Je pars. Il ne s’agit pas de changer de lieu, mais de temps. Je pars comme beaucoup tentent de le faire, pour enfin s’arracher à notre époque, quitter la modernité et vraiment habiter notre nouveau présent, quel que soit le nom que l’on lui donne : anthropocène, capitalocène, plantationocène, entropocèneInès Saragosa, « L’Entropocène : pour une anthropologie de la catastrophe planétaire », Les Temps qui restent, n°1, mars-juin 2024., olympianocènePatrice Maniglier, « Abolir le sport », Les Temps qui restent, n°2, juillet-septembre 2024. Pour une liste des noms proposés pour caractériser notre époque, Clémence Hallé et Anne-Sophie Milon, « The Infinity of the Anthropocene : A (Hi)story with a THousand Names », in Bruno Latour et Peter Weibel, Critical zones: The science and politics of landing on earth, MIT Press, 2020.… Mais on ne quitte pas la modernité sur simple décision. Cette époque est un régime qui perdure, et nous y sommes engluésPatrice Maniglier, « Des Temps Modernes aux Temps qui Restent : histoire et avenir d’une revue, histoire et avenir du monde », Les Temps qui restent, n°1, mars-juin 2024.. Je pars, mais je n’(y) arriverai pas.
Je pars, et il ne s’agit pas d’un acte spatialA moins qu’on ne le considère dans les spatialités qui durent, comme celles esquissées par Jeanne Etelain, « Un espace qui dure : le tournant spatial de l’Anthropocène », Les Temps qui restent, n°1, avril-juin 2024., plutôt d’un processus long et difficile. Il faudra enquêter sur tout ce qui nous tient, nous retient dans la modernité : je pars en tâtonnant. Accompagnés de camarades chercheurs, nous allons mener une enquête sur « ce passé qui ne passe pas »Ibid.. Avec un objet : un système agricole hérité de la modernité, aujourd’hui confronté à « l’intrusion de Gaïa »Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, résister à la barbarie qui vient, Paris, La Découverte, 2009.. Avec des questions, sur l’entrechoquement du local et du planétaire, que nous avons élaborées ensemble lors de précédents travauxAlexis Gonin, Jeanne Etelain, Patrice Maniglier, Andrea M. Brighenti, ”Terrestrial Territories: From the Globe to Gaïa, a New Ground for Territory”, Dialogues in Human Geography, 2024.. Et un terrain, pour commencer, parmi tant d’autres possibles : le Nivernais, dans le département de la Nièvre, au centre de la France.
Egaré dans une géographie désorientée
Un besoin pressant de géographie est exprimé pour nous resituer sur TerreBruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Paris, La Découverte, 2021. : situer les acteurs, les processus, les relations et les systèmes. Situer les choses quelque part non plus sur, mais bien dans une « face de la Terre »Philippe Pinchemel, Genevière Pinchemel, La face de la Terre, Paris, Armand Colin, 1997 (5ème édition). bouleversée par les déséquilibres du nouveau régime climatique. Nous situer dans cette fine épaisseur, la zone critique, où les processus socio-économiques interagissent avec les processus biophysiquesJérôme Gaillardet, La Terre habitable, ou l’épopée de la zone critique, Paris, La Découverte, 2023 et «La Grande Désynchronisation», Les Temps qui restent, n°1, avril-juin 2024.. Reprendre quelques questions fondamentales de la discipline (où ? pourquoi ici et pas ailleurs ?), pour effectuer une « gaïagraphie »Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit leçons sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.. Ces demandes opportunes tombent pourtant mal : nous sommes, nous géographes, un peu désorientés, je crois, dans cette nouvelle époque. Nous sommes héritiers du grand schisme nature/ société que nous avons massivement adopté dans les années 1980, jusqu’à ce qu’il structure notre discipline dans une dichotomie forte entre géographie humaine et géographie physique, deux sous-disciplines qui ne parviennent plus guère à échanger. Nous voilà désarmés, déstabilisés et, oui, désorientés par le changement d’époque. Nous avions pourtant toutes les ressources pour décrire et analyser les processus à la fois socio-éco-politico-biophysiques qui animent le mondeLaurent Lespez, Simon Dufour, «Les hybrides, la géographie de la nature et de l’environnement», Annales de géographie, 2021, Vol.737, N°1, 58‑85.. Mais nos outils, nos méthodes, nos concepts, nos terrains sont éparpillés. Ma discipline, au sens d’institution, est l’un de ces multiples héritages de la modernisation. Elle a été structurée pour comprendre un environnement vu comme décor des activités humaines, dont les ressources étaient exploitées, les contraintes surmontées, les milieux aménagés. Il faut se départir de ces logiques, être, par méthode, un peu indiscipliné : nombreux sont les travaux à aller dans ce sensParmi d’autres exemples, Raphaël Mathevet, Sangliers. Géographies d’un animal politique, Arles, Actes Sud, 2022. Ou Simon Dufour, Laurent Lespez, Géographie de l’environnement. La nature au temps de l’Anthropocène, Malakoff, Dunod, 2020., mais là encore, c’est un effort laborieux. Se départir, préalable pour pouvoir partir.
Redécouvrir l’ailleurs ici, chercher le lointain tout proche.
Autrefois, je m’étais efforcé de partir au plus loin, vers ce qui pour moi était le bout du monde : Poykoro, Mangodara, Barani, Samorogouan. A l’époque, ces noms résonnaient comme les ailleurs de la « vraie » géographie, des noms inconnus aux saveurs tropicales qui nous faisaient rêver dans les amphis de l’université. Je suis allé en Afrique, dans les savanes sahélo-soudaniennes de l’Ouest du Burkina Faso. Quitter les villes, poursuivre les pistes rouges de latérite qui s’effilochent en sentiers et se perdent loin dans les brousses. Tout près des frontières, là où elles ne sont plus des limites mais des espaces, quand elles s’effacent et perdent leur sens, recouvertes de sable et de poussière, tordues par les lits des marigots à sec. Pour moi, il n’y avait pas plus lointain, pas plus étranger. J’étais arrivé. La plupart de ces espaces sont aujourd’hui investis par des groupes terroristes, perdus pour les États et leurs acteurs. A l’époque, je suis revenu de ces lointains en titubant, embarrassé des oripeaux du postcolonialisme. Revenu de mes égarements en n’ayant rien trouvé, peu compris. J’ai beaucoup trahi, de promesses et d’amitiés.
L’époque est nouvelle : il faut repartir, autrement. Pas de grands desseins, pas de lointains horizons. Pas d’avion, moins de carbone. Je suis revenu en France, m’immerger dans ma culture et dans ma société : à tort certainement, je pense avoir plus de légitimité pour agir ici que là-bas.
Partir, demeurer, s’égarer. Mes lectures ont mûri l’intuition que pour quitter notre monde, s’arracher à notre temps, il faut rester où nous sommes. Atterrir, quelque part dans la Terre, pour justement enquêter sur la dimension terrestre des systèmes d’activité qui nous font subsister.
Faire simple, enquêter dans des endroits ordinaires s’est pourtant d’emblée avéré difficile. J’ai pris une carte de France des espaces agricoles.
Je ne savais pas où aller, c’est une situation ridicule pour un géographe. J’ai examiné les possibilités multiples, essayé d’ériger des critères de choix. Je ne voulais pas de ces «territoires de projet» où des gens formidables expérimentent de nouvelles formes d’agriculture et d’alimentation, en démontrant par la pratique et leur engagement que d’autres mondes sont possibles : sur ce sujet, mes collègues chercheurs avaient massivement investi la Drôme, l’Ardèche, le périurbain montpellierain, les contreforts sud du Massif central. Il me fallait des situations ordinaires, des espaces banals, des dynamiques difficiles, des angles morts non encore enquêtés. Comme si la destination n’avait pas d’importance. J’ai pressenti l’Aisne, cela me semblait un excellent inexploré. J’ai essayé sans y parvenir de nouer des contacts. Je parcourais la carte de France comme ces lecteurs débutants, qui suivent de leur doigt hésitant les lignes du texte. Mauvais départ, mauvaise méthode, mauvaise échelle. Alors j’ai partagé à des chargés de missions dans les collectivités territoriales les intentions de notre petit groupe de chercheurs. Beaucoup m’ont répondu, ils comprenaient ce que notre petite équipe avait commencé à faire. Nos questionnements rencontraient des préoccupations réelles, nos premiers terrains nous avaient suggéré de bonnes problématiques.
Partir en marge
Je pars finalement dans la Nièvre.
Pourquoi ici et pas ailleurs ? Un peu par hasard, il faut bien que je l’avoue. Pourquoi pas, en fait. A priori, le choix semble excellent. Reprenons notre géographie à partir d’éléments préliminaires (et à ce titre destiné à être précisés, et certainement corrigés, dans la suite de l’enquête). Le Nivernais pourrait être caractérisé comme une marge. La région se situe au-delà de la tombée du très grand bassin parisien. Si le territoire rural de la Puisaye, quelques dizaines de kilomètres plus au nord, connait encore le dynamisme apporté par la néo-ruralité et le tourisme qui soutiennent la diversification vers une économie présentielle, ces flux urbains restent modestes dans le Nivernais. Trop loin de Paris, trop loin de Dijon, trop loin des grands axes, trop loin du littoral. L’autoroute A77 relie Nevers, la préfecture, à l’axe structurant de l’A6, mais s’arrête là. Le train Paris - Clermont-Ferrand, une des lignes les plus vétustes du réseau national, fait une halte dans ce petit nœud ferroviaire. En périphérie du département, Nevers offre ainsi une faible centralité de ville en déclinAchille Warnant, Le «problème des villes moyennes» : l’action publique face à la décroissance urbaine à Montluçon, Nevers et Vierzon (1970-2020), thèse de doctorat en géographie, Paris, EHESS, 2023. ; d’ailleurs, les campagnes où je vais sont hors de cette petite centralité. Clamecy, et dans une bien moindre mesure encore, Varzy et Corbigny sont des petits bourgs ruraux du nord du département qui organisent les mobilités rurales. Ils partagent les problématiques des espaces en dépriseAnton Paumelle, « Vieillissement et attractivité migratoire des bourgs ruraux en France », L’Espace géographique, 51(1), 22-39, 2022. : fermeture des services publics et des commerces, déclin démographique, vieillissement de la population. Les dynamiques de néo-ruralisation n’y sont pas absentes, mais de façon plus sporadique qu’ailleurs, dans le Morvan voisin notamment, plus pittoresque. Entre le massif du Morvan et la moyenne vallée de la Loire, le Nivernais semble à l’écart, hors de l’influence de Dijon, parent pauvre de la grande région Bourgogne-Franche-Comté.
Interstice entre deux grands bassins agricoles, le très productif bassin parisien céréalier, et le bassin bovin du Massif Central, le Nivernais est une région agricole qui est restée à l’écart des dynamiques de spécialisation exclusive. C’est une région d’élevage bovin allaitant, mais dans laquelle la spécialisation est moins marquée que dans la zone charolais plus au sud. La polyculture-élevage subsiste. Les sols marneux et argileux sont consacrés aux prairies, les calcaires aux cultures végétales.
Le nombre de bovins est important (environ 25 vaches au kilomètre carré contre 12,5 humains au kilomètre carré dans la communauté de commune Brinon-Tannay-Corbigny), l’élevage est néanmoins extensif.
La course au productivisme, la grande modernisation agricole entamée dans les années 1960 a malgré tout atteint ces confins : un espace marginal, mais tout de même mondialisé. Seules les exploitations les plus grandes subsistent. Le modèle est celui d’un élevage naisseur, les veaux sont vendus pour être engraissés, principalement en Italie. Mais la demande en viande baisse, il est devenu d’autant plus difficile de valoriser la qualité du charolais que les labels géographiques qui ont permis de mettre en avant des produits spécifiques dans d’autres régions de marge sont ici mal reconnus. Les acteurs de la filière ne semblent pas parvenir à s’organiser pour valoriser une production locale. Un peu à l’inverse de la success story du Comté, à l’autre bout de la région Bourgogne-Franche-Comté.
Marge spatiale, marge économique, le Nivernais sera mon point de départ pour cette enquête. Depuis 2019, trois sécheresses particulièrement marquées ont fait du dérèglement climatique une préoccupation partagée. Un système d’élevage en crise, un territoire qui ne trouve pas vraiment d’autres relais de développement, de fortes inégalités socio-économiques, un héritage encombrant de la modernité, des acteurs prêts à bouger mais quelque peu désemparés face aux mutations planétaires et aux contradictions héritées : Gaïa a « fait intrusion » dans le Nivernais, et à ce stade, c’est tout ce qui m’intéresse pour commencer l’enquête.
Changer de monde, refaire de la géographie
Les enjeux semblent à la fois territoriaux et planétaires : c’est ce qui semble nouveau et stimulant à la petite équipe de chercheurs avec laquelle je travaille. Plus d’eau, trop d’eau : c’est en lien avec le dérèglement climatique. Trop de bioagresseurs, plus assez de pollinisateurs ? C’est en lien avec Gaïa. Nous allons chercher la Terre dans le Nivernais, et cela ne sera pas si évident de la trouver. Dans la congruence du territoire et de la planète, nous allons enquêter sur le terrestre : qu’est-ce que Gaïa fait aux acteurs locaux de l’agriculture ? L’émergence d’enjeux planétaires territoriaux participe-t-elle d’une recomposition socio-politique de la gouvernance agricole locale ? Autour de nouveaux enjeux, comment les lignes de clivages se redessinent-elles ? Assiste-t-on aux prémices de l’émergence de « classes géosociales »Bruno Latour, Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, Paris, La Découverte, 2022., de nouvelles coalitions où pourraient se jouer autrement la transition écologique des systèmes agricoles et alimentaires ? Le projet est dit de recherche-action participative. D’abord décrire, décrire, décrire, pour tenter de comprendre. Puis partager, construire avec les acteurs de terrain des nouveaux savoirs sur leur territoire tel qu’il est transformé par le dérèglement climatique. Par la suite, un jour peut-être, activer de nouvelles formes de mobilisation, et confier aux acteurs le soin d’élaborer une stratégie de transition en forme de trajectoire de reterrestrialisation, une stratégie ambitieuse et spécifique au territoire. C’est cette enquête que je voudrais relater dans le carnet de terrain que j’ouvre ici.