«Adorno […] avertissait que la survivance de tendances fascistes à l’intérieur de la démocratie est plus dangereuse que la survivance de tendances fascistes contre la démocratieAndreas Huyssen, « Behemoth Rises Again. Not an Analogy! », n+1, 29 juillet 2019. https://www.nplusonemag.com/online-only/online-only/behemoth-rises-again/, consulté le 21 juin 2024..»
«La philosophie est d’essence anarchiste : la devise de l’anarchie — « ni Dieu ni Maître » — peut être considérée comme sa maximeJean-Luc Nancy, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », Philosophy World Democracy, 11 juillet 2021. https://www.philosophy-world-democracy.org/other-beginning/la-fin-de-la-philosophie, consulté le 21 juin 2024..»
Première partie
C’est une communication présentée lors du colloque « Anarchē : Philosophy, Politics, and the Question of the Ground », organisée en ligne les 7 et 8 juillet 2021 par Facundo Vega et Damiano Sacco au Berlin Institute for Cultural Inquiry (ICI), qui est à l’origine de cet essai. Le concept heideggérien de l’Abgrund — le fond(ement) premier, l’abîme à peine caché sur lequel l’Être se tient au monde — y était revisité pour réinterroger le fondationnalisme politique et se pencher sur la réappropriation de l’anarchisme politique de gauche, entre autres par Reiner Schürmann, Jacques Derrida, Franco « Bifo » Berardi, Giorgio Agamben, Jacques Rancière, Catherine Malabou et David Graeber, dont l’ouvrage Pour une anthropologie anarchisteDavid Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, trad. Karine Paschard, Montréal, Lux éditeur, 2006. avance — Barbara Epstein ne dit pas autre chose — que l’anarchisme revendique à juste titre la place qu’occupait le marxisme dans les mouvements sociaux des années 1960David Graeber, « Fragments of an Anarchist Anthropology », Chicago, Prickly Paradigm Press, 2004. https://monoskop.org/images/b/b8/Graeber_David_Fragments_of_an_Anarchist_Anthropology_2004.pdf, consulté le 21 juin 2024.. Ébranlée tant par la relecture des travaux menés par mon père, en collaboration avec James Joll, et publiés sous forme de chapitres dans un ouvrage de 1972 intitulé Anarchism TodayDavid E. Apter et James Joll (dir.), Anarchism Today, New York, Anchor Books, Doubleday & Company, 1972. La couverture montre trois poings dressés, le premier est brun, le deuxième, blanc et le troisième, noir, comme unis en solidarité (il est perturbant de constater que le poing blanc se dresse au-dessus des deux autres)., que par les premières images de l’assaut sur le Capitole le 6 janvier 2021, j’ai rédigé mon intervention sur le thème de « l’anarchisme alt-right ». L’expression désigne, en abrégé, une forme d’anarchisme nationaliste refaçonnée par le trumpisme, et reconnaissable à l’amalgame délétère qu’elle opère entre nationalisme blanc, politique du ressentiment, dérégulation capitaliste, vigilantisme, idéologie anti-étatique, et déstabilisation de la gouvernance. Même si « anarchisme alt-right » est à certains égards une appellation impropre pour désigner une politique portée à l’autocratie et à un excès de pouvoir judiciaire (flagrante dans la prise de contrôle des utérus par certains États, conséquence de l’arrêt de la Cour suprême Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization), cette désignation souligne les caractéristiques spécifiques à l’activisme d’extrême droite : à savoir, un usage coordonné des technologies à des fins de désinformation politique, la sape méthodique du système législatif, la rotation élevée de personnel au sein de l’administration, ou encore la politique du chaos afin de saboter les règles et les résultats électoraux. Vider de sa substance le sens même du mandat (agency lawNdT : Le mandat appartient, dans le droit de common law, à la théorie de l’agency qui est beaucoup plus étendue que le droit français de la représentation.) et des responsabilités qui lui sont inhérentes, remettre en cause la légitimité d’experts et de fonctionnaires qualifiés, réduire les responsabilités des entreprises, limiter l’autorité décisionnaire des administrations fédérales (prétendument afin de baisser la charge administrative) sont autant d’actions produites par cet activisme spécifique. Alimenté et coordonné par des organisations et des think tanks conservateurs tels que la Federalist Society, l’anarchisme alt-right, en tant que mode d’action politique, est indissociable de la volonté de « déconstruire l’État administratif ».
Katrina Forrester se plait à nous rappeler, évoquant le contexte politique qui a forgé la théorie de la justice distributive de John Rawls, que « l’État administratif » était déjà très certainement en danger à la fin des années 1940, lorsque les libertaires anti-étatistes, allergiques au « principe de redistribution planifiée par l’État », l’associait aux « tendances “relativistes”, pragmatiques et détachées de toute valeur [value-free] de la théorie démocratique américaine », soupçonnées d’ouvrir le champ au totalitarismeKatrina Forrester, In the Shadow of Justice: Postwar Liberalism and the Remaking of Political Philosophy, Princeton, Princeton University Press, 2019, p. 4.. Le trumpisme a ravivé cette suspicion, née de la guerre froide, envers « l’État administratif » désormais drapé sous les atours de l’État profond (deep state) afin d’échauffer plus encore les esprits complotistes. Hissé au rang de menace et d’ennemi envers la « liberté » individuelle, « l’État administratif » étendrait, telle une pieuvre, ses tentacules à toutes les sphères des médias sociaux (image en réalité d’un réseau de fabrication de fausses informations ou deepfakery), et deviendrait le persécuteur par excellence — le monstre à abattre, en tant que société de contrôle institutionnalisée à « déconstruire ».
En réalité, la « déconstruction » — à entendre comme praxis théorétique issue de l’heuristique derridienne à l’origine des difference studies (depuis les études postcoloniales, féministes et queer, à la théorie critique de la race, qui a mis en exergue l’assise raciste du fondationnalisme juridique — n’a, de toute évidence, pas de responsabilité directe dans le grand détricotage [the Great Undoing] de l’État administratif. Mais une fois associée dans l’imaginaire collectif au renversement des normes du consensus libéralNdT: voir Christen Bryson et Olivier Mahéo, « Introduction : Le consensus libéral et l’ancrage d’une américanité normative ». Groupe de Recherches Anglo-Américaines de Tours, GRAAT On-Line issue #18 – Juillet 2015. https://shs.hal.science/halshs-01397420/document, consulté le 22 juin 2024. ainsi qu’à l’héritage althussérien d’opposition aux superstructures hégémoniques (lesquelles garantissent la reproduction de l’inertie bureaucratique et la hiérarchie de classes), elle s’est trouvée mure pour être détournée et cooptée. En outre, il est plus que probable que le rejet qu’affiche la déconstruction envers les vérités objectives et la fascination qu’elle nourrit pour la grammaire de la négation (singulièrement pour la Verneinung, la dénégation, et son principe d’affirmation négative) ait offert une voie royale aux attitudes de déni d’extrême droite : le déni face au changement climatique, au Covid, à la science… entre autres.
Nom de code pour un programme alt-right polymorphe et ambitieux, « la déconstruction de l’État administratif » est l’acmé et la synthèse idéologique d’une grande stratégie électorale ciblée, entreprise tant au niveau macro (Cour suprême, procureurs généraux d’État), qu’au niveau micro de la politique politicienne (agents électoraux, conseils scolaires, chefs de services de police). L’arrêt de la Cour suprême West Virginia v. EPA du 30 juin 2022, qui retire à l’Agence de protection de l’environnement le pouvoir de lutter contre la pollution de l’air et de réglementer les émissions de gaz à effets de serre causés par l’industrie fossile, a marqué une grande victoire pour le camp des Croisés, ces justiciers de la déconstruction de l’État administratif ; un avant-goût des décisions qui allaient suivreVoir Coral Davenport, « Republican Drive to Tilt Courts against Climate Action Reaches Crucial Moment », The New York Times, 19 juin 2022. https://www.nytimes.com/2022/06/19/climate/supreme-court-climate-epa.html, consulté le 24 juin 2024. Davenport décrit de façon glaçante la façon dont les compagnies pétrolières émettrices de pollution fossile, telles que Koch Brothers et Chevron, travaillent main dans la main avec les juristes de la Federalist Society pour « contenir ce qu’ils appellent l’État administratif ». L’objectif, écrit Davenport, est de renverser la doctrine juridique qui permet au Congrès de déléguer son autorité aux agences indépendantes du gouvernement pour réglementer la protection de l’environnement ou de la santé publique, la surveillance des pratiques illégales dans le monde du travail ou des télécommunications, le contrôle des denrées alimentaires et des médicaments, ou encore des marchés financiers. Connue sous le nom de Chevron deference (« déférence Chevron », d’après une décision de la Cour suprême des États-Unis en 1984), cette doctrine contraint les cours et tribunaux à s’en remettre aux interprétations raisonnables de la loi par les agences gouvernementales [faire preuve de « déférence » envers celles-ci] puisque ces agences sont davantage tenues de rendre des comptes aux électeurs et leur expertise est supérieure à celle des juges : « Les juges ne peuvent faire montre ni d’expertise dans ces domaines ni d’appartenance à l’une des branches politiques du gouvernement », écrit le juge John Paul Stevens dans l’arrêt unanime rendu par la Cour suprême. Mais nombre de conservateurs estiment que cet arrêt viole le principe de séparation des pouvoirs en autorisant les fonctionnaires exécutifs plutôt que les juges à statuer sur ce qu’est la loi. Dans l’une de ses plus célèbres décisions émises lorsqu’il était juge fédéral à la cour d’appel des États-Unis pour le dixième circuit, Neil Gorsuch écrit que Chevron « a autorisé la bureaucratie fédérale à engloutir une part énorme et constitutive du pouvoir judiciaire et législatif ».. La Cour suprême désormais partisane, toute déterminée à priver les citoyens ordinaires de leurs droits civiques, démolit le principe juridique du stare decisis (dans des affaires de revirement de jurisprudence constante, comme Roe v. Wade), déterrant des précédents poussiéreux afin d’inverser la jurisprudence en matière de droits à la vie privée, de droits à la vie intime et sexuelle, de droits reproductifs, ainsi que de droits à l’égalité pour les personnes LGBTQIA+. « Anarchiste » dans sa détermination (décentralisatrice) à mener la révolution du droit, la Cour suprême pratique de façon radicale la doctrine de la substitution législative, par tricotages et détricotages successifs.
Au moment où les garde-fous des libertés civiles sont démolis, à l’instar des barricades au pied du Capitole le 6 janvier 2021, la gauche portée à l’anarchisme traverse un moment particulièrement douloureux où mieux vaut réfléchir deux fois avant de prendre position. On pense singulièrement à cette gauche pétrie de théorie et abreuvée de déconstruction derridienne appliquée au fondationnalisme juridique, telle que présentée dans « Force de loi – Le fondement mystique de l’autoritéJacques Derrida, « Force of Law : The “Mystical Foundations of Authority” », dans Drucilla Cornell et al. (dir.), Deconstruction and the Possibility of Justice, Londres, Routledge, 1992, p. 3-67. », cette gauche portée sur le concept de « grève afformativeWerner Hamacher, « Afformativ, Streik », dans Christiaan Hart Nibrig (dir.), Was heiβt « Darstellen? », Francfort, Suhrkamp, 1994, p. 340-371. » forgé par Werner Hamacher (une volonté destituante de se réapproprier la violence pure instrumentalisée par la loi pour qu’advienne un événement politique « afformatif » et une théorie de la justice basée sur les moyens sans fins), cette gauche pénétrée du récit héroïque heideggérien de « celui qui fait violence » (l’Être plus grand que le Dasein) et qui survit sur l’abîme de la pensée sans fond(ement) (Abgrund)Voir Werner Hamacher, « Afformative Strike: Benjamin’s “Critique of Violence” », Cardozo Law Review, 1, 1992, p. 1139. :
Celui qui fait violence, le créateur, qui avance dans ce qui n’est pas dit et fait irruption dans ce qui n’est pas pensé, qui obtient par force ce qui n’est pas arrivé et fait apparaître ce qu’on n’a pas vu, celui-là, ce faisant-violence, se tient constamment dans le risque (Τόλυξ, vers 371). En se risquant à maîtriser l’être, il doit s’attendre à l’afflux du més-étant, μή χαόυ, à la dislocation, à l’in-stabilité, à l’in-adaptation et au désordre. Plus éminent est le sommet de l’être-Là historial, plus béant est l’abîme pour la chute soudaine dans le non-historial, dont on peut seulement dire qu’il va à la dérive dans la confusion sans issue et en même temps sans siteMartin Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. Gilbert Kahn, Paris, Gallimard, 1967, p. 167-172..
La prose heideggérienne met en scène une foule de figurants au comportement agonistique, présents sur la scène politique contemporaine : d’un côté, les êtres métaphysiques qui refusent d’abandonner l’aventure politique dans « ce qui n’est pas pensé » et qui sont prêts à prendre le risque d’un « faisant-violence » in-contrôlable. De l’autre, les non-êtres ou més-étants qui exultent dans le culte de la violence, mus par leur instinct libidinal au service de la non-constance et de la non-structure. Tous ressentent la même antipathie fondamentale envers la norma (standard, règle, mesure, modèle, schéma récurrent, précepte) dans le nomos et n’apportent pas de réponse à la question de savoir si une culture peut survivre à l’absence de normes.
En d’autres termes et sous la forme d’un questionnement : lorsque Thomas Clément Mercier se demande, en 2019, « comment nous pourrions inventer des formes de vie rebelles et d’autres temporalités échappant à la normativité biopolitique » quand on connait « la plasticité du bio-pouvoir et sa capacité à se réapproprier les critiques et les résistances, au nom de l’efficacité bioéthique et de la précision biologique », nous serions, en 2022, tentés de lui répondre ceci : cherchons-nous vraiment à nous passer de la normativité biopolitiqueThomas Clément Mercier, « Resisting the Present: Biopower in the Face of the Event (Some Notes on Monstrous Lives) », CR: The New Centennial Review, 19, no 3, 2019, p. 99. ? Le désir urgent de démanteler un système judiciaire qui garantit la survie des plus riches et la perpétuation d’un complexe carcéro-industriel raciste n’exclut pas forcément la volonté de conserver intactes les institutions judiciaires (à la condition que les faire fonctionner de manière juste et équitable soit une revendication non négociable). Je pars du principe qu’au lendemain de la violence qui s’est abattue sur la légitimité démocratique, les opérations juridiques [Lawfare] progressistes d’une part et la déontologie professionnelle d’autre part, qui ont aidé à déstabiliser les puissants et qui ont donné aux employés tout en bas de l’échelle la force de tenir bon face aux actes illégaux commis depuis le plus haut sommet de l’État (comme l’ingérence de Trump dans les élections en Géorgie), sont aujourd’hui les derniers remparts garants du respect du système électoral constitutionnel contre un ordre juridique failli, qui produit de faux grands électeurs et un redécoupage partisan des circonscriptions électorales.
Empêcher les actes d’auto-justice relève de la probité même de la justice. Sa caractéristique première n’est pas d’être amusante (on en veut pour preuve les visages des sénateurs pendant le procès en destitution de Trump et les auditions sur l’assaut du Capitole) ; elle se reconnaît dans de sombres allégories où la balance symbolise l’impartialité ; elle participe du bleak liberalism, adjoint par Amanda Anderson au « procéduralisme prosaïque » avancé par Richard Rorty, et évoque « les vertus du rationalisme, de la tolérance, de la persuasion et du scepticisme, qui protègent des effusions de sang » [bloodless virtues] et qu’Arthur Schlesinger associe à la démocratie en tant que telleAmanda Anderson cite l’expression de Richard Rorty « procéduralisme prosaïque » ainsi que la liste qu’Arthur Schlesinger établit des « vertus » qui permettent à la démocratie de ne pas verser dans un credo belliqueux [fighting faith] (voir Amanda Anderson, Bleak Liberalism, Chicago, The University of Chicago Press, 2016, p. 28).. Judith Shklar avait bien saisi cet enjeu dans sa description de l’allégorie de la Justice, peinte par Giotto dans la chapelle des Scrovegni à Padoue :
La Justice est une femme calme est majestueuse qui regarde directement dans notre direction, et non vers le ciel ou l’enfer du jugement dernier. Peut-être n’a-t-elle absolument rien de réel, contrairement à l’Injustice avec son visage de loup. Son visage est bienveillant. Mais pour le reste, elle est dénuée de toute expression, ce qui ne saurait nous surprendre dans la mesure où une telle impartialité convient parfaitement à la représentation de la justice. Tandis que nous pouvons certainement nous sentir effrayés par l’Injustice, la Justice ne suscite en nous aucune émotion particulièreJudith N. Shklar, Visages de l’injustice, trad. Jean Mouchard, Belfort, Circé, 2002, p. 148..
Justitia est une rabat-joie. Trump, en revanche, aboyeur de carnaval et Père Ubu incarné, capitalise pleinement sur ce stéréotype : il fait un doigt d’honneur à ces pinailleurs de démocrates et fait son cirque attisant sa base à coups d’inversions de la charge de la preuve, de faits imaginaires, de retournements de positionnements politiques, et de dérapages sans précédent des processus décisionnels politiques considérés comme sérieuxMe vient à l’esprit un sketch particulièrement drôle, avec Bill Burr et Kate McKinnon dans Saturday Night Live, sur les effets déstabilisants du Covid dans les relations sociales et les banales conversations quotidiennes (avec un sous-texte critique et politique évident). L’influence insidieuse du trumpisme sur l’inconscient y est visée de manière satirique dans un flot de lapsus révélateurs. Lorsque McKinnon confond les mots unpresidented et unprecedented (message subliminal : « On ne peut pas dire que nous ayons un vrai président en ces temps sans précédent de Covid »), ses amis prennent cette confusion pour un trait d’esprit. Et quand Burr appelle la période post-Covid noon normal (à la place de new normal), ils sont forcés de constater que le lien entre sens et langue s’est dissous. Conformément aux effets du clivage peuple/élite exacerbé par le trumpisme, la tension sur la terrasse atteint son paroxysme de violence lorsque Burr et McKinnon, exaspérés par leurs hôtes (socialement plus favorisés) et la correction de leurs malapropismes, fracassent leur verre de vin.. Hal Foster fait remarquer, lorsque Trump est à l’apogée de son pouvoir en 2018, quand la farce qui fait suite à la tragédie ne peut être dépassée que par une farce d’une plus grande ampleur encore, que « voir de nombreux Américains en quête de salut se tourner vers le FBI et la CIA montre à quel point la situation est sens dessus dessousHal Foster, « Père Trump », dans What Comes After Farce? Art and Criticism at a Time of Debacle, New York, Verso, 2020, p. 35. ».
L’État administratif « déconstruit », désormais tangible à travers les revers infligés aux lois anti-discrimination, à celles qui régissent le droit de vote, les droits reproductifs, la protection de la santé et de l’environnement, prend de plus en plus les contours d’une nouvelle Confédération, qui se définit par des mesures agressives, au service de la perpétuation du capitalisme racial indissociable du suprémacisme blanc et de la spoliation des territoires autochtones. Il s’agit d’un État qui recule à mesure que s’érige une forme d’originalisme constitutionnel radical (aidé par le formalisme juridique), qui sacralise, pour les justifier, des doctrines archaïques d’inégalité raciale, de répression sur la base du genre, de dépossession du droit de vote, de dissolution des frontières entre l’Église et l’ÉtatJudith Shklar critique le formalisme juridique qui chercherait à immuniser la philosophie du droit contre « les urgences sociales auxquelles elle est censée répondre » tout en dissertant sur les « notions et termes légalistes » de la théorie du droit qui seraient « entièrement conditionnés par des positions idéologiques ». Cet argument trouve écho actuellement au moment où la Cour suprême a recours au formalisme juridique comme prétexte à imposer une législation d’extrême droite en total décalage avec les positions de la plupart des citoyens sur les questions sociales. Voir Judith N. Shklar, Legalism, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1964, p. 223.. Il s’agit d’un État qui précipite la perspective d’une nouvelle guerre civile, déjà déclarée au sein des cours et tribunaux, ainsi que dans les rues, où des combats au corps-à-corps entre des militants des droits civiques et des milices armées tout imprégnées du « grand mensonge » [Big Lie] sont de plus en plus fréquents. Il s’agit d’un État qui précipite une crise que les constitutionnalistes redoutaient mais qu’ils ont magistralement échoué à prévenir, c’est-à-dire la délégitimation de la gouvernance dans l’intérêt public, gouvernance désormais au service de la tyrannie politique d’une minorité. À l’avant-scène des considérations qui vont suivre sur la « déconstruction » et son rapport à l’anarchisme alt-right, se tient le spectacle d’une guerre menée grâce à un arsenal de coupes budgétaires opérées dans le fonctionnement des cours et tribunaux, à travers ces États-dés-Unis [Disunited StatesJonathan Weisman, « Spurred by the Supreme Court, a Nation Divides Along a Red-Blue Axis », The New York Times, 3 juin, 2022. https://www.nytimes.com/2022/07/02/us/politics/us-divided-political-party.html, consulté le 21 juin 2024.].
Deuxième partie
L’anarchisme alt-right peut s’entendre à la fois comme point aveugle persistant et glitch inhérents à la pensée politique de gauche. Ces dernières années, la théorie politique de la gauche a fait la part belle aux assemblées issues de la société civile, aux mouvements sociaux radicaux (Occupy Wall Street, Black Lives Matter, Podemos, les Indignés, Nuit Debout, l’occupation de la place Syntagma, Femen, Fundación Grupo de Acción y Apoyo a Personas Trans, Decolonize This Place, parmi d’autres), ainsi qu’au pluralisme agonistique dont les antagonismes irréconciliables sont restés intacts (l’agonisme est un concept que Chantal Mouffe et Ernesto Laclau ont dérivé de celui d’« hégémonie expansive » que leur avait inspiré Gramsci, concept lui-même forgé contre le populisme post-politique où les clivages gauche-droite n’existent plusChantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, trad. de l’anglais par Pauline Colonna D’Istria, Paris, Albin Michel, 2018, p. 6.). La souveraineté populaire contre-hégémonique posée par Bonnie Honig, qui prend corps dans des actions réparatrices à petite échelle, a porté l’agonisme de Mouffe sur la scène de la vie quotidienne. Jacques Rancière, pour qui c’est de « politique » tout court dont il est question à l’heure de penser l’an-archie, donne un élan particulier à la pensée politique de gauche préoccupée par le « vide structuralJacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1998, p. 235. » ; selon Rancière, c’est précisément « l’absence de titre qui donne titre à l’exercice de l’arkhèIbid., p. 231. », c’est-à-dire qu’il puisse être le fait de n’importe qui en tant que sujet politique. Le principe de substituabilité radicaleNdT : « Le pouvoir du dèmos est le pouvoir de n’importe qui. C’est un principe de substituabilité infini » (Jacques Rancière, « La démocratie est-elle à venir ? Éthique et politique chez Derrida », Les Temps modernes, 2012/3-4, no. 669-670, p. 161). dans un gouvernement démocratique selon Rancière, fait écho à la formule an-archique spéculative de Lénine exprimée dans L’État et la révolution (1917) au sujet de la société communiste, de laquelle, précisément, l’État s’est retiré : « En régime socialiste, tout le monde gouvernera à tour de rôle et s’habituera vite à ce que personne ne gouverneVladimir Ilitch Lenin, L’État et la révolution. La doctrine du marxisme sur l’État et les tâches du prolétariat dans la révolution, Moscou, Éditions en langues étrangères, 1967, p. 138.. »
Rancière puise son « quiconque », ou « n’importe qui » comme principe de l’an-archie dans Les Lois de Platon, où ce dernier expose la procédure par tirage au sort établie à Athènes par ClisthèneJe m’inspire ici de la discussion sur Honig et Rancière par Arne De Boever dans Against Aesthetic Exceptionalism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2019. p. 75-77.. D’autres contributeurs ont joué un rôle de premier plan dans la théorisation de l’arkhè par la gauche. Parmi ceux-ci, Chantal Mouffe, Slavoj Zizek, Roberto Esposito, Michael Hardt et Antonio Negri, Stathis Kalyvas, par leurs travaux critiques sur la souveraineté et l’état d’exception chez Carl Schmitt ; Alain Badiou, avec le « surgissement événementiel » qui, en tant que tel, révèle le « vide de la situationNdT : « Tout processus de vérité commence par un événement ; un événement est imprévisible, incalculable. C’est un supplément à la situation. Toute vérité et donc tout sujet dépendent d’un surgissement événementiel. Une vérité et un sujet de vérité ne proviennent pas de ce qu’il y a, mais de ce qui arrive, au sens fort […] L’événement révèle le vide de la situation. Parce qu’il montre que ce qu’il y a était sans vérité. C’est à partir de ce vide que le sujet se constitue comme fragment du processus d’une vérité. C’est ce vide qui le sépare de la situation ou du lieu, l’inscrit dans une trajectoire sans précédent. Il est donc vrai que l’épreuve du vide, du lieu comme vide, fonde le sujet d’une vérité ; mais cette épreuve ne constitue aucune maîtrise. Tout au plus peut-on dire, de façon absolument générale, qu’un sujet quelconque est le militant d’une vérité » (Alain Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998, p. 58). » ; Giorgio Agamben et « la puissance purement destituante », espace indéterminé entre pouvoir constituant et pouvoir constitué, qui s’ouvre sur un nouveau champ de pensée politiqueVoir Giorgio Agamben, « Vers une théorie de la puissance destituante » (2013) republié dans lundimatin, 45, 25 janvier 2016. https://lundi.am/vers-une-theorie-de-la-puissance-destituante-par-giorgio-agamben, consulté le 21 juin 2024. NdT : « si on était capable de penser un pouvoir purement destituant, pas un pouvoir mais justement je dirais pour cela une puissance purement destituante, on arriverait peut-être à briser cette dialectique entre pouvoir constituant et pouvoir constitué » (Ibid.). ; Geoffrey Bennington, avec « la politique en déconstruction » [Politics in Deconstruction], une politique « digne de ce nom» ou « digne du nom »Voir Geoffrey Bennington, « Dignité de Derrida », Rue Descartes, 2014/3, no 82, p. 4., tributaire de l’aporie derridienne (elle-même indissociable de l’imprescriptible, de l’abyssal, de l’anti-fondationnel dans le sens heideggérien de GrundlosigkeitGeoffrey Bennington, Scatter 2: Politics in Deconstruction, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2021.).
Il serait évidemment contestable de gommer les particularités de chacune de ces théories complexes ou de les rassembler indistinctement sous la rubrique d’une politique de l’exceptionnel, de l’extraordinaire. Néanmoins, je considère qu’elles ont en commun un même effet suspensif : un engagement inconditionnel envers une politique où l’arkhè est fondée « en exception à toutes les logiques de la dominationJacques Rancière, op. cit., p. 236. » (tel qu’exprimé par Jacques Rancière dans les Dix thèses), qui rend possible la participation politique « de la part des sans-partIbid., p. 239. ». C’est sous cet angle théorique que j’appréhende l’arkhè dans Unexceptional Politics, un ouvrage qui expose les effets matériels et immatériels de la politique avec un « p » minuscule (ou « la politiqueEmily Apter, Unexceptional Politics, on Obstruction, Impasse and the Impolitic, Londres, Verso, 2018, p. 2, 10. »). L’analyse que j’y développe prend appui sur les micropolitiques de Gilles Deleuze et Félix Guattari, ainsi que sur leur concept fondamental de microfascismes, d’une grande pertinence aujourd’hui. Tandis que Deleuze et Guattari s’intéressent aux sociétés de contrôle et mettent en évidence les formes de pouvoir infra-politiquesJames C. Scott propose le terme « infrapolitique » dans ses ouvrages Les Armes des faibles (publication originale en anglais 1985 ; trad. Olivier Ruchet, Paris, Klincksieck, collection « Critique de la politique », 2024) et La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne (publication originale en anglais 1992 ; trad. Olivier Ruchet, Paris, Éditions Amsterdam, 2019) pour décrire des formes de résistance politique internes ou sous le radar, telles que les menus larcins, les commérages et rumeurs ou les petits actes de sabotage. Moreiras, en revanche, fait glisser l’infrapolitique dans le champ derridien/post-heideggerien, en le cadrant comme « objet de recherche » situé dans « l’interstice post-époqual, post-hégémonique et post-institutionnel entre langue et pensée » (Alberto Moreiras, Infrapolitics. A Handbook, New York, Fordham University Press, 2021, p. 66, 68). Pour Moreiras, l’infrapolitique lorgne du côté d’une politique de l’extériorité ou du sub rosa, de l’« en-plus » (extra) ou du « sub-cès » [sub-cess, qu’il forge sur ex-cess, « excès », voir Alberto Moreiras, « Infrapolitics: the Project and its Politics. Allegory and Denarrativization », Transmodernity, 2015]. L’infrapolitique est associé à la politique de l’exceptionnel, une politique radicalement déconstructionniste puisqu’elle est « a-principielle » (dans le sens où l’entendait Reiner Schürmann), c’est-à-dire qu’elle se situe au-delà [ou en deçà] de tout principe, de toute prescription ou de toutes prémices (voir Alberto Moreiras, op. cit., p. 64-68, 120-122, 172-182).qui coexistent parallèlement aux axes de pouvoir transversaux, je m’intéresse, pour ma part, à la substance matérielle et immatérielle de la politique politicienne (politicking), à son influence extrapolitique ainsi qu’à l’« extériorisationReiner Schürmann, Des hégémonies brisées, Bienne, Paris, Diaphanes, 2017, p. 215 [« volonté noétique d’extériorisation et d’aliénation »]. » de ce que Reiner Schürmann nomme les « instances thétiques » de la souverainetéIbid., p. 14.. La micropolitique comme « forme de politique non-exceptionnelleNdT : « Comme l’a observé Shigeru Taga, la relation Foucault-Guattari reste relativement peu étudiée, et je soutiens qu’une élaboration de cette relation importe quant à la manière dont la micropolitique, comme forme de politique non-exceptionnelle, diffère en tant que projet théorique de la politique non-exceptionnelle de la politique avec un « p » minuscule. » (Emily Apter, « Micropolitique moléculaire du désir », trad. Charlotte Taubel, La Deleuziana, 6, 2017, p. 82 [extrait traduit tiré de Unexceptional Politics, on Obstruction, Impasse and the Impolitic]). » recouvre tout à la fois la sophistique, la politique as usual ainsi que la politique derrière les portes closes et son lot de jeux d’influences et de tractations qui font les choux gras de la presse. Y trouvent place également les campagnes partisanes, les manœuvres parlementaires au même titre que les métadonnées relatives aux scrutins qui relèvent en général de ce que l’on nomme la science politique empirique. Progressivement, la micropolitique évolue vers le concept d’écosophie développé par Felix Guattari, qui désigne des habitats politiques à la fois écologiques et cognitifs, transcendant l’ordre du vivant et celui de la création, et qui résistent à toute désignation comme idéologie ou structure propre de pouvoir et de domination.
Lorsque j’expérimente les approches philosophiques qui se penchent sur les œuvres et désœuvrementsNdT : « the workings and unworkings of ordinary politics » fait référence aux notions d’« œuvre » et de « désœuvrement » empruntées par Jean-Luc Nancy à Maurice Blanchot : « le désœuvrement […] désigne le mouvement de l’œuvre au-delà d’elle-même, qui ne la laisse pas s’accomplir en un sens achevé mais l’ouvre à l’absentement de son sens ou du sens en général » (Jean-Luc Nancy, La communauté désavouée, Paris, Galilée, 2014, p. 27). de la politique de l’ordinaire, je ne perds jamais de vue la condition foucaldienne selon laquelle « ce dont nous avons besoin, c’est d’une philosophie politique qui ne soit pas construite autour du problème de la souveraineté, donc de la loi, donc de l’interdiction ; il faut couper la tête du roi et on ne l’a pas encore fait dans la théorie politique« Entretien avec Michel Foucault », dans Dits et écrits, tome 2, éd. Daniel Defert, François Ewald avec la collaboration de Jacques Lagrange, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 150. ». Le travail de Michel Foucault sur la microphysique du pouvoir cellulaire constitue, sans aucun doute, une avancée significative dans la bonne direction. De même que la condamnation par Lauren Berlant de l’état d’exception émanant du pouvoir souverain « en tant que condition et entrave à l’exercice de la justice », et l’exigence concomitante de définir de « meilleures façons de prendre en compte les activités consacrées à la reproduction de la vie ordinaire », ce qui inclut « d’une part, les fardeaux portés par la volonté contrainte qui épuisent les individus, dans la prise en charge du travail contemporain et sous les pressions domestiques, par exemple ; d’autre part, les activités telles que s’alimenter ou avoir des relations sexuelles, les activités de plaisir ou les moments suspendus pour soi-même, qui ne relèvent pas de la gestion du temps ou du pouvoir de décision et qui sont donc sans conséquence dans le répertoire de l’affirmation de soiLauren Berlant, « Slow Death (Sovereignty, Obesity, Lateral Agency) », Critical Inquiry, 33, Summer 2007, p. 755, 757. ».
Le fondement de la politique de l’ordinaire chez Lauren Berlant réside dans la théorie de l’affect. Mon approche personnelle, en harmonie avec la grammaire politique de la vie ordinaire, s’est construite sur des atmosphères, émanant d’expériences vécues, similaires à celles évoquées par Eve Kosofsky Sedgwick dans sa lecture de Proust : «des gouttes sans force […] saisies dans un remous de l’air troublé […] estompaient de leur molle vapeur la rectitude et la tension de cette tige, portant au-dessus de soi un nuage oblong fait de mille gouttelettesMarcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris, Gallimard, 1924, p. 77.». Associant ces phénomènes météorologiques « à la structure et au sentiment ancrés dans le quotidien, l’ordinaire, la réalité propres au mysticisme proustienEve Kosofsky Sedgwick, The Weather in Proust, éd. Johnathan Goldberg et Michael Moon, Durham, Duke University Press, 2011, p. 4.», Eve Kosofsky Sedgwick souligne au passage, avec Hayden White, la manière dont ils agissent en tant que «démonstration en miniature des tropes de la rhétorique historiographiqueIbid., p. 1-2.». La notion de météopolitique, ou thermocratie — qu’il s’agisse de pression barométrique comme mesure de l’oppression, de toxicité d’un environnement social, de rafales et tourbillons en tant qu’indicateurs de la direction dans laquelle le vent tourne, au sens du virage politique ou du raz-de-marée électoral — substitue l’événementialité à l’événement politique, ce dernier défini comme rupture, cassure, césure, autant de signes annonciateurs d’une démocratie ou d’un régime communiste sur le point d’advenirLa thermocratie chez Gilles Châtelet se rapporte à ce qui « fait éclater la politique en “microdécisions” […] un séduisant chaos-marché d’opinions se donne alors comme paramètre et comme thermomètre “naturels” — aptes à additionner les opinions pour les neutraliser —, comme s’imposaient le point fixe et la main invisible’ » (Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés, Paris, Gallimard, 2000, p. 42, 38).. L’atmosphère politique, l’événementialité, l’événement manqué, sont trois désignations qui s’inscrivent difficilement dans le vocabulaire (du) politique dérivé des concepts d’arkhè, de principium, de justicium, d’imperium, de telos, de katechon et d’Abgrund, parmi d’autres formes de locus amœnus de l’histoire de la philosophieLe risque d’un échec de l’événement, selon Edward W. Said, est au cœur d’une « anarchie Tory » dont les contours sont soulignés dans l’œuvre du satiriste Jonathan Swift : « nous sommes donc mis à l’épreuve par une œuvre qui existe, tout en y résistant, comme jugement négatif sur elle-même pour n’être pas advenue en tant qu’événement, ce qui aurait autrefois signifié son extinction et sa dispersion » (Edward W. Said, « Swift’s Tory Anarchy », dans The World, the Text and the Critic, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1984, p. 63).. L’écopolitique œcuménique d’Emanuele Coccia, ou sa « philosophie comme atmosphère » peuvent être invoquées ici. « Un idéal en porte-à-faux de l’atopie socratique », nous dit-il, « la pensée philosophique n’est nulle part mais partout. Comme une atmosphèreEmmanuele Coccia, « Like an Atmosphere », The Brooklyn Rail, septembre 2026. https://brooklynrail.org/2016/09/criticspage/like-an-atmosphere-philosophy-as-a-climate-of-knowledge, consulté le 21 juin 2024. ».
Désireuse de poursuivre le processus de recherche de dénominations nouvelles pour des concepts politiques anormés et des courants politiques embryonnaires, je vais maintenant développer ce que j’entends par politique glitch, telle qu’elle s’est manifestée à la faveur de l’anarchisme alt-right qui a émergé sous Trump. Je considère, et je ne suis pas la seule, que le trumpisme a offert une nouvelle tribune inattendue à des versions antérieures de l’anarchisme états-unien, indissociable des groupuscules racistes et anti-étatiques dont les théories, qui remontent aux écrits du fasciste allemand Ernst Junger dans les années 1920, trouvent écho auprès des nationalistes blancs d’aujourd’hui, et dont les pratiques — singulièrement les stratégies d’infiltration des mouvements anarchistes de gauche — inspirent les stratégies de sabotage visant les manifestations de Black Lives Matter ou des Antifa. Le limogeage de fonctionnaires sous l’administration Trump est une autre stratégie emblématique préconisée dans le petit manuel à l’usage de l’anarchisme national. Le vide ainsi créé au sommet de l’État a provoqué un véritable chaos, dans lequel Trump a tracé son chemin de main de maître. Il vient à l’esprit la définition de l’administration Trump donnée par Melissa Lane : une ἀναρχία, an-archie, au sens grec du terme en tant qu’« absence de commandement » ou « vide laissé par l’autorité qui a l’obligation de rendre des comptes » [vacuum of accountable power]. En outre, des prophéties catastrophistes sur un État qui manque à ses devoirs (portées par des récits hyberboliques de rupture historique qui se sont infiltrés dans les situations les plus ordinaires en les contaminant d’une anxiété symptomatique de crises en gestation) ont jeté de l’huile sur le feu de l’anarchie nationaleMelissa Lane relie la revendication creuse de « liberté » [freedom] portée par les insurgés du Capitole le 6 janvier 2021 à la conception platonicienne de l’anarchos comme démocratie « évacuée » ou « évidée ». Selon Melissa Lane : « Le Socrate de Platon affirme que les citoyens d’une démocratie en faillite sont influencés par des valeurs civiques déformées qui redéfinissent l’“anarchie” comme “liberté” ; il résume la construction démocratique en un mot, anarchos. Platon ne peut vouloir dire ici qu’aucun fonctionnaire n’a été installé : les démocraties dans la Grèce antique se choisissaient nombre de fonctionnaires par tirage au sort ou par scrutin, il en va de même de la démocratie décrite dans La République. Plutôt, le fait de relier la démocratie à l’anarchia pointe le manque de contrainte significative qui obligerait les citoyens à obéir aux fonctionnaires ou les fonctionnaires à utiliser leur pouvoir comme il est attendu. Dans cette perspective, les obligations légales et les devoirs afférents au statut de fonctionnaire peuvent, en fait, être évidés alors qu’ils sont suivis, de façon purement formelle, en pratique. La démocratie est en danger de devenir une sorte de jeu d’ombres dans lequel les fonctionnaires sont choisis et se réclament de leur statut mais, dans le même temps, méprisent les attentes les plus élémentaires qui en dérivent et, ce faisant, en sapent l’efficacité et le pouvoir. » (Melissa Lane, « Why Trump was the Ultimate Anarchist? », The New Statesman, 8 septembre, 2021. https://www.newstatesman.com/world/americas/north-america/us/2021/02/why-donald-trump-was-ultimate-anarchist, consulté le 21 juin 2024).. Pensons à la manière dont la notion d’absence de commandement, alimentée par des images d’alliances brisées et de chaos orchestré, tels que décrits par William Strauss et Neil Howe dans Le Quatrième Tournant, ce que les cycles de l’histoire nous enseignent sur l’avenir de notre sociétéWilliam Strauss et Neil Howe, Le Quatrième Tournant, ce que les cycles de l’histoire nous enseignent sur l’avenir de notre société, trad. Anne-Marie de Nailly, Hendaye, Valor Éditions, 2023., a été spectaculairement portée à l’écran par d’influents conseillers en communication, comme Steve BannonNdT : référence au film documentaire écrit et réalisé par Steve Bannon, Generation Zero (2010), où la crise financière est présentée comme le « quatrième tournant ».. Aux dires de Bannon, Trump serait « l’instrument brut(al) » [blunt instrumentVoir Ken Stern, « Stephen Bannon, Trump’s New C.E.O., Hints at His Master Plan », Vanity Fair, 17 août 2026. https://www.vanityfair.com/news/2016/08/breitbart-stephen-bannon-donald-trump-master-plan, consulté le 21 juin 2024. [NdT : Blunt instrument désigne un instrument contondant, dont la « brutalité » grossière, « brute », « mal dégrossie », imprécise serait, ici, au service d’une violence disruptive de grande ampleur, précise et tranchante mais camouflée.]], au service de l’ekpyrosis, ce cataclysme ravageur ou « Grand Événement » annonciateur du « quatrième tournantLinette Lopez, « Steve Bannon’s Obsession with a Dark Theory of History Should Be Worrisome », Insider, 2 février 2017. https://www.businessinsider.com/book-steve-bannon-is-obsessed-with-the-fourthturning-2017-2, consulté le 24 juin 2024. Voir aussi, « Ken Stern, Steven Bannon, Trump’s New C.E.O., Hints at His Master Plan », Vanity Fair, 17 août 2016. https://www.vanityfair.com/news/2016/08/breitbart-stephen-bannon-donaldtrump-master-plan, consulté le 21 juin 2024. ». De son côté, Albrecht Koschorke considère que ce caractère « brut(al) et camouflé », est potentiellement l’un des qualia les plus destructeurs de la déconstruction : « Les armes de la déconstruction, écrit-il, se sont avérées insidieusement brutales [blunt]. Les frontières idéologiques peuvent certes être démasquées en tant que constructions sans substance. Elles peuvent néanmoins se régénérer à l’infini, pourvu qu’elles soient soutenues par une volonté de puissance et qu’elles attirent les énergies collectivesAlbrecht Koschorke, « Facts Shifting to the Left: From Postmodernism to the Postfactual Age », PMLA, 134, 5, 2019, p. 1153. ». Toujours selon Albrecht Koschorke, la facilité avec laquelle la déconstruction succomberait à la volonté de puissance (et, ipso facto, se prêterait aux artifices des mises en scène politiciennes) la mettrait, de manière récurrente, sur la défensiveIbid..
Je reste sceptique face à l’idée que la déconstruction succombe si facilement à la volonté de puissance, ou qu’elle doive se tenir sur la défensive pour sa capacité à confondre les régimes de pouvoir-savoir des sociétés disciplinaires ; en revanche, je considère que c’est à cette lecture-là de la déconstruction que se sont arrimés les intellectuels idéologues alt-right Andrew Breitbart, Steven Bannon, et Julia Hahn (soutenus par les juristes de la Federalist Society tels que Leonard A. Leo et Neomi Rao), et qu’ils en ont fait le point d’ancrage de leur entreprise de sape des normes constitutionnelles et du fondationnalisme jurisprudentiel. Cette appropriation de la « déconstruction » — inscrite dans la perspective plus large d’une anti-mondialisation populiste — cadre avec l’analyse d’Albrecht Koschorke selon laquelle « une part croissante du discours politique de la gauche a été reprise à leur propre compte par ses opposants », à savoir l’appropriation par la droite des critiques formulées par la gauche à l’égard de la mondialisation, du néolibéralisme, et des modèles de représentation politique incarnés par l’establishmentIbid..
L’autre bible de Bannon, Le Camp des saints, écrit par Jean Raspail en 1973, et présenté [sur la couverture de la première édition en anglais] comme un « roman glaçant sur la fin du monde blanc » [A chilling account about the end of the white world], ajoute de l’eau au moulin de sa stratégie politique « déconstructionniste ». Bannon s’est inspiré de la représentation, déployée dans le roman, du chaos qui résulte de la guerre des races pour décrire la confusion générale résultant de l’imbroglio juridique qu’avait provoqué le décret présidentiel dit Muslim ban en 2017, les raids de l’agence de contrôle de l’immigration, et l’enfermement des demandeurs d’asile dans des cages à la frontière mexicainePaul Blumenthal et J. M. Rieger, « This Stunningly Racist French Novel is How Steven Bannon Explains the World », The Huffington Post, 6 mars, 2017. https://www.huffpost.com/entry/ steve-bannon-camp-of-the-saints immigration_n_58b75206e4b0284854b3dc03, consulté le 21 juin 2024.. De tels récits d’apocalypse politique, d’extermination eugéniste, de Croisades ainsi que de salut du chrétien blanc sont autant de narratifs morbides et sensationnalistes au service du projet aux consonnances bien plus feutrées de « déconstruire l’État administratif ».
Troisième partie
Lorsque j’ai lu pour la première fois, en 2016 dans la presse mainstream, l’expression « déconstruire l’État administratif » [deconstruct the administrative state], j’en suis restée bouche bée. Moi qui ai été formée à la théorie de la déconstruction, la voir ainsi extraite de son terreau originel, subtilisée et devenir le cheval de bataille de l’extrême droite m’a estomaquée. Le slogan s’en prenait ouvertement aux impôts, aux règlementations, aux accords commerciaux conçus, semblait-il, pour porter atteinte à la croissance économique et pour contrevenir à la souveraineté nationale. Bannon soutenait que le consensus politico-économique d’après la Seconde Guerre mondiale était un échec, et que cet échec était imputable aux « élites des côtes Est et Ouest », aux « institutions internationales » qui ont privé de leurs droits fondamentaux les « gens ordinairesVoir Philip Rucker et Robert Costa, « Bannon vows a daily fight for ‘deconstruction of the administrative state’ », Washington Post, 23 février 2017. https://www.washingtonpost.com/politics/top-wh-strategist-vows-a-daily-fight-for-deconstruction-of-the-administrative-state/2017/02/23/03f6b8da-f9ea-11e6-bf01-d47f8cf9b643_story.html » ; un euphémisme, apprendrait-on rapidement, pour désigner les nationalistes blancs, nombre d’entre eux rompus au suprémacisme blanc. Mais comment entendre le mot « déconstruction », qu’ils ont répété à l’envi pour asseoir leur déploiement idéologique de 2016 à 2017 (en l’occurrence, lorsque Bannon expliquait que les personnes choisies pour officier au sein du cabinet Trump « l’avaient été dans un but, à savoir, celui de déconstruire l’État administratifIbid.»)? Le recours à la « déconstruction » dans un but précis ou, selon des mobiles plutôt inquiétants, afin de priver la réalité de tout fondement et de dissocier l’État de la conception que nous en avons, est rendu possible grâce à l’insaisissable référent du terme lui-même. Il a servi de leurre politique, de relance permanente de la mise en question. Comment ce mot a-t-il, au juste, servi les intérêts du trumpisme ? Pourquoi s’est-il trouvé, lui et pas un autre, enrôlé pour alimenter le jargon destiné à servir la base républicaine ? Aussi, peut-on envisager la déconstruction comme glitch de l’anarchisme, susceptible dès lors d’être infiltrée par le trumpisme ? L’approche généalogique d’Albrecht Koschorke selon laquelle la théorie postmoderne et poststructuraliste, née dans la foulée de la décolonisation ainsi que de la volonté de déconstruire « des modèles de représentation symbolique du monde basés sur l’origine, le fondement, la présence, le sens, l’identité, le centre, l’unité, la raison et la vérité », en intégrant un nouveau « vocabulaire conceptuel qui privilégie les notions de décentrement, circulation et échange permanent, ainsi que celles de déplacement et retardement, de pluralisme et de relativisme », nous permet de mieux saisir dans quelle mesure l’heuristique reposant sur l’absence de fondement [ou l’absence comme fondement] [ungrounding], propre à la déconstruction, peut être récupérée de manière stratégique et opportuniste par la droite qui, dans le même temps, raille ses théoriciens, pour la plupart marxistes ou ancrés à gaucheAlbrecht Koschorke, art. cit., p. 1151.. De façon similaire, Andreas Huyssen relève comment la droite s’approprie les concepts de la gauche dans un texte où il révèle l’obsession d’Andrew Breitbart envers la théorie critique de l’École de Francfort, qualifiée par ce dernier de « racine de tous les maux qui affectent la politique contemporaine américaineAndreas Huyssen note : « En lisant l’ouvrage de Breitbart [Righteous Indignation] et en écumant les pages de Breitbart News, j’ai été surpris de découvrir l’obsession, aussi bien de Breitbart lui-même que de larges cercles d’Américains blancs suprémacistes pour l’École de Francfort, devenue leur bête noire » (Andreas Huyssen, « Breitbart, Bannon, Trump et l’École de Francfort », trad. de l’anglais par Philippe Mesnard, AOC, 27 février 2018. https://aoc.media/analyse/2018/02/27/breitbart-bannon-trump-lecole-de-francfort/, consulté le 21 juin 2024). Il situe cette obsession dans la continuité de l’histoire du nationalisme économique fasciste (qui repose sur l’exploitation de la peur que tout soit vidé de sens) et de l’entreprise concertée par les idéologues de droite depuis les années 1960 de rejeter leur « besoin d’un ennemi extérieur » sur la pensée critique de gauche. ».
Il est plus que probable que l’attrait singulier exercé par la déconstruction sur la droite soit en grande partie la conséquence de ce que le mot lui-même évoque la rupture, la dislocation d’un tout intact et fonctionnel, ou plus violemment, le déraillement volontaire des rouages de la gouvernance institutionnelle, peu importe les moyens. Appuyé par des théories conspirationnistes visant à galvaniser les troupes pour en finir avec l’« État profond » [deep state], l’appel à la déconstruction a permis tant la délégitimation de l’État de droit que la légitimation de tactiques de sabotage à l’œuvre au sein des systèmes complexes du capitalisme financiarisé et des plateformes politiques. Il s’agit ici d’exploiter la pulsion de mort de la souveraineté, dont Geoffrey Bennington attribue la paternité à Hobbes, selon lequel « la souveraineté est d’emblée vouée à l’échec et à la destruction, ce qui entraine inévitablement la dissolution ou la dispersion de l’État dans la guerre civileGeoffrey Bennington, op. cit., p. 213. ». Animée par l’esprit de nihilisme politique qui caractérise les mouvements anarchistes d’hier et d’aujourd’hui, autant que par la profusion de produits dérivés de la déconstruction — de la gastronomie moléculaire à la mode et à l’architecture déconstructivistes —, la droite, en s’appropriant le concept, est venue cueillir la gauche sur le flanc de la revendication d’une politique déconstructionniste définie par des « interventions contre-hégémoniques » et par les « luttes intersectionnelles pour la liberté et l’égalitéChantal Mouffe, op. cit., p. 51. ». Faisant fi du lien entre l’anarchisme et des actions telles que l’entraide, la solidarité et la coopération chères à Catherine Malabou, ainsi que du principe de « luxe communal » développé par Kristin Ross — je ne m’attarde pas ici sur les courants de pensée marqués, depuis le début du XIXe siècle, par Varlet, Maréchal, Babeuf, Blanqui, Godwin, Proudhon, Ramón de la Sagra, Ravachol, Louise Michel, Bakounine, Malatesta, Vaillant, Kropotkin, ainsi que Sacco et Vanzetti — le trumpisme a su, de façon plutôt habile, faire émerger un populisme anarchiste saturé d’hypermasculinité martiale et traversé par l’urgence à commettre des violences d’État contre les institutions, les normes et les lois démocratiquesLe président russe Vladimir Poutine a bien compris que la personnalité de Donald Trump, diagnostiquée « impulsive », « mentalement instable », « déséquilibrée » et en proie à un « complexe d’infériorité » (comme elle est décrite dans un mémo du Kremlin qui autorise les opérations d’ingérence dans les élections américaines en 2016) serait un atout majeur dans l’objectif plus large de déstabiliser le « système sociopolitique des États-Unis ». Voir Luke Harding, Julian Borger et Dan Sabbagh, « Kremlin papers appear to show Putin’s plot to put Trump in White House », The Guardian, 15 juillet 2021. https://www.theguardian.com/world/2021/jul/15/kremlin-papers-appear-to-show-putins-plot-to-put-trump-in-white-house, consulté le 23 juin 2024.. Pour McKenzie Wark, ce virage radical à droite était prévisible, puisque la conception de l’anarchisme développée par les trumpistes était « déjà infestée de thèmes réactionnaires, tels que le culte hyper-macho du combat éternel, dans lequel seul compte l’acte authentique d’une brutale affirmation de soi », et par l’attirance pour « une tradition scolastique pétrie de théories où des Nazis bien connus, comme Schmitt et Heidegger, sont traités avec un respect qui trahit l’altération d’une philosophie continentale en déclinWark McKenzie, « Communal Luxury », Public Seminar, Special Issue : Conservatism, 6 juin 2015. https://publicseminar.org/2015/06/communal-luxury/, consulté le 21 juin 2024. ».
Je réfuterai à nouveau l’idée selon laquelle la pensée anarchiste s’est trouvée pervertie par la philosophie continentale ou par les relectures de Schmitt ; je suis convaincue en revanche que le trumpisme a surexploité l’anarchisme dont la droite fait usage, c’est-à-dire, selon Donatella di Cesare, un anarchisme désormais indissociable de « sa propre ontologie répressive » qu’il s’est réappropriée au même titre que ses vertus de toxicité inflammableRemarque de Donatella di Cesare lors du colloque « Anarchē: Philosophy, Politics, and the Question of the Ground », organisé en ligne les 7 et 8 juillet 2021 par Facundo Vega et Damiano Sacco au Berlin Institute for Cultural Inquiry (ICI).. Voici comment Bonnie Honig résume la situation : « Trump a donné son nom à un cocktail toxique de misogynie, de xénophobie et de racisme puis a allumé la mèche. Ajoutez à cela un faible pour la célébrité et vous comprendrez les antécédents qui affectent l’AmériqueBonnie Honig, Shell-Shocked: Feminist Criticism after Trump, New York, Fordham University Press, 2021, p. xiii.. »
L’expression « déconstruction de l’État administratif » a contribué à allumer cette mèche, même si les raisons pour lesquelles cette expression s’est retrouvée au cœur de la politique déconstructionniste façon Trump relèvent toujours du mystère. D’aucuns estiment que c’est à Julia Hahn, journaliste pour Breitbart devenue responsable de la Communication de Trump, qu’il faut en imputer la responsabilité. En 2015 déjà, Julia Hahn citait Jean Raspail et le portrait au vitriol qu’il avait dressé d’un pape progressiste défenseur des migrants, pour dénoncer le pape François exhortant le Congrès à assurer la protection des réfugiésDans une longue exégèse (en particulier celle de la vision que Raspail offre d’une conquête de l’Europe par des migrants déferlant par vagues de réfugiés) publiée sur le site Breitbart en 2015, Julia Hahn présente le roman comme annonciateur d’une censure qui serait orchestrée par les médias progressistes : « Dans le roman, les médias refusent de relayer les informations sur les Occidentaux assassinés par les réfugiés ; les médias refusent de montrer les réfugiés sous un jour peu flatteur, pourtant réaliste ; et ils refusent de montrer la violence combative de certains d’entre eux […] Les médias actuels ressemblent à ceux décrits dans la dystopie de Raspail. Ce mois-ci, les médias mainstream [establishment media] ont refusé de relayer une vidéo montrant des réfugiés [dans une gare hongroise] qui jetaient de l’eau et de la nourriture sur la voie et qui s’en prenaient à des officiers de police. » (Julia Hahn, Breitbart, 24 septembre 2015. https://www.breitbart.com/politics/2015/09/24/camp-saints-seen-mirrored-popes-message/, consulté le 23 juin 2024).. Étudiante passionnée par la théorie critique pendant ses années à l’Université de Chicago, Hahn a rédigé son mémoire de fin d’études sur Freud, Foucault et Bersani avant de faire son entrée précoce dans le champ de la théorie lors d’une session au congrès de la Society of Psychoanalytic Inquiry organisée en 2013, présidée par Bernard Harcourt, spécialiste de Foucault et militant en faveur de l’abolition de la peine de mort. Il semble que Hahn ait fait le meilleur usage de l’enseignement précédemment reçu sur la déconstruction une fois venue grossir les rangs de l’équipe de Trump, afin d’y travailler, avec Bannon, à la confection d’une « marque déposée » d’autarchie-anarchie destinée à séduire l’électorat nationaliste blancLes liens entre Julia Hahn et le nationalisme blanc sont avérés dans des courriels, divulgués par Hatewatch et fuités par Katie McHugh, ancienne rédactrice à Breitbart News, qui révèlent ses échanges avec Peter Brimelow, fondateur du site haineux nationaliste blanc VDARE. (Voir Michael Edison Hayden, « Trump Official Brought Hate Connections to the White House », 21 août 2020, https://www.splcenter.org/hatewatch/2020/10/21/trump-official-brought-hate-connections-white-house, consulté le 24 juin 2024). Après son passage dans l’administration Trump, Julia Hahn a travaillé pour Paul Nehlen, suprémaciste blanc de longue date, soutenu par Trump (il s’est présenté, sans succès, aux élections législatives comme candidat du Wisconsin) et tenant de l’accélérationnisme [d’extrême droite] qui prétend « accélérer » la chute de la démocratie occidentale afin de hâter l’avènement d’un État ethnique blanc. Les podcasts de Paul Nehlen appellent ouvertement à la violence de masse et distillent des messages anarchistes alt-right (« C’est nous qui allons la démolir, cette façade néolibérale que nous sommes en train de cerner »). Julia Hahn s’est investie dans la campagne électorale de Paul Nehlen, et son travail de communication l’a aidé à consolider sa base au niveau national. En janvier 2021, elle est devenue responsable de la communication pour le sénateur du Tennessee Bill Hagerty, fervent défenseur de la thèse du « grand mensonge » [Big Lie, selon laquelle la victoire de Joe Biden en 2020 aurait été « volée »].. On peut dire que la politique déconstructionniste de Hahn et Bannon se situe aux antipodes de « la politique en déconstruction » de Geoffrey Bennington. Politics in Deconstruction est en effet le sous-titre de Scatter 2, dont la thèse, envisagée de façon maximaliste, repose sur l’argument suivant : « Il ne s’agit pas de déconstruire la politique ou d’introduire la déconstruction en politique, mais de penser la politique en déconstruction dès le départ, ce qui est une autre façon de dire qu’elle doit être lueGeoffrey Bennington, op. cit., p. 28. » (l’original souligne).
Penser la politique en déconstruction poursuit l’entreprise d’une politique philosophique « digne du nom » portée au début des années 1980 par Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe (entre autres) au Centre de recherches philosophiques sur la politique. Facundo Vega en poursuit l’ambition avec ses recherches sur « la politique de l’extraodinaire ». Le modèle du « retrait du politique », situé contre le néolibéralisme et le socialisme de compromission de la politique mitterrandienne, est l’une des contributions et préoccupations majeures du Centre. La non-souveraineté, la communauté désœuvrée, le droit d’avoir des droits, la cosmopolitique, l’hospitalité à l’égard des frontières, la justice raciale, ainsi que les signes annonciateurs d’une démocratie ou d’un communisme sur le point d’advenir, ont suscité des débats intenses, la plupart débouchant sur la notion d’une politique du « ni-niNdT : « Ce qui résiste est le caractère irréductible de l’allo. “Ni-ni” doit exclure toute espèce de médiation. » (Jean-Luc Nancy, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », art. cit.). » sans possibilité de médiation. Néanmoins, tout iconoclastes qu’elles soient, ces interventions relèvent davantage du champ de la théorie politique classique que, disons, des ouvertures créées par les incursions deleuzienne et guattarienne dans l’anarcho-vitalisme, qui ont considérablement infléchi la pensée politique de l’époque. Plus récemment, la déconstruction en politique est identifiée à l’an-archie réévaluée par Catherine MalabouNdT : Malabou emprunte à Emmanuel Levinas le concept d’« an-archie » (voir Emmanuel Levinas, « Humanisme et an-archie », dans Humanisme de l’autre homme, Paris, Fata Morgana, 1972). qui conçoit cette dernière comme « la plus plastique de toutes les théories politiques », dépourvue de principes premiers et génératrice de créations et actions préfiguratrices dont les formes conceptualisées peuvent être formulées à l’aide des structures tropologiques de la critique : aporie, antinomie, désarticulationVoir Catherine Malabou, Au voleur ! Anarchisme et philosophie, Paris, PUF, 2022. NdT : Selon Malabou, l’anarchisme se définit par son « ontologie plastique » (ibid., p. 362). Elle cite Bakounine qui proposait de définir l’anarchisme comme une « véritable force plastique », en laquelle « aucune fonction ne se pétrifie, ne se fixe et ne reste irrévocablement attachée à une personne ; l’ordre et l’avancement hiérarchiques n’existent pas, de sorte que le commandant d’hier peut devenir subalterne aujourd’hui ; aucun ne s’élève au-dessus de, ou s’il s’élève, ce n’est que pour retomber un instant après, comme les vagues de la mer (Bakounine, cité par Malabou dans ibid., p. 361)..
Giorgio Agamben, nous le savons, donne une importance toute particulière à la « désarticulation » :
Le système politique occidental résulte du nouage de deux éléments hétérogènes qui se légitiment et se donnent mutuellement consistance : une rationalité politico-juridique et une rationalité économico-gouvernementale, une « forme de constitution » et une « forme de gouvernement ». Pourquoi la politeia est-elle prise dans cette ambiguïté ? Qu’est-ce qui donne au souverain (au kyrion) le pouvoir d’assurer et de garantir leur union légitime ? Ne s’agirait-il pas d’une fiction, destinée à dissimuler le fait que le centre de la machine est vide, qu’il n’y a, entre les deux éléments et les deux rationalités, aucune articulation possible ? Et que c’est de leur désarticulation qu’il s’agit justement de faire émerger cet ingouvernable, qui est à la fois la source et le point de fuite de toute politiqueGiorgio Agamben, « Note liminaire sur le concept de démocratie », dans Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd et al. (dir.), Démocratie, dans quel état ?, Paris, La Fabrique, 2009, p. 9. ?
La désarticulation est une condition de la philosophie anti-fondationnalisteVoir le questionnement de Heidegger sur l’Abgrund : « Pourquoi, c’est-à-dire quel est le fondement ? De quel fondement l’étant est-il issu ? Sur quel fondement se tient l’étant ? Vers quel fondement l’étant se dirige-t-il ? » (Martin Heidegger, op. cit., p. 15)., le prélude à une politique déconstructionniste de la « dispersion », de la « diversité de tactiques » (transposée en une « diversité d’esthétiquesVoir « Inside and Outside ; Infrastructures of Critique », dans Andreas Petroissiants et Jose Rosales (dir.), Diversity of Aesthetics, Vol. 1, New York, Emily Harvey Foundation, 2021. » par l’artiste et activiste Nitasha Dhillon), au service d’une « critique infrastructurelleMarina Vishmidt, « Between Not Everything and Not Nothing : Cuts toward Infrastructural Critique », dans Maria Hlavajova et Simon Sheikh (dir.), Former West: Art and the Contemporary After 1989, Cambridge, MA, The MIT Press, p. 265-269. Marina Vishmidt associe la critique infrastructurelle à une forme de potentiel destituant, accessible à travers une « ouverture » ou « fente » dans les relations de pouvoir habituelles qui régissent les relations sociales : « l’infrastructure est faite de temps dans la mesure où l’infrastructure est ce qui se répète ». Cette répétition est normalisée en intégrant la routine et lorsqu’elle cesse de fonctionner, une ouverture se fend à sa surface — à travers laquelle l’histoire et les relations de pouvoir peuvent être aperçues. Pensez à la crise financière mondiale ; pensez à la crise sanitaire liée à la contamination au plomb de l’eau à Flint ou à Détroit. La répétition transcendantale est abstraite (capitalisme, mépris de classe, racisme antinoir) et la répétition infrastructurelle est à trouver dans les conditions matérielles de possibilité (réglementations de captives d’assurance et de réassurance, canalisations en plomb, privatisations) qui maintiennent les relations sociales sous une certaine forme pour un certain temps (ibid., p. 265-269). Marina Vishmidt insiste pour lire « infrastructure » de façon littérale comme une forme « loquace » de matérialisme politique : « Une lecture littérale d’“infrastructure” comme ponts, tunnels, ou égouts est donc irrévocablement liée à sa fonction en tant que locus d’abstraction sociale. C’est pour cette raison, pourrions-nous avancer, que, par exemple, le parc immobilier américain, dangereusement détérioré, offre l’une des meilleures illustrations de la passéité [formerness] de l’“Occident” comme théodicée progressive, arasé par l’extraction nécrocapitaliste, alors qu’il exerce toujours une capacité disproportionnée à projeter la violence sur le monde et ses résidents. Une infrastructure détruite est loquace [broken infrastructure is loquacious]. » (Ibid., p. 266). » décoloniale. La désarticulation ouvre la voie/voix au « grondement commun » de Jean-Luc Nancy :
La révolte ne discourt pas, elle gronde. Que veut dire « gronder » ? […] C’est grogner, mugir et rugir. C’est gueuler, c’est murmurer, marmonner, râler, s’indigner, protester, se fâcher à plusieurs. On grogne plutôt seul, mais ça gronde en commun. Le commun gronde, c’est un torrent souterrain, ça passe dessous en faisant tout tremblerJean-Luc Nancy, « Grondement commun », Lignes, 2, n° 41, 2013, p. 114..
Le tremblement de la révolte qui « ouvre des espaces de sens » donne sa voix à l’anarchie.
Si les idéologues de Trump n’ont guère mieux saisi les subtilités de la désarticulation et du désœuvrement [en français dans le texte] essentiels à l’appréhension de la déconstruction en politique que les nationalistes blancs n’ont compris la théorie critique de la race, il fait cependant peu de doute qu’ils soient parvenus à mobiliser la puissance du terme « déconstruction » au service de l’obstruction, de la disruption, du sabotage et de l’interférence/ingérence. Les actions menées et revendiquées à l’époque d’Occupy Wall Street, de l’affaire Snowden, des Yes Men, des Anonymous, de Wikileaks et du Comité invisible (parmi d’autres) ont été transformées par la droite en piratages industriels de données financières et en cyberguerre supportée par l’État.
Le logiciel malveillant du groupe cybercriminel Cozy Bear, à l’origine d’un vaste piratage par son introduction dans le flux des réseaux sociaux (et comptes Internet) pendant la campagne présidentielle américaine de 2016, a finalement servi les mêmes intérêts que l’armée de trolls de Trump qui a nourri de manière virale quantité de mèmes et de tweets de désinformation et a porté atteinte au fonctionnement même des institutions. Maîtres dans l’art d’interférer dans les campagnes électorales, les followers the Trump et ses facilitateurs au Congrès ont souscrit au dada des « faits alternatifs » et aux directives tout droit sorties de QAnon. Ils ont réussi à déjouer un système de récompenses pour les entreprises, récoltées grâce à des calculs algorithmiques sur les clés de validation des réclamations. Ils ont su contourner les balises disposées sur leur chemin par la partie adverse par de fausses fake news induisant une terrible confusion mentale combinée à l’obstruction parlementaire classique menée par Mitch McConnell (chef de file des sénateurs républicains) et par le procureur général Bill Barr qui, au nom du département de la Justice, a cyniquement caviardé le rapport Mueller sur l’ingérence russe dans la campagne présidentielle de 2016.
L’obstructionnisme trumpien s’apparente à « la politique Bartleby », issue de la formule célèbre « je préfèrerais ne pas (le faire) » [I would prefer not to], prononcée par le protagoniste éponyme de Herman Melville dans Bartleby le scribe (employé de Wall Street) quand une tâche lui est confiéeVoir Emily Apter, op. cit., p. 102-120. Le livre, publié en 2018 (à mi-mandat de Trump), inclut un glossaire de toutes ces petites obstructions.. « La politique Bartleby » désigne les manières dont la brutalité de la force souveraine est grossièrement mise en œuvre [blunted] (eh oui, encore ce mot-là !) par des ruptures discursives.
La « politique Bartleby » s’exprime, dans les faits, par des occupations physiques, la désobéissance civile, la résistante passive, l’objection consciente et le rejet du « système », au nom de la « véritable » démocratie. Néanmoins, elle évoque aussi la stasis procédant du blocage [stuckness] : par l’obstination à affirmer sa volonté en dehors des cadres institutionnels d’agentivité et de décision politiques, par les discours politiques vides de sens qui normalisent le sabotage (en l’occurrence, le recours abusif à l’obstruction parlementaire par flibuste), ou encore par la confusion semée, au moment d’établir des choix rationnels, par quantité de slogans trompeurs et mensongers. Cette dernière méthode a gagné de l’importance en tant que stratégie politique vers la fin de la présidence de Trump. Nous pourrions dire que QAnon a inversé les câbles d’alimentation : au connectivisme logique basé sur les faits s’est substituée la simple mise en relation conspirationniste. La conséquence n’a pas été un changement de signal à proprement parler, mais plutôt une sorte de court-circuit, ou glitch, qui a ouvert la voie à l’identification projective et au déni de réalité qui en découle. Tout à coup, des visions apophéniques de monstres — des satanistes pédophiles peuplant les pizzerias de Washington DC et les couloirs du Capitole — ont débridé l’imagination à coups de revenge-porn, de justice divine occulte et de sédition meurtrière. En a émergé une convergence des viralités — par les voies organique, cybernétique, médiatique, politique – une politique glitch – identifiable sous les traits d’un vaste piratage de la démocratieAlors même que je termine cet article, ce piratage est en passe d’être constitutionnellement renforcé par un arrêt de la Cour suprême en Caroline du Nord. Les juges, en majorité d’extrême droite, pourraient décider d’un redécoupage électoral [modification partisane des frontières des circonscriptions, ici selon une répartition démographique ethnique, partisan gerrymanders] qui affaiblirait considérablement le pouvoir législatif de l’État, ouvrant ainsi la voie à une disruption brutale du processus électoral et réduisant à néant la possibilité d’un décompte des voix juste et légitime..
Le mot glitch — qui devient, de plus en plus, un catalyseur de concepts dans le champ théorique contemporain — est défini par certains dictionnaires comme une sorte de glitch en soi ; il s’agirait d’un terme yiddish, qui aurait fait son entrée dans le monde anglophone par l’intermédiaire de John Glenn en 1962. Dans Into Orbit, mémoires rédigés après sa navigation en orbite terrestre, Glenn utilise le terme glitch pour désigner le pic de tension qui survient lorsqu’un circuit électrique subit rapidement une importante élévation de la tension (qui entraine une panne du circuit). Glitch serait un emprunt du terme yiddish glitsh (de glishn, « glisser » ou « planer », dérivé du vieux haut allemand glitan, « planer/glisser » ou « endroit glissant »), que Glenn aurait repris après l’avoir entendu prononcé par des ingénieurs en aéronautique de la NASA. Le terme est ensuite passé dans le langage courant des technologies médiatiques, un mot fourre-tout pour désigner toute une batterie de dysfonctionnements : bruits statiques, images enneigées, incompatibilités de formatage, mauvaises traductions algorithmiques, etc. En « s’échappant par pulsation hors de différents nœuds électriques (ordinateurs, serveurs, etc.), codant des erreurs dans les protocoles numériques et révélant la matérialité intrinsèque à tous les outils de construction technologique », le glitch est ainsi devenu synonyme d’infiltration, à la manière du mouchard ou de la taupe dans « Qui est la taupe ? », dont le rôle est de saboter le jeuLisa Fitzgerald, Digital Vision and the Ecological Aesthetic (1968-2018), Londres, Bloomsbury, 2021, p. 103, 105, 109..
L’essai de Legacy Russell Glitch Feminism, ou effets glitch dans le féminisme, nous donne l’espoir que la tactique micropolitique de l’interférence, de l’interruption, du beugue, du déraillement (y compris par la présence de corps transgenres dans les structures sociales hétéronormatives) pourrait se voir réappropriée par la gauche afin de combattre le sabotage de la réalité à l’œuvre par QAnon ainsi que la tactique échec et mat orchestrée par les McConnell et autres Barr au nom de Trump. Nous enjoignant à ne pas rester les bras croisés face à la destruction des droits civiques qui protègent les femmes, les minorités, les sans-papiers, les victimes de l’incarcération de masse, Legacy Russell donne une portée politique au glitch, en tant que réaction immunitaire du corps social. Ceci nous rappelle le parasite de Michel Serres, avec comme point de départ des rats (inspirés des Fables de La Fontaine), qui font leur banquet de la nourriture de l’hôte qui, alerté par les bruits des parasites, va parasiter à son tour le banquet des rats ; une relation parasitaire symbolisée par la catégorie politique, plutôt énigmatique, des « festins interrompus ». Le parasite, précise Michel Serres, « invente du nouveau. Il capte une énergie et la paie en information. Il capte le rôti et le paie en contes. […] Il dit une logique jusqu’à ce jour irrationnelle, il dit une nouvelle épistémologie, une autre théorie de l’équilibre. Il diagonalise les ordres et les choses, les états de choses, solide et gazeux. […] Il invente la cybernétique[1] Michel Serres, Le Parasite, Paris, Hachette, collection Pluriel, 2014, p. 72.. »
Le parasite de Legacy Russell est un cyber-ver luisant glitch, un « indicateur que quelque chose ne tourne pas rond […] [u]n moteur de voiture qui a des ratés ; un ascenseur qui s’arrête entre deux étages ; une panne de courant généralisée sur la villeLegacy Russell, Glitch Feminism. A Manifesto, New York, Verso, 2020. ». « Un corps qui refuse qu’un pronom lui soit assigné ou qui s’avère indéchiffrable par le langage binaire », explique Russell, « est un corps qui refuse d’exécuter la partition. Cette non-exécution est un glitch. Ce glitch est une forme de refusIbid., p. 8.. »
La politique glitch adopte la même attitude de refus et tire profit des failles du système (à la manière d’un kludge, qu’il rafistole, en quelque sorte). Le refus de s’identifier à un genre, à une individualité humaine, ou à un objet générique, produit des « communautés imaginées » [imagined communities] — de robots, de cyborgs, de corps non binaires — qui bricolent et improvisent avec ce qu’elles ont sous la main. Néanmoins, la leçon que nous devons tirer de l’insurrection contre le Capitole est la facilité avec laquelle cette position de refus [refusalism] et ces modes d’improvisation ont été accaparés. Les assaillants se sont effectivement emparés de tout ce qu’ils avaient sous la main — battes de base-ball, béquilles, drapeaux, sticks de hockey, cornes, fourrures, capes et bonnets — pour prendre d’assaut le bâtiment du Capitole et ses défenseurs humains. Le corps glitch non conforme s’est retrouvé paré des atours MAGA, avec ses innombrables insignes fascistes arborés par les groupes anarchistes étatsuniens tels que les Proud Boys, les Boogaloo, les Oath Keepers, le Patriot Front, et les Three Percenters. Trump nous a donné à voir la vulnérabilité de la politique glitch face à sa récupération hostile par l’extrême droite. Il nous a également montré que le glitch en politique est indissociable de l’art politique de l’ingérence, du piratage et du sabotage de l’État, de l’heuristique de l’auto-déconstruction, de l’auto-obstruction et de l’auto-immunité (à laquelle Bennington fait référence lorsqu’il parle de politique « digne de ce nom »), et de ruptures historiques mineures qui privent l’événement de telos. Beaucoup l’ont vu venir, mais peu étaient préparés à cet anarchisme alt-right soutenu par l’État, qui hurlait Antifa ! Antifa !, tout en pointant dans le viseur les lois et les normes, et qui continue de manipuler les fantasmes destructeurs d’une « base » sans fondement.