Montez sur vos oreilles : à l’écoute des pratiques
Ce podcast est consacré à celles et ceux qui, aujourd’hui, investissent et réinventent des pratiques existantes (le maraîchage, la manifestation publique, la panification, le dressage, etc.), ou bien redécouvrent et s’approprient des activités anciennes devenues invisibles ou minoritaires (la traction animale, le moulinage des grains, le magnétisme, les fêtes agraires, les pratiques vocales, etc.). Il y a dans ces actions qui souvent tâtonnent, bricolent, apprennent en échouant, qui s’accompagnent aussi souvent d’un travail d’enquête (par exemple quand les outils ou les gestes ont disparu), l’écho actuel de ce que Michel de Certeau appelait, il y a plus de quarante ans, les arts de faire. Il s’agissait alors de mettre au jour la créativité du quotidien, les opérations par lesquelles les usagers de la langue, de l’espace public ou de la cuisine domestique s’appropriaient ces activités communes, braconnaient secrètement la parole, la marche ou l’alimentation, créaient au lieu de consommer.
L’idée dont nous voudrions ici tirer le fil est que ces arts de faire s’appliquent aujourd’hui aux pratiques agricoles, artisanales, militantes, thérapeutiques, scientifiques, etc., des pratiques qui sont majoritairement réglées par des normes, des politiques publiques, des administrations, des syndicats et des flux monétaires, mais que des personnes (des usagers au sens de de Certeau) n’ont pas renoncé à transformer, soit en les réinventant de l’intérieur, soit en redécouvrant des techniques en partie disparues, et souvent les deux ensemble.
Pour prendre un exemple, remplacer le moteur (thermique ou électrique) par la traction animale (chevaux ou ânes) transforme radicalement l’activité qu’elle est censée servir (d’élevage, de fermage, de maraîchage ou de sylviculture) : il faut trouver ou fabriquer de nouveaux outils (autrement dit les bricoler) ; il faut apprendre à travailler avec des animaux et selon leur rythme (bricoler encore) ; mais cela a aussi d’autres conséquences, moins prévisibles, comme celles de développer une autre relation au sol (dont on se met à sentir les qualités) et aux entours (dont les sons cessent d’être couverts par le bruit des moteurs), ou de s’allier à d’autres personnes et à d’autres groupes (éleveurs qui développent d’autres relations aux animaux, collectifs d’agriculteurs engagés dans ces techniques de trait, consommateurs qui privilégient les circuits courts et le maraîchage sans intrants). Un écart – remplacer une technique par une autre, apprendre à faire autrement et à faire sans savoir faire – peut affecter durablement une forme de vie et transformer radicalement une pratique (ici agricole).
Ces actions peuvent être très différentes les unes des autres mais elles ont toutes une chose en commun : elles expérimentent. Elles répondent à un problème souvent multidimensionnel (non seulement ceux posés par les conséquences de l’usage du tracteur mais plus généralement les formes de vie et de société qu’il détermine) en travaillant pas à pas : enquêter, poser des fins réalisables (en changer si nécessaire), bricoler, faire des essais (et donc des erreurs), nouer des alliances nouvelles, etc. Les résultats mettent du temps à venir mais le changement, lui, est immédiat : car pour expérimenter il faut au préalable modifier radicalement le cadre et les conditions de la pratique en question, changer d’air si l’on peut dire, ce qui ici revient à poser une simple question : que se passerait-il si l’on arrêtait le tracteur ?
Ces expérimentations ont une dimension éthique (c’est toujours soi qu’on finit par transformer) mais elles ont aussi une dimension politique, si l’on entend par politique, à la suite du philosophe américain John Dewey, toute activité qui a des conséquences sur des personnes qui n’y sont pas directement engagées (comme c’est le cas par exemple de l’agriculture industrielle et notamment de son usage des produits phytosanitaires). Expérimenter consiste alors à agir sur cette activité, soit de l’extérieur soit de l’intérieur, de manière à ce que ces conséquences changent de nature : ce qui a des effets éthique (comme on l’a vu) et politique (le problème devient public et donc l’affaire de tous). En expérimentant sur des activités publiques (au sens de Dewey), on fait de la politique (sans le savoir tout en le sachant).
Un des principes de cette approche par le faire est de rendre les pratiques égales, de déposer toute idée de hiérarchie, par exemple entre pratiques artistiques et artisanales, ou entre pratiques de gouvernance (s’auto-organiser) et de manifestation (occuper l’espace public). On peut ainsi faire d’une serre dédiée à la culture maraîchère une installation sonore sensible aux variables environnementales ou associer maraîchage et arts corporels (où, par exemple, bêchage, semis, arrosage et cueillette deviennent l’occasion d’exercices d’attention proprioceptive aux gestes). Il ne s’agit pas de nier les différences entre les pratiques mais d’ouvrir le champ de leurs articulations possibles, qui sont, comme on le verra, très nombreuses.
(L’image de couverture est extraite de : Celle qui a tourné dix mille fois sept fois sa langue dans sa bouche, Laura Sellies et Amélie Giacomini, 2020, performée par Anna Gaïotti. Nous les remercions d’avoir autorisé son utilisation.)
Travailler avec des ânes et des chevaux : éthique et poétique de la traction animale
Faire le choix de la traction animale ne consiste pas seulement à remplacer un moteur par un autre, une machine par du vivant. C’est un choix qui transforme profondément la pratique, ici de maraîchage et de polyculture. Il faut trouver ou fabriquer un outillage adapté et surtout apprendre à travailler avec des chevaux et des ânes, s’adapter à leur rythme et à leurs besoins. Les trois agriculteurs que nous avons rencontrés témoignent de ces transformations : des relations nouvelles qu’ils ont développées avec le sol (auquel on devient sensible) et l’environnement immédiat (qui devient audible), mais également des liens qu’ils ont noués avec des personnes et des groupes qui partagent et soutiennent leur pratique.
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Le cheval compagnon ou de l’amitié interespèce : entretien avec Pauline Preston
Comment faire du cheval un compagnon ? Comment élever sans dresser (et débourrer sans abîmer) ? Comment faire en sorte qu’il (ou elle) puisse exprimer ce qu’il (ou elle) ressent ? Comment construire une relation qui soit (effectivement) réciproque ? Ce sont quelques-unes des questions que se pose Pauline Preston depuis qu’elle s’occupe des chevaux des autres, mais ce sont aussi des questions qu’elle pose depuis longtemps à ses deux juments. Un entretien mené chez elle, dans l’Allier.
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