« Ils ne doivent pas oublier qu’ils luttent contre les effets et non contre les causes de ces effets, qu’ils ne peuvent que retenir le mouvement descendant, mais pas en changer la direction, qu’ils n’appliquent que des palliatifs, mais sans guérir le mal. Ils ne devraient donc pas se laisser absorber exclusivement par ces escarmouches inévitables que font naître sans cesse les empiètements ininterrompus du Capital ou les variations du marché. (…) Au lieu du mot d’ordre conservateur “Un salaire équitable pour une journée de travail équitable”, ils devraient inscrire sur leur drapeau le mot d’ordre révolutionnaire : “Abolition du salariat”. » (Karl MarxKarl Marx, Salaire, prix et profit (1865), in Travail salarié et capital suivi de Salaire, prix et profit, Paris, Éditions sociales internationales, 1931, p. 151.)
L’article de Mathieu Watrelot paru dans les Temps qui restent le 15 juillet 2024, alors qu’approchaient l’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024, est tout à fait passionnantMathieu Watrelot, « “Plus haut, plus vite, plus fort” : Les Jeux Olympiques sont-ils un culte de la performance ? », Les Temps qui restent, n°2, juillet-septembre 2024. Mathieu Watrelot a aussi coordonné un dossier entier consacré aux Jeux Olympiques dans le même numéro, qui m’a beaucoup servi à préparer ce texte : voir « Les Jeux sont faits » : https://lestempsquirestent.org/fr/dossiers/les-jeux-sont-faits.. Il donne envie d’aimer le sport. Il décrit le sport non pas comme un culte de la performance typique de l’âge néolibéral, mais comme une manière de se fabriquer un nouveau corps et de sentir dans sa chair ce devenir-autre qui constitue la vérité de toute existence. Le plus y est au service du différent, la quantité se transforme en qualité. La « théorie critique du sport », qui insiste sur l’apparente mécanisation tayloriste du corps, l’exploit sportif supposant d’améliorer un petit geste (par exemple ce qui permet de sauter au-dessus d’une barre), ne voit pas que cette amélioration technique implique la fabrication d’un autre corps, d’un corps muté et mutant, et que toute la valeur du sport tient aux expériences d’altération de soi qu’il permet, et non pas au processus d’amélioration qu’il exige. Mobilisant la théorie de la technique de Gilbert Simondon et celle du corps sans organe de Gilles Deleuze, il montre que la performance sportive exige la convergence des gestes techniques appliqués à certains organes dans la fabrication d’un nouveau corps, un corps-symptôme, pourrait-on direJe reprends ici un concept de Silvia Lippi, in « Le corps DIY (do-it-yourself) : symptôme et bricolage dans les expériences trans », Lundimatin, 30 septembre 2021., qu’il compare à celui du masochisme, car, comme celui-ci, il interrompt le fonctionnement normal des organes pour se fabriquer un autre corps, mais un corps intensif, non organique. Bref le sport, c’est de la vitalité deleuzienne, pas de la morbidité néolibérale.
C’est certainement un des textes les plus stimulants qu’il m’ait été donné de lire sur le sport. Cependant, il n’a pas changé la position qui était la mienne avant de commencer ma lecture : je crois que le sport n’est pas un domaine de l’activité humaine parmi d’autres, avec ses charmes et ses défauts, mais une institution, c’est-à-dire un ensemble de conventions, de valeurs, soutenues par d’immenses réseaux matériels et symboliques, et solidaire d’un régime social particulier, avec ses rapports de forces et sa manière d’être au monde – et surtout de faire Terre (car aucune forme de vie humaine ne peut de nos jours ignorer qu’elle est en même temps un choix de Terre) – et que cette institution doit être abolie. C’est une institution au même sens où l’esclavage par exemple fut une institution à différents moments de l’histoire (notamment dans l’Antiquité ou dans l’Amérique coloniale), ou au sens où la religion fut une institution dans nos contrées (avant qu’elle devienne une « croyance »), ou encore au sens où la science est une institution au cœur de la modernité, comme le journalisme en est une autreJe me doute que la comparaison du sport et de l’esclavage risque de choquer : je demande qu’on prenne en compte que l’esclavage n’est qu’un des exemples que je mobilise pour donner une idée de ce que j’entends par institution, et qu’il y en a bien d’autres ici, ainsi que plus loin dans le texte : la science l’amour, l’hétérosexualité, la religion… J’ai dit que le sport était une institution un peu au même sens que l’esclavage – pas que le sport est un crime contre l’humanité comme l’esclavage !, etc. Comme ces deux dernières institutions d’ailleurs, le sport est au cœur de la promesse moderne, c’est même une de ses valeurs les mieux universalisées. Raison pour laquelle on peut, si on regarde la question du point de vue du projet de la revue Les Temps qui restent, se demander : comment hériter de cette institution-ci ?
Mais inutile de faire des manières. La question est bien ici : faut-il défendre cette institution ? Faut-il la défendre comme telle, sans rien y changer, ou bien la réformer ? Et comment ? Faut-il la transmettre à nos descendants ? A-t-elle un avenir ? Fait-elle partie de ces institutions modernes dont Bruno Latour parlait dans son grand œuvre, Enquête sur les modes d’existenceBruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, Paris, La Découverte, 2012., ces institutions qui se décrivent si mal qu’il faut les redécrire pour mieux permettre de savoir ce qu’elles valent vraiment, pour les rendre plus présentables, à l’heure où la « modernité » cesse d’être l’horizon évident et incontestable de toute l’histoire humaine ? Faut-il, comme Mathieu Watrelot nous y invite si intelligemment, apprendre à mieux aimer cette institution, et donc dégager, comme il le fait, ce qu’elle a d’aimable, d’intelligent, de subtil, de beau ?
Ne pas confondre pratiques et institution
On a toujours raison de dégager la beauté d’une partie de la réalité. Jamais je ne pourrai faire reproche à qui que ce soit d’avoir su mettre en relief la beauté intrinsèque d’un être, d’une chose, d’un événement, d’une action, d’une idée. Je n’ai donc aucun doute : la pratique que Mathieu Watrelot décrit est d’une grande beauté, et très précieuse. Mais est-ce le sport ? Ne peut-elle exister qu’au sein de l’institution sportive ? Une institution c’est à la fois un noeud dans un réseau matériel de pratiques hétérogènes plus ou moins solidaires les unes des autres (relevant elles-mêmes de plusieurs autres institutions), réseau qui donc défend ce point parce qu’il en dépend, un peu à la manière d’une place-forte – de sorte qu’une institution n’est jamais complètement séparée des autres aspects d’un monde –, et un concept, une manière de cadrer les activités, de les qualifier, et donc aussi de les contraindre afin qu’elles permettent de reproduire cette qualification : l’institution scientifique se défend en séparant ce qui est « scientifique » de ce qui ne l’est pas (par des recrutements universitaires, des évaluations, des autorités, etc.)Le débat sur le concept d’institution est au cœur d’une importante partie des sciences sociales et de la philosophie. Je n’ai pas cherché dans ce texte à préciser ma position dans ce débat. Disons que l’idée que je m’en fais est assez proche de celle de Bruno Latour dans le texte précité – avec peut-être un peu plus de Castoriadis, mais peu importe : j’espère que l’usage que je fais du mot suffit à donner une idée du concept..
Il faut donc distinguer l’activité physique en général, et même l’activité physique définie par des exercices codés n’ayant comme finalité que d’exercer le corps en vue de l’améliorer, tout en mesurant ces améliorations, et cela peut-être (comme le soutient Mathieu Watrelot) pour mieux l’altérer, l’inventer, le fabriquer, – il faut distinguer tout cela du sport. Le sport est une invention récente. Anglaise, d’ailleurs – elle a l’âge de l’impérialisme. Il n’est devenu mondial (global) qu’avec l’empire, en même temps que le costume cravate, le capitalisme, l’idée de religion ou le tourisme. Une anthropologie historique du sport devrait nous inciter, comme toute bonne anthropologie, à relativiser la catégorie comparative de « sport » dans le champ plus vaste des manières dont d’autres civilisations font ou ont fait quelque chose qui a l’air d’être du « sport », mais n’en est pasSur cette conception de l’anthropologie, je me permets de renvoyer à mon texte : Patrice Maniglier, « La vérité des autres : discours de la méthode comparée », in E. Alloa & E. During, Choses en soi, Métaphysique du réalisme, Paris, PUF, 2018.. Il y eut bien des civilisations qui organisaient des exercices physiques dans une modalité assez similaire à celle que décrit Mathieu Watrelot, voire qui fabriquaient des « jeux » à partir de ces exercices, avec des compétitions, des récompenses, des notoriétés – et qui cependant ne faisaient pas du sport. À commencer par les Grecs, bien sûr. Ils pratiquaient des exercices physiques codifiés et agonistiques, ils allaient au gymnase, honoraient ceux qu’ils appelaient des athlètes, mais, non, ils ne faisaient pas de sport. Pas plus qu’ils n’avaient de « religion », ou qu’ils s’inquiétaient de leur « sexualité », ou qu’ils faisaient du « tourisme » quand ils voyageaient.
De nos jours, chaque fois qu’on se livre à une activité physique, on « fait du sport ». Si on va consulter un médecin, il ou elle nous conseille de « faire du sport ». C’est cela la force d’une institution : vous ne pouvez pas faire quelque chose qui soit dans son attracteur, sans que ce soit absorbé par le cadrage qu’elle propose. Vous ne pouvez pas tenir un discours évoquant le mystère de l’existence sans qu’on ait le sentiment que vous « parlez religion ». Vous ne pouvez pas tenter d’intervenir dans l’espace public sans que cela ne semble relever du « journalisme », etc. Il en va de même, dans un tout autre domaine, pour « l’amour » : impossible d’avoir des relations affectives et sexuelles fortes envers un autre être sans que cela soit supposé, de nos jours, être « de l’amour ». Même la question, si fréquente, « est-ce de l’amour, ce que je ressens ? », est une trace de la puissance de l’attracteur institutionnel. Car l’amour aussi est une institution en régime moderne.
Il ne faut donc pas confondre pratiques et institutions. Peut-être une des modalités les plus fortes et les plus méconnues de résistance humaine est-elle la capacité de faire déborder les pratiques des institutions (y compris les pratiques qui ont été construites grâce et dans une institution particulière). On peut se rapporter à des « malades » au sein d’un hôpital psychiatrique sans essayer de « les guérir » (en décalage, donc, par rapport à cette institution qu’est la médecine). On peut jurer fidélité à une personne à qui de forts liens sensuels et émotionnels nous attachent sans essayer de jouer au « jeu de l’amour » (non plus que du hasard). De même, je soutiens qu’on peut se livrer aux pratiques que Mathieu Watrelot décrit si précisément (et si amoureusement) sans « faire du sport »Je dois peut-être préciser que ce que j’entends par « pratique » ici ne renvoie à aucun invariant anthropologique. Je ne dis pas : « De tous temps les êtres humains ont pratiqué des activités physiques, et voilà que le sport vient recoder tout cela à des fins détestables. » Je dis que je vois bien le caractère original et précieux de ce que Mathieu Watrelot décrit, mais que cette forme pratique très singulière n’est pas forcément inséparable de l’institution sportive, et même qu’on pourra d’autant mieux en jouir qu’on saura l’arracher à cette institution, même si celle-ci a largement contribué à construire ces pratiques. Cela entraînera sans doute des transformations de leurs modalités concrètes, qu’il est difficile d’anticiper, de même que l’insertion d’une pratique (comme le yoga ou l’alpinisme) dans l’orbite de l’institution sportive entraîne une transformation des manières de la réaliser. J’ai bien conscience que cette distinction entre pratique et institution est le point délicat de mon argument, mais je voudrais qu’on ne la confonde avec pas des oppositions comme « naturel/culturel », « spontané/organisé », « sauvage/réglé », « individuel/collectif », « non-compétitif/compétitif », etc. J’ajoute enfin que la critique que je fais ici de l’institution sportive ne vaut pas pour toutes les institutions : je n’ai rien contre l’Institution en général. Je crois qu’il y en a d’excellentes, d’autres réformables (la science par exemple), et puis il y a celles qui doivent être abolies. Comme le sport..
Abolition et mélancolie
Mais pourquoi, me demanderez-vous, faut-il donc ne pas faire de sport ? Parce que le fonctionnement de cette institution dans le monde qui est le nôtre a des effets catastrophiques. Ne l’oubliez pas : la valeur d’une institution ne dépend pas de la valeur des unités pratiques qu’elle cadre et redéfinit. Elle dépend de tout le dispositif, de tout le réseau, de toute la machine qui la fait exister, qui la reproduit et se reproduit à travers elle. Or le réseau qui reproduit le sport est effroyable, impardonnable, non-réformable.
L’institution du sport n’est pas par hasard si centrale dans le monde contemporain. Ce n’est pas par hasard que les événements sportifs sont ceux qui synchronisent le plus grand nombre d’êtres humains, comme on s’en gargarise à chaque méga-événement sportif. C’est qu’elle est un relais incontournable dans les mécanismes qui permettent à ce monde de se maintenir et de se reproduire, malgré la certitude que nous avons désormais du caractère non viable, non durable, et de surcroît incroyablement destructeur, de ce monde : destructeur pour les êtres humains, pour les vivants, pour la richesse de l’habitabilité terrestre, pour les valeurs les plus hautes dont on soit capable, la solidarité, la conscience, la délicatesse… Le sport n’est pas n’importe quelle institution au cœur de ce monde : elle est la plus puissante, la plus incontestable, la plus populaire.
Plutôt donc que d’extraire la part pratique suprêmement aimable qu’il y a au cœur du sport, et s’en servir pour pardonner à l’institution tout ce qu’elle favorise en captant cette part intense, il faudrait au contraire la lui arracher et montrer combien cette part même est atrophiée en partie, bloquée dans certaines de ses potentialités les plus hautes, en plus d’être subvertie et instrumentalisée pour rendre désirables des choses qui le sont si peu en elles-mêmes et ne le sont que trop dans les faitsAfin d’être plus clair, je préciserai que j’exprime ici mon désir de voir fleurir des essais qui, plutôt que d’aller chercher (comme le fait excellemment Mathieu Watrelot) le noyau pratique d’une institution contestable en s’intéressant aux cas qui sont absorbés par l’institution, s’intéresseraient aux cas où la pratique déborde l’institution, lui résiste, afin précisément de trouver le point de contingence de l’institution. Pour rester dans un langage deleuzien, la distinction que je propose ici entre pratique et institution recoupe un peu celle que proposaient Deleuze et Guattari entre machine de guerre et appareil d’État. Je suggère que l’institution-sport capte la pratique ascétique, comme l’appareil d’État capte la machine de guerre. J’ai bien conscience qu’il est plus difficile de documenter les pratiques-qui-débordent que les pratiques-qui-font-noyau. Il faudrait par exemple trouver des témoignages de personnes qui sont obligées de quitter l’institution sportive pour pouvoir continuer à jouir de la pratique qui en constitue le noyau. Or celles-ci sont bien souvent silencieuses. C’est un peu comme le principe de symétrie en histoire des sciences : il est plus difficile de documenter les échecs que les victoires, car l’histoire dont on dispose est l’histoire des vainqueurs. Mais ce serait là le projet d’une contre-histoire du sport, qui me semble assez différente de la « théorie critique du sport ». De tels documents existent certainement : qu’on songe à ces alpinistes qui résistèrent longtemps à la requalification de leur pratique comme sportive : non parce qu’ils s’opposaient à la mesure (la hauteur des sommets en fournit une), non plus qu’à l’idée de techniques, mais pour des raisons qu’il faudrait aller voir de plus près. (Je remercie Jérôme Sackur de m’avoir suggéré cet exemple.).
Certes, toute institution, aussi horrible soit-elle, a quelque chose de poétique et d’attachant, précisément parce qu’elle est solidaire d’un monde, unique et irremplaçable comme tout ce qui naît et meurt sur cette terre. Le film Autant en emporte le vent montrait ainsi ce que la civilisation esclavagiste du Sud des États-Unis avait de poétique pour une partie de celles et ceux qui y vivaient. Il ne sert à rien de s’en indigner. C’est un fait. Il y avait de belles choses dans cette horreur, tout comme il y avait de belles choses dans le monde que l’esclavage antique rendait possible (parmi lesquelles une certaine forme de philosophie). En abolissant l’esclavage, on a incontestablement aboli toutes sortes de possibles humains qui lui étaient inextricablement liés. Il en va de même avec l’amour romantique hétéronormé. Combien d’esprits de la plus haute valeur ont chanté cette institution ? Quels raffinements inouïs n’a-telle pas inspirés ? On a suffisamment entendu de voix réactionnaires se plaindre de ce que « les féministes » détruisaient cette fine fleur de la civilisation qu’était la « galanterie », qui plus est « à la française », ce qui comme chacun sait est toujours une garantie de qualité du produit. Aussi ridicules que ces discours puissent être, ils n’en ont pas moins raison sur un point : on ne pourra pas séparer les formats de la « séduction », de la « cour » et de la « galanterie », de la culture du viol dont on ne veut plus. En détruisant celle-ci, on détruira celles-là. C’est peut-être dommage, mais c’est comme ça. Et la vérité est que ça n’est pas si grave. Le tout est de le faire au nom de nouveaux raffinements, de nouvelles inventions compliquées, sur le plan moral, esthétique, intellectuel, technique, etc. Comme il est passionnant de chercher à plaire à ses semblables en dehors de la « séduction » !
Il en va de même pour le « sport ». Il faut abolir le sport, comme l’esclavage a été aboli, abolie la peine de mort, abolis les privilèges (et avec eux « l’Ancien Régime » : c’était le 4 août 1789), au même sens aussi où j’espère que nous saurons un jour abolir l’hétérosexualité (comme institution) et le travail (voire la production). Cela impliquera bien sûr une part de mélancolie. On ne retrouvera plus ces moments forts où nous hurlions de joie ou de déception devant un but ou un exploit. C’est vrai que c’était fort. Mais je dirais : autant en emporte le vent ! Nous avons quelque chose de plus fort à faire : un avenir durable, une Terre plus riche, des rapports humains plus égalitaires et plus exigeants à la fois, une notion de l’excellence moins normée et moins uniforme, des passions collectives mieux dirigées, des fêtes moins aliénées, et peut-être même des corps encore mieux capables de faire l’épreuve de leur mutation sous l’effet d’exercices techniques et mesurables…
Car il ne fait aucun doute aujourd’hui que le sport comme institution n’est pas réformable. C’est une institution trop mal foutue, trop chargée d’intérêts néfastes. Surtout, elle est trop liée à l’opération de neutralisation fictive des forces sociales qui en même temps la soutiennent, la traversent, se reproduisent à travers elle, pour qu’on puisse maintenir le genre de découpage des pratiques humaines qu’elle organise et en même temps changer notre monde. Tel est le secret, me semble-t-il, du caractère non-réformable du sport : il se présente comme une parenthèse, une pause, une interruption des autres processus sociaux habituels, une sorte de grosse vacance qui vient perforer le quotidien des individus, des groupes et de l’humanité entière.
Le sport fonctionne sur le régime de l’exception. Comme beaucoup d’autres institutions modernes, me direz-vous : la science, l’art, la politique même à certains égards, l’économie sans aucun doute – et la religion qui est le modèle de toutes de ce point de vue-là. Toutes fonctionnent en revendiquant leur « autonomie » par rapport aux autres et au monde en général, leurs valeurs propres, qui interrompent celles des autres en même temps que le cours ordinaire des choses. C’est un peu le problème des institutions modernes : elles font semblant de porter des valeurs absolues, alors qu’elles ne tiennent que par ce qui les entourent comme autant d’échafaudages compliqués.
L’exception sportive a cependant peut-être ceci de particulier – et de particulièrement toxique – qu’elle a acquis un niveau de consensus qu’aucune autre institution moderne n’a réussi à atteindre. Les sciences sont spécialisées : respectées, mais étrangères au commun des mortels, et de ce fait un peu suspectes. Personne ne comprend ce qui a permis à Oppenheimer d’utiliser la théorie d’Einstein pour fabriquer des bombes. Jeannie Longo aussi est une spécialiste de très haut niveau, mais elle fait un truc que tout le monde comprend : elle pédale, et elle pédale plus vite sur une longue durée que toutes les personnes qui pédalent à côté d’ellePour éviter tout malentendu, je précise que cette remarque n’a rien d’ironique : je ne me moque pas de Jeannie Longo, qui fut à vrai dire une des grandes héroïnes de mon enfance et reste à mes yeux une sorte d’idéal social de la personnalité sportive, dans un sport qui de surcroît évoque la France du Front Populaire (de l’ancien) et incarne à un très haut niveau les valeurs d’humilité, d’endurance et d’excellence dont je suis convaincu que nous avons bien besoin, y compris pour abolir le sport. Dire qu’elle fait quelque chose que tout le monde comprend, pédaler, ne veut pas dire que cela n’exige pas un très haut niveau technique. Quand j’oppose le sportif au scientifique sur ce point, ce n’est pas sur le niveau de technicité spécialisée (au contraire, je soutiens qu’ils sont comparables en cela), mais sur le caractère immédiatement lisible de la pratique : on peut savoir ce que quelqu’un fait, et ne pas savoir comment il le fait (par exemple il pédale très vite et très longtemps, mais on ne sait pas comment il y arrive). Avec les sciences, on ne sait pas ce qui est fait, même si éventuellement on en perçoit les applications pratiques. La pratique scientifique est aussi mystérieuse qu’un rituel inconnu..
L’art semble avoir quelque chose d’intrinsèquement élitaire, et, même si ce n’était pas le cas, il n’en resterait pas moins divisé en « pratiques culturelles » réparties sur différents groupes sociaux eux-mêmes hiérarchisés, et donc potentiellement conflictuels. Et puis c’est une affaire de goût, on y cultive la distinction, le jugement minoritaire, rare mais pointu, de « connaisseur » : jamais Taylor Swift ne sera l’idole de tout le monde, il y aura toujours des gens pour vous dire que c’est nul. Mais qui dira que Zidane est un mauvais footballeur ? Qui contestera que Federer est l’un des cinq meilleurs joueurs de l’histoire du tennis ? Qui prétendra que Teddy Riner n’est pas un judoka, si vous me passez l’expression, à tomber par terre ?
Quant à l’économie, elle est séparée elle aussi : business is business. Mais personne n’ira lui attribuer la moindre gratuité. C’est au contraire pour mieux isoler l’intérêt pur d’autres considérations (morales, esthétiques, politiques, etc.) qu’on la sépare. Le sport, lui, est innocent : il est gratuit. On s’y livre, pour s’y livrer. Il rapporte beaucoup d’argent, certes, mais c’est parce que les gens sont bons, meilleurs que le commun des mortels. L’argent vient au sport comme la jouissance à l’être humain selon Lacan : de surcroît.
Je ne connais pas d’institution qui soit aussi singulièrement à l’abri de la critique que le sport. Dire que le sport est une catastrophe économique, écologique, géopolitique, sociale, esthétique, spirituelle, c’est immédiatement passer pour un ennuyeux, un grincheux, un prétentieux, un trouble-fête, un rabat-joie, incapable de jouir des plaisirs simples de la vie collective et obligé (par pur snobisme, ou frustration peut-être ?) de nous rabattre les oreilles avec ses banalités critiques éculées. Si je critique les grandes expositions d’art contemporain pour leur snobisme irresponsable, je trouverais forcément des groupes sociaux pour voir ce que je veux dire. Si je critique les patrons pour leur mépris cynique de tout ce qui n’ajoute pas au capital de leur entreprise, je trouverais assurément bien des gens pour sentir qu’une vie humaine ou l’avenir de la Terre ne vaut pas cette sombre passion. Même si je critique les sciences et leur froide raison calculatrice qui nous éloigne de la tendre expérience vécue, ou leur posture autoritaire et absconse, ou tout simplement si je me moque du savant dans la Lune, j’ai plus de chance de trouver des oreilles compréhensives que si je critique le sport. Si je le fais, on trouvera que je m’en prends à un des rares plaisirs simples de la vie sociale qui nous restent, et surtout à un objet trop facile à critiquer. Car on sait d’avance ce que je vais dire, et on me l’accorde. Mais on pense aussi que ce n’est pas si grave : il y a tant d’autres choses dans le sport que ce qui est critiquable ! Immunité.
Jamais depuis l’époque où la religion était hégémonique en Europe n’avons-nous connu d’institution qui ait été capable d’organiser autour d’elle un tel niveau de consensus. Dans ma tendre jeunesse, il n’était pas d’usage que les filles aiment le football : c’était un sport de mec. J’en étais bien content : cela me permettait de ne pas avoir à fréquenter ces gens qui se prennent pour des mecs. Hélas, ce temps heureux est révolu : désormais hommes ou femmes ou autres, tout le monde vide les fûts de bière dans les bars à l’occasion des grands matchs, se barbouille même les joues aux couleurs de sa nation et braille devant la télé en terrasse en poussant le cri le plus hystérique possible. C’est la fête ! Qui n’aimerait s’y joindre ? Quelle est cette âme malade qui s’en va là, isolée dans la nuit, les épaules voutées et comme accablée d’un éternel imperméable moisi ?
Avec le sport, il est clair qu’on est dans une institution qui dépasse les clivages sociaux : que vous soyez pauvre ou riche, aristocrate ou prolétaire, du Nord ou du Sud, hommes ou femmes, gays ou straight, trans ou cis, vous pouvez vous retrouver avec vos semblables dans un de ces moments de suspension miraculeux des autres logiques sociales. C’est même de nos jours une manière de prouver qu’on vit dans une société « inclusive », si l’inclusivité est une de vos valeursSur cette question de l’inclusivité, on se rapportera avec profit au texte court et précis d’Annabelle Caprais : « Du genre modernes, les Jeux Olympiques ? », Les Temps qui restent, n°2, juillet-septembre 2024.. On se retrouve autour d’un Tiers, une équipe, une compétition, un événement, et on l’adore ensemble, en sachant ce qu’on fait, en s’amusant à l’adorer, car on sait que c’est pour rire : sortis du stade, au lendemain du match, on n’en fera rien de plus, ça ne changera rien à notre vie, on se sera bien amusé, c’est tout – c’est séparé : il y a le sport, et il y a la vie. Logique de la fête.
Bienvenue dans l’Olympianocène
Mais cette fête pourtant s’inscrit dans la réalité quotidienne. En ces jours de Jeux olympiques, on le sait : il y a un prix de la fête. Un prix économique, un prix écologique, un prix social, un prix géopolitique, un prix politique. Et ce prix est astronomique. Vous m’opposerez que je n’en ai rien dit jusqu’à présent. Vous y tenez vraiment ? D’accord. Mais j’irai vite, car ce sont ces choses bien connues qui, précisément parce qu’elles le sont, sont aussitôt négligées. Voici néanmoins quelques données.
L’organisation d’une édition des Jeux olympiques coûte en moyenne 10 milliards de dollarsPour un point sur la question de la rentabilité des Jeux et de la mesure de ses bénéfices, on se reportera à l’article de Romain Vielfaure dans Les Temps qui restent : « L’organisation des Jeux Olympiques d’été est-elle rentable ? », Les Temps qui restent, n°2, juillet-septembre 2024.. La plus grosse infrastructure scientifique de l’humanité, l’accélérateur de particules prévu par le CERN de Genève pour 2045, devrait coûter entre 15 et 20 milliards de dollars. Avec l’organisation des 6 éditions des JO prévues d’ici là (si le cours de ce monde désastreux n’accouche pas d’une des catastrophes définitives dont il est gros), on pourrait donc construire 3 infrastructures de ce genre en plus : de quoi creuser les mystères de l’Univers et, qui sait, trouver des solutions y compris à certains défis techniques de l’humanité… On pourrait même construire avec ce montant un nombre énorme d’infrastructures permettant, aux êtres humains qui n’en ont pas autrement les moyens, un peu partout sur la Terre, de faire des exercices physiques de toutes sortes, si c’est à cela qu’on tient.
Le coût écologique du sport, lui aussi, est énorme. Si on se fonde une fois de plus sur les seuls Jeux olympiques (sans compter tous les autres méga-événements sportifs qui ont lieu partout dans le monde, ni sur l’ordinaire du sport), l’empreinte carbone moyenne d’une édition est de 3,5 millions de tonnes équivalent CO2. L’ensemble du système de soin français (qui représente 8% des émissions nationales) s’élève à moins de 50 millions de teqCO2 par an. On consomme donc, de notre budget carbone, en deux semaines, la même chose que pour soigner 10% de la population française en un an. C’est cher payé tout de même. Il faut vraiment que ça vaille le coup – et le coûtEt je ne dis rien bien sûr de toutes les autres manières de calculer l’impact environnemental de cet événement – on trouvera dans un article de Reporterre une excellente mise au point sur ces questions : https://reporterre.net/Les-JO-de-Paris-2024-un-echec-ecologique-annonce. J’ajoute que bien sûr je n’ignore pas que tous les indicateurs sont discutables et que la question des meilleurs indicateurs est une des plus importantes questions politiques de notre temps. Mais cela est vrai d’une manière très générale et je ne crois pas que cette remarque soit de nature à changer quoi que ce soit au présent raisonnement..
La fonction géopolitique du sport ne fait aucun doute pour personnePour une analyse détaillée de ce point, on peut se reporter à l’article de Michel Raspaud, « Géopolitique des méga-événements sportifs et soft power », Les Temps qui restent, n°2, juillet-septembre 2024.. Les pires régimes d’aujourd’hui (comme d’hier), la Russie de Poutine, la Chine de Xi, l’Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane, la gazo-monarchie du Qatar, mais aussi bien les États-Unis et la France, tous comptent sur le sport pour faire avancer leurs sympathiques projets de puissance. D’ailleurs, la France est championne du monde en la matière, et c’est peut-être parce que son personnel politique est conscient d’être largement discrédité auprès de sa population qu’il a si bien appris à faire de la politique intérieure au prétexte de politique extérieure : je suppose qu’il n’a échappé à personne qu’Emmanuel Macron comptait sur ces grands événements sportifs pour faire oublier son extraordinaire impopularité, et peut-être aussi (ce n’est pas à négliger) satisfaire sa mégalomanie personnelle (péché mignon de tous les oligarques).
Je pourrais ajouter les méfaits sociaux, moraux et spirituels de cette institution : sans parler des modèles sociaux d’une grande violence qui soutiennent l’organisation d’un événement comme les Jeux olympiques dans les espaces où ils sont mis en œuvreOn consultera sur ce point avec profit l’article d’Oriane Sébillotte, « “Il ne faut pas que les touristes nous voient…” Les JO et l’invisibilisation des personnes migrantes à la rue », Les Temps qui restent, n°2, juillet-septembre 2024 ; ainsi que le livre de Jade Lingaard, Paris 2024, Une ville face à la violence olympique, Quimperlé, Éditions Divergences, 2024., ces méfaits s’illustrent plus ordinairement de nos jours par des inégalités de rétributions monétaires absolument spectaculaires, au nom de l’exception et de la compétence. Mais si Messi vaut cher, parce qu’il fait une grosse différence dans une équipe, pourquoi Carlos Tavares ne vaudrait-il pas très cher, lui aussi ? On n’en trouve peut-être pas si facilement, des grands capitaines d’industrie. La question est de principe : quels que soient leurs mérites respectifs, est-il normal qu’un être humain dispose d’une part de la jouissance des biens communs plusieurs centaines, plusieurs milliers, de fois supérieure à celle d’un autre ? Ce qu’on accepte pour le sport, pourquoi ne l’accepterait-on pas ailleurs ? Allez ensuite parler des valeurs d’exemplarité transmise par le sport… Et même si on en acceptait le principe, ces inégalités sont-elles au bon endroit ? La chercheuse Katalin Karikó, dont les recherches ont permis le développement du vaccin à ARN messager, ne verra jamais sans doute le millième de la fortune de ces gens. Il est probable cependant que, sans ses mérites à elle, Messieurs Tavares et Messi auraient eu moins l’occasion de montrer les leurs.
D’ailleurs les valeurs qui sont mises en œuvre dans cette institution qu’est le sport sont aujourd’hui celles du grandiose et de l’exceptionnel. Ce ne fut peut-être pas toujours le cas, mais c’est incontestablement une caractéristique du sport contemporain. Or ce sont les valeurs dont notre monde crève. Le sport comme institution habite le même monde intellectuel et esthétique que les gratte-ciels de Dubaï et les extravagances de Trump. C’est la même revendication jubilatoire d’excès vide et de surenchère transgressive par la seule logique de la puissance : plus gros, plus haut, plus cher, plus de téléspectateurs, plus d’événements, plus de buzz, plus de stars – plein les yeux, plein les oreilles, on est ébahi, sidéré, émerveillé, sonné. On appelle cela « historique ». Moyennant quoi, l’histoire fait du surplace. Pas totalement surprenant, car ce genre d’unique se reproduit plusieurs fois par an ou par mois (et à vrai dire, en ces jours de Jeux olympiques, plusieurs fois par jour). L’institution sportive a l’air d’être abonnée au gigantisme. Les méga-événements sportifs font partie des « grands projets inutiles et imposés ». Mais ils sont le plus enchanté, le plus pardonné, le plus attendrissant d’entre eux. Cette tendresse même est un problème.
Je l’ai dit : l’institution du sport a ceci de particulièrement sournois qu’elle neutralise sa propre critique. C’est bien connu : les sportifs ne font pas de politique. Raison pour laquelle les politiques adorent les sportifs ! Car ils savent précisément que l’institution-sport garantit qu’ils se laisseront instrumentaliser par le pouvoir, par tous les pouvoirs. Ce ne sont pas les quelques épisodes héroïques où des sportifs – et sportives – ont défié l’autorité (souvent au prix de leur carrière, mais, à ma connaissance, jamais de leur vieUn des plus iconiques est bien sûr la tête baissée et le poing levé du « Black Power » de Tommie Smith et John Carlos lors des Jeux Olympiques de Mexico en 1968, avec l’humble complicité de Peter Norman, les trois ayant vu leur carrière soigneusement ruinée pour cet acte politique. Mais on pourrait aussi mentionner Katherine Switzer qui s’immisça dans le marathon de Boston en 1967, alors interdit aux femmes, et bien d’autres. Ces histoires et d’autres font partie de la légende (redorée) du sport.) qui font objection à la règle. Les politiques ont toujours intérêt à faire croire qu’il existe un point qui neutralise les clivages, tout simplement parce que le pouvoir a intérêt à suspendre la critique et donc la résistance, et que la meilleure manière de le faire est de capter la puissance de ce Tiers (Dieu ou Mbappé) où tout le monde communie dans l’adoration.
Compte-tenu, donc, de la place qu’occupe le sport dans la reproduction du monde tel qu’il va, il n’est peut-être pas absurde de parler d’Olympianocène pour caractériser le temps qui est désormais le nôtre.
Abolir et non pas réformer
Mais je ne souhaite pas égrener tous les méfaits du sport. Car je sens bien que j’enfile ici des banalités, les mêmes que celles que documentent depuis un demi-siècle la « théorie critique du sport » – en vain : elle n’arrive à convaincre que les personnes déjà convaincues. Tel est précisément le nœud de l’affaire : la critique elle-même est neutralisée par sa propre évidence. Tout se passe comme si le sport était une institution qui pouvait laisser s’étaler ses propres éléments critiquables, jusqu’à l’obscénité, et qu’elle était pardonnée d’avance : « Tout le monde le sait. » Mais ça ne change rien. Pourquoi ? Parce qu’il y a l’évidence de la performance, conjuguée à l’alibi de la fête. Le sport a organisé comme la science une sorte d’objectivation qui fait taire les controverses, mais c’est une objectivation sans vérité, gratuite, pour la beauté du geste. À propos de la science justement, Latour suggérait que rien n’empêchait l’existence d’une pratique qui fasse taire les controverses mais n’utilise pas ce silence pour faire taire autre chose que ces controverses-ci qu’elle fait taire. Latour espérait que ce fût possible pour les sciences, qu’une réforme de leur mode d’institution permettrait de les faire « entrer en démocratie », c’est-à-dire de leur enlever cette part autoritaire (qui suscite de plus en plus de révolte) illustrée par la phrase : « Les scientifiques ont parlé, taisez-vous. » Et il donnait le GIEC comme exemple d’une tentative pour articuler autrement science, politique et sociétéSur tout cela, on pourra lire Bruno Latour, Politiques de la nature, Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 2004. Et aussi mon le chapitre 1 de mon ouvrage : Patrice Maniglier, Le Philosophe, la Terre et le Virus : Bruno Latour expliqué par l’actualité, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2021.. Peut-on faire la même chose pour le sport ? Y aurait-il un GIEC du sport quelque part ? Peut-on réformer cette institution, en la gardant comme telle ?
Je ne crois pas. Il faut arrêter de faire du sport.
Je le répète : cela ne veut pas dire cesser de se livrer à la pratique que Mathieu Watrelot décrit dans son bel article. Cela veut dire ne pas le faire au titre du sport. De même, qu’on ne m’objecte pas que le sport ne se réduit pas aux usages et aux effets que je viens de décrire, et que tout le monde connaît. Je sais bien qu’il a souvent servi de relais d’émancipation, d’espace de refuge, de rencontre, de solidarité, de soin, d’affirmation, de fierté, d’ouverture, pour les classes populaires, les minorités et toutes sortes de braves gens, au 20e siècle et aujourd’hui encore. Vous qui faites votre jogging le dimanche ou qui allez jouer de temps en temps au foot avec les potes, qui regardez les matchs, commentez les Jeux et lisez L’Équipe, vous ne reconnaissez pas votre pratique dans la description que je viens de donner. Et vous avez raison : les pratiques que la notion de sport abrite et recouvre permettent à des personnes très hétérogènes de faire des choses très différentes. Alors, se concentrer sur l’institution, n’est-ce pas méconnaître cette diversité ? Mais c’est exactement mon point : il faut séparer l’institution et les pratiques. J’insiste seulement sur la nécessité d’aller jusqu’au bout de cette séparation : cesser de ranger ces pratiques sous l’appellation « sport », s’efforcer de manifester ce qui, précisément, en elles, débordent l’institution, résister à chaque fois que ces pratiques sont de nouveau absorbées par l’institution (ne serait-ce que par leur qualification : songez à la manière dont le yoga est devenu un sport), de sorte que leur beauté propre, et variée, est mise au service de quelque chose d’inacceptable – bref briser le cercle vicieux entre l’horreur de l’institution et le charme des pratiques.
Mais comment faire cela ? Comment abolir cette institution ? Faut-il désinstitutionnaliser ces pratiques ? On comprend ce que veut dire « abolir l’esclavage », et mieux encore la peine de mort. On peut même comprendre ce que veut dire « abolir le salariat ». Mais le sport ? Eh bien, c’est comme la religion ou la féodalité. Toutes les abolitions ne fonctionnent pas de la même manière. On n’a pas aboli la religion avec la seule loi de séparation des Églises et de l’État, ni la féodalité avec la nuit du 4 août. Mais on a défait, par ces grandes déclarations, accompagnées par une quantité innombrables d’autres décisions juridiques, mobilisations sociales, inventions du quotidien, le nœud qui faisait que les vies ne pouvaient se régénérer sans passer par ces formes-là, qui fonctionnaient comme clefs de voûte pour tout un monde humain avec lequel on voulait en finir. On a montré qu’on pouvait vivre sans – à condition de s’y décider. Le mot « abolition » a le mérite de désigner cette détermination à se passer totalement de ce qui semble pourtant enraciné si profondément dans les capillaires de la vie telle qu’elle va, qu’un avenir en dehors de cette forme paraît inimaginable. Je le répète : l’institution est un cadrage : elle qualifie et donc formate des pratiques. On n’abolit pas des pratiques ; mais on abolit des institutions. Et on libère ainsi les pratiques comme un essaim d’insectes rendus à leur étrangeté pour de nouveaux cadrages, de nouveaux concepts, de nouvelles fonctions, de nouvelles institutions, donc, et de nouveaux mondes. De même qu’on n’est pas passé en une nuit, le 4 août, de l’Ancien Régime (féodal, avec ses trois « états », et tout ce que cela signifiait), au Nouveau Régime (avec ses classes, ses principes contractuels, et tout ce que cela impliquait), de même on ne sortira pas de l’Olympianocène en une déclaration. Mais on fera comprendre qu’en abolissant le sport, c’est tout un monde qu’on veut laisser derrière nous. Abolition veut dire qu’il s’agit non pas d’une transformation, mais d’un événement, d’un changement structural – oui : d’un changement de régime. Il ne s’agit même pas d’un dépassement (qui supposerait une continuité), mais d’une disparition totale. Contrairement au dépassement, on ne fait pas fond sur ce qui précède : on prend une autre direction. Voilà pourquoi il ne faut pas « critiquer » le sport ; il faut l’abolirC’est peut-être l’erreur de la « théorie critique du sport » de s’en tenir à la critique, sans se placer dans une perspective abolitionniste. La phrase de Marx mise en exergue pourrait tout à fait valoir pour un certain nombre des critiques adressées au sport : « ils luttent contre les effets et non contre les causes de ces effets, ils ne peuvent que retenir le mouvement descendant, mais pas en changer la direction, ils n’appliquent que des palliatifs, mais sans guérir le mal. ».
Certes on n’abolit pas des institutions sans que cela ne s’accompagne d’une quantité considérable d’autres transformations sociales. De même, ce n’est pas parce qu’on abolit une institution qu’on met fin aux pratiques : l’abolition de l’esclavage n’a pas mis fin au travail forcé ; l’abolition de la peine de mort a eu des effets pervers sur l’augmentation des peines en France, etc. Mais la Création est ainsi faite qu’aucun acte particulier ne résout tous les problèmes qui le motivent : il faut toujours continuer à veiller. Nous veillerons à ce que le monde où le Sport est aboli ne devienne pas aussi mauvais que le monde de l’Olympianocène.
Premières mesures : l’abolitionnisme qui vient
Mais on insistera : qu’est-ce que cela veut dire, concrètement, « abolir le sport » ? Je peux avouer d’emblée que je n’ai pas de réponse toute faite. L’abolition d’une institution est toujours une affaire de stratégie, de tactique, il faut bien viser, enlever le bon boulon, agir au bon endroit. Pour abolir le salariat, Marx assurait qu’il fallait collectiviser les moyens de production : la collectivisation était un moyen, non une fin ; la fin, c’était l’abolition du salariat. Abolir le sport exigera sans doute des ruses de ce genre : je ne sais pas exactement lesquelles, mais je n’en ai pas moins quelques pistes. Pour une part, elles sont évidentes.
Déjà, on pourrait abolir tous les méga-événements sportifs. Et comme les autres abolitions auxquelles il faudra bien se résoudre pour assurer que notre Terre redevienne correctement habitable, cela ne se fera pas tout seul, par la seule émulation des foules inspirées par des vertueux exemples. Cela impliquera sans doute : les interdire. On pourrait même inscrire dans la Constitution l’interdiction pour tout pouvoir public de prendre part à l’organisation ou au financement d’un méga-événement sportif. Ce serait déjà un grand pas en avant. Vous me direz : il faudrait définir la notion de méga-événement sportif, pour que le texte juridique ne soit pas vague – sinon on ne pourra même plus financer des piscines dans les quartiersJe répète qu’abolir le sport ne veut pas dire empêcher tout exercice-physique-codé-et-mesuré-etc., bien au contraire. Il peut être souhaitable que les pouvoirs publics valorisent l’exercice corporel que permettent les piscines – en les détachant du sport.. Pas de problème : nous laisserons la jurisprudence y réfléchir. Elle se casse bien déjà la tête sur les mots « liberté d’expression » (autrement plus inquiétants pour nos droits les plus élémentaires), elle peut le faire sur l’expression « méga-événements sportifs ». Je doute qu’un gouvernement puisse jamais convaincre le Conseil Constitutionnel que l’organisation d’une Coupe du Monde de football ou d’une édition des Jeux olympiques ne soit pas un « méga-événement sportif ». Nous serons au moins débarrassés de cela. Première mesure donc : une grande loi de séparation des Sports et de l’État.
On peut même imaginer un « Ministère de l’expérience corporelle », où on trouverait des pratiques très variées : en partie les anciens « sports », mais aussi des arts, et pas seulement la danse, par exemple les arts de la scène, ou encore le chant, peut-être sera-ce aussi le ministère des travailleurs et travailleuses du sexe (à moins qu’on ait déjà aboli le travail aussi). Et il aurait pour tâche, entre autres, de veiller à ce que rien de « sportif » ne récupère ces pratiques inventives et intenses de transformation des corps.
Tout cela vous semble franchement irréaliste ? Vous trouvez que je sombre dans la farce ? Je pourrais vous dire que tout projet abolitionniste paraît aberrant au sein du monde qu’il s’agit d’abolir. Mais je vous suggère une autre solution, plus pratiquable au quotidien : il faudrait simplement arrêter de regarder le sport. L’abolition commence souvent par un boycott. Ici, il s’agirait de boycotter non le sport, mais sa mise en spectacle uniquement, et, soyons modestes, en spectacle médiatisé, retransmis : pas de caméra sur les lieux d’un événement sportif, ou, plutôt, pas de retransmission en direct. On peut donc toujours assister à un événement sportif et même regarder après coup les performances enregistrées pour bien les étudier. Car il se peut que ce soit son régime événementiel qui constitue le cœur de l’institution sportive. Peut-être suffirait-il que les pratiques que le sport subsume cessent d’être des objets de spectacle médiatisés en direct, pour qu’elles se trouvent arrachées aux logiques mortifères que le sport ne cesse de reproduire. Perdrait-on la capacité de se faire un corps différent par le moyen de l’exercice, comme le décrit Mathieu Watrelot, si on cessait de retransmettre le spectacle des exploits à des millions de spectateurs en même temps ? C’est un peu la ruse du sport : il se revendique de la pratique, de l’exercice, mais il est avant tout un spectacle. L’article de Mathieu Watrelot est d’ailleurs un bon exemple de ce genre de tour de passe-passe. Il parle de la pratique du sport, de l’exercice de se fabriquer un corps nouveau. Mais cela vaut surtout pour la personne qui traverse en première personne cette intensité d’expérience singulière. Qu’y gagne de son côté celle qui le regarde ? Se fait-elle un corps mutant elle aussi ? Et, d’ailleurs, quel est le sens de cette civilisation qui fait du spectacle des corps mutants le nœud sacré de son propre consensus ?
Mais je l’ai avoué d’emblée : je n’ai pas de solution toute faite. Je sais seulement qu’il faut dénouer ce que l’institution « sport » a noué ensemble : l’incarnation du Tiers sacré, l’objectivation du jugement, l’épreuve sublime de la mutation, la jouissance équivoque du spectacle, l’alibi de la fête. Comme dans ces nœuds qui fascinaient Jacques Lacan, il suffirait peut-être de retirer un de ces fils pour que l’ensemble se dénoue et que nous puissions continuer à jouir des exercices de transformation de nos propres corps sous l’effet de techniques somatiques localisées et mesurables, sans contribuer à transformer les équilibres biogéochimiques de notre planète à un tel niveau de destructivité – et même, qui sait ? en inventant des corps mutants encore plus extraordinaires.
Une chose, pour finir, me frappe. S’il était un mot d’ordre que je serais tenté de proposer à notre présent tout entier, il serait l’exact inverse de celui des Jeux olympiques : plus lent (retrouvez le temps et le durable), plus bas (descendez jusqu’au ras de la Terre), plus doux (arrêtez de brutaliser tout ce que vous touchez). Ensemble, oui, parce que cette devise-là ne peut être mise en œuvre qu’ensemble. Contrairement à celle du baron de Coubertin, à laquelle on n’a rajouté ce petit mot que très récemment. Trop tardJe tiens à remercier notamment Etienne Balibar, Jean Bourgault, Marianne Carpentier, Elie During, Jeanne Etelain, Bastien Gallet, Frédéric Keck, Silvia Lippi, Andrée Maniglier, Julien Pallotta, Luca Paltrinieri, Warren Sack, Jérôme Sackur, Juliette Simont, Jim Schrub, Romain Vielfaure, Pierre Vinclair, et bien sûr Mathieu Watrelot, pour les remarques (souvent critiques, mais constructives) qu’ils ont faites sur une première version de ce texte, ainsi que toutes les personnes du Conseil des Temps qui restent pour leurs encouragements. Inutile de préciser que la position exprimée ici n’engage que moi..