Que signifie « non » dans « non-violence » ?

Qu’est-ce que la non-violence ? Pour répondre à cette question, Frédéric Neyrat interroge le sens du « non » qui la constitue, et propose l’idée suivante : la « non »-violence n’est pas opposée à la violence, mais au monde dans lequel une violence injustifiable s’exerce. Ainsi comprise, la « non »-violence n’est pas un moyen, mais une puissance collective révolutionnaire sans laquelle il n’est nul futur.

Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits pleins de givre,
– Qu’ils sont là, tous,

Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses,
Entre les trous,

Mais bien bas, – comme une prière…
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert.

Arthur Rimbaud, Les Effarés


L’appel de l’effaré (prologue). –
Dans la misère, la neige et le vent d’hiver, cinq enfants sont séparés, par un « grillage », du pain que le boulanger prépare – c’est la scène émouvante que Rimbaud décrit dans son poème Les Effarés. De la boulangerie proviennent la lumière, la chaleur par le soupirail, la vue du pain et son odeur qui intensifient la faim des cinq enfants pauvres ; les voilà qui chantent à voix basse, priant ainsi le ciel de leur accorder une satisfaction en forme de pain rond. À la violence d’une économie, Rimbaud oppose l’image d’un monde où ne plus avoir faim semble à portée de main et pourtant demeure inaccessible. Ce que j’appelle « non »-violence est la négation de cette cruauté.

Futurité : entendre le « non » de la non-violence. – Qu’on puisse être étonné par ce prologue tient à la définition restrictive de la non-violence que trop souvent nous transportons avec nous, dans nos bagages culturels faits à la hâte. Je veux montrer dans ce texte que la non-violence est, en définitive, moins opposable à la violence qu’au monde dans lequel une violence injustifiable s’exerce. Au lieu donc de définir la non-violence comme refus pur et simple de la violence, il me semble plus fructueux de réinterroger le sens du « non » qui la constitue, cette charge physique, politique et métaphysique de la négation au cœur de la « non »-violence ; d’où cette graphie, les guillemets autour du « non » permettant de déplacer le centre de notre attention. Dans une « non »-violence authentique est en jeu la négation révolutionnaire du monde tel que nous le connaissons. La « non »-violence, autrement dit, cherche à abolir ce qui rend misérable.

Cette négation n’est cependant pas sans paradoxe. Car je crois qu’elle ne peut se passer par principe de la violence pour s’affirmer. Un tel paradoxe n’ouvre pas, selon moi, sur une disqualification générale du discours de la non-violence, mais sur la nécessité de la définir non pas comme un absolu, soleil théorique brûlant toute exception, mais comme un appel, ainsi que le propose Judith Butler dans le dernier chapitre de son livre Ce qui fait une vie : Essai sur la violence, la guerre et le deuil (2009).

Quel appel ? Celui de la futurité. Pourquoi ce terme, futurité, au lieu de celui de futur ? Parce qu’il s’agit d’un appel qui concerne non pas tel ou tel futur, mais la possibilité même d’un futur là où risque de ne régner qu’un présent moribond, rongé par l’esprit de vengeance et les industries de la mort, la mort psychologique, sociale, climatique. Sans cet appel, la libération purement violente ne peut qu’échouer et préparer la prochaine autocratie ou la perpétuation d’un présent soumis à la guerre. Voici ce que je veux méditer : isolée, posée comme fondement, la violence est incapable de futur, qu’elle soit justifiée ou non, émancipatrice ou fasciste, et c’est pour cela que la « non »-violence doit constituer le centre de la politique. Ainsi entendue, la « non »-violence n’est pas un moyen, mais un appel qui expose celles-et-ceux qui y répondent à se confronter, sans certitude, aux moyens que sont la violence et la non-violence. La « non »-violence commence par montrer du doigt ce qui doit être nié du monde pour qu’un lendemain soit possible - un lendemain autre que la mort, dans la rue, sous le vent d’hiver ou les bombes.

Fréquence-radio de l’infréquentable. – À un appel, quel qu’il soit, il est toujours possible (et parfois souhaitable) de ne pas répondre ; mais c’est précisément la nature d’un appel, que d’être soumis aux vicissitudes de la communication, des possibilités d’écoute, et des surdités occasionnelles ou permanentes. Que ce texte soit donc un transistor à la recherche d’une fréquence improbable, puisqu’elle concerne aussi bien le futur que les passés massacrés. Puisqu’elle cherche à communiquer ce qui contrarie la passion des individualités cloisonnées, et celle des nations soucieuses de sécuriser leur souveraineté, énergétique ou militaire. Puisqu’elle décevra aussi bien les partisans de la violence lorsqu’ielles méprisent la non-violence, que celles et ceux qui voudraient une non-violence pure, par principe, reculant devant tout acte destructeur. Puisqu’elle est infréquentable, la « non »-violence qui ne se cache ni derrière la pureté, ni derrière l’hypocrisie ; la « non »-violence qui donc refuse d’invoquer le rejet de la violence lorsque ce rejet devient indiscernable de l’appel policier à défendre le statu quo et entretenir le feu des répressions étatiques en cours.


Mesurer, sélectionner, désactiver les pulsions de mort. –
À qui s’adresse l’appel de la « non »-violence ? Il concerne celles et ceux qui se savent en prise avec la violence. Les pulsions de mort sont en effet partout, et revenir à Freud est utile, afin de comprendre comment il en est venu à postuler qu’Éros se mesure à des pulsions silencieuses, innommables, qui travaillent tous les pans de la civilisation, qui sont à l’œuvre dans le langage et dans la culture, dans la capacité d’abstraction (le « meurtre de la chose », disait Hegel à propos du concept et Lacan à propos du signifiant) et l’annihilation. Les pulsions de mort ne partagent pas le monde en monstres et pures âmes, mais forment un continuum aux intensités et formes variables, s’exerçant contre le soi ou contre un(e) autre, au pire allant jusqu’au meurtre, au mieux trouvant à s’exprimer dans les rêves, dans des formations artistiques. Trouvant à se dire et se changer en autre chose que soi, au lieu de nécessairement se réaliser, de nécessairement donner lieu à un passage à l’acte : interrompre la nécessité du passage à l’acte violent, c’est cela que rend possible la « non »-violence, et c’est pour cela que Gandhi – sur lequel je vais plus bas m’attarder – écrit dans son autobiographie que « la non-violence présuppose la capacité de frapper », une capacité retenue et non pas éradiquée.

Ce qui ne signifiera donc pas éviter tout violence, mais éviter son enchaînement automatique. L’appel de la « non »-violence consiste donc en un appel à savoir comment conjurer la violence supposée nécessaire, comment désactiver ce qui y mène, comment désactiver ce qui nourrit le cycle de la violence. C’est ce que vise le non de la « non »-violence : un certain type d’actes devra être suspendu, grâce à l’éducation, à la manière dont une société décide de promouvoir certaines valeurs et d’en proscrire d’autres, d’en interdire certaines aussi (les lecteur.ices du Marcuse d’Éros et civilisation savent que ce dernier n’opposait pas libération et interdit) et de les rendre matériellement impossibles – par exemple en ne laissant pas des êtres humains mourir de faim ou exposés à un génocide. Interdire et rendre matériellement, économiquement impossibles des actes tels que : affamer ; rendre misérables ; tuer des enfants ; s’en prendre aux civils lors d’une guerre ; faire la guerre de telle sorte qu’aucun objectif politique ne puisse indiquer clairement comment la guerre peut finir ; proscrire la paix.


Gandhi et l’ahimsā comme autonomie – Mais quoi, la non-violence n’est-elle pas purement et simplement opposée à la violence ? C’est ce qu’on imagine à tort, et cela explique pourquoi ceux et celles qui critiquent les stratégies non-violentes cherchent à montrer qu’elles sont incohérentes et que ses adeptes les plus illustres n’ont pu s’empêcher, malgré leurs idées, de prôner la violence dans certaines situations. La cible principale est bien entendu Gandhi, et c’est souvent par non-violence que l’on traduit l’idée d’ahimsā qu’il a promue. Pourtant, le mot ahimsā signifie originairement : « ne pas blesser », ne pas faire de mal, himsā signifiant blessure ou préjudice. L’invention de Gandhi a consisté à transformer en stratégie collective une notion Indienne d’abord religieuse décrivant une conduite individuelle relative à une forme de compassion pour les humains et pour toutes les formes de vie. C’est avec Gandhi que pour la première fois l’ahimsā devient politique (on ne confondra pas l’ahimsā avec le satyaāgraha, force de – ou attachement ferme à – la vérité, doctrine gandhienne qui intègre l’ahimsā mais ne s’y réduit pas).

Concrètement, l’ahimsā politisée est pour Gandhi un refus d’obéir, une pratique de non-coopération avec des pouvoirs injustes – coloniaux en l’occurrence, dans le cas de l’Inde. C’est une résistance comme telle on pourrait dire, autrement dit une puissance qui n’a pas à s’exercer contre quelqu’un ou quelque chose puisqu’elle est, elle-même, pur exercice de soi, et en cela non-violente, désobéissance civile : on pensera à la Marche contre la Taxe sur le Sel organisée par Gandhi en 1930, qui sera victorieuse puisque les Indiens seront autorisés à faire du sel pour leur usage domestique ; on pensera, en termes de postérité gandhienne, aux marches du Civil Rights Movement aux USA (Martin Luther King réfère directement à Gandhi, et dans de nombreux textes, ce qu’il nomme « l’organisation sociale de la non-violence ») ; et d’une manière générale à toute stratégie qui insiste sur la massivité de la présence, l’occupation collective d’une place (pour prendre des exemples plus contemporains : Occupy Wall Street, le Printemps Arabe). Ainsi pensée, la « non »-violence est occupation souveraine et autonomie, là où la violence risque toujours d’être hétéronomique en ce qu’elle s’exerce contre un autre qu’elle désigne alors comme central, comme lieu en dehors de soi par rapport auquel on a à se mesurer.

L’ahimsā est-elle alors un principe absolu déterminant toute stratégie politique, toute tactique et tout comportement ? Lire Gandhi, c’est découvrir comment il refuse, précisément, de faire de la non-violence – à la différence de Tolstoï – un principe, n’ayant « jamais prétendu proposer une science complète de la non-violence ». Gandhi insiste sans cesse sur la pratique contre toute doctrine, sur le fait qu’aucun « principe général » ne peut nous dire par avance comment agir de façon juste, et qu’il est souvent nécessaire de ne pas suivre l’ahimsā, pour se nourrir par exemple, ou pour sauver ses proches. Il y a des circonstances au cours desquelles « ne pas tuer » un agresseur serait faire preuve de violence et considéré comme « himsā » (mal, portant préjudice) et tuer un acte dès lors conforme à l’ahimsā : prendre la vie d’un autre peut être un « devoir », comme lors d’une euthanasie, ou d’une guerre. « Je pense que lorsqu’il n’y a le choix qu’entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence », déclare Gandhi dans son autobiographie ; on ne saurait être plus clair.

C’est que la non-violence selon Gandhi n’est pas d’abord physique, mais spirituelle, et il me faudra plus tard questionner ce lien entre politique et religion, ainsi que ce que procure, y compris dans la situation contemporaine saturée de fascisme, le recours à un dehors, que celui-ci soit religieux, mystique (c’est-à-dire ni religieux ni areligieux) ou cosmique. Mais ce qui m’importe maintenant de dire est que Gandhi répond par avance aux critiques formulées par Andréas Malm dans son livre Comment saboter un pipeline (2020) contre le « pacifisme stratégique » de la non-violence, lorsque cette dernière implique de ne pas s’affronter à ce qui est injuste : Gandhi écrit pourtant que « la non-violence du simple corps sans la coopération de l’esprit est une non-violence de faible ou de lâche et n’a donc aucun pouvoir » parce que ce qui recherché par Gandhi est l’effet politique de la non-violence dans une situation donnée, et non pas le fait de ne pas opposer une force violente à la violence injuste.

Est-ce à dire que la politique de Gandhi a toujours été juste et au-delà de toute critique ? Non, bien entendu, mais c’est une autre question. On lui a reproché d’avoir trop aimé les Britanniques et soutenu leurs guerres contre les Boers puis contre les Zoulous quand il vivait en Afrique du Sud – une critique qui, au passage, oublie que Gandhi se battait aussi contre les stéréotypes coloniaux qui faisaient des Indiens des personnes supposées incapables de se battre et ne méritant donc pas même de faire la guerre ; je ne dis pas que la réponse de Gandhi a été la bonne, mais je ne voudrais pas qu’on oublie le contexte racial. Je ne veux donc vraiment pas justifier tout ce que Gandhi a entrepris, mais seulement rappeler qu’il s’est trompé sur la base d’un système de pensée qui précisément était poreux à cette possibilité ; que cela ne serve pas d’excuse, c’est une chose ; que cela serve à condamner la non-violence comme telle est intellectuellement insatisfaisant.

Violence et politique – La non-violence n’est pas seulement rejetée au prétexte qu’elle est désavouée par ceux-là mêmes qui s’en font les défenseurs, mais aussi parce qu’elle serait inefficace politiquement. Comme telle, soutiendra-t-on, elle ne peut jamais déboucher sur une libération véritable. On fera alors la liste des pays dont la libération a exigé la violence (l’Algérie, l’Angola, la Guinée-Bissau, le Vietnam, l’Irlande) et on cherchera à montrer que les mouvements non-violents ont toujours eu besoin d’éléments violents pour se faire entendre. Ainsi le mouvement des droits civiques nord-américains n’aura pu obtenir gain de cause que grâce à la présence d’une radicalité et d’une pratique de la violence agissant comme une menace : « Auprès de la menace de révolution noire – le Black Power, le Black Panther Party, les mouvements de guérilla noirs – l’intégration semblait un prix à payer tolérable » pour la société nord-américaine conservatrice et raciste, « Sans Malcolm X, il n’y aurait peut-être pas eu de Martin Luther King (et inversement) », écrit Andréas Malm. Il me semble que la mise entre parenthèse du « et inversement », dans la citation de Malm, est symptomatique et doit être analysée.


Tout d’abord, de quelle violence parlons-nous, de quelles actions politiques violentes exactement ? Dans plusieurs ouvrages récents (celui de Malm plus haut cité, mais aussi celui des Soulèvements de la terre en 2024, Premières secousses), on tient que la violence n’est pas conceptuellement réservée à l’atteinte aux personnes mais aussi aux biens. Appelons-la : violence générale. Ainsi, la destruction intentionnelle de biens – pipelines, méga-bassines, champs d’OGM, etc. – contre la volonté des propriétaires devrait être définie comme action violente. Mais la catégorie de violence générale, aussi justifiée soit-elle rhétoriquement et politiquement, risque de prêter à confusion puisqu’on ne voit pas très bien comment le meurtre ou des coups portés sur un être humain pourraient être mis sur le même plan que crever les pneus d’un SUV. C’est qu’ici se divisent deux manières de se rapporter à la violence générale : l’État protecteur de la propriété privée et du capitalisme tend à se servir de la violence générale pour criminaliser l’action politique sous le nom de « terrorisme » (ainsi qu’on l’a vu ces dernières années à propos du militantisme écologiste), tandis que les militants qui ne s’en prennent pas aux personnes mais aux biens vont alors diviser la violence générale en deux, afin de marquer leur distance avec la violence contre les êtres humains. Les Soulèvements de la terre, par exemple, refusent qu’on décrive leurs actions comme non-violentes et simultanément définissent ces dernières comme une « guérilla sans lutte armée ».

Mais si une distance est ainsi prise avec la lutte armée, cela veut dire qu’un type de violence est désactivée : telle est la marque de ce que j’appelle « non »-violence, un « non » porté à un certain genre de violence qui indique bien la nécessité de penser ensemble violence et non-violence, ensemble leur alliance (pas de Malcom X sans quelque chose de MLK, ce que d’ailleurs les dernières années de Malcom X attestent). Et en ce sens, quand Malm explique qu’on « change de registre » quand on passe du sabotage, qu’il cautionne, à l’acte où « du sang est versé », qu’il rejette, il révèle la nécessité de la « non »-violence. Et comme je tente de l’expliquer, la « non »-violence ne rejette pas toute violence, mais la conjure.

Non-violence et « anti-violence » (Étienne Balibar) - Mais alors, si en définitive la non-violence ne répudie pas toute violence, pourquoi ne pas privilégier le concept d’anti-violence qu’Etienne Balibar a proposé et développé dans son livre Violence et civilité (2010) ? L’anti-violence, explique Balibar, n’est pas la « contre-violence » de la répression étatique, ou de la violence révolutionnaire lorsqu’elle répète, duplique en la monopolisant à son tour, la violence (impérialiste, capitaliste, patriarcale) dont elle cherchait à s’émanciper ; mais elle n’est pas non plus le refus de la violence qui serait propre à la non-violence. L’anti-violence est au cœur de la « civilité », soit de la possibilité d’existence d’une communauté humaine comme telle, c’est-à-dire d’une communauté politique si l’on entend alors l’adjectif « politique » comme un quasi-synonyme de « civil » (civilitas étant un nom pour la communauté politique et sa constitution, comme politeia, nous rappelle Balibar). L’anti-violence ainsi entendue fait face à la violence, là où la non-violence, selon Balibar, consisterait à éviter la violence, à la différer et à s’en détourner.

Si l’anti-violence fait face à la violence et s’y confronte, c’est au point où, selon Balibar, le fameux mot d’ordre de Lénine invitant à « transformer la guerre impériale » en « guerre civile révolutionnaire », loin d’être un appel sanguinaire et totalitaire ouvrant sur le terrorisme, est anti-violent au sens où s’y affirme « le refus d’inscrire la violence au registre de la fatalité » et la recherche des « voies d’une action sur les causes et les centres de décision de l’extrême violence ». Qu’un certain type de violence soit capable de limiter, symboliser, contenir une violence qui sans elle serait extrême, on en trouve d’autres formulations, par exemple lorsque Sophie Wahnich explique dans La Liberté ou la Mort (2003) que la Terreur fût une métabolisation de la violence populaire, limitant par la loi une demande de vengeance souveraine ; mais aussi, autre exemple, comme je le montrerai plus loin, lorsque Mandela décide de créer une armée secrète pour éviter le déchaînement incontrôlé de la violence populaire.

Manque cependant encore une explication. Car si rendre civile la violence en la limitant implique une violence spécifique à visée anti-violente, reste à penser ce qui fait point de butée pour cette anti-violence, car rien ne dit que l’anti- en tant que tel soit apte à la civilité, si l’anti-violence valide sans limite la violence. À partir du moment où vous cherchez ce point de butée, je soutiens que vous êtes en quête de quelque chose qui est « non »-violent. Et c’est de ne pas nommer distinctement et clairement ce point de butée qui illimite la violence et rend toute civilité future improbable. Balibar bien entendu identifie ce problème chez Lénine et dans le marxisme en général cherchant « l’impossible dépérissement de l’État à travers les formes de son renforcement », mais c’est alors ce « renforcement » qui doit être analysé jusqu’à visualiser la force en lui qui ne s’est pas démise de son supposé droit, absolu, à la violence, quand bien même cette démission, cette mise hors service de la pulsion de guerre, est reportée, différée. Me reste donc à répondre à la question suivante : comment rendre compte de ce point de butée qui doit s’appliquer même à l’anti-violence ?


Mandela et la prévision rétroactive de la « non »-violence. –
Je crois avoir trouvé avec Nelson Mandela et la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud le point de condensation de ma recherche ; ou quelque chose comme un crash test : il me fallait prouver, par un exemple au moins me disais-je en commençant à travailler sérieusement ces questions, qu’une violence politique allant bien au-delà des options stratégiques de Malm ou des Soulèvements de la terre puisse cependant illustrer la nécessité absolue de la présence de la non-violence comme préservation de la futurité.

Or l’exemple de Mandela est plutôt utilisé, par ceux qui cherchent à disqualifier le discours de la non-violence, pour montrer comment l’histoire officielle a falsifié la réalité de la lutte contre l’apartheid. On présente Mandela comme un pacifiste, alors qu’en réalité, rappelle-t-on, il a été l’artisan principal de la création d’une armée clandestine, uMkhonto we Sizwe (la lance de la nation) – MK en abrégé – en 1961. Mandela se serait-il assagi du fait des 27 années passées en prison, de 1963 à 1990, notamment à cause de la création du MK ? Tel n’est pas le cas puisqu’il déclare, lors du premier discours public qu’il prononce en homme libre le 11 février 1990 : « Les facteurs qui ont rendu la lutte armée nécessaire existent toujours aujourd’hui. Nous n’avons pas d’autre choix que de continuer ». Il est donc juste de soutenir que Mandela n’était pas contre la violence, y compris armée. En effet, il a toujours considéré la non-violence non pas comme un principe, mais une tactique susceptible d’être remplacée par une autre en fonction de la situation. Une fois établi que les actions de désobéissance civile non-violentes étaient non seulement inefficaces mais surtout mortellement réprimées par l’État blanc, et qu’il était impossible de reproduire en Afrique du Sud la stratégie non-violente de Gandhi en Inde et de MLK aux USA par défaut d’État de droit, l’ANC (African National Congress) déclare révolue la période de la lutte non-violente et mandate Mandela pour créer le MK, dont le mot d’ordre était : « Se soumettre ou combattre ».

Cette nouvelle phase de la lutte contre l’apartheid ira d’actions de sabotage d’infrastructures jusqu’à des assassinats, sans pour autant donner lieu à des attentats aveugles sur des civils (je conseille à ce sujet le documentaire d’Osvalde Lewat, MK, l’armée secrète de Mandela (2022), qui interviewe des anciens soldats de cette armée). Qu’est-ce qui explique cette retenue ? Pourquoi l’anti-violence du mouvement contre l’apartheid a-t-il été extraordinairement retenue ? Je propose quelques hypothèses : 1) Tout d’abord parce que la création de MK était une façon de « canaliser », pour employer le terme utilisé par Mandela dans la déclaration lue lors de son procès en 1964, la montée de la violence qui était devenue, dit-il à plusieurs reprises, « inévitable » ; 2) ensuite parce que MK était certes sous le contrôle de l’ANC, mais séparé et indépendant : grâce à cela, « la politique de l’ANC restera celle de la non-violence » (je cite l’autobiographie de Mandela, Long Walk to Freedom, parue en 1994), et c’est à partir de ce centre non-violent que la violence de MK sera exercée, une violence à la fois autonome et subordonnée ; 3) si la possibilité de la guerre civile n’a jamais été rejetée a priori par Mandela, elle n’était vue que comme « dernier recours » une fois toute autre possibilité barrée ; 4) Mandela s’opposait à la guerre interraciale : « jeter les blancs à la mer », comme il le dit à plusieurs reprises (en référence critique à Marcus Garvey), ne ferait qu’inverser la logique coloniale et donner lieu aux cycles des vengeances sans fin.

Si Mandela est certes plastique en matière de moyens, les fins viennent cependant toujours creuser ces moyens et enrayer leur indépendance, comme si les fins politiques permettaient une sorte de prévision rétroactive, conduisant à une autolimitation des moyens plutôt qu’à leur simple éviction principielle. Car Mandela avait en vue une « démocratie non-raciale », une « harmonisation » de la société, comme il le dit dans tous ses textes – voici la futurité que je cherchais. On lui aura reproché de ne pas être assez marxiste et d’avoir recouvert les différences de classe avec l’idée d’harmonisation ; mais la lutte des classes doit être un moyen, pas une fin ou un principe structurant l’État (sous peine d’écraser l’anti-violence dans la contre-violence répressive et sans point de butée). Et la fin était politique et pas guerrière pour Mandela : ce n’est pas une victoire militaire contre les blancs qu’il cherchait, mais une victoire politique pour les Noirs, la fin de l’apartheid, qui seule justifiait MK : « notre recours à la lutte armée en 1960 », redira Mandela en 1990, « était une action purement défensive contre la violence de l’apartheid ». Sans cela, aucune réconciliation n’aurait été possible après la fin de l’apartheid.

Avec ce terme de réconciliation, je fais bien entendu référence à une des inventions politiques les plus importantes du xxe siècle, à savoir la fameuse Commission Vérité et Réconciliation qui, présidée par Desmond Tutu (archevêque anglican du Cap et prix Nobel de la paix), en application de l’Épilogue de la Constitution provisoire de 1993, a eu pour fonction de transformer la communauté clivée de l’apartheid en nation « arc-en-ciel ». Comment l’expliquent Barbara Cassin, Olivier Cayla, et Philippe-Joseph Salazar dans un article intitulé « Dire la vérité, faire la réconciliation, manquer la réparation » (2004), aussi bien les personnes blanches que noires pouvaient être reçues par cette Commission, afin d’entendre les récits des victimes ainsi que ceux des individus ayant perpétré des crimes, et de juger de possibles amnisties. Ce qui était jugé n’était pas le crime de l’apartheid mais les crimes « commis dans le contexte du régime d’apartheid » par les Blancs et les Noirs, pas un Crime contre l’Humanité (imprescriptible) mais plutôt le « crime contre l’unité nationale et la pratique démocratique, qui consiste à privilégier le choix de la violence guerrière sur celui de la délibération pacifique pour faire triompher sa cause, quelle qu’en soit la valeur éthique intrinsèque ».

L’accent mis sur la réconciliation a certes minimisé la nécessité des réparations et un article de 2024 du New York Times, « Has South Africa Truly Defeated Apartheid ? », rappelait que si les Noirs d’Afrique du Sud ont gagné une liberté politique, ils n’ont pas acquis la liberté économique, les richesses restant fondamentalement aux mains des blancs et aujourd’hui, bien que les Sud-Africains blancs représentent 7 % de la population, les exploitations agricoles leur appartiennent pour près de la moitié de la superficie totale du pays. Néanmoins, l’arc-en-ciel de l’Afrique du Sud cherche à se réaliser, grâce par exemple à l’article 9 de la Constitution sud-africaine qui garantit l’égalité devant la loi et l’absence de discrimination, une presse libre et des débats politiques (l’ANC a d’ailleurs récemment perdu la majorité au parlement). Je crois que cette plasticité démocratique a été rendue possible par la « non »-violence constitutive de la lutte contre l’apartheid : un parti, l’ANC, fermement attaché à la non-violence (il faudrait comparer avec le FLN, avec d’autres situations historiques) ; une capacité à imaginer et énoncer par avance la période politique qui suivrait cette lutte et donc à choisir les moyens de la lutte, armée ou non, à partir d’une pensée non-guerrière de la guerre. Pour moi, donc, un modèle.

Sans-pouvoir et souveraineté. - La « non »-violence, ai-je voulu montrer, est un appel, elle est adressée à un sujet, individuel ou collectif, et le constitue comme tel ainsi que l’écrit Judith Butler. À l’opposé donc de la violence qui fait la sourde oreille, tendant à ne voir que des objets, des choses, pas des humains mais des « biens meubles » (pour reprendre l’expression du Code Noir à propos des esclaves). La violence risque en effet toujours de se développer – si rien n’y contredit – en cruauté, qui est l’excès de la violence sur elle-même. Non plus le meurtre alors, mais l’acharnement, le démembrement, celui que Goya montre dans la planche 39 des Désastres de la guerre (1863) ou celui du film d’horreur de Tobe Hooper, Massacre à la tronçonneuse (1974), qui accentue la cruauté par le grotesque, par la manière dont un tortionnaire imite en s’en moquant les cris d’effroi de la victime. Comme on le sait, la tronçonneuse est le symbole du président Argentin Javier Milei ; quant à se moquer des cris d’effroi des victimes, c’est ce que font Trump et Musk à longueur de temps.

Comme appel, la « non »-violence requiert une personne qui cherchera à y répondre, sans savoir quelle tactique et quelle stratégie employer, sans savoir même si la non-violence sera politiquement utilisable. En effet, si l’État dans lequel se développe une réponse qui refuse l’ordre en vigueur est autoritaire, fasciste, tue sans ménager ses efforts, quelle politique non-violente sera possible ? Mais, l’on ajoutera, quelle opposition politique est alors encore possible dans une telle situation où le Droit ne protège plus, sous quelle forme civile, sur quel terrain ou quel sous-terrain, selon quel régime de visibilité ou de clandestinité ? Alors qu’Aldo Moro a été kidnappé et tué par les Brigades Rouges, en 1978, la féministe italienne Roberta Tatafiore écrit, à propos de l’action clandestine, ce long passage qui me semble déterminant : 

La limite de la clandestinité est l’aphasie, dans son modelage de la conscience et ses formes d’organisation. Le problème n’est donc pas la clandestinité en soi, mais son choix comme instrument précis avec lequel on décide de maintenir le contact entre les personnes qui veulent former une société et celles qui veulent la combattre. Je ne crois pas que l’instrument utilisé pour communiquer puisse être différent de la manière dont on est arrivé au choix de communiquer. Quand l’acte est secret, calculé, il a encore besoin d’être pensé ‘’ailleurs’’, quelque part ailleurs par rapport à la conscience de celui qui se bat, lutte, revendique, obtient, change et est changé, qui ne fait pas de la pesée préalable de la vie d’autrui – qu’il s’agisse d’un ennemi, ou même d’une armée d’ennemis – la finalité de son militantisme. Combattre avec un fusil, c’est prendre sur soi de penser pour les autres, non seulement le moment de la rupture, de la révolte, mais la prise en otage d’un idéal de vie qui est à l’origine de la rupture, qui la provoque.
« Un regard “en dehors” de la lutte armée », texte que l’on trouve dans le volume Italian Feminist Thought : A Reader, publié en 1991

Roberta Tatafiore ne rejette pas l’action clandestine, mais montre son caractère aphasique, c’est-à-dire son incapacité à penser et peser seule la politique : un « ailleurs » est exigé afin d’éviter que la communication, et le commun qu’elle se doit d’envisager, ne s’écroule dans un tunnel trop bien caché. Car si un groupe enclenche une lutte à mort sans avoir nulle idée hors d’elle-même d’une société à venir, en quoi cette lutte peut-elle être dite politique ? Mais si cette possibilité clandestine cherche à demeurer politique envers et malgré tout, de façon clandestine ou dans l’exil, comment peut-elle ne pas inscrire dans sa visée l’idée d’une communauté qui ne soit pas qu’une et identique à elle-même mais plurielle et incomplète, moins-et-plus-qu’Une ? Or comment cette incomplétude, cette impureté constitutive et je crois indétronable, pourra-t-elle être instituée, réalisée économiquement et socialement, si tout ce qui a conduit à l’émergence de cette société nouvelle n’aura constitué qu’à biffer l’incomplétude, la remplir de façon monochrome, au nom d’une religion et une seule, d’une doctrine politique et une seule ? Ce que j’appelle « non »-violence devrait dès lors être au cœur de la politique, puisqu’elle tend à décompléter le présent au nom d’un futur, la guerre au nom de la paix, chaque groupe constitué au nom d’une communauté incomplète, je veux dire impossible à compléter.

Ce qui a prévalu historiquement – et « l’histoire des vainqueurs » (Walter Benjamin) n’est que cela – est de poser la violence au centre du politique, de la « monopoliser » (Max Weber), et de créer ainsi, autour de la guerre maintenue, une paix armée à coups de bâtons de police, posant des grilles entre la propriété privée et des personnes mourant de faim ou à cause de virus, de changements climatiques catastrophiques (longue est la liste des causes socialement, économiquement, anthropologiquement produites). Telle est la sécurité que proposent les nations souveraines sous condition capitaliste – une sécurité s’établissant au prix d’un ensanglantement des corps mais aussi d’une subjectivité mutilée : c’est à la source d’une guerre à feu doux et d’une police glaciale exercée contre les minorités et les militants récalcitrant(e)s qu’est puisé le pouvoir misérable des citoyens épargnés.

Inverser cet ordre est poser la « non »-violence au centre de la politique, car seule cette centralité permet, pour reprendre les termes de Catherine Hass dans Aujourd’hui la guerre, de « prescrire la paix », c’est-à-dire d’interrompre le présent continu et sans fin de la guerre par un futur qui la niera jusqu’à ses racines – un futur, donc, nécessairement, antimilitariste. Car un futur militarisé indique un présent qui a manqué sa révolution. Cela donc n’évacue pas la possibilité que la violence gravite autour de ce centre « non »-violent, mais cela implique qu’il y ait un centre où la violence s’annule. Un centre donc de gravité infinie, souverain mais sans pouvoir aucun. Ce centre sans-pouvoir ne questionne pas que la politique, mais aussi la subjectivité, psychologiquement, anthropologiquement et, je le pense, mystiquement. C’est pour moi le vrai sens du concept de puissance destituante, qui ne s’adresse pas moins aux pouvoirs auxquels il est parfois nécessaire de s’opposer qu’aux personnes qui s’y opposent. Quelle « dépossession de soi », « désidentification », « détachement » sont en jeu alors – pour reprendre les termes de Rada Iveković dans son livre L’éloquence tempérée du Bouddha : Souverainetés et dépossession de soi (2014) – pour ces personnes ? Et quelle subjectivité calme et revenant d’une idée commune se présente alors ? C’est à ces questions que j’essaierai de faire face dans ma prochaine chronique.