Qu’est-il donc arrivé aux coupes exposées dans cette œuvre de Jean-Baptiste Ganne ? Ont-elles rouillé dans l’oubli général, reliquats d’une antique gloriole ? Sont-elles ainsi tordues parce qu’elles ont servi à enfoncer des clous ? Abîmées par tous les coups qu’elles ont donnés ? Est-ce parce que nous serions angoissé·es d’une récompense imméritée qu’elles nous apparaissent déformées par une inquiétante étrangeté ? Ou bien ont-elles fondues sous l’effet du réchauffement de la planète ? Le titre que Jean-Baptiste Ganne a donné à son œuvre, Détumescences, signifie le dégonflement d’un organe : peut-être ces coupes si phalliques, trophées hypertrophiés, ont-elles alors perdu leur virilité… À moins que la détumescence en question ne soit celle d’un organe cancéreux : les coupes, épuisées par une longue thérapie, seraient-elles en rémission ? Sont-elles désormais les récompenses modestes d’exploits sans vanité ? Ont-elles été achetées à bas prix dans une brocante pour être décernées au terme d’une compétition financièrement et écologiquement responsable ?
Le dossier du premier numéro des Temps qui restent interrogeait notre rapport embarrassé à la modernité : comment hériter de celle-ci ? Ce dossier reprend nécessairement la question. Au moment de la rénovation des Jeux olympiques, en effet, fut érigé en symbole de la modernité un idéal qui fait aujourd’hui problème. Il est devenu notoire que l’athlète moderne, pour Pierre de Coubertin, devait être un athlète amateur, pour n’être pas issu des classes laborieuses, un athlète mâle, que les femmes couronneraient seulement, et un athlète blanc qui affirmerait la supériorité de la race des colonsCf. Patrick Clastres, « JO de Paris : « Pourquoi la panthéonisation de Pierre de Coubertin n’est-elle pas davantage d’actualité en 2024 ? » », Le Monde, 17 janvier 2024.; Coubertin est tombé de son piédestal et l’organisme qu’il a lui-même fondé, le Comité Internationale Olympique, se trouve dans une certaine gêneCf. Benoît Hopquin, « Pierre de Coubertin, le perdant des Jeux olympiques », Le Monde, 10 mars 2024.. Les héritages de Paschal Grousset, communard fondateur en 1888 d’une Ligue nationale d’éducation physique ouverte au plus grand nombre et aux plus faibles, ou d’Alice Milliat, organisatrice des premiers Jeux olympiques féminins en 1922, semblent des legs plus acceptables. Mais par-delà la figure controversée du baron, c’est même à se demander si ce qu’il reste de son idéal, la recherche de l’excellence et de la paix mondiale, ne pose pas aussi question : comment, à l’âge de l’Anthropocène, garder foi dans les vertus d’un progrès indéfini ? Comment penser encore que la rivalité de seul prestige entre les nations peut apaiser les tensions géopolitiques, alors que l’histoire des Jeux olympiques modernes a accompagné la montée des nationalisme au xxème siècle ? Trop modernes ou pas assez, les Jeux olympiques ?
En lisant le livre que la journaliste Jade Lindgaard a publié tout récemment, Paris 2024 : une ville face à la violence olympiqueJade Lindgaard, Paris 2024 : une ville face à la violence olympique, Éditions Divergences, Paris, 2024., on a l’étrange impression d’un modernisme revigoré — au moins d’un point de vue architectural et urbanistique —, impression qui nous inspire une comparaison (certainement excessive) avec le « Plan Voisin ». En 1925, Le Corbusier présenta avec provocation au salon des arts décoratifs un projet qui proposait de raser une grande partie d’un Paris surpeuplé et miséreux pour y construire une dizaine de gratte-ciels de soixante étages au milieu de parcs et au-dessus de voies rapides souterraines. On retrouve certains des éléments de la logique de modernisation corbuséenne de Paris dans l’œuvre de la Société de livraison des ouvrages olympiques (Solidéo), et d’abord dans les propos ambitieux de Nicolas Ferrand, son directeur général, à propos du Village des athlètes construit sur l’Île-Saint-Denis : « On va refaire ce qu’on ne fait plus en France depuis 50 ans, on va créer ex nihilo une communauté humaine de 12000 personnes qui va arriver d’un bloc sur un siteIbid., p. 81.». L’événement sportif sert bel et bien une reconstruction partielle de la ville : faire tomber les tours insalubres de la cité Marcel Paul qui jouxtent le Village olympique permettrait d’en reloger les familles dans de meilleurs conditions et de créer plus de mixité sociale, et il en irait de même en ce qui concerne la destruction du squat d’Unibéton et du foyer ADEF de Saint-Ouen. Or, malgré les bonnes intentions affichées, et notamment celle de vouloir faire décoller la Seine-Saint-Denis, les Jeux n’ont pas « atterriCf. Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, Paris, 2017.», ou alors en écrasant tout ce qui se trouvait en-dessous. Car la construction de cette « communauté ex nihilo » fait table rase des « mille vies discrètes, souvent à la peine, qui y préexistaientLindgaard, ibid. » et s’érige sur leurs ruines. Une population en remplacera une autre composée des 1500 personnes déplacées, souvent racisées, et dont les solutions de relogement les éloignent brutalement de leurs anciennes solidarités. « C’est un déchirement de partir, confie Gnama, résidente de la cité Marcel Paul. Ils n’ont pas de tactIbid., p. 16.. » Malgré la difficulté de leurs conditions de vie, les squatteurs d’Unibéton s’étaient eux aussi créé une collectivité : « On est content de rester ici. On mange ensembleIbid., p. 19 », explique Mohammed, originaire du Tchad. De même, comme si la pauvreté ne pouvait être que matérielle, la résidence neuve en lisière de la ZAC des Docks qui accueille certains travailleurs du foyer ADEF de Saint-Ouen n’a été conçue que pour le relogement et pas pour la socialité : aucun espace commun n’a été prévu.
La « violence olympique » est donc d’abord visible aux multiples ecchymoses et hématomes qui déchirent le tissu social. Elle l’est aussi aux nombreuses autres déchirures que le pays-hôte risque de subir, car l’organisation des Jeux olympiques est un événement social total, qui met sous tension l’intégralité des liens noués avec soin pour faire tenir ensemble une société :
- les institutions juridiques, notamment parce que la procédure de relogement qui fut suivie dérogeait aux règles protectrices qui sont normalement celle de l’Agence nationale de rénovation urbaine ;
- les garanties démocratiques, parce que le public pouvait n’être consulté qu’en ligne et que la délibération citoyenne se trouvait de la sorte court-circuitée au profit des décisions du Comité International Olympique, dont l’État finance pourtant en grande partie les réalisations ;
- les échanges économiques, parce qu’une vingtaine d’entreprises de Saint-Ouen ont été rasées et parce qu’une grande partie des bâtiments du Village olympique seront reconvertis en bureaux, dans un département qui n’en manque pas ;
- les systèmes écologiques, parce que ce même Village olympique, plutôt que d’être construit sur des friches de bureaux et d’entrepôts, l’a été sur des parcs dont l’aspect bucolique plaît davantage aux investisseurs et parce que la construction de l’échangeur de l’A86, qui permettra aux athlètes d’arriver à l’heure à leurs compétitions, exposera les enfants de l’école Pleyel toute proche à une trop forte concentration de pollution atmosphérique et donc à un risque d’asthme aggravé.
Et nous ne saurions terminer cette énumération sans ajouter aussi: les couvertures médiatiques. Car, depuis quelques mois, de nombreux articles et reportages sont consacrés aux Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. En publiant ce dossier, Les Temps qui restent ne font pas exception.
Nous espérons cependant présenter les Jeux sous un angle original : celui de l’ambiguïté qui est la leur et qui les rend si caractéristiquement modernes. Les Jeux sont un signe des temps — un signe de ces temps compliqués, dont on ne sait plus trop bien s’ils avancent, s’ils stagnent, s’ils régressent ou s’ils spiralent.
C’est cette ambiguïté qui a inspiré le titre de ce dossier. Les Jeux sont faits, parce que les Jeux se font avec ou sans nous. Or, nous ne pouvions pas faire comme si n’avait pas lieu un événement qui affecte notre monde autant qu’il le révèle. Les Jeux sont faits, aussi, parce que c’en est bientôt fini de Jeux aussi peu démocratiques, aussi néfastes pour l’environnement, aussi ruineux du point de vue économique et aux valeurs si largement obsolètes. Nous ne savons certes pas encore au centre de quel monde à venir le sport sera mis : faut-il retourner à des Jeux prémodernes, que l’on organiserait à Olympie avec une sobriété toute stoïcienneCf. CFPJ, « Quatre scénarios pour les Jeux Olympiques de 2040 », Usbeck & Rica, 2 janvier 2017. ? Doit-on craindre des Jeux antimodernes, apanages des pouvoirs autoritaires ? Jouerons-nous à des Jeux postmodernes, aussi divers que possible ? Peut-on imaginer des Jeux autrement modernes, faisant un monde véritablement commun ? En attendant d’avoir les réponses à ces questions, nous voulons profiter de cette occasion pour soulever un certain nombre de problèmes plus généraux que pose la pratique du sport aujourd’hui ainsi que l’organisation d’un événement sportif comme les Jeux olympiques de Paris — en espérant que ces réflexions inciteront à jouer à d’autres Jeux, plus enthousiasmants.
Les Jeux olympiques et paralympiques de Paris sont assurément un événement trop multiple et complexe pour qu’un tel dossier puisse prétendre à l’exhaustivité. Nous avons choisi un certain nombre de thèmes qui nous semblent stratégiques pour une réflexion sur la place du sport dans la culture de notre temps et ce que les Jeux en disent.
Dans ce dossier, il est ainsi question de performance. Ivano Ballarini, directeur sportif, s’entretient avec Stéphane Gourévitch et médite sur la part de liberté que conserve chaque joueuse de basket dans des équipes dont les performances sont systématiquement mesurées et de plus en plus reproduites à l’aide des statistiques.
Curieux de savoir si cette recherche de la performance nuit au sport en ôtant leur aspect ludique aux Jeux olympiques, Mathieu Watrelot (qui a aussi dirigé le dossier) s’interroge philosophiquement sur la nature singulière de l’activité sportive et s’attache à mettre en évidence le plaisir intense que les athlètes trouvent dans leurs sports.
Dans ce dossier, il est aussi question d’exclusion. L’une des nouveautés de ces Olympiades de 2024 est pourtant qu’il y a autant de femmes à concourir que d’hommes — ce qui représente une avancée importante pour un événement sportif qui a servi pendant longtemps à marquer la différence des sexes. Mais Annabelle Caprais soupçonne qu’on ne se défait pas si facilement du poids du passé et que le Comité International Olympique risque bien de crier victoire trop tôt.
La préparation des Jeux a par ailleurs accéléré le déplacement des personnes franciliennes sans-abri qui campaient sur le site des Jeux ou aux alentours ; Oriane Sebillotte a mené l’enquête et constaté la prise en charge des impératifs olympiques par l’appareil policier. Avec son récit et ses illustration, elle s’efforce de préserver de l’invisibilisation ces vies chamboulées par les opérations d’expulsion.
Dans ce dossier, il est question du rôle des États. Événements internationaux, les Jeux olympiques intéressent en effet les États, qui entendent profiter de l’occasion pour rayonner dans le monde entier. Michel Raspaud nous éclaire sur la façon dont les méga-événements sportifs servent une géopolitique du soft power qui est aujourd’hui de la première importance dans l’établissement d’un ordre mondial.
Et parce que les États trouvent un intérêt national dans l’organisation des Jeux olympiques, ils déploient toute leur puissance pour mener cette organisation à bien. Il est donc moins sûr qu’ils y trouvent un intérêt financier. Romain Vielfaure nous renseigne sur le coût de l’organisation des Jeux de Paris, qui se compte en milliards d’euros, et sur la façon dont ce coût est évalué ; il révèle ce faisant que la méthodologie comptable est une affaire politique.
Les Jeux sont faits — cette phrase laisse entendre un suspense : dans quelle case la bille tombera-t-elle ? De quel côté l’histoire ira-t-elle ? Que nous dit un événement de ce genre sur l’incertitude du présent ? Nous espérons que ce dossier contribuera à éclairer cette question qui est bien, après tout, celle des temps qui restent.