Poétique du nichoir

«Parce qu’il a une forme, le poème existe. Jamais assez, bien sûr, pour accueillir une hirondelle réelle ; il ne saura se constituer que comme un nichoir symbolique.» Pour sa deuxième chronique sur la poésie contemporaine, Pierre Vinclair médite sur la manière dont les oiseaux peuvent continuer à habiter les poèmes alors qu’ils disparaissent de la terre : il faut pour cela cesser de les traiter comme des supports allégoriques.

1. Vers un paradis

Henri Michaux ouvre Connaissance par les gouffres en écrivant « Nous ne sommes pas un siècle à paradis », et il est évident que nous non plus, nous ne sommes pas un siècle à paradis. Et si cela peut avoir un sens, pour nous, de dire quelque chose (même mal, et trois fois rien) de quelque chose comme le paradis, c’est seulement parce que ce qui disparaît, avec les oiseaux, c’est justement la possibilité (et la dernière qui nous restait) d’un paradis.

Le paradis traditionnel regorgeait d’anges, mais nous l’avons perdu depuis longtemps et nous nous en foutons des anges. Or sur la terre, juste au-dessus de la terre où s’ébattaient des milliers d’espèces d’oiseaux, celles-ci dont nous nous sommes trop longtemps foutus disparaissent. Voilà en quelque sorte la contrepartie réelle de l’ancien paradis fantasmatique, que nous perdons, en refermant pour de bon la parenthèse commencée par le fait de délirer des anges dans les oiseaux.

D’abord, à partir des oiseaux nous fantasmons des anges ; puis vient la mort des anges ; enfin celle des oiseaux.

C’est ce que je me dis en lisant Paysages avec figures absentes (Gallimard, 1970), pages écrites au siècle de Michaux dans lequel Philippe Jaccottet suggère :

 Écoute donc encore (ou s’il valait mieux l’oublier). Écoute, regarde, respire. Ce qui eut nom « ange » quand cela ressemblait encore à l’oiseau des hauteurs qui fond sur sa proie, à la flèche qui s’enflamme d’avoir voulu trop promptement porter la nouvelle en plein cœur, ce qui eut nom « ange » aura battu de l’aile un instant, peut-être, dans l’aire du monde.

Les anges ont des ailes, comme les oiseaux. Or ce ne sont pas tellement par les ailes que s’opère le rapprochement, pour Jaccottet qui entend les oiseaux avant de les apercevoir, mais par les voix incorporelles qui transmettent leur félicité aux auditeurs :

 Et rien que d’avoir entendu ces voix auxquelles je ne m’attendais plus, ainsi liées aux arbres et au ciel en même temps, ainsi placées entre moi et le monde, à l’intérieur d’une journée, ces voix qui se trouvaient être sans doute l’expression la plus naturelle d’une joie d’être (comme quand on voit s’allumer des feux pour une fête de colline en colline) et qui portaient, cette joie, à l’incandescence, faisant tout oublier des organes, des plumages de la pesanteur (comme fondus dans la sphère), rien que d’avoir entendu cela, mon attention s’était portée à nouveau, par surprise, par grâce, vers ce qui, plus pur, la purifie et, plus lumineux, l’illumine.

Un écrivain se promène dans la campagne, il entend des oiseaux, le voilà en transe, « aux anges » : le chant des oiseaux cachés se donne comme une pure joie d’être, que n’entrave nul organe. On est forcément un peu gênés, non seulement par ce vocabulaire bigot, mais par la métaphysique qu’il exprime : la joie, l’incandescence et la grâce ! Le reniement de l’organique. La pureté, la lumière ! Le paragraphe se termine toutefois sur une notation plus intéressante, énigmatique, hölderlinienne : « ce qui, plus pur, la purifie et, plus lumineux, l’illumine. » Si l’on se demande ce qu’est ce « plus pur », le suivant répond : « Ciel. Miroir de la perfection. » Or le mot « ciel » peut avoir deux sens bien différents, dont l’un seulement est chrétien et s’accorde avec l’idée de perfection. Et Jaccottet ajoute justement, pour conclure sa description extatique : « Pas de clochers. »

Je ne suis pas friand de ce mysticisme, je le trouve facile. Il croit sans doute s’émanciper de la religion instituée (au profit d’une extase sensible) mais il en reconduit en fait le vocabulaire, les valeurs, la métaphysique et finalement, la vacuité. Malgré tout, le cœur de l’idée est incontestable : il n’est pas d’autre paradis qu’ici-bas, pas d’autres anges que les oiseaux. Dans notre rapport à eux et à leur chant se joue quelque chose de la joie. Pas de la félicité, ni de la pureté, ni de la perfection, sans doute et l’on dirait mieux : de la gaieté, de la légèreté, de l’innocence. Appelons-le « paradis » si vous voulez, à condition de n’y entendre ni l’au-delà, ni la projection de celui-ci dans l’ici-bas ; plutôt l’ici-bas tout court, en tant qu’on est capable de le considérer, de l’aimer et d’en jouir tout simplement, sans même avoir besoin de se dire : « quelle perfection ! »

Dans les Ruines de Paris (Gallimard, 1977), Jacques Réda écrivait : « le monde n’a qu’un but qui est de se glorifier sans trêve ». Même si je trouve « se glorifier » encore too much, too catho, cela dit bien que le paradis, autant qu’un endroit dans le ciel, est l’état de n’importe quel lieu pour peu que l’on puisse désirer tout ce qui y arrive. Mais cet amor fati très vingtième-siècle n’est plus possible. La disparition des espèces excède les forces de toute volonté, aussi « surhumaine » soit-elle. Au vingt-et-unième siècle, le paradis a disparu et le monde se dégoûte : il est désormais impossible de le vouloir tel quel.

2. Vers des oiseaux

Au moment où j’écris la phrase précédente, je lève les yeux sur les fenêtres de la cour intérieure, carrée, de la bibliothèque municipale. Il n’y a pas d’anges mais toutes les vitres sont décorées : sur le versant ouest, par des personnages pixellisés qui ressemblent aux space invaders que l’on retrouve en mosaïque sur les murs des grandes villes ; à l’est, on repère différents symboles (une tête de pirate ; trois caractères chinois, 水, eau, 爱, amour et 健, santé ; le sigle Peace & love ; une croche de musique ; le ɸ grec) ; sur les vitres du nord et du sud, ce sont des autocollants d’oiseaux : une colombe, trois hirondelles et un corbeau. Des citations de divers auteurs sont disséminés au milieu de ces images ; moins destinées sans doute à être lues et méditées, qu’à créer une ambiance de bibliothèque dans la communion abstraite, attendue et irénique, scolaire, des choses de l’esprit (alors qu’on sait depuis longtemps que la culture, hélas, davantage qu’elle ne l’empêche, va plutôt de pair, en tendance, avec une barbarie qui sait mettre à profit ses raffinements).

En tout cas, les oiseaux ne sont pas simplement des anges de la joie pure, dans le paradis de la nature ; ils jouent aussi un rôle de symboles dans nos cultures — aussi admis, inoffensifs, dérisoires, que ne peut l’être un Peace & love. La colombe — la paix. Les hirondelles — le printemps. Mais le corbeau, que représente-t-il ? Le plus évident, c’est la mort : non seulement de par sa robe noire et son cri lugubre, mais parce que c’est un charognard. Franchement, je sais gré à la bibliothèque d’avoir glissé ce trouble-fête sur ces fenêtres édifiantes, et je repense aux oiseaux-anges de Jaccottet. Comme ceux de Saint-John Perse, les « oiseaux » en général sont toujours des êtres formidables, magnifiques, enchanteurs. Mais quid des corbeaux, des vautours ? Des perruches invasives, des pigeons, des moineaux ? La poésie du paradis ne dit jamais rien d’eux. Si elle les cite, comme Jacques Réda dans Un paradis d’oiseaux (fata morgana, 1988), c’est pour les répudier subito :

Sans parler des corbeaux, des geais ni de la pie

Dont la gorge n’émet qu’un rauque grincement

Et qui semblent avoir ailleurs un logement

Plus conforme aux besoins de leur misanthropie,

Mille voix avec le soleil vont s’enflammant.

 

Sous la pivoine encore sombre de l’aurore

Qui penche vers les fronts encore obscurs, j’entends

Ces appels des oiseaux, d’abord intermittents,

Transformer tout l’espace en diamant sonore

Croisant ses feux au cœur immobile du temps.

 

S’il me fallait imaginer celui des anges

Et situer son apogée en quelque endroit,

Je prendrais ce concert et son beau désarroi

De grives, de pinsons, de merles, de mésanges,

Qui d’instant en instant se complique, s’accroît […]

 Au contraire, je voudrais — à l’instar des courageux bibliothécaires — ne pas en rester à une image photoshopée de l’oiseau en général (identifié au mignon petit passereau), et dire quelque chose des chiures du pigeon et du cou atroce du dindon, du corbeau qui fondant sur toi te terrorise et du vautour qui te déchiquètera le foie : un « paradis d’oiseaux » n’est encore qu’un paradis pour humains. Afin d’imaginer un véritable « paradis des oiseaux », on ne peut pas en rester à une vision absurdement mielleuse d’une classe de vivants qui, par définition, sont aussi pris dans la compétition, la violence et la mort. Plutôt que le catéchisme, même sans clochers, de Jaccottet, il faut préférer le nihilisme de Rimbaud, convoquant (en 1872) les corbeaux, sortis des cieux (désertés par les dieux) pour jouir des cadavres de Sedan :

Seigneur, quand froide est la prairie,

Quand dans les hameaux abattus,

Les longs angelus se sont tus

Sur la nature défleurie,

Faites s’abattre des grands cieux

Les chers corbeaux délicieux.

 Le poète fait mine de s’amuser du festin des « morts d’avant-hier » que s’offre le « funèbre oiseau noir » (selon la suite du poème), une fois l’angelus du dieu chrétien inaudible. Que ce cynisme apparent exprime une véritable cruauté de la part de Rimbaud, ou qu’il trahisse une empathie désespérée, il pointe au moins qu’hommes et oiseaux peuvent avoir des intérêts divergents, et jouir l’un du malheur de l’autre. Et suggère par suite (je m’écarte maintenant de l’enjeu propre de ce poème) que tenter de penser en forme quelque chose des oiseaux, peut et doit signifier autre chose que de décrire un paradis (peuplé d’oiseaux) pour hommes.

3. Vers un nichoir

Une fois chez moi, j’ai posé comme d’habitude mes chaussures dans l’espace situé entre le bâtiment principal (un ancien corps de ferme divisé en six appartements) qui lui donne un premier mur, et l’annexe (où les locataires possèdent les caves au-dessus desquelles j’ai aménagé, dans la pièce qui servait de garde-manger aux précédents locataires, le petit bureau depuis lequel j’écris) qui lui en donne un deuxième. Son troisième mur relie les deux bâtiments. Il n’a pas de quatrième mur : situé à mi-étage, ce non-lieu donne sur deux escaliers (l’un descend vers l’entrée par l’intérieur du bâtiment, l’autre monte vers notre appartement par l’extérieur). Bref, c’est un endroit à la fois fermé et ouvert, dedans et dehors, abrité par un auvent supporté par une poutre et en même temps rapidement inondé dès qu’une rafale projette la pluie par l’escalier montant. Cet espace où nous rangeons donc nos chaussures fait dans les quatre mètres carrés.

Une journée passa.

Il y a quelques mois (c’était le premier dimanche d’avril), j’ai remarqué que ce petit espace était particulièrement dégueulasse. Il est habituel qu’y traînent (en plus des baskets des enfants, qui ne volent jusqu’aux petites étagères que sous la menace) tout ce que nos crampons ont ramené des chemins de campagne, et comme nous avions accueilli durant le week-end cinq invités dont trois gosses, je passai le balai sans faire trop attention.

En sortant de chez moi le lendemain je découvris que la terre, les brindilles et les feuilles d’un arbre non identifié continuaient de joncher le sol. Clémence cultive quelques plantes devant la porte d’entrée, le grand vent en aurait arrachées de jeunes pousses. Je balayai, je balayai.

Mais il en alla de même le lendemain et le surlendemain. Quelle sorcellerie ! Nous avions déjà eu de grands vents, mais jamais notre bibliothèque à chaussures n’avait été ainsi recouverte de feuilles, de mousses, d’épines et de brindilles. J’observai les types d’arbres qui entouraient l’ancienne ferme : dans les cinquante mètres rien d’autre qu’un cerisier, un petit palmier et quelques arbustes (je viens de sortir de mon bureau pour vérifier, et vous saurez bientôt sur quoi je suis tombé). D’où cela pouvait-il donc nous arriver ? Perplexe, j’auscultai le territoire des chaussures ; les trois murs ; puis relevai la tête comme aurait fait tout enquêteur. C’est alors que je découvris, en équilibre sur la poutre soutenant l’auvent, une petite touffe qui dépassait : un nid en construction !

Je dois avouer que mon premier réflexe — celui d’un ignorant (faut-il dire d’un connard ?) — fut de regretter cette tentative de colonie. J’aurais préféré que monsieur aille nicher ailleurs. Couard, je craignais que l’agence sadique qui nous loue l’appartement nous tombe dessus ; je supputais que l’oiseau serait plus tranquille dans un arbre. Bref, j’étais stupide. Davantage que Clémence, à qui je rapportai la nouvelle et qui m’invita à laisser l’oiseau construire son nid sans le déranger. Nos filles m’enjoignirent de ne carrément plus balayer le carré, au cas où l’hirondelle (disons que c’était une hirondelle) voudrait récupérer les brindilles tombées à terre pour les réajuster sur la poutre glissante.

Touffe après touffe, j’observai l’avancée du chantier. Mais l’une après l’autre, ou que le vent souffle trop fort, ou que la poutre soit trop glissante, les touffes se retrouvaient par terre et l’hirondelle n’arrivait pas à stabiliser son nid. Où allait-elle couver ses œufs ? Le passereau bâtisseur jeta l’éponge un jour, et pendant deux mois l’espace où nous rangeons nos chaussures ne fut perturbé par aucun autre animal que nos filles. L’histoire me sortit de la tête comme un moineau s’envole.

Elle y est revenue, le soir que je réfléchissais à l’expression « paradis des oiseaux » : j’en étais en effet arrivé à l’idée que la migration rendait caduc le concept même de paradis. Comment les oiseaux chercheraient-ils un seul paradis s’ils ont au moins deux territoires ? L’idée de paradis est quelque part une construction anti-ornithologique. À moins qu’il faille imaginer qu’ils continuent de migrer après la mort, l’été au paradis et l’hiver en enfer, un peu comme Perséphone ? C’est alors que j’ai repensé à mon hirondelle : car c’était bien la migration qui l’avait poussée à arranger son nid sous l’auvent.

Le lendemain matin, je m’apprêtai à écrire ces réflexions lorsque Amaël, qui partait mettre ses chaussures pour aller à l’école, rebroussa chemin en toute hâte : l’oiseau ! le nid ! il est revenu ! Et en effet les mêmes entrelacs de brindilles et de mousse jonchaient le sol. Ordinateur à la main, je les enjambai affectueusement pour me rendre dans mon bureau, en me demandant comment le nid tiendrait mieux cette fois-ci que la première. Comme je ne peux réfléchir qu’en écrivant, je m’engageai dans le casse-tête de la description, que j’espérais compréhensive (au sens logique), de ce lieu où nous entreposons les chaussures. Arrivé à « J’observai les types d’arbres qui entouraient l’ancienne ferme », je sortis pour vérifier ce que je devais écrire après cette phrase et en ouvrant la porte, j’effrayai l’oiseau qui s’envola aussitôt, disparaissant de son chantier en moins de temps qu’on en prend pour claquer des doigts. C’était la première fois que je le voyais. Une tâche mouvante, marron. Je ne pus même pas m’enquérir de sa queue. Mais sa date d’arrivée comme l’emplacement choisi font bien penser à l’hirondelle rustique, conclus-je à la lecture d’un site spécialisé qui recommande d’aider cette espèce que l’expansion urbaine harcèle, en achetant un nichoir artificiel. Il me sera livré dans quatre jours.

4. Vers un autre effort

Le problème de la poétique est homologue : comment faire du poème — sinon un « paradis d’oiseaux » — du moins un lieu qui les accueille et, d’une manière ou d’une autre, les protège et les aide ?

La poésie s’est toujours occupée d’oiseaux (on en trouve dans le Shijing, la première anthologie de poésie chinoise soi-disant compilée par Confucius, autant que chez Anacréon, le poète grec du Ve siècle avant JC ; également dans les textes des Égyptiens, des Pygmées du Gabon ou des Aztèques) mais, très souvent, pour en faire des supports allégoriques. D’une part, le poème ne s’intéresse pas à cet oiseau-ci qui fait irruption devant nous (dans son existence précaire, dans son irréductible altérité), mais a tendance à généraliser (de cet oiseau-ci à cette espèce-ci, de cette espèce-ci à l’Oiseau) ; d’autre part, c’est moins l’oiseau qui intéresse le poète que ce qu’il peut en tirer pour dire quelque chose de l’être humain. Généralisation et analogie : l’oiseau prête le flanc à la fable, au totémisme ou au symbolisme. Des chants rituels malais au Crow de Ted Hughes, en passant par « the thing with Feathers —/that perches in the Soul — » (« la chose à Plumes —/qui se perche dans l’Âme — ») d’Emily Dickinson, le rossignol de Keats et l’albatros de Baudelaire, on parle de l’oiseau sans vraiment parler de l’oiseau. Plus précisément, l’animal sert toujours de comparant : on le traite en objet connu et prévisible, sur lequel s’appuyer pour mettre en perspective quelque chose d’encore inconnu ou de plus complexe (l’âme, le poète, l’homme…). Ainsi des deux vers de Verlaine : « Comme un vol criard d’oiseaux en émoi,/Tous mes souvenirs s’abattent sur moi » (beurk).

Le cauchemar de la catastrophe écologique dont sont victimes tant d’espèces d’oiseaux aurait-il un seul mérite, aussi dérisoire soit-il, ce serait de les libérer de ces pénibles chaînes allégoriques. Peut-être est-ce tout simplement que les poètes ne connaissent pas aujourd’hui suffisamment leur comportement, bien sûr ; mais il me semble tout de même que s’ouvre à eux la possibilité de les thématiser dans des poèmes autrement qu’en s’en servant de comparants. D’accord, mais comment ? Et à quel drame s’intègrerait un tel « sujet de poème » ? Tant qu’il s’agissait de l’oiseau-comparant, on voit aisément quel effort organisait le travail des parties du texte, que l’on pourrait définir ainsi : il s’agissait de penser par musique et par analogie, c’est-à-dire dans un étage infra-conceptuel de l’esprit. Par musique (avec le signifiant) et par analogie (sans recours au concept), le poème s’efforçait à la pensée horizontale. On peut s’attrister pour les oiseaux d’être trop facilement réduits à cet usage, il faut reconnaître la grandeur, ou du moins l’efficacité de cet effort. Mais nous, qui voulons dire quelque chose des oiseaux sans arraisonner leur présence à notre désir de nous comprendre nous-même, que pouvons-nous leur offrir de mieux ? Peut-on se risquer à définir un autre effort que « penser horizontalement » ?

Si oui, il faudra commencer par inverser l’ordre des moyens et des fins : retournons alors « l’oiseau pour penser » en « penser pour l’oiseau ». Nous suivrons en cela les propositions de Fabienne Raphoz qui, tant dans ses essais (Parce que l’oiseau, Corti, 2018) que dans ses poèmes (Jeux d’oiseaux dans un ciel vide, augures, Héros-Limite, 2011) libère absolument l’oiseau du joug analogique que la poésie lui a toujours imposé. Mais en suivant cette voie, n’abandonne-t-on pas quelque chose dont nous savons qu’il fonctionne, pour un projet tout incertain ? Car que peut-on raisonnablement faire pour l’oiseau, avec cette pauvre composition de mots — un poème — que vraisemblablement (n’est-ce pas) il ne lira jamais ?

D’abord, une réponse sophistique (qui n’en indique pas moins un chemin arpentable) : je dirais que cela dépend de ce que l’on met derrière les mots « penser » et « pour ». Ils ne peuvent en effet pas avoir la même signification dans « l’oiseau pour penser » et « penser pour l’oiseau ». Dans la première, « penser » est gnoséologique : il s’agit, grâce au pouvoir de l’analogie, de connaître quelque chose. Au contraire, dans « penser pour l’oiseau », il ne s’agit plus de connaître, même horizontalement — et l’analogie, instrument efficace de l’effort gnoséologique, devra laisser place à d’autres outils. Dans « l’oiseau pour penser », « pour » désigne une instrumentalité ; dans la seconde, il se traduirait par « for one’s sake » : au nom de, pour l’amour de l’oiseau. Par ailleurs, dans « Penser pour l’oiseau », on peut raisonnablement entendre « méditer » dans « penser », c’est-à-dire faire du poème un lieu de réflexion, voire de rêverie — sans résultat déterminé. « Pour l’oiseau » signifiera alors que l’oiseau est placé comme « fin dernière » de cette méditation. Si « l’oiseau pour penser » relève de la raison théorique (qui veut obtenir un savoir), « penser pour l’oiseau » appartient à la raison pratique (qui cherche à agir correctement).

Voilà comment on peut voir les choses : dans le cours de votre vie fait soudain irruption un oiseau (par exemple, une hirondelle), vous arrêtez tout pour réfléchir à cet événement et le poème est cet espace de réflexion où l’hirondelle, dans son irréductible altérité, va trouver à respirer, parce qu’elle y est traitée comme une fin. Un nichoir symbolique. À l’éthologie analogique (qui créé des rapports) succèderait alors ce que l’on pourrait appeler une éthologie différentielle (ouverte sur l’altérité). On écrirait alors un poème non pas pour penser horizontalement l’identité (le cas échéant, en se servant de considérations ornithologiques) mais pour aménager un lieu pour cette étrangère.

Mais pourquoi cet accueil aurait-il lieu dans un poème plus que dans un essai ? Voilà qui renvoie au rôle de la forme. C’est que celle-ci implique nécessairement une ouverture du sens, une impossibilité de paraphraser ou de synthétiser sans reste le texte dans une idée. Ce faisant, elle s’impose comme espace de consistance : elle donne un corps à la réflexion. Il ne s’agit pas simplement d’effectuer des raisonnements pré-conceptuels (comme dans la pensée horizontale analogique), mais de fabriquer un espace énergétique (c’est cela, la forme), avec un haut et un bas, un relief, des coordonnées : un lieu où nicher, sinon un paradis.

Afin d’en donner une idée, je voudrais pour finir citer l’un, parmi les milliers de sonnets qui composent le journal de Robert Marteau. Il est tiré de Louanges (Champ Vallon, 1996). On y lit la description de plusieurs oiseaux non seulement individuels, mais dont le comportement n’est jamais le comparant de quoi que ce soit. Ils ne se soucient d’ailleurs pas les uns des autres, ni ne s’écoutent. Ils évoluent libres dans l’espace symbolique du poème, chacun pris par l’enquête qui définit sa propre existence : 

La fauvette coiffée, à coups d’aile, mais comme

Si de rien n’était, à ses occupations

Vaque, ne s’attardant pas. Une grive saute

Entre les brins d’herbe en se poussant du jabot.

Le saule élancé tout en haut s’étame feuille

À feuille, et plus pâle encore est le bouleau

Peigné par le vent. Les hirondelles, au ras

Des roseaux, plongent, tout aussitôt se relèvent

Laissant la foulque couver sur sa gerbe sans

Se soucier des jeux que les poules d’eau font

D’une touffe à l’autre. En bas du tilleul, l’iris

Multiplie en miroir sa tache jaune. Canes,

Canards voient la corneille enquêter. L’étourneau

N’écoute pas la pie instruire son prochain.

 Ici, l’attention aiguisée du poète affronte le lieu contraint du sonnet, qui fonctionne pour Robert Marteau (il l’a dit maintes fois) comme un repère de 12x14 positions (syllabes) imposant des choix singuliers. De ce sonnet, certains oiseaux auront été repoussés, d’autres au contraire furent attirés par lui : c’est peut-être le compte des syllabes qui fait mentionner canards et canes, au contraire des autres oiseaux dont seul le mâle ou la femelle est nommé. Le poème se construit en effet dans une dialectique entre le contenu de l’attention au réel (par le poète) et l’exigence formelle qui amène des expressions peu spontanées, telle « l’iris/multiplie en miroir sa tache jaune ». Cette part de la forme assure que le sonnet bricole quelque chose que n’aurait pas imaginé le poète tout seul, avant son poème : elle le constitue comme un lieu de consistance, irréductible aux idées de quelqu’un. Parce qu’il a une forme, le poème existe. Jamais assez, bien sûr, pour accueillir une hirondelle réelle ; il ne saura se constituer que comme un nichoir symbolique. Fort maigre victoire, donc ; mais davantage serait impossible, car l’extinction des oiseaux n’est pas un phénomène linguistique. Le poète n’est pas un héros. Il ressemble plutôt à l’animal en deuil, qui dépose impuissant sur la tombe de la personne qu’il a aimée, et dont le corps est déjà bouffé par les vers, un petit portrait en médaillon.