore, toujours dans cette même conférence, il souligne que si l’écologie représente un véritable enjeu, c’est que la « violation de la Terre est un aspect vital de la contre-révolution »Ibid., p. 173. telle qu’elle se joue précisément à travers la dimension néo-coloniale et néo-impérialiste que cristallisait selon lui la guerre au Vietnam, et qu’il analysait comme la seule réponse possible du capitalisme aux luttes de libération nationale.

De la même façon qu’on a vu que cet auteur se refusait dès le départ à séparer la réflexion sur les potentiels émancipateurs des mouvements de contestation de la jeunesse d’une réflexion croisée sur les potentiels des mouvements de libération nationale, la réflexion de Marcuse sur l’écologie continue donc bien de croiser ces deux échelles. À savoir, d’un côté, l’échelle du « centre » du capitalisme industriel avancé, où Marcuse entend désormais intégrer la dimension proprement écologique des révoltes de la jeunesse en l’articulant plus généralement à une lutte contre toutes les formes de « domination de la nature ». Et, de l’autre, l’échelle de ce qu’on pourrait appeler le « Sud global », sans lequel on ne saurait selon lui rien comprendre au fonctionnement du capitalisme, qui a constamment besoin de s’étendre et d’exploiter de nouveaux milieux de vie, au prix le plus basMarcuse le soulignait déjà en 1967 en rapport à la guerre au Vietnam, en notant que : « En luttant contre les guerres de libération, la société d’abondance lutte pour son propre futur, pour ses ressources en matières premières, en travail gratuit et en investissements. » (« The Obsolescence of Marxism », in Collected Papers Volume 6. Marxism, Revolution and Utopia, op. cit., p. 188-195, p. 195.), en vue d’assurer son propre maintien.

Ce double effort visant à ne pas séparer le « mouvement écologiste » des mouvements féministes et anti-autoritaires, et à ne pas non plus dissocier la manière dont l’enjeu écologique se présente au centre des sociétés d’abondance et dans les pays du « Tiers Monde », représente sans nul doute l’un des aspects les plus intéressants de l’écologie politique marcusienne. D’abord parce qu’il invite, comme on l’a vu, à conférer une signification et une portée générales à la problématique écologique en montrant qu’elle engage une critique radicale du capitalisme et de ses différentes modalités de « domination de la nature ». Mais aussi parce qu’à travers la prise en charge de la dimension « néo-coloniale », « néo-impérialiste » et plus globalement « contre-révolutionnaire » du capitalisme, Marcuse avait parfaitement saisi l’importance de ce qu’il désignait comme une « guerre contre la nature » au sein de cette contre-révolution capitaliste. En pointant dès le début des années 1970 cette dimension « contre-révolutionnaire » du capitalisme contemporain, Marcuse avait en effet compris qu’il convenait en réalité d’analyser celle-ci comme une réaction à l’ensemble des mouvements en lesquels lui-même avait repéré une potentialité ou un germe révolutionnaire à partir de la seconde moitié des années 1960. C’est ainsi que, au tout début de Contre-révolution et Révolte, il note :

Le monde occidental a atteint un nouveau stade de développement : pour se défendre, le système capitaliste doit à présent organiser la contre-révolution à l’intérieur et hors de ses frontières. […] La contre-révolution est largement préventive en général ; dans le monde occidental, elle l’est exclusivement. […] Or, c’est pourtant la peur de la révolution qui unit les intérêts et lie les diverses phases et formes de la contre-révolution. […] Le capitalisme se réorganise pour affronter la menace d’une révolution qui serait la plus radicale de toutes les révolutions historiques. Qui serait vraiment la première révolution historique mondiale.Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, op. cit., p. 9-10.

En s’appuyant sur les travaux de l’historien Quinn SlobodianQuinn Slobodian, Les Globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme, tr. fr. C. Le Roy, Paris, Seuil, 2022 ; Crack-Up Capitalism: Market Radicals and the Dream of a World Without Democracy, Dublin, Penguin Books, 2023., on est frappé par la lucidité de ce diagnostic historique pouvant rétroactivement s’interpréter comme l’identification de la dimension contre-révolutionnaire qui, à partir des années 1970, a impulsé la réalisation de l’utopie « globaliste » néolibérale. Car ce qu’avait repéré Marcuse, et que viennent confirmer les analyses de Slobodian, c’est que la néolibéralisation des sociétés à l’échelle globale s’est précisément opérée sur la base d’un écrasement de l’ensemble des mouvements (ouvriers, féministes, écologistes, anti-impérialistes, etc.) qui, d’une manière ou d’une autre, remettaient en cause la logique concurrentielle et capitalistique du marchéConcernant cette relecture des analyses de Marcuse à l’aune de la problématique de la néolibéralisation des sociétés à partir des années 1970, voir notamment Mark Fisher, Désirs postcapitalistes, Paris, Audimat, 2021.. Relue avec la distance historique qui nous sépare de cette véritable mise au pas propre à la contre-révolution néolibérale, l’écologie politique de Marcuse révèle donc une actualité qui ne peut aujourd’hui que nous interpeller. Elle dessine les contours de ce qui se présente désormais à nous comme une « histoire des vaincus ». Mais elle nous livre simultanément des voies qui n’ont rien perdu de leur pertinence normative et stratégique pour saisir la signification politique, psychologique et existentielle de l’écologie envisagée en son sens radical.

Conclusion

Nous avons montré comment, à partir d’une lecture de Marx et de Freud enracinée dans les problématiques de l’idéalisme allemand (Hegel, Schiller), Marcuse avait développé une théorie naturaliste qui l’a rendu sensible à la pratique politique des formes de militance écologiste dans les années 1960 et 1970 et qui lui a permis de connecter les luttes écologistes avec les autres luttes de la New Left. C’est parce que, à la suite d’Adorno et de Horkheimer, il a très tôt compris l’exploitation capitaliste comme une domination de la nature interne et de la nature externe que Marcuse a immédiatement saisi la signification révolutionnaire globale des luttes écologiques de cette période. Son naturalisme théorique lui a ainsi permis de voir dès le départ que la question écologique ne remettait pas seulement en cause l’un des aspects du capitalisme (l’appropriation de la nature non humaine), mais le touchait au cœur et visait son essence même : la domination de la nature sous toutes ses formes et portée à une intensité sans commune mesure dans l’histoire. La convergence des mouvements féministes, anti-impérialistes et anti-autoritaires avec le mouvement écologiste pouvait alors s’analyser depuis ce prisme qui fait converger toutes les luttes vers un point central : la critique de cette domination et l’exigence émancipatrice d’une réconciliation avec la nature, humaine et non humaine.

Quelle est l’actualité théorique et pratique de la position de Marcuse ? Pour conclure, nous voudrions soutenir qu’il nous aide à penser la pertinence de ce qu’on pourrait appeler un naturalisme politique. D’un point de vue ontologique, le naturalisme se caractérise aujourd’huiLe naturalisme a longtemps désigné le refus d’admettre l’existence d’entités supranaturelles (Dieu, l’âme) et l’exigence d’expliquer uniquement la nature à partir de ses propres lois. Aujourd’hui, dans un contexte où le concept de nature a perdu toute possibilité d’un usage naïf et où il s’agit de penser « par-delà » le dualisme entre nature et culture, le naturalisme désigne davantage le fait d’accorder une pertinence et une légitimité au concept de nature et d’en faire le point de départ d’une théorie de la société et de l’histoire. Voir par exemple Stéphane Haber, Critique de l’antinaturalisme, Paris, PUF, 2006. par la reconnaissance du fait que « la nature existe » et donne lieu à une ontologie générale (les êtres humains appartiennent à la nature) et à une ontologie sociale (les activités humaines s’approprient la nature – externe et interne - à travers des pratiques matérielles et symboliquesSoulignons à cet égard qu’il ne s’agit pas d’affirmer que seuls les êtres humains s’approprient la nature, mais que, dans le cadre d’une théorie critique de la société, c’est l’appropriation humaine propre aux sociétés capitalistes qui nous intéresse au premier chef.). Ce naturalisme est dialectique, parce qu’il thématise à la fois l’inscription des sociétés humaines dans la nature et la transformation en retour de la nature par les activités humaines. Il est également historique, au sens où il conduit à penser l’histoire des sociétés humaines comme différentes manières d’agencer et d’organiser l’appropriation symbolique et matérielle de la nature – il aboutit ainsi à réfléchir la manière spécifique dont le capitalisme a inventé un nouveau rapport destructeur à la natureSur le naturalisme dialectique et historique, voir F. Monferrand, La nature du capital, op. cit. ; P. Guillibert, Terre et capital. Pour un communisme du vivant, Paris, Amsterdam, 2021 ; J.-B. Vuillerod, Theodor W. Adorno : la domination de la nature, op. cit.. Ce naturalisme dialectique et historique, Marcuse le partage avec les autres théoriciens de la première génération de l’École de Francfort, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer. Mais chez l’auteur d’Éros et Civilisation, il s’agit également d’un naturalisme politique en un double sens : au sens où il rend possible la compréhension et l’analyse de mouvements politiques qui entendent défendre la nature (les mouvements écologistes pour la nature « externe », mais aussi tous les mouvements sociaux qui peuvent être appréhendés depuis le prisme des luttes contre la domination de la nature « interne ») ; et au sens où il construit un cadre théorique encore pertinent de nos jours pour une politique de réconciliation avec la nature.

Ainsi, si le naturalisme de Marcuse peut être qualifié de « politique », c’est d’abord parce qu’il s’agit d’une position théorique qui lui a permis de saisir et de conceptualiser, dans la réalité sociale de son temps, l’importance de nouveaux mouvements politiques, en particulier celle des mouvements écologistes et leur lien avec d’autres luttes sociales. Il faut bien voir à cet égard que, par-delà toutes les critiques actuelles que l’on peut adresser au concept de nature, il s’agit d’un concept qui a historiquement permis de comprendre ce qui était en jeu dans la question écologique et dans d’autres formes de domination où c’est la naturalité humaine (besoins, pulsions) qui s’avère impliquée de manière centrale. D’un point de vue historique, le concept de nature a servi à saisir le caractère écocidaire du capitalisme dans les années 1960 et 1970, et à politiser la lutte des écologistes en montrant leur résonnance avec les autres luttes de ces années-là. Marcuse est le témoin de cette époque où la critique de la domination de la nature humaine et non humaine permettait d’articuler la grammaire conceptuelle de la critique du capitalisme sous toutes ses modalités. Il s’est lui-même engagé politiquement sur la base d’une ontologie naturaliste dont il a toujours cherché à relier les aspects théoriques avec ses implications pratiques, et qui, à ses yeux, apparaissait comme un langage commun possible pour tous les fronts du « Grand Refus ».

Mais s’il est possible de parler de naturalisme « politique » chez Marcuse, c’est aussi parce qu’il dessine encore pour nous un horizon de lutte et d’émancipation : un devenir désirable de nos sociétés dans lequel où se joue une réconciliation avec la nature rendue impossible par le capitalisme. Cela implique non seulement une véritable écologie politique, c’est-à-dire une politisation de l’écologie qui l’arrache au cadre capitaliste dans lequel tous les programmes de « capitalisme vert » cherchent à l’enfermer, et dont Marcuse avait repéré le danger dès le début des années 1970 ; mais aussi une politisation de tout ce qui constitue la naturalité humaine, telle qu’elle se donne à voir dans les nouvelles militances des années 1960 et 1970, et qui sont venues enrichir la lutte menée par les mouvements ouvriers traditionnels en posant la question de la subjectivité révolutionnaire, et non uniquement la question objective des conditions économiques d’existence.

Parler de naturalisme politique, cela ne signifie pas revenir à un naturalisme naïf qui se tiendrait en deçà ses critiques antinaturalistes. La crise écologique contemporaine empêche de revenir à toute considération dualiste qui séparerait la nature, d’un côté, et la culture, de l’autre. On ne saurait revenir au dualisme des Modernes à l’âge de l’Anthropocène. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il soit nécessaire de se passer purement et simplement du concept de nature. Ce que Marcuse nous aide à comprendre, c’est que le naturalisme n’est pas par essence solidaire d’une conception « moderne » de la natureEn réalité, comme le souligne Carolyn Merchant, la modernité est elle-même traversée de contre-tendances qui n’ont cessé de critiquer le dualisme, cf. La Mort de la nature (1980), tr. fr. M. Lauwers, Marseille, Wildproject, 2021., si par là on entend, avec Latour, le regroupement de tous les non-humains dans un Grand Dehors radicalement séparé de la sphère sociale et politique. Comme on l’a montré à travers le commentaire qu’il propose des Manuscrits de 1844 de Marx, rien n’est plus étranger à Marcuse que cette séparation tranchée entre nature et culture, puisque selon lui toute activité humaine s’inscrit dans la nature, et que la plupart des naturalités sont médiatisées par des pratiques humaines. Loin de l’empêcher de penser ensemble les luttes sociales et les luttes écologiques, le naturalisme politique de Marcuse lui a fourni une grille d’interprétation capable de les penser ensemble comme autant de luttes menées contre la domination de la nature et en faveur d’une réconciliation avec celle-ci.

Cette idée marcusienne d’un front commun des luttes sociales et écologiques n’a rien perdu de son tranchant. Il est évident que la nécessité de faire communiquer les mouvements écologiques, ouvriers, féministes et antiracistes reste centrale aujourd’hui. Et il est tout aussi certain que le succès des partis d’extrême-droite en Europe et à l’échelle mondiale redonne toute son urgence à une interrogation renouvelée sur l’autoritarisme et les caractères psychologiques qui le sous-tendent. Il y a en cela une vraie résonance des analyses de Marcuse avec le présent : la nécessité de repenser l’articulation des différents courants de la gauche – ou ce que Douglas Kellner présente comme la stratégie marcusienne du « Front Uni » (United Front)Douglas Kellner, « Introduction », in Herbert Marcuse, Collected Papers Volume 3. The New Left and the 1960s, op. cit., p. 11. – dont on sait à quel point elle présente aujourd’hui une véritable urgence politique.

Reste toutefois une dernière question, aussi délicate qu’essentielle, pour réfléchir au degré d’actualité de ces réflexions marcusiennes. S’il est vrai que Marcuse n’a pas seulement affirmé la centralité politique des différentes luttes propres à la nouvelle gauche, mais a très tôt vu dans leur « récupération » l’un des ressorts d’une contre-révolution capitaliste qu’on peut avec le recul historique rattacher à l’histoire de la néolibéralisation des sociétés, cela signifie-t-il que ces analyses seraient à ce point actuelles qu’elles n’auraient nul besoin d’être « actualisées » ? Autrement dit, jusqu’où peut-on considérer que la conjoncture à l’intérieur de laquelle s’inscrivent ces réflexions de Marcuse demeure encore aujourd’hui la nôtre ? Et jusqu’où est-il par conséquent nécessaire de considérer qu’elles se doivent de faire l’objet d’un travail de réactualisation ? À une telle question, il serait à l’évidence bien naïf de prétendre répondre que la conjoncture historique demeure inchangée ; ce qui supposerait que depuis le tournant des années 1960-1970, rien de décisif ne s’est historiquement produit et que cinq décennies de néolibéralisation des sociétés ont été sans effet sur la conjoncture historique elle-même comme sur la manière dont la problématique écologique se présente aujourd’hui à nous. Mais il serait de même naïf de considérer que l’aggravation et la radicalisation de la problématique écologique depuis lors impliquerait de tenir ces analyses de Marcuse pour obsolètes et dénuées de tout intérêt pour le présent.

Or s’il y a une véritable matrice pour (re)penser aujourd’hui l’actualité de Marcuse, cela tient, comme on a ici cherché à le montrer, à l’élaboration d’un naturalisme politique entendu comme fondement d’une véritable théorie critique de la nature, des besoins et des pulsions. Mais cela tient aussi à une autre dimension plus souterraine de ses réflexions dans les années 1970 : une réflexion sur la nature même du temps historique ou des rythmes historiques. Ou ce que, dans un texte de 1975 intitulé « The Failure of the New Left ? »Herbert Marcuse, « The Failure of the New Left ? », art. cit., cet auteur invitait à penser dans les termes d’un temps long de la révolution qui, loin du modèle du « grand soir », exige de reconnaître la lenteur des processus de transformation dès lors qu’ils engagent une transformation des subjectivités. L’une des leçons du « dernier Marcuse » réside donc peut-être là, dans cette façon d’appréhender les futurs et la question même de l’échec ou de la réussite de la nouvelle gauche à l’aune des questions qu’elle aura su poser, et dont les luttes écologistes du présent continuent à maints égards d’être les héritières dans des circonstances différentes. 

Contributeur·ices

Relu et édité par Jeanne Etelain, Juliette Simont et Peter Wagner