Libérer le sport

Peut-on défendre le sport sans faire le jeu des logiques délétères de notre modernité ? Peut-on faire et regarder du sport sans devenir nationaliste, capitaliste, sexiste, … ? Dans cette article, Mathieu Watrelot répond par l’affirmative : les sports sont trop inventifs, trop endurants, trop dynamiques, ils restent rebelles à leurs instrumentalisations et pourraient même exprimer un potentiel émancipateur précieux si on les aidait à se délivrer des logiques de domination qui les étouffent. Ce texte est écrit en réponse à la proposition d’abolir le sport faite dans le numéro 2 des Temps qui restent ; il propose d’en faire plutôt un allié.

« Je lui répondis : Adimante, dans la situation présente, nous ne sommes poètes, ni toi ni moi, mais fondateurs de cité. Aux fondateurs il convient de connaître les modèles suivant lesquels les poètes doivent composer leur récits ; s’ils s’écartent de ces modèles en composant, il ne faut pas les laisser faire. […]
Ne disions-nous pas, en effet, qu’à moins d’être doué d’un naturel exceptionnel, personne ne peut jamais devenir un homme de bien si les jeux de son enfance n’ont pas été placés dans un environnement de qualité, et s’il ne s’est pas appliqué à toutes les activités qui y concourent ? Avec quelle superbe on foule aux pieds tous ces principes, sans aucunement se préoccuper de la nature des activités susceptibles de former pour les tâches politiques celui qui s’y destine, alors qu’on est respecté si on consent seulement à déclarer qu’on s’accorde avec les tendances de la masse ! »

PlatonPlaton, La république, 378e-379a et 558b.

Précédemment dans Les Temps qui restent.

Le 15 juillet dernier, Les Temps qui restent consacrait un dossier aux Jeux olympiques, dans lequel je publiais un article sur le sport, « « Plus vite, plus haut, plus fort » : les Jeux olympiques sont-ils un culte de la performance ? ». Je m’y demandais pourquoi les sportives et les sportifs s’acharnent à faire toujours mieux, mieux que leurs adversaires ou mieux de quelques centimètres ou de quelques dixièmes de seconde. L’enjeu était de savoir si cette recherche de la performance sportive est l’effet du mode de production capitaliste et si les athlètes se comportent comme des travailleuses et travailleurs exploité·es et aliéné·es. C’est ce que soutient le courant sociologique appelé « la théorie critique du sport », dont je discutais les thèses. Contre cette théorie, je proposais de définir le sport comme un jeu avec le corps et faisais valoir que la recherche de la performance n’est que le moyen du jeu lui-même. Car il me semble que l’intérêt premier du sport n’est pas dans la valeur d’une performance, mais dans l’intensité corporelle que la recherche de cette performance procure. L’athlète, en effet, s’efforce essai après essai de faire converger de mieux en mieux les différentes parties de son corps, en y faisant circuler le plus aisément une énergie motrice efficace. C’est parce que l’athlète est ainsi technicien·ne de soi que le sport permet un épanouissement du corps et de l’esprit dont le travail en régime capitaliste n’offre pas la possibilité : le sport désaliène.

J’écrivais cet article parce qu’il me semblait que le sport, pourtant si présent dans la vie de beaucoup, ne trouvait pas en philosophie suffisamment d’attention. Pour cette même raison, je suis heureux que cet article ait suscité la réponse critique et argumentée de Patrice Maniglier et que le sport soit devenu objet de débat au sein des Temps qui restent. Dans « Abolir le sport », Patrice Maniglier a mis au jour dans mon article un certain nombre d’équivoques et même l’insuffisance de certains de mes arguments. Dans le sport, remarquait-il, je n’ai pas distingué la pratique et l’institution. J’aurais été quelque peu idéaliste en faisant l’éloge de la pratique « sportive » et en supposant que celle-ci peut exister de tous temps et en tous lieux, car le « sport » nomme une institution moderne qu’il faut abolir pour rendre les pratiques à leur diversité et à leur inventivité. Surtout, j’aurais négligé de prendre en compte dans l’institution sportive l’ampleur de sa dimension spectaculaire ainsi que l’effet puissant de dépolitisation que le spectacle sportif exerce sur les masses (et il est vrai que j’avais parlé de celles et ceux qui font du sport et de ce que le sport leur fait, mais presque pas de celles et ceux qui le regardent). Or, en montrant la beauté d’une pratique sans prendre la mesure de la violence de son institution, j’aurais tenu la position d’un réformiste qui n’a pas encore perdu ses illusions sur la capacité de l’institution à être améliorée, au lieu d’affirmer celle du révolutionnaire lucide. Pire, comme l’autrice d’Autant en emporte le vent, j’aurais avoué ma nostalgie pour un projet de société — et de Terre — sur le déclin et dont il faut accélérer la fin. Alors que les temps qui restent se raccourcissent sans cesse, je répéterais en somme, en me berçant d’illusions, que « demain est un autre jour ».

Avec « Abolir le sport », la critique radicale du sport retrouve une vigueur qu’elle avait peut-être perdue et Patrice Maniglier rétablit un mot d’ordre d’une grande force. Je ne me rallie pas à ce mot d’ordre — je pense plutôt qu’il faut libérer le sport et en faire un allié — mais, face à une adversité aussi combative, me voici obligé d’élever mon niveau de jeu (le sport n’ayant pas encore été aboli, j’en profite pour faire une dernière métaphore sportive). C’est pourquoi je me propose de répondre ici aux questions importantes que j’avais laissées sans réponses, mais en y apportant, on s’en doute, des réponses toutes autres que celles de l’auteur d’« Abolir le sport ».

Introduction : le sport est-il une institution ?

Si l’on devait penser que le sport est une institution plutôt qu’une pratique, et une institution moderne qui plus est, on devrait se dire aussi que cette institution conforme nécessairement les activités physiques « sportives » à la vie moderne et nous fait donc participer bon gré mal gré à ce que la vie moderne peut avoir de plus délétère. On peut comprendre dans ce cas qu’il faille « abolir le sport ». Mais la dichotomie pratique/institution est-elle véritablement la plus adéquate pour comprendre ce qu’est le sport et pour évaluer ses effets sur nos vies ?

Je n’avais guère distingué la pratique sportive de l’institution sportive parce que cette distinction ne me paraît pas permettre de bien poser le problème. La principale raison à cela, c’est qu’il ne semble pas si facile de distinguer pratique et institution, ni donc d’en appeler à la pratique contre l’institution. Cela serait certes possible dans le cas d’un jeu « libre » sans but défini, et il en irait supposément ainsi lorsque des enfants jouent en improvisant constamment : alors, il ne serait pas nécessaire d’instituer un lieu ou un temps pour la pratique, ni des règles, ni de procéder selon des manières de faire. Il en va autrement pour le sport. Il est vrai que je m’étais intéressé au sport comme pratique, puisque je m’étais demandé ce qu’on fait quand l’on fait du sport, mais mon raisonnement n’était pas pour autant l’analyse d’une pure pratique. Au contraire, je faisais valoir que le sport est une pratique inséparable d’institutions.

D’abord, dans une large mesure, les institutions sportives sont les conditions de possibilités des pratiques sportives. Pour s’adonner à une pratique sportive, une série de conditions est en effet nécessaire.

  • Il faut déjà se mettre d’accord, seul·e ou à plusieurs, sur un but à atteindre (courir cent mètres le plus rapidement, marquer le plus de buts, etc.). C’est une institution d’une première sorte.

  • Puis on établit des règles qui norment la façon dont les mouvements corporels peuvent se faire (ne pas pousser les adversaires qui courent à côté, ne pas toucher le ballon de la main quand on n’est pas gardien·ne, etc.) ; ce sont des institutions d’une deuxième sorte, des institutions minimales qui permettent de s’adonner à la pratique de tel ou tel sport, qui se sont décidées formellement ou non à certains moments (ainsi, au début du XXème siècle, de l’interdiction du saut à pieds joints dans le saut en hauteur olympique) et qui continuent d’évoluer au fil du temps (ainsi des modifications régulières des modalités du tir au pied dans le rugby) — et on ne change pas ces règles instituées sans changer le sport en question, plus ou moins radicalement.

  • Les techniques qu’emploient les athlètes sont elles aussi des institutions, parce qu’elles instituent les bonnes manières de faire dans la pratique elle-même, de même que les habitudes du quotidien, par exemple celle de se dire bonjour en se serrant la main, sont des institutions qui se retrouvent de manière immanente dans nos pratiques (c’est ce qui explique que les pratiques ne soient pas novatrices par elles-mêmes, mais, en sport, en revanche, les techniques auxquelles il s’agit de s’habituer doivent être contractées de nouveau à chaque entraînement — en détruisant les autres — et sont même vouées à être bientôt remplacées par des techniques plus convergentes).

  • Pour pratiquer son sport, il faut aussi des temps et des lieux, un certain équipement plutôt qu’un autre, des méthodes d’entraînement, des moyens de diffusion, etc.

  • Ce sont en général les clubs et les fédérations sportives qui formalisent les règles et décident des temps et des lieux de la pratiques : un club, une fédération, ce sont des institutions supplémentaires, qui coordonnent les autres, des institutions d’institutions.

Abolir indifféremment toutes ces institutions sportives, ce serait risquer de faire disparaître la pratique sportive elle-mêmeCe n’est pas ce que souhaite Patrice Maniglier et c’est pourquoi, me semble-t-il, il propose surtout d’abolir les méga-évènements sportifs et leur retransmission en direct..

Les institutions sportives conditionnent donc les pratiques sportives. Dans le même temps, cependant, les pratiques sportives conditionnent leurs institutions. Les sports me paraissaient en effet avoir pour raison ultime des montées spécifiques en intensité corporelle obtenue par la recherche de la performancePar exemple, pour le cas du saut en hauteur que je prenais comme cas d’étude, et plus précisément pour la technique du rouleau dorsal, la sensation de s’envoler en douceur que décrit Deborah Brill dans son autobiographie, et d’être traversé de la tête au pied par l’énergie de son propre élan. Mais il faut imaginer que chaque sport propose une expérience corporelle particulière. ; or, ce sont ces expériences singulières — que les institutions sportives rendent possibles — qui sont à notre avis les raisons principales des choix conscients ou non d’instituer les différents sports de telles ou telles manières. La pratique génère ainsi pour une large part ses institutions. Parce qu’ils pratiquaient intensément la course à pied, les Grecs de l’Antiquité avaient une piste, une ligne de départ et une ligne d’arrivée, des « couloirs » marqués, un système pour éviter les faux départs, un arbitre, différentes courses en fonction des distances parcourues, une tribune avec un public, etc. Parce que nous pratiquons aussi la course à pieds, nous avons des institutions très similaires. L’institutionnalisation d’un sport tire une logique propre de la pratique de ce sport et ne dépend donc pas entièrement de logiques sociales extrinsèques — ni de la seule modernité. Mêmes des éléments qui semblent externes à certains sports peuvent leur être intrinsèques en réalité. Par exemple, l’évaluation du niveau de jeu ne sert pas nécessairement à imposer dans le sport une hiérarchie sociale ni à satisfaire l’obsession capitaliste pour la performance : le classement de chaque athlète ou de chaque équipe (ou le système des ligues) leur permet d’abord de n’être pas confronté·es à des adversaires trop faibles ou trop forts contre lesquels il serait inutile ou vain d’intensifier sa pratique, et c’est pour la même raison que les grimpeurs et grimpeuses instituent des modalités de cotation pour leurs voies. Quelle ne pourrait pas alors être notre déception si, après avoir appelé les sportives et les sportifs à développer une pratique « sportive » ailleurs et autrement en rompant avec toutes les institutions sportives — à « faire sécession », en somme —, nous voyions ces libres pratiquant·es reproduire spontanément des institutions parmi les plus contraignantes.

Pratique et institution me semblent indissociables en fait comme en droit, mais le rapport de la pratique et de l’institution dans le sport n’est cependant pas si harmonieux ni définitif qu’il ne laisse du jeu entre l’un et l’autre (au sens d’un défaut de serrage, cette fois). C’est dire que tout sport, ancien ou moderne, est bricolé. On appréhendera mieux ce point en considérant l’invention bien documentée du basketball — un sport pourtant créé « exprès ».

James Naismith, l'inventeur du basketball, s'exerçant avec sa femme Maude Evelyn Naismith.

Le basketball est l’invention du Canadien James Naismith, lui-même gymnaste, joueur de football canadien, de lacrosse, de rugby et de football lorsqu’il étudiait à l’Université de McGuill à Montréal. Devenu professeur d’éducation physique à la YMCA de Springfield, dans le Massachussets, il lui est demandé par sa direction, lors de l’hiver 1891, de trouver une occupation athlétique qui n’oblige pas une classe de garçons turbulents à aller affronter le blizzard extérieur pour se défoulerCf. Keith Myerscough, « The game with no name: the invention of basketball », International Journal of The Hitory of Sport, 1995.. Ces étudiants furent d’abord ennuyés par une version modifiée de football américain, probablement parce que ce qui peut faire la joie de ce sport — l’affrontement physique, les courses-poursuites et les passes longues — était interdit par les nouvelles règles et l’espace confiné du gymnase. Sans l’expérience corporelle au cœur de la pratique, les institutions n’étaient plus soutenues et s’écroulaient. L’enjeu, pour Naismith, c’était d’inventer un sport collectif d’intérieur dont les mouvements étaient à la fois suffisamment contenus pour que ses impétueux étudiants ne puissent pas se blesser mais suffisamment énergiques pour qu’ils trouvent l’occasion d’une expérience corporelle stimulante. Un tel sport n’existait peut-être pas encore. Passant en revue les sports institués de son temps, Naismith jugea que ce qui était préférable, c’étaient les passes courtes effectuées à la main, comme au rugby, sans doute parce qu’elles diminuaient le nombre de chocs entre les joueurs et n’avaient pas la puissance qu’ont les tirs au pied ; mais le ballon de football, de par sa forme ronde, rendait les rebonds plus prévisibles et donc moins dangereux que ceux des ballons de rugby. Peut-être est-ce la nécessité d’empêcher les joueurs de se ruer dans les murs du gymnase qui a commandé de reprendre au football et au lacrosse la localisation d’un but en un point central de chaque ligne adverse. Mais en cherchant à réduire encore le contact physique et la possibilité de tir dangereux, Naismith eu l’idée d’un but sans gardien qui s’interpose, comme dans le jeu du Duck-on-a-rock auquel il jouait enfant, et plus encore d’un but situé en hauteur pour que les joueurs non plus ne s’interposent pas, et enfin d’un but horizontal dans lequel on marque grâce à un tir parabolique moins dommageable. C’est pourquoi il demanda au concierge de l’établissement s’il pouvait lui trouver deux boîtes qu’il suspendrait à la balustrade de la galerie du gymnase. Le premier match de basketball fut donc joué un jour de décembre 1891, à neuf contre neuf, avec un ballon de football, quelques règles d’origines diverses et deux paniers de pèches dont les fonds n’avaient pas encore été retirés. James Naismith avait tout d’un Victor Frankenstein et sa créature risquait bel et bien de ne rester qu’un corps sans vie sur la table d’opération où avait été tentée la monstrueuse synthèse : « Hé bien, je n’avais pas assez [de règles] et c’est là que j’avais fait une grosse erreur. Les garçons ont commencé à se tacler, à se donner des coups de pieds et à s’empoigner. Ça a fini en mêlée générale sur le sol du gymnase. Avant que je puisse les séparer, l’un des garçons était assommé, plusieurs d’entre eux avaient des yeux au beurre noir et l’un d’eux avait une épaule disloquée. C’était un meurtre, assurément.Extrait d’un entretien radiophonique du 31 janvier 1939 pour l’émission « We the people » (New York, Gabriel Heatter), retrouvé par Michael J. Zogry de l’Université du Kansas : « Well, I didn’t have enough and that’s were I made my big mistake. The boys began tackling, kicking and punching in the clinches. They ended up in a free-for-all in the middle of a gym floor. Before I could pull them apart, one boy was knocked out, several of them had black eyes and one had a dislocated shoulder. It certainly was murder. » Je traduis.» Le monstre, pourtant, avait donné signe de vie : les étudiants insistaient pour rejouer. Naismith modifia alors ses règles et interdit que le joueurs courent avec la balle (le basketball, à ses origines, ne permettait pas de dribbler les adversaires) ; plus aucun joueur ne fut blessé. Bricolé à partir d’institutions préexistantes, testé en pratique et reparamétré en conséquence, le jeu était devenu une machine qui fonctionnait sans être auto-destructive et dont le progrès technique par convergence ne faisait que commencer.

On le voit, les pratiques et les institutions sportives s’entremêlent si bien au cours d’une longue histoire, et de façon si complexe, qu’il ne paraît guère possible de les séparer radicalement. Si l’institution sportive est un « nœud », comme le suggère Patrice Maniglier dans son article, c’est un nœud gordien, et le trancher d’un coup d’épée, comme Alexandre, c’est rendre inutilisable le char dont il liait les différentes parties ensemble. Si cela m’attriste, c’est parce que conquérir l’Asie m’intéresse moins que de s’adonner à des courses de char. Il me paraît qu’il est préférable de garder noué le nœud gordien de la pratique et de l’institution, de l’Antiquité et de la modernité, de l’exercice et du spectacle sportifs, mais en devenant assez habiles dans le maniement de l’attelage pour pouvoir tracer une autre route.

La description liminaire qui précédait, et qui visait à se faire une idée concrète de ce que sont les pratiques et les institutions du sport, n’est pas frontalement opposée à celle qu’en donnait Patrice Maniglier (qui est probablement d’accord avec l’idée qu’il n’y a pas de pratique absolument sans institution ni l’inverse, ainsi qu’avec l’idée de bricolage). Elle est cependant sensiblement différente et l’est sans doute suffisamment pour que je doive répondre autrement aux questions qui étaient posées dans « Abolir le sport » et qui organiseront la suite de cette article : le sport est-il l’invention de la modernité, ou bien les Grecs de l’Antiquité faisaient-il du sport eux aussi ? Aujourd’hui, au temps d’une modernité en crise, on peut peut-être encore faire du sport sans se désintéresser des problèmes du monde, mais, si on en regarde, n’adhère-t-on pas idéologiquement à un spectacle qui nous dépolitise ? Après avoir répondu à ces deux questions, en conclusion, je me demanderais encore comment, plutôt que d’abolir le sport, nous pouvons chercher à en faire un allié.

I. Les Grecs faisaient-ils du sport ?

Dans mon article, je nommais « sport » le concept qui permettait de penser un ensemble peut-être infini de pratiques instituées — mais il ne faudrait appeler ainsi que l’institution qui aujourd’hui organise et rend visible un tel jeu. « [Les Grecs de l’Antiquité] pratiquaient des exercices physiques codifiés et agonistiques, ils allaient au gymnase, honoraient ceux qu’ils appelaient des athlètes, mais, non, ils ne faisaient pas de sport.« Abolir le sport », ibid.  » Cette thèse est censée prévenir un idéalisme naïf qui universaliserait le sport à toute l’humanité, passée et présente, sans prendre en compte la dangereuse singularité de la modernité capitaliste occidentale. Je chercherai pourtant à la réfuter en présentant une première série d’arguments, car parler de sport pour l’Antiquité ou pour d’autres cultures n’aboutit pas nécessairement à nier toute altérité ; cela peut être au contraire le meilleur moyen de saisir des différences dans toute leur subtilité.

Argument du langage courant. Ce que je disais du sport ne me semble pas éloigné de ce qu’il signifie dans le langage vernaculaireLes concepts d’activité physique ou d’expérience corporelle sont en revanche trop généraux (la marche est une activité physique sans être nécessairement sportive ; la simple baignade ou le bronzage sont déjà des expériences corporelles mais pas encore des sports).. On parle en effet de « sport » métaphoriquement dès qu’il s’agit de produire un effort corporel soutenu (« C’est du sport ! ») et littéralement lorsque cet effort est ludique et intensif. Marcher même longtemps, par exemple, ce n’est pas nécessairement pratiquer un sport. La marche peut cependant devenir « sportive » lorsque, avec toujours au moins un pied d’appui au sol (ce qui définit la marche par rapport à la course), il s’agit d’augmenter sa vitesse. Le sport exige de faire mieux et pousse en cela le corps à ses limites ; c’est d’ailleurs pourquoi, à proprement parler, il ne peut pas être prescrit par la médecine moderne, contrairement à un exemple donné par Patrice Maniglier : les médecins ne conseillent pas de faire du sport, mais de l’activité physique, que l’Organisation Mondiale de la Santé définit de façon très générale comme « tout mouvement corporel produit par les muscles squelettiques qui requiert une dépense d’énergie Cf. https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/physical-activity.» supérieure à celle effectuée au repos. Trente minutes par jour d’une activité physique modérée suffisent ; des efforts trop intenses peuvent contredire l’impératif médical de conservation de la santé. Ce n’est pas tant la médecine qui impose le sport, que le sport qui pose de problèmes spécifiques à la médecine et fait émerger les médecines du sport.

Argument étymologique. Le terme « sport » est reçu de l’anglais au XVIIIème siècle et cela peut amener à penser que le sport est une réalité qui n’existe que dans le contexte de cette époque (et donc dans un contexte impérialiste et capitaliste). Mais c’est oublier que le terme anglais est une version raccourcie par aphérèse du terme français plus ancien « desport », qui vient lui-même du latin « deportare », se déporter. Au Moyen-Âge, « desport » signifie divertissement, qu’il s’agisse de fêtes ou de jeux, et donc aussi de jeux où le corps s’ébatJacques Ulmann, Corps et civilisation, p. 324.. En Angleterre, « sport » qualifie les jeux et exercices de la noblesse (et notamment chasser et monter à cheval) mais aussi les jeux populaires que la noblesse se met à pratiquer (par exemple, le cricket)Id.. En passant en France, le terme désigne de même les jeux des classes privilégiées, qu’ils soient d’origine aristocratiques ou non (jeux de société, pêche, chasse, équitation, escrime, aviron, canotage, lutte, boxe, …)Id. Cf. aussi Pierre Parlebas, Jeux, sports et société. Lexique de praxéologie, « Sport ».. Bref, le terme de « sport » a une histoire plus longue que celle de la modernité et, du point de vue de son étymologie même, ne me semble pas devoir être réservé à celle-ci. Au XIXème siècle, le personnel et les étudiants des universités britanniques et nord-américaines inventèrent certains sports, leur donnèrent des règles et les rendirent systématiquement compétitifsCf. Sébastien Darbon, Diffusion des sports et impérialisme anglo-saxon. De l’histoire évènementielle à l’anthropologie, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2008.; ils ne ressentirent pourtant pas le besoin de forger un nouveau mot pour désigner ce qu’ils faisaient. Certes, le terme se conceptualise progressivement pour ne plus désigner que des activités ludiques physiquesCf. Jean-Manuel Roubineau, Le sport. Récit des premiers temps, Puf, 2024. — mais cela ne signifie pas que la réalité spécifique qu’il désigne alors n’existait absolument pas auparavant.

Argument historiographique. Il est vrai qu’il a existé un consensus parmi les historiens pour réserver le terme de « sport » à la pratique sportive moderne, puisque les Grecs anciens n’avaient pas le mot et que la chose n’était pas exactement la mêmeThierry Therret, Histoire du sport, PUF, Histoire, 2007, p. 3 : « Les historiens s’accordent pour affirmer que le sport naît au XVIIIème siècle en Angleterre, dans le contexte de la révolution industrielle et d’un capitalisme émergent. ». Ne pas appeler du même terme ce que faisaient les Anciens et ce que nous faisons quand nous faisons du sport, c’était bien sûr un moyen de ne pas projeter sur un lieu et un temps autres des conceptions contemporaines, c’était donc un moyen d’être attentif aux différences culturellesIl s’agissait notamment de critiquer l’idée d’une simple « réhabilitation » des Jeux olympiques antiques et donc celle selon laquelle les Européens modernes étaient les héritiers directs et légitimes des Anciens.. On peut cependant douter que ce soit le principe d’une heuristique efficace. Lorsque Jacques Ulmann dénonce la démarche des historien·nes qui définissent le sport de façon générale afin d’utiliser ce terme dans leurs travaux d’histoire ancienne, il prétend que cela revient à s’asservir aux façons de parler courantesJacques Ulmann, Corps et civilisation, chapitre V, « Agon, Ludus Jocus et Sport ».. Il est cependant quelque peu contradictoire qu’il se justifie en expliquant que les Grecs n’employaient pas le mot et qu’il préconise de ne parler de sport qu’avec l’apparition du terme « desport » : c’est aussi s’asservir aux façons de parler courantes des anciens Français. Si nous suivions ce principe, il ne faudrait pas non plus parler de la gymnastique des Grecs (courses à pied, course de char, saut en longueur, lancer du disque, lancer du javelot, pugilat, lutte, pancrace) puisque la gymnastique est pour nous tout autre chose (gymnastique artistique, rythmique, etc.). Assurément, un·e historien·ne qui voudra restituer fidèlement la pensée antique se référera aux mots du grec ancien, mais il faudrait alors, pour une fidélité absolue à son objet d’étude, ne parler qu’en grec ancien. La communication scientifique et plus généralement la pédagogie demandent bel et bien d’utiliser des concepts commun à l’Antiquité et à notre contemporanéitéJean-Paul Thuillier insiste notamment sur ce point. C. Wolgang Decker et Jean-Paul Thuillier, Le sport dans l’Antiquité. Egypte, Grèce et Rome, « Avant-propos », Editions A. et J. picard, 2004, p. 8 : « [L]e recours à cette notion facilite la compréhension du monde entier. Il ne choquerait personne d’accepter une histoire de la médecine, de la musique, de l’architecture, de la religion dans l’Antiquité à une époque où ces notions ne pouvaient encore exister puisque c’est l’époque gréco-romaine qui les a forgées. Pourquoi ne pourrions-nous faire un usage similaire d’un concept culturel comparable ? »

Argument historique. L’activité physique que pratiquaient les Anciens était-elle par ailleurs si différente de notre sport contemporain qu’il serait abusif de les subsumer sous un même concept ? Qu’a de si originale l’institution moderne du sport qui la rendrait incommensurable avec celles passées ? Dans Sport et civilisation, Norbert et Eric Dunning attribuent la naissance du sport dans la modernité à deux causes principales : dans l’Angleterre des XVIIIème et XIXème siècles, l’industrie organise la compétition et le parlementarisme institue l’alternance politique. Les exercices physiques sont en conséquence régulés et pacifiés. Dans De la gymnastique aux sports modernes, Jacques Ulmann explique que les athlètes modernes mesurent leurs performances et cherchent à s’améliorer indéfiniment en battant des records, contrairement à ceux antiques pour lesquels n’auraient compté que la confrontation avec un compétiteur et la victoire sur luiJacques Ulmann, Corps et civilisation, p. 168.. Dans From Ritual to Record, Allen Guttman insiste notamment sur le fait qu’au XIXème siècle les temps et les lieux d’exercices auparavant ritualisés sont sécularisés et que des règlements proprement sportifs sont établis. Avant la modernité, donc, les « jeux de compétition » (Elias, Dunning) auraient été formalisés seulement cultuellement, auraient été beaucoup plus violents et sans records. Or, des découvertes historiques ont pu montrer que ce n’était pas le cas. Comme le remarque J.-M. Roubineau, « [a]thletika antiques et modernes ont beaucoup plus en commun qu’on a bien voulu le dire.Jean-Manuel Roubineau, Le sport. Récit des premiers temps, p. 15. » Les sports antiques n’apparaissent pas nécessairement plus violents dans l’absolu que certains sports contemporains, comme le rugby ou le MMA, et l’étaient même moins relativement au contexte guerrier des sociétés d’alors. Les sports grecs avaient des règles et pouvaient avoir des règles écrites, comme l’atteste une plaque de bronze antique trouvée à Olympie, sur laquelle est gravée l’interdiction pour un lutteur de briser les doigts de son adversaireCf. Jean-Manuel Roubineau, A poings fermés, Puf, 2022, p. 162-163. Cependant, comme aujourd’hui, les pratiques varie avec les institutions et les institutions avec les pratiques : « Les règles sportives en vigueur dans les stades et les hippodromes antiques se font et se défont de façon empirique, au gré d’expérimentation, de tâtonnements et d’allers-retours dont le détail nous échappe. » (p. 163). La quête de records n’était pas non plus absente de l’Antiquité : les athlètes grecs cherchaient eux aussi à faire mieux que leurs prédécesseurs et se donnaient des défis inédits (par exemple, remporter un concours un nombre de fois d’affilé encore jamais atteint). Et si les compétitions grecques étaient sacralisées, ce cadre rituel — qui servait seulement à les rendre solennels — n’affectait pas leur nature. « On ne sue et ne souffre pas moins au gymnase parce que ledit gymnase est un sanctuaire à Hermès ou Héraklès. On ne pousse pas moins sur ses jambes ni ne frappe moins fort parce qu’on espère le soutien des dieux. Et si les champions peuvent rendre grâce aux dieux après une victoire, c’est bien une statue à leur propre effigie qu’ils font alors ériger dans leur cité.Jean-Manuel Roubineau, Ibid., p. 33. P. 34 : « Pour solenniser les concours, les Grecs les offraient à leurs dieux, en vertu du principe que les dieux, à regarder les humains courir ou boxer, prenaient le même plaisir que les spectateurs humains. ». Sur ce point, cf. Paul Veyne, « Olympie dans l’Antiquité », Esprit, 125/4, avril 1987, p. 53-62. » Les courses de chars romaines, avec la concurrence entre factions — qui sont des clubs professionnels —, avec le vedettariat des conducteurs et leurs transferts lors d’un « mercato », avec ses paris et ses produits dérivés, etc., font même penser à la Formule 1 actuelle et à son « sport businessCf. l’article de Pierre Barthélémy pour le Monde, « La course de chars à Rome, l’ancêtre du sport business », 1 août 2024, dans la série « Archéosport ». https://www.lemonde.fr/sport/article/2024/08/01/la-course-de-chars-a-rome-l-ancetre-du-sport-business_6263808_3242.html ».

Argument d’anthropologie structurale. Réserver le terme de « sport » à la modernité devait être une précaution contre l’anachronisme, mais a été un obstacle épistémologique qui a empêché de voir ce que les sports antiques pouvaient avoir de similaire aux sports contemporains. D’un point de vue historique, l’affirmation selon laquelle « les Grecs ne faisaient pas de sport », en dépit de sa force rhétorique, me semble donc avoir le tort d’accuser l’altérité de l’Autre plus que de raison. La méthode anthropologique, cependant, favorise sans doute un scepticisme de cette force, puisqu’un·e anthropologue de terrain, avant de se confronter à son objet d’étude, doit être prêt·e à abandonner toutes ses fausses évidences. C’est pourquoi Patrice Maniglier insistait sur la nécessité de se départir de nos catégories habituelles et de relativiser le concept de sportCf. « Abolir le sport » : « Une anthropologie historique du sport devrait nous inciter, comme toute bonne anthropologie, à relativiser la catégorie comparative de « sport » dans le champ plus vaste des manières dont d’autres civilisations font ou ont fait quelque chose qui a l’air d’être du « sport », mais n’en est pas. ». Ce concept n’est pas censé échapper à cette règle de méthode et devrait lui aussi être replacé dans un groupe structural de transformationCf. Patrice Maniglier, « La vérité des autres : discours de la méthode comparée », in E. Alloa & E. During, Choses en soi, Métaphysique du réalisme, Paris, PUF, 2018. p. 475.. En réfléchissant et en écrivant sur le sport, je pensais cependant aux langues et à la façon dont elles sont les unes par rapport aux autres dans des rapports de transformation, je pensais aussi aux mythes et à la façon dont Lévi-Strauss (et plus récemment Julien D’HuyCf. Julien D’Huy, Cosmogonies : la préhistoire des mythes, La Découverte, 2020.) s’était efforcé de retracer dans ses Mythologiques les variations apportées par chaque culture aux mythes des cultures voisines. Avec son système de gestes réglementaire et pertinent, chaque sport me paraît en effet comparable à une langue ou à un mythe. « La boxe, » par exemple « c’est comme les syllabes. Ça s’apprend au fur et à mesure.Cf. Jean-Manuel Roubineau, A poings fermés. La citation est de Archie More, l’entraîneur de Georges Foreman.. » Quoiqu’il ne s’agisse pas à proprement parler de linguistique ni de sémiotique, les sports sont comme autant de langues avec leurs phonologies ou leur grammaires gestuelles différentes, dans des rapports de transformation plus ou moins directs. On passe ainsi de la lutte au pugilat (et vice-versa) en augmentant la distance entre compétiteurs et en renversant les gestes de préhension en gestes de percussionIbid.. C’est un rapport de transformation similaire que je cherchais à mettre en évidence, quand j’expliquais dans mon article que le saut en hauteur avec élan et avec appel à un seul pied (qui convertit une énergie motrice horizontale en énergie motrice verticale) s’était distingué du saut en hauteur sans élan et avec appel à pieds joints (qui produit une énergie motrice verticale). Mais je n’avais pas l’ambition de dresser la carte de toutes le transformations possibles — ce serait la tâche d’une anthropologie structurale des techniques. Le sport comme ensemble peut-être infini de tous les sports regrouperait tous les mouvements les plus intenses et les plus convergents qu’un corps peut effectuer, mais en un nombre si grand que je préférais laisser aux athlètes le soin de nous les faire découvrirOn peut bien sûr faire varier une langue jusqu’à ce qu’elle devienne autre chose qu’une langue, et par exemple une sémiotique animale. De même, on peut faire varier un sport dans sa pratique et dans son institution jusqu’à ce qu’il devienne autre chose qu’un sport : du travail (c’est-à-dire une activité non ludique, donc aux gestes utiles et relativement peu convergents), ou encore du théâtre (c’est-à-dire une activité corporelle caractérisée par une production de signes). Cette mise en variation du sport lui-même advient peut-être dans certains cas-limites : un athlète qui fait de la préparation physique fait-il du sport ou travaille-t-il ? le catch est-il du sport ou du théâtre ? Mais cette relativisation plus générale n’était pas notre objectif..

Argument décolonial. Réserver le concept de « sport » à la modernité, ce serait donc déchirer les liens qui rattachent nos sports actuels aux sports d’autres temps et d’autres lieux. Mais pourquoi alors un historien comme J.-M. Roubineau, qui a pourtant contribué à étendre le concept de sport à l’Antiquité, tient-il à soutenir que le sport n’a été inventé et pratiqué que deux fois seulement, l’une dans la Grèce des VIème et Vème siècles, l’autre dans l’Angleterre des XVIIIème et XIXème siècles ? Dans l’émission de La tête au carré à laquelle il participe avec l’archéo-anthropologue Valérie DelattreCf. La tête au carré par Mathieu Vidard pour France Inter, « Archéologie du sport », émission du mardi 11 juin 2024., celle-ci s’accorde avec lui lorsqu’il explique que le sport comme pratique et comme institution ne peut être réservé à la modernité et, pour corroborer son propos, elle donne l’exemple du jeu de paume, pratiqué en Europe dès l’Antiquité et massivement du XIVème au XVIIIème siècles. L’hésitation de son interlocuteur à dire du jeu de paume que c’est un sport me semble révélateur d’une conception trop restreinte de ce qu’est une institution. Le régime politique de l’époque n’était certes pas parlementaire : mais est-ce là une condition sine qua non ou seulement un catalyseur ? Peut-être les joueurs de paume n’étaient-ils pas organisés en clubs, mais cela aurait-il été un changement radical ? Si le concept de sport doit inclure le sport antique, pourquoi ne pourrait-il pas inclure aussi le sport d’autres temps et d’autres lieux ? Ne peut-on imaginer d’autres pratiques et d’autres institutions sportives ?

Le concept de « desportification » que J.-M. Roubineau reprend de P. ParlebasCf. Pierre Parlebas, ibid., « Sport », et Jean-Manuel Roubineau, ibid.est d’un certain intérêt, puisque le sport n’a pas nécessairement existé ni n’existe nécessairement partout ni tout le temps, mais c’est un concept d’un usage néanmoins délicat : ne risque-t-on pas de dénier le sport à d’autres peuples comme on le faisait pour les Grecs ? Un cas célèbre de « desportification » serait celui-ci : en 1903, le révérend anglais William Gilmore enseigne le cricket aux convertis de sa mission, dans les îles Trobriands, avec l’espoir que cette pratique puisse remplacer les escarmouches guerrières. Les Trobriandais se prirent au jeu mais, pratiqué par eux, le cricket aurait cessé d’être un sport — tant comme pratique que comme institution — et serait devenu un rituel« Sorte de parodie mimétique du cricket britanique, la version trobriandaise résulte de la conversion d’une activité en rituel tribal. » (J.-M. Roubineau, ibid., p. 12).. Il me paraît étrange voire contradictoire que J.-M. Roubineau souscrive à l’usage du concept de « desportification » dans le cas du cricket des îles Trobriands, puisqu’il était dit des Grecs anciens, son objet d’étude, qu’ils ne faisaient pas de sport justement parce qu’ils ritualisaient leurs exercices physiques et leurs compétitions. Certes, il n’est pas véritablement supposé que les Trobriandais auraient été incapables de jouer au cricket : ceux-ci auraient plutôt été rebelles à jouer à un sport auxquels on les aurait forcés et ne s’y adonneraient pas seulement par religiosité mais pour parodier les Anglais (et les danses imitent en effet les soldats anglais, les avions anglais, etc.). On peut cependant juger encore quelque peu dépréciatrice une telle supposition selon laquelle les habitants des îles Trobriands auraient dédaigné l’être du cricket pour son seul paraître, l’essence du sport pour son apparence, et en auraient fait une simple parodie. Dans le documentaire consacré à un match de cricket trobriandais que réalise G. Kileda sous la supervision de J. W. Leach, Trobriand Cricket: An Ingenious Response to Colonialism (1976)Cf. : https://www.youtube.com/watch?v=gYZFNRc9mKk, les Trobriandais interrogés ne parlent pas de leur cricket comme d’un simple spectacle ni d’un simple rite. Ils expliquent avoir adapté le cricket à leur culture pour pouvoir mieux y jouer et ont même l’impression de l’avoir amélioré. Notamment, les Trobriandais levèrent l’obligation de lancer la balle bras tendu au-dessus de l’épaule, parce que ce geste était trop éloigné de celui effectué en pliant le bras pour propulser une lance, et ils se targuent d’avoir ainsi rendu les lancers plus puissants et plus précisCf. à partir de la quarantième minute : « It’s ours, now ! They’ve rubbished white’s man cricket ! One reason was that overarm throwing. People coudn’t do that. It’s now like throwing a spear. And people throw so hard, you have to protect yourself with the bat. If you miss the ball, it hits your leg like a bomb ! Then you’ll cry « Oh! My mothers ! » ».. Avec l’évolution de cette règle et d’autres, qui font varier les façons dont les mouvements peuvent s’effectuer, le cricket change et se rapproche sans doute du softball ou du baseball. Mais il n’en reste pas moins pratiqué comme un sport. Les Trobriandais parlent donc du cricket britannique comme de l’ancêtre de leur sport, peut-être un peu à la façon dont les premiers tennismen anglais parlaient du jeu de paume français.

Qu’en est-il alors de la « ritualisation » du cricket ? Il est vrai que le cricket subit lors de sa reprise trobriandaise des transformations importantes et qui donnent l’impression que des exigences proprement sociales et cultuelles prennent le pas sur la pratique sportive : lors du match, les participants chantent et dansent ; les battes et les balles, fabriquées par les participants eux-mêmes et donc irrégulières, sont envoûtées ; le nombre de joueurs dans chaque équipe n’est pas fixe car il semble dépendre du nombre de personnes disponibles à chaque fois dans chacun des villages qui s’affrontent ; surtout, c’est nécessairement l’équipe du village qui reçoit qui doit l’emporter, parce qu’elle a le mérite d’organiser le match. Mais ces transformations sont-elles nécessairement « desportifiantes » ? On peut remarquer que les chants et les danses, comme les rites cultuels de la Grèce antique, rendent le sport plus solennel en servant notamment la présentation de chaque équipe et ils permettent même de le rendre plus spectaculaire quand ils ont lieu aux moments-clés des « catchs » et des retraits des batteurs. Ils contribuent donc à instituer adéquatement la pratique sportive au lieu de l’annuler. L’irrégularité des balles et des battes modifie bien sûr la pratique sportive mais ne l’annule pas non plus (elle exige seulement une plus grande adaptabilité des batteurs comme des lanceurs, qui doivent ainsi faire de leurs corps des machines plus « ouvertes », selon le terme de Simondon). Être en sous-nombre ou en surnombre, cela n’est-il cependant pas « desportifiant » ? De même, n’est-il pas « desportifiant » que l’équipe visiteuse, par respect, laisse nécessairement gagner l’équipe qui reçoit ? N’est-ce pas comme si le match était truqué ? Peut-être ces modifications apportées aux institutions du cricket sont-elles bel et bien « desportifiantes », parce qu’elles pourraient inciter les joueurs de l’équipe en surnombre et de celle qui doit perdre à se contenter de performances moyennes et donc à ne pas faire converger leurs mouvements. Mais si « desportification » il y a, elle ne semble que très limitée. Dans le documentaire de Kileda, les Trobriandais donnent bel et bien l’impression de chercher à effectuer les lancers et les coups les plus puissants et les « catchs » les plus difficiles. Certes, comme la pluie menace d’interrompre le match, on avance le tour de jeu de l’équipe qui reçoit pour qu’elle puisse l’emporter, mais cela reste une gageure et il ne s’agit d’ailleurs pour l’équipe visiteuse de ne perdre que par quelques points, au risque d’être humiliée. C’est que chaque joueur fait partie d’une équipe composée de la plupart des hommes du village et se doit peut-être de surperformer pour la communauté qu’il représente, même si son équipe est vouée à perdre.

Argument rétrospectif. Ce que ce cas d’étude nous apprend, ce n’est pas que le sport se « desportifie » hors contexte moderne ou occidental : c’est que le sport n’existe pas que par la compétition, c’est-à-dire par l’organisation d’une rivalité entre deux personnes ou deux équipes qui chacune essaie de l’emporter sur l’autreDans son texte, Patrice Maniglier a raison de demander qu’on ne confonde pas sa distinction entre institution et pratique avec celle entre le compétitif et le non compétitif.. Pour chercher à atteindre ludiquement avec son corps un but difficile, il n’est en effet pas nécessaire de s’opposer directement à quelqu’un d’autre. Faire de la compétition un élément définitionnel du sport — comme le font Parlebas et Roubineau à sa suiteCf. Pierre Parlebas, « Sport », et Jean-Manuel Roubineau, Le sport. Récit des premiers temps.— paraît donc réducteur. Et c’est pourquoi je n’avais considéré la compétition que comme un moyen parmi d’autres pour qu’il y ait du sport. Dans son projet d’une contre-histoire, P. Maniglier propose l’alpinisme comme cas d’étude. Sans doute fait-il référence à « l’escalade libre » qui se développe en France dès les années 1960 contre l’alpinisme traditionnel de haute montagne et qui, dans les années 1980, essaie de résister à l’escalade de compétition qui s’organise alors en EuropePour Olivier Hoibian (« De l’Alpinisme à l’escalade libre : l’invention d’un style ? », STAPS : Revue interna-tionale des sciences du sport et de l’éducation physique, 1995, 36), l’escalade libre est en fait un moment de transition entre l’alpinisme de haute montagne et l’escalade compétitive : « Ce processus de transformation, présenté souvent comme une libération, apparaît en fait comme une normalisation (au sens d’imposition de normes sportives) dans un domaine qui s’était tenu relativement à l’écart des valeurs sportives jusque là. ». En 1985, en effet, des grimpeuses et grimpeurs publient le Manifeste des 19, qui explique que l’escalade peut et doit se pratiquer sans rivaliser avec d’autres, contrairement à des sports comme le football ou le tennis : c’est avant tout une « recherche personnelle ». Comme le Fobsury Flop dont je mettais en évidence la nouveauté de style, ce Manifeste semble inspiré par l’esprit contestataire des années 1960. Mais il faut remarquer que c’est par exigence de surperformance que les 19 voient d’un mauvais œil les compétitions d’escalade : « Sa finalité est et doit rester une recherche de la difficulté technique et la recherche d’un objectif chaque fois plus ambitieux.Cf. le « Manifeste des 19 », Alpinisme et randonnée, 1985. » Si cela était censé induire « une contradiction avec la compétition », c’est parce que seule la rapidité aurait permis aux spectateurs et spectatrices qui regardaient une compétition d’escalade de savoir qui gagnait, sur des voies naturelles réquisitionnées pour l’occasion et dégradées par une trop grande affluence de pratiquants. A une époque où les salles d’escalade n’existaient pas encore, les 19 n’ont-ils pas surestimés les effets néfastes de l’escalade de compétition sur leur sport, au point de rapidement changer de point de vueCf. l’article du 4 février 2024 de Assia Hamdi pour le Monde, « Paris 2024 : l’escalade, ce sport que quelques pionniers refusaient de voir transformer en compétition. » ; https://www.lemonde.fr/sport/article/2024/02/04/paris-2024-l-escalade-ce-sport-que-quelques-pionniers-refusaient-de-voir-transformer-en-competition_6214691_3242.html? Et même si le Manifeste dénonce les sports trop « institutionnalisés », l’« escalade libre » n’en avait de toute façon pas moins ses propres institutions qui rendirent sa pratique possible — ses objectifs, ses règles, ses lieux et ses temps, son matériel (et notamment les chaussons d’escalades), ses valeurs symboliques et, surtout, une forme de rivalité indirecte, une « émulation » qui poussaient les grimpeurs et grimpeuses à s’engager sur des voies à la cotation toujours plus élevée.

D’un sport à un autre (le cricket anglais/le cricket trobriandais) ou d’une version d’un même sport à une autre (l’escalade « libre »/l’escalade de compétition), ce qui est décisif n’est la façon dont une pratique « déborde l’institution » mais la façon dont une activité est pratiquée et instituée différemment comme sport.

II. Peut-on regarder du sport (sans finir aliéné·e) ?

Argument de bonne foi. Assurément, le raisonnement que j’ai mené dans la première partie de cet article ne peut suffire à convaincre Patrice Maniglier. Car, quand bien même le sport existait et existe ailleurs sous d’autres formes, le sport tel que nous le connaissons serait selon lui devenu irrécupérable pour une raison précise : le sport fait consensus. Sa mise en spectacle serait décisive à cet égard : regarder du sport, c’est ressentir bientôt une émotion qui empêche de tenir avec fermeté une position critique et c’est rejoindre bientôt la foule qui, unie dans la victoire ou la défaite, oublie les divisions internes qui pourtant n’ont pas disparu. Le spectacle sportif ferait du sport l’idéologie du pouvoir en place et j’aurais escamoté ce problème. Patrice Maniglier me reproche ainsi « un tour de passe-passe » : pour réhabiliter le sport, j’ai substitué à la spectatrice ou au spectateur qui braille lors des évènements sportifs l’athlète qui s’élance dans les airs, comme si d’un crapaud j’avais fait une colombe. Pourtant, il n’y avait pas de « truc » : à la fin de mon article, je reconnaissais explicitement que ce que j’avais écrit de l’athlète ne valait pas nécessairement pour celles et ceux qui le regardent et j’essayais néanmoins de faire le lien« Faut-il alors penser que les spectateurs et spectatrices se trompent sur ce que font et vivent les athlètes et ne s’enthousiasment que pour leurs performances abstraites ? Nous voulons pour terminer émettre une autre hypothèse, plus cohérente avec ce que nous avons montré. ». Il est vrai cependant que mon argumentation sur ce point était insuffisante et Patrice Maniglier a raison d’exiger des développements plus convaincants. Je m’étais contenté de formuler une hypothèse, sans la démontrer, pour ne pas étirer un article déjà assez long mais aussi parce que je ne disposais pas des moyens théoriques pour mener cette démonstration à bien. Je tenais seulement à ouvrir une autre piste pour l’analyse que celle sur-empruntée qui aboutit à dire que le spectacle sportif est un spectacle idéologique. Je ne peux ici que m’engager sur ce chemin, sans promettre cependant d’arriver au bout.

Argument anti-classiste. Platon voulait chasser les poètes de la cité. Patrice Maniglier voudrait en chasser les athlètes (ou du moins les images que ces athlètes produisent). La République de Platon tient par une hiérarchie de trois classesPlaton, ibid., 441a.: en bas, la classe des citoyens soumis aux seuls désirs animaux et qui ne cherchent que la jouissance — le peuple — ; au-dessus de celui-ci, les gardiens, dont le sens de l’honneur prime les désirs animaux et qui pour cette raison peuvent se mettre au service de la cité ; au-dessus d’eux encore, le gouvernement des sages, composé des gardiens les meilleurs et qui ont été formés pour n’avoir en vue que le bien de la cité. Mais cultiver la différence des gardiens d’avec le peuple n’est pas une mince affaire, puisqu’il faut les insensibiliser à l’opinion et aux affects grégaires. Or, les poètes les plus célèbres ont le tort de leur présenter des contre-modèles d’éducation et de leur faire croire par exemple que les dieux pourtant parfaits se métamorphosent, ou que les héros s’émeuvent pour des choses irréelles. Il faut donc que ces poètes aillent versifier ailleurs, hors d’entente d’individus entraînés à la vertu. Sans cela, la cité risque de sombrer dans l’anarchie démocratique. La cité idéale de Patrice Maniglier organisait elle aussi trois classes. En bas, il y a le peuple d’hommes qui, si on le laisse à lui-même, ne contient pas ses passions et, dans les bars où l’alcool coule à flots, accoutré de façon extravagante, ces hommes du peuple poussent « le cri le plus hystérique » devant l’écran où est diffusée une finale de football. Heureusement, les femmes ne s’abaissaient pas à une telle vulgarité et formaient une classe à part : elles partageaient avec les gardiens de Platon une certaine pudeur (αἰδώς). Ces gardiennes de la cité moderne (et « déconstruite ») avaient aussi en commun avec les gardiens de Platon de savoir distinguer un rejeton d’or qui est exceptionnellement né parmi la filiation de bronzePlaton, ibid., 414d.: elles lui reconnaissaient une tempérance peu commune parmi les membres de son groupe de naissance, qui eux sont vulgaires au point de juger important un match de football. Même dans les moments de la plus grande hystérie collective, il ne s’oubliait pas lui-même et cherchait une communauté plus digne de lui. Les gardiennes de la cité accueillaient alors cet être au bon naturel au sein de leur groupe, de sorte qu’il puisse y développer les aptitudes les plus progressistes et qu’il puisse accomplir sa vocation de réaliser de grandes choses pour la cité. « Hélas, ce temps heureux est révoluCf. « Abolir le sport »», un fléau s’est abattu sur la ville : désormais les femmes regardent le foot. Comme les poètes qui faisaient exprimer aux gardiens des affects qui ne sont pas ceux utiles à leur classe, les footballeurs ont fait exprimer une passion sportive aux femmes devenues hystériques elles aussi. Fascinées par ce spectacle, elles oublient toutes les choses importantes qui se passent à l’extérieur. Elles s’effraient, elles espèrent, elles exultent selon les actions irréelles qui se déroulent sur l’écran plutôt que des mouvements de lutte pour leurs droits. Elles idolâtrent les statuettes du génie (Messi, Mbappé) plutôt que de reconnaître le génie véritable (Katalin Karikó). Elles sont descendues au fond de la Caverne et veulent y rester. Ayant rejoint la foule bigarrée dans laquelle les clivages sociaux ne se voient plus, elles se sont soumises dans le même temps à la doxa et habituées elles aussi à vivre avec des chaînes. Tous pourtant n’ont pas cédé au règne des passions. « Quelle est cette âme malade qui s’en va là, isolée dans la nuit, les épaules voûtées et comme accablée d’un éternel imperméable moisi ?Cf. « Abolir le sport ». »« Il reste donc, Adimante, […] un tout petit nombre de personnes qui sont en toute dignité susceptibles de s’associer à la philosophie. Il peut s’agir de quelque noble caractère, formé par une éducation de qualité et que l’exil contraint à demeurer loin de son pays ; protégé d’éventuel corrupteur, il demeure naturellement fidèle à la philosophie.Platon, La république, 496b.»Cette âme solitaire, cette âme en peine a « pleinement pris conscience de la folie de la multitude et [a vu] que personne, pour ainsi dire, ne mène d’action politique saine, et qu’il n’[a] point de compagnon de bataille avec qui, en marchant, on puisse porter secours à la justice et assurer son salut. » « [C]omme un homme tombé parmi les fauves, refusant de s’associer à leurs iniquités, mais impuissant à résister seul à la horde en furie, le philosophe va[-t-il] périr sans avoir rendu aucunement service à sa cité et à ses amis, stérile pour lui-même comme pour les autres » ? Peut-être faut-il espérer qu’un heureux hasard survienne, qui fera de ce philosophe un roi, ou plus modestement un « Ministre de l’expérience corporelleCf. « Abolir le sport » » qui veillera scrupuleusement à ce que personne ne s’adonne à des pratiques qui entrent dans le cadre de l’institution sportive — condition indispensable pour préparer une génération vertueuse de futur·es citoyen·nes. Mais on peut avoir l’impression que cette radicalité platonicienne est la caractéristique d’une politique qui se fait comme de l’extérieur et d’en haut, et contre le peuple plutôt qu’avec lui. Est-on naïvement réformiste si c’est le cas ? Est-on trop libéral si on se dit qu’une telle politique ne pourrait qu’être le privilège d’une classe supposément éclairée sur une autre, celle des meilleurs sur celle dont on présume qu’elle ne sait pas ce qui est bon pour elle ?

Argument féministe. En lisant qu’il est malheureux que les femmes, en se passionnant pour les matchs de football, soient devenues aussi vulgaires que les hommes, je croirais aussi entendre une de ces « voix réactionnaires se plaindre de ce que « les féministes » détruisaient cette fine fleur de la civilisation qu’était la « galanterie »Cf. « Abolir le sport ».» (si je ne savais à quel point la question féministe tient à cœur du co-auteur de SœursSilvia Lippi, Patrice Maniglier, Sœurs. Pour une psychanalyse féministe, Seuil, La couleur des idées, 2023.). Or, il me paraît contestable de regretter que les femmes puissent désormais commencer à investir cet espace public — duquel elles ont été si longtemps exclues — où des émotions fortes peuvent être exprimées sans que ceux et celles qui les expriment ne soient aussitôt discrédité·es pour leur affectivité. Ce ne doit pas être le rôle des femmes, après tout, d’être dépositaires de la vertu ni d’élever une classe d’hommes déconstruits. Si certaines femmes se sont mises à suivre les compétitions de football, n’est-ce pas parce que, plutôt que de rester à la place qui était la leur, elles ont contesté le partage patriarcal du sensible ? Il ne me semble pas que cette possibilité d’expression supplémentaire empêche ou affaiblisse leur sororité, elle me semble plutôt pouvoir en être un catalyseur supplémentaire, l’occasion entre autres d’une passion commune.

Argument analogique. On l’aura compris, je pense qu’il faut résister à la tentation de dénoncer immédiatement l’irrationalité suscitée par le spectacle sportif. Mais que penser alors de ces foules de supportrices et de supporters qui semblent perdre toute raison devant le spectacle de leurs athlètes favori·es ? Pour répondre à cette question sans donner une réponse qui soit dépréciative du spectacle sportif, il faut se demander d’abord pourquoi celui-ci passionne autant. Les exemples que donne Patrice Maniglier à cet égard, afin de manifester l’exception sportive, donnent beaucoup à penser mais ne me convainquent pas tout à fait. Le sport serait plus consensuel que la science et que l’art parce qu’il est moins objectif que la science et plus objectif que l’art.

  • D’une part, la science serait plus érudite et donc moins compréhensible que le sport. Pour cette raison, Jeannie Longo, la cycliste multi-primée, a fait bien pire pour l’humanité que Robert Oppenheimer, le directeur scientifique du programme qui permit aux États-Unis de se doter de la première bombe atomique : parce que tout le monde comprend ce qu’elle fait, Jeannie Longo attirait des foules enthousiastes qui cessaient de se méfier. L’analogie me paraît au contraire exiger un strict parallélisme : n’importe qui comprend que le scientifique appuie sur un bouton et n’importe qui est impressionné·e de constater que cela provoque la plus forte explosion jamais produite, de même n’importe qui comprend que la cycliste pédale et n’importe qui est impressionné·e de constater qu’elle va plus vite que toutes les autres. Dans un cas comme dans l’autre, la technique exigée pour aboutir à l’un et l’autre tour de force reste insoupçonnée. Si le sport soulève davantage les passions que la science, il ne semble donc pas que cela soit pour des raisons épistémologiques.

  • D’autre part, l’art serait davantage une affaire de goût que le sport (où tout le monde s’accorde sur les résultats). Taylor Swift ne ferait pas consensus ; Zinédine Zidane, oui. Et cette subjectivité du jugement esthétique mènerait en art à sa particularisation selon les groupes, mais pas dans le sport. Pourtant il me semble qu’il y a différents sports comme il y a différents genres musicaux (qui se différencient les uns par rapport aux autres parce qu’ils procurent différents types d’intensités) et que Taylor Swift est aussi admirée par les amateurs et les amatrices de musique pop que Zinédine Zidane l’est par les féru·es de football.

Bref, si le sport plaît autant (mais sans doute pas plus que la musique), c’est pour d’autres raisons, que l’on se propose pour terminer d’essayer d’élucider.

Argument cinématographique. On peut avoir l’impression que c’est le résultat de l’exercice sportif qui passionne : les supporters et supportrices espèrent que leurs athlètes favori·es l’emporteront. Mais le résultat en lui-même intéresse principalement les parieurs. Dans mon article, je proposais une autre explication. Je faisais valoir que la recherche de la performance est nécessaire à la pratique de l’athlète même si elle n’est pas une fin en soi — c’est seulement le moyen de porter l’effort à une intensité transformatrice du corps. Au lieu de séparer nettement la pratique et son spectacle, je supposais qu’il en allait de même pour les spectateurs et les spectatrices : plus ils et elles espèrent ou craignent un certain résultat, plus ils et elles sont attentifs aux gestes effectuées et vivent intensément ce spectacle. L’attente aiguise l’attentionQue les événements sportifs ne soient pas reproduits en direct, mais qu’on ne puisse que les regarder une fois le résultat connu comme le propose Patrice Maniglier, ce serait donc rendre le spectacle sportif moins passionnant et donc moins passionné, ce serait le rendre plus analytique, « plus austère et moins agréable » (Platon, ibid., 398b). Ce serait le rendre moins « participatif ».. Or, il me semble que le spectacle sportif passionne d’abord parce qu’il donne à voir de l’invu et qu’il y rend attentif : des corps qui se meuvent des façons les plus bizarres — et dont nul ne savait ce qu’ils pouvaient, pour paraphraser Spinoza. Plutôt qu’un spectacle idéologique qui dissimule, c’est un spectacle qui révèle. Parmi les nombreux éléments qui servent la mise en scène du spectacle sportif, une technique en particulier me paraît présenter un intérêt singulier. Le ralenti est devenu systématique dans la diffusion télévisée de tous les sports — c’est une « institution » de la cinématographie sportive. Il serait dommageable d’interdire ce procédé relativement tardif de représentation et qui n’est d’ailleurs pas spécifique au sport au prétexte qu’il relèverait de l’institution moderne du « sport ». C’est un exemple d’institution (ou d’élément institutionnel) proprement sportive, c’est-à-dire qui invente pour le sport une visibilité qui en intensifie le spectacle, comme pouvait l’être l’habitude pour les athlètes nus de la Grèce antique de s’enduire le corps d’huile, afin sans doute de mettre en valeur les mouvement de leur musculature. Alors que l’idéologie masque ou simplifie la réalité, le ralenti sportif est au contraire un moyen de « fouille[r] le cœur des chosesJe m’appuie sur les analyses d’Élie During dans « L’image ralentie : de la caméra-œil au bullet-time », dans Images des corps/Corps des images au cinéma, Jérôme Game (dir.), ENS Éditions, 2019, pp. 71-90. Dans cet article, Elie During s’intéresse plus particulièrement au « bullet time », tel qu’il est notamment utilisé dans Matrix. Il est intéressant de noter qu’à la dernière olympiade les actions remarquables ont parfois fait l’objet de revisionnage en rotation figée, une technique qui n’est pas la même que celle du bullet time mais qui peut-être la prépare. » : il insère dans notre perception naturelle des 24 images par secondes les images filmées que nous n’avions pas vues et révèle ainsi tout un monde de devenirs imperceptibles et des micro-durées. Alors que l’action vient d’avoir lieu et que son déroulement a souvent été trop rapide ou confus pour être compris, le ralenti permet d’en saisir et d’en apprécier la subtilité et la complexité ; il a une fonction analytique, qui double une fonction de dramatisation. Il éclaire notamment la coordination des gestes aux temporalités pourtant diverses. Revisionnée au ralenti, selon les différents angles de prise de vue et au zoom, l’action sportive nous est donnée à voir sous l’effet grossissant d’un microscope spatial et temporel qui élargit les capacités de notre perception naturelle et nous fait vivre dans un espace et un temps autres, ceux qu’habite l’athlète dans l’effort. Cet autre lieu et cet autre temps du ralenti ne sont pas ceux d’une utopie apolitique ; ils viennent plutôt distordre le sens ordinaire du temps et de l’espace pour en amorcer les possibilités restées virtuelles. « La puissance du virtuel s’annonce dans cette « multiplication du réel » qui fait coexister les hétérogènes dans un système de relations mouvantes.Ibid., p. 88. »

Argument psychanalytique. Ce n’est pourtant pas non plus la curiosité analytique, muybridgienne, pour le mouvement humain qui peut déplacer à ce point les foules. Mon hypothèse principale, c’est que le spectacle sportif touche à l’expérience que chacun fait de son corps vécu. Le sport comme pratique implique déjà de transformer virtuellement l’image de son corps afin de transformer celui-ci objectivement. Une grimpeuse qui en bas d’une voie s’imagine l’escalader répète ainsi sans pourtant les effectuer les gestes qu’elle devra faire. Il ne s’agit certes là que d’une expérience de pensée préparatoire, mais qui n’est pas pour autant abstraite puisqu’elle pré-active les systèmes moteursIl est possible que certains sports se jouent exclusivement ou presque avec un corps virtuel — et méritent peut-être pour cette raison le nom de « méta-sports ». Il nous semble que c’est le cas du e-sport, qui consiste le plus souvent à faire agir un corps représenté, et même si les commandes manuelles exigent une grande dextérité physique (mais peut-être les commandes par électro-encéphalogramme se généraliseront-elles). Il nous semble que c’est aussi le cas des échecs ; les joueuses et les joueurs y meuvent des pièces qui sont les organes d’un corps d’armée et, pour les mouvoir sur l’échiquier de la manière la plus efficace, doivent d’abord les mouvoir par la pensée dans leurs possibilités les meilleures.. Or, il me semble que quelque chose de cette expérience est vécu dans le spectacle sportif. J’évoquais timidement l’autorité de Merleau-Ponty pour soutenir cette hypothèsePhénoménologie de la perception, II, 1, p. 290.. Observer des corps se mouvoir avec intensité, c’est bientôt sentir que l’image que l’on se fait de son propre corps est débordée par les quasi-sensations d’un corps qui se prépare à des mouvements inhabituels, comme par l’effet d’une analogie subconscienteL’idée selon laquelle on se rapporte aux machines par une sorte d’analogie intuitive est une idée chère à G. Simondon. Du mode d’existence, op. cité, p. 99.. Sans doute cet effet est-il plus fort chez celles et ceux qui pratiquent où ont pratiqué le sport en question, comme le remarquait Bourdieu avec un pessimisme que je ne partage pasQuestions de sociologie, « Comment peut-on être sportif ? », Les éditions de Minuit, 1980. Pour Bourdieu, le sport inculque et représente l’habitus d’une classe et n’est qu’un moyen pour que les corps restent à leur place.. Mais la technique cinématographique du ralenti paraît en tout cas augmenter universellement cet effet : le ralenti sportif nous fait vivre les mouvements d’un corps autre. Car en dilatant le temps après l’accès d’affect provoqué par une action réussie ou ratée, le ralenti a quelque chose d’onirique voire d’hallucinatoire. Selon EpsteinCf. Elie During, Ibid., le ralenti a la propriété de suspendre pour un temps la trame diégétique, et donc les lois normales de la représentation cessent d’avoir cours. Peut-être ce corps qui se meut à l’écran avec la lenteur d’un rêve est-il alors d’autant moins opposé au mien. Le ralenti sportif me semble un moyen hautement « participatif », qui amplifie des impressions suscitées par tout spectacle sportif. Cet aspect n’est pas contradictoire avec la fonction analytique du ralenti et en procède plutôt : peut-être la fonction analytique est elle donc aussi un fonction psychanalytique, qui par l’analyse découvre et provoque des affects insoupçonnés. Si le sport est « une parenthèse, une pause, une interruption des autres processus sociaux habituelsCf. « Abolir le sport ». », c’est peut-être en effet de la même façon que la séance psychanalytique. Peut-être faudrait-il même avancer l’idée que le spectacle sportif et en particulier le ralenti sportif rejouent en quelque sorte le stade du miroirRappelons que le « stade du miroir » est un concept issu de la psychologie pour enfants. Charles Darwin, en observant son fils Doddy, avait été l’un des premier à remarquer que les réactions d’un enfant dans le miroir témoignaient des rapports de celui-ci avec lui-même et avec le monde, ainsi que de l’évolution de ces rapports au fil du temps. Darwin remarquait notamment qu’à partir d’un certain âge son enfant aimait beaucoup se regarder dans un miroir. Ses analyses ont inspiré Henri Wallon puis Lacan. Lacan a insisté sur le fait que le très jeune enfant n’a pas encore une conscience unifiée de son propre corps, dont il ne peut pas coordonner tous les organes. Il n’a par exemple pas encore appris à marcher. L’enfant vit un corps morcelé ; mais lorsqu’il se voit dans le miroir il se représente son corps comme un tout unifié et investit libidinalement cette image, qui est ainsi plus qu’une image.. Le corps sportif au ralenti évoque un autre corps propre, une imago non parentale. C’est l’imago d’un soi qui ne se contente pas de se tenir debout ou de marcher, et qui assume son perpétuel devenir. Le spectacle sportif fait du corps adulte un corps prématuré, il le rend à son inachèvement fondamental. Parce que le stade du miroir est censé être constitutif de l’identité de soi, on peut supposer même abstraitement que le spectacle sportif, plutôt qu’une bête aliénation, est une façon de ré-ouvrir des possibilités d’autonomie. Les transferts, après tout, n’ont pas lieu que lors du mercato ni seulement sur le divan de l’analyste.

Argument psychanalytique 2. Peut-être le cri poussé par les supportrices et les supporters d’une équipe de football devant la diffusion d’un match est-il alors bel et bien un cri « hystérique ». Mais dans Sœurs, Silvia Lippi et Patrice Maniglier ont montré ce que l’hystérie pouvait avoir de subversifSœurs répond notamment aux critiques anti-féministes qui ont qualifié le mouvement #MeToo d’« hystérie collective ».. Le rappel simplement didactique des méfaits d’une domination est en effet moins mobilisateur que l’expression symptomatique des traumatismes qu’elle provoque. « Jamais aucune idée n’a fait bouger le monde. Ce sont les affects qui, par l’excès pulsionnel qu’ils encapsulent, renversent l’ordre des places. Tout cela se passe dans le corps, à partir du corps, et est d’autant plus politique pour cela. La communauté en lutte se fait dans le symptôme. C’est par le symptôme que l’hystérique passe de la souffrance individuelle à l’enthousiasme collectif. » (p. 126) Silvia Lippi et Patrice Maniglier proposent notamment un approfondissement original d’un cas étudié par FreudCf. Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyses du moi.. L’une des jeunes filles d’un pensionnat reçoit une lettre du garçon qu’elle aime en secret, dans lequel celui-ci manifeste les sentiments qu’il a pour une autre. La lettre provoque chez cette jeune fille une « crise d’hystérie » qui par « contagion psychique » s’étend bientôt à de nombreuses autres pensionnaires. Celles-ci n’ont pourtant pas toutes vécu le même traumatisme ni ne sont même toutes proches de la première. Mais les cris, les pleurs et les paralysies d’une jeune fille qui partage la même condition qu’elles sont pour les autres un symptôme encore confus qui peut symboliser leurs propres expériences traumatiques de l’ordre patriarcal ; elles peuvent donc s’imaginer partager le même vécu traumatique et expriment le leur effectivement dans un même symptôme partagé. Le retour du refoulé singulier d’un amour déçu entraîne ainsi le retour d’un autre refoulé, le refoulé de la sororité qui permet de créer du lien au moyen de symboles communs. Dans la communauté vivante qui se forme alors, dans cette communauté sans unité surplombante et qui fait tâche d’huile — comme celle issue du mouvement #MeToo —, les membres partagent leur symptôme qui, à force d’être échangé, cesse d’être subi ; le symptôme devient un « symptôme heureux ». Or, « l’hystérie collective […] est le modèle des processus politiques capables de faire symptôme, c’est-à-dire de guérir au sens psychanalytique, parce que ce symptôme ne cesse de se transformer à l’intérieur de lui-même et donc de permettre cet aller-retour par lequel on le fuit et le retrouve sans jamais en arrêter le développement.Ibid., p. 147. » Si donc la passion sportive est un symptôme d’hystérie, il faut recourir au savoir-faire psychanalytique, et celui-ci se gardera bien de chercher à arrêter le symptôme. On ne boycotte pas un symptôme — et le boycott n’est donc praticable que par celles et ceux qui n’en sont pas affecté·es. Plutôt que de simplement rappeler didactiquement les éventuels effets néfastes des méga-événements sportifs, et plutôt que de mépriser les déchaînements passionnels provoqués par le spectacle de tels méga-événements, il s’agirait alors de voir de telles passions sportives comme des symptômes partagés. Individuellement, chacun·e jubile peut-être de sentir que son corps — disloqué au quotidien par les tâches pratiques et par la division du travail — expérimente par procuration l’unité d’une convergence très poussée. Mais, si l’on accepte la thèse lippio-manigliérienne, il faut ajouter qu’outre les traumatismes singuliers, la « contagion psychique » de la liesse sportive est le retour d’un autre refoulé, le retour d’un lien social comme l’hystérie du pensionnat l’était de la sororité. Le spectacle sportif permet de faire corps, individuellement et collectivement. Les supportrices et les supporters ne partagent certes pas une même condition sociale ni une même position de minorité. Mais c’est aussi le cas des femmes qui dans la société peuvent être les unes par rapport aux autres dans des rapports de domination : elles n’en sont pas moins susceptibles de retrouver une sororité qui peut contester de tels rapportsIbid., p. 170.. On supposera donc que le symptôme partagé de la passion sportive peut devenir un symptôme heureux et qu’au lieu de neutraliser des forces populaires il les réveille. Le sport créent en effet autant de communautés qu’il a de raisons de rassembler les gens : le roller derby peut ainsi souder une communauté féministe et le football est souvent le vecteur de l’unité populaire la plus directe et la plus universelle.

Argument historique 2. Juvénal, le satiriste romain qui brocardait ses contemporains pour leur décadence, méprisait le peuple de Rome parce que celui-ci se soumettait à n’importe quel dictateur pourvu qu’il lui donnât « panem et circenses », du pain et des jeux du cirqueJuvénal, Satires, X, 81.. Or, loin d’être toujours conforté, le pouvoir impérial pouvait être confronté par la plèbe qui communiait dans sa passion sportiveIbid., p. 111 : « Le cirque est un foyer potentiel d’agitations. ». C’est ce qui arriva en 190, dans un contexte de disette dont semblait responsable Cléandre, le favori de l’empereur Commode : « [l]e cadre de la sédition est constitué par les jeux du cirque : lors d’une course, des enfants pénètrent sur la piste, menés par une jeune fille de haute stature, que, précise Don Cassius, l’on prit ensuite pour une divinité en raison de ce qui se produisit. Cette troupe criait des slogans hostiles à Cléandre, qui furent repris en chœur par les spectateurs. C’est donc au Circus Maximus que la foules des émeutiers partit, en direction de la résidence impériale, la villa des Quintili, sur la via Appia.Ibid., p. 42. » La manifestation politique venait prolonger la manifestation sportive plutôt que de l’interrompre et la volonté populaire trouva dans la passion sportive une force d’expression exceptionnelle. L’empereur n’eût guère d’autre choix que d’ordonner la mise à mort de son favori — et c’est grâce aux jeux que le peuple eut du pain.

Conclusion : faire du sport un allié.

Le sport est trop bricolé, trop indépendant et trop incontrôlable pour n’y voir qu’un maillon institutionnel de nos sociétés modernes. Il est vrai qu’il a subi les fortes inflexions de la modernité et donc les effets accrus du nationalisme et du capitalismeCes modifications des institutions existantes ne sont d’ailleurs pas réservées au sport. La musique, par exemple, est elle aussi l’objet du capital et connaît la marchandisation, le vedettariat et les inégalités de salaires, les méga-événements musicaux, etc. Le Prix Nobel est l’événement mondial de la littérature. Par le greenwashing, des entreprises prétendent instituer elles-mêmes leurs propres règles d’écoresponsabilité. Appeler « sport » ce qui n’est que l’effet local de tendances plus générales me semble prêter à confusion.. Il a été capturé par des forces qui lui font servir d’autres fins. Il me semble pourtant que le sport se joue toujours contre ces forces qui veulent en faire autre chose et notamment le mettre au service de logiques de domination. Car celles-ci, pourrait-on dire, s’avèrent pour une large part anti-sportives. J’ai appelé « sport » non pas seulement ce que la modernité ajoute ou change aux activités physiques d’antan, mais un jeu avec le corps, dont l’exigence de surperformance amène à faire converger de plus en plus les différents organes du corps. J’ai parlé de « sports modernes » pour désigner les versions actuelles des sports . On pourrait dire qu’une institution est sportive si elle développe une activité pour en faire un sport ou si elle permet de développer les possibilités pratiques d’un sport. Il ne me paraît pas qu’il faille abolir les institutions « sportives ». Une institution pourrait être dite anti-sportive si elle produit l’effet inverseC’est ainsi que la médecine, par sexisme, fut une institution anti-sportive en ce que, pendant longtemps, elle apporta une caution scientifique au préjugé selon lequel il était dangereux pour les femmes de courir plus d’un kilomètre, limitant leurs possibilités de pratiquer des courses d’endurance. Aux Jeux olympiques, les femmes ne furent pas toujours autorisées par le CIO à courir plus de deux cents mètres et moins souvent encore à courir huit cents mètres — et elle ne purent pas y courir le marathon avant 1984.. Cette distinction simple n’aurait cependant pas pour but de fonder un manichéisme ni de préserver une prétendue nature originelle du sport : elle pourrait servir au contraire à évaluer pragmatiquement, de l’intérieur, les effets des institutions que chaque sport s’est agrégé et continue de s’agréger, sans récuser d’emblée tout ce qui serait importé d’ailleurs et que le sport détournerait à son avantagePar exemple, le chronomètre a été l’instrument de la production d’un surplus relatif dans le domaine du travail (parce qu’il a été utilisé pour obtenir des ouvrier et des ouvrières la plus haute performance durable), mais il n’était plus nécessairement cause d’aliénation quand il servait l’effort sportif (parce qu’il est utilisé alors pour obtenir des athlètes une surperformance très ponctuelle qui contredit les exigences de la production industrialisée).. Il ne s’agirait alors pas d’abolir l’institution pour ne garder que la pratique, mais de faire des pratiques et des institutions sportives les vecteurs d’une critique du reste de la société. Car il ne me semble pas, comme l’affirme Patrice Maniglier, que les concepts de sport, d’amour, de religion, … ne servent qu’à cadrer des pratiques dans les institutions respectives qu’elles nommeraient. C’est négliger selon moi la charge critique que ces « attracteurs institutionnels Cf. « Abolir le sport ». » recèlent. Se demander d’une relation toxique « est-ce de l’amour ? », ce peut-être une question critique, de même que demander si c’est encore du sport lorsque — pour prendre un exemple évident — le dictateur tchétchène Ramzan Kadyrov punit l’incompétence de son ministre des sports en boxant contre luiCf. l’article de Libération, « Kadyrov recadre un de ses ministres sur un ring de boxe », AFP, 24 avril 2013. https://www.liberation.fr/planete/2013/04/24/kadyrov-recadre-un-de-ses-ministres-sur-un-ring-de-boxe_898566/. Ces questions ouvrent en effet la possibilité d’une réponse négative : ce n’est pas ça, l’amour, ce n’est pas cela, le sport.

Le sport est de toute façon déjà de lui-même un domaine où des contradictions se manifestent et où des résistances se font jourPatrice Maniglier proposait de mobiliser les concepts deleuzo-guattariens de machine de guerre et d’appareil d’État pour appréhender le rapport de l’institution sportive aux activités physiques. Ces concepts servent à penser l’hétéronomie d’une puissance de guerre par rapport à une puissance souveraine et éventuellement à retourner celle-là contre celle-ci (Cf. G. Sibertin-Blanc, Politique et État chez Deleuze et Guattari, II, 3, Puf, 2013). Mais il nous semble que c’est le sport (sa pratiques et ses institutions) qui est capturé et non le sport qui capture.. C’est un domaine d’interrogation permanente de l’intrusion du Capital, par exemple, ou du nationalisme ou du sexisme ou du racisme dans la mesure où ceux-ci vont contre ses intérêts propres. En cela, le sport n’est pas « une sorte de grosse vacanceCf. « Abolir le sport ». », il exprime le monde dans toute sa complexité et continue la lutte en inventant ses propres moyensAu football, le dribble n’a-t-il pas été d’abord le moyen d’une lutte asymétrique ? C’est du moins l’hypothèse d’Olivier Guez, dans Éloge de l’esquive (Le livre de poche, 2021). L’auteur montre comment le dribble est l’invention de joueurs de football brésiliens racisés dans le contexte d’une société raciste. Lorsque le football fut amené au Brésil par des expatriés britanniques, à l’orée du XXème siècle, c’était un sport où des pairs se confrontaient physiquement les uns aux autres et de manière alors assez brutale. Une telle brutalité n’était cependant pas acceptée si elle venait de personnes racisées qui, même lorsqu’elles furent autorisées à jouer contre des Blancs, continuaient donc d’être limitées dans leurs possibilités sportives par le racisme. Le dribble était le moyen d’une opposition sans confrontation directe. « Prolos, bourgeois, aristo, tout le monde se met au foot, c’est amusant et excitant, les Noirs et les mulâtres aussi, mais de leur côté. Mieux vaut pour eux ne pas toucher à un cheveu de Blanc. Les théories racialistes de Gobineau font alors florès au Brésil, le métissage, malédiction nationale et punition divine, vicie le sang, l’esprit et conduit à la décadence, inéluctablement. […] Friedenreich [un joueur de football métis, la première grande star du football brésilien] déconcerte les observateurs par ses feintes de corps, inédites. Le buteur est un artiste, un roi de l’esquive, sa façon à lui d’éviter les charges violentes de ses adversaires blancs que les arbitres sanctionnent rarement. Ainsi naît le dribble au Brésil. Ruse et technique de survie des premiers joueurs de couleur, le dribble leur évite tout contact avec les défenseurs blancs. Le joueur noir qui ondule et chaloupe ne sera pas rossé sur le terrain ni par les spectateurs, à la fin de la partie ; personne ne l’attrapera ; il dribble pour sauver sa peau. […] Le foot brésilien s’ouvre définitivement aux classes populaires, aux Noirs en particulier, qui vont transformer le sport britannique en futebol. A la passe longue et au jeu dans les airs, l’ennuyeux kick and rush, succèdent irrévérence et improvisations individuelles, le joga bonito (le beau jeu), un football multicolore où les attaquants jouent de la taille, la « ceinture chaude du poète Garcia Corca, comme des danseurs de samba, du jamais vu. » (p. 35 et 36-37). Ce peut d’ailleurs être une force de déstabilisation supplémentaire d’autant plus puissante qu’il mobilise les foules. Or, s’il s’agit de se mobiliser efficacement dans les temps qui nous restent, il ne me semble pas qu’il faille se priver de la possibilité de mettre en cause depuis la pratique et les institutions sportives, au nom du sport, donc, les diverses logiques de domination qui traversent la sociétéC’est une telle perspective qu’a développée Fred Bozzi dans une série d’articles qui nous semblent très pertinents (cf. la série « questions de sport » sur la revue lundimatin). Fred Bozzi a mené une réflexion philosophique sur le sport dans un livre paru récemment : La portée du geste. De ce qui porte le geste à ce que porte le geste, L’Harmattan, Mouvement des savoirs, juin 2024.. Il ne s’agit pas d’« abolir » le sport ni de le « réformer » mais de trouver en lui un allié. Encore faut-il qu’il trouve lui aussi en nous toutes et tous des allié·es, qui n’hésitent pas à se porter à son secours quand des institutions antisportives le menacent. Aux stades, citoyen·nes, à vos crampons, à vos maillots et bonnets de bains, à vos raquettes et vos manettes, à vos ballerines, à vos écrans, …

Contributeur·ices

Jim Schrub ; Patrice Maniglier ; Juliette Simont