Politiques de la littérature : la littérature embarquée

Parmi les publications récentes consacrées à la dimension politique de la littérature, l’essai de Justine Huppe se distingue à la fois par son parti pris pragmatiste, et par son corpus (des œuvres expérimentales, principalement publiées dans les années 2000 en France). Plutôt qu’aux grandes déclarations révolutionnaires, La littérature embarquée s’intéresse à « la pratique littéraire comme intervention rabat-joie, grippant et dévoilant le fonctionnement des circuits de la littérature-marchandise », comme l’écrit Alexandru Matrei dans sa critique. Tout en ressaisissant les enjeux de cet essai original, il le replace dans l’horizon d’une réception internationale des ouvrages de théorie littéraire française.  

L’ouvrage, bref et dense, de Justine Huppe est l’une des rares (encore) études littéraires parues aux éditions Amsterdam, connues pour leur ligne éditoriale politique engagée. Est-ce à dire que littérature et engagement ne vont pas de pair ? Non, semblait dire l’époque, celle de « l’enclos libéralLe syntagme appartient à Florent Coste, L’Ordinaire de la littérature. Que peut (encore) la théorie littéraire ?, Paris, La Fabrique, p. 29-38. » des années 1980-1990. Eh bien, elle ne l’est plus. La littérature peut elle aussi sortir dans la rue, en tant que littérature, moyennant une série de réaménagements. Quelques ouvrages récents, parus notamment aux éditions La Fabrique, Amsterdam, Questions théoriques déploient un discours (méta-)littéraire à visée politique, qui rappelle souvent la formule barthésienne d’une « responsabilité de la forme » qui paraît refaire surface. Au-delà de l’engagement explicite pour une cause, il s’agit pour l’écrivain.e de la responsabilité devant ses choix formels. La littérature embarquée est un maillon essentiel dans une suite d’ouvrages qui commence avec celui d’Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? (2007) préfacé par François CussetYves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Amsterdam, 2007.. Les derniers titres en date sont un ouvrage de théorie littéraire de Florent CosteFlorent Coste, op. cit. et une petite anthologie d’essais, Contre la littérature politiquePierre Alferi, Leslie Kaplan, Nathalie Quintane, Tanguy Viel, Antoine Volodine, Louisa Yousfi, Contre la littérature politique, Paris, La Fabrique, 2024.. On est en plein travail de redéfinition de la littérature et de réajustement de ses enjeux sociétaux alors que 84% de la population mondiale sait lire, l’heure où la fiction se déplace vers d’autres champs techno-culturels, notamment du côté des médias numériques.

Yves Citton réagissait sur le vif au scandale déclenché par les propos de Nicolas Sarkozy sur La Princesse de ClèvesRappelons qu’en février 2006, Nicolas Sarkozy, alors candidat à l’élection présidentielle, promettait, d’en finir avec la pression des concours et des examens pour le recrutement dans la fonction publique, et illustrait son propos en se moquant du « sadique ou de l’imbécile » qui « avais mis dans le programme [du concours d’attaché de l’administration] d’interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves ». Il ajoutait : « Je ne sais pas si cela vous est arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves. Imaginez un peu le spectacle ! » La scène est reprise par Justine Huppe dans un extrait qu’elle tire de l’ouvrage de William Marx, La Haine de la littérature, Paris, Minuit, 2015. Pour sa part, Yves Citton en fait l’embrayeur du texte introductif de son livre (passage en libre accès ici : https://www.fabula.org/ressources/atelier/?Lire_interpr%26eacute%3Bter_actualiser).. Justine Huppe revient d’ailleurs elle aussi sur ce moment, puis tente de mesurer les effets politiques de la littérature contemporaine, qu’elle appréhende comme déploiement de techniques langagières visant à combattre et à subvertir le régime néolibéralJustine Huppe en retrace la généalogie au début de la seconde partie de son ouvrage, « Le Raffinement de la brute », p. 100-136..

Ce que cet essai a d’inédit dans le paysage des études littéraires françaises, c’est d’abord sa manière de se placer au croisement de la sociologie littéraire et des sciences politiques (l’autrice a fait des études de philosophie). Le corpus étudié est également particulier, surtout par rapport aux textes sur lesquels s’exercent habituellement les études littéraires de « l’extrême contemporain », car il ne s’appuie pas sur le roman, forme littéraire mainstream, gangréné par les circuits capitalistes. L’essai est accompagné d’une préface de Jean-François Hamel, universitaire montréalais connu pour ses ouvrages portant notamment sur les relations entre littérature, théorie littéraire et politique.

Cependant, ce ne sont pas les nationalités de Huppe et de Hamel qui importent. Les tenants d’une littérature « politique », praticiens et théoriciens confondus, travaillent dans les marges du champ universitaire parisien. Si l’étude de la « littérature de l’extrême contemporain » a, en France, de longues années de pratique académique derrière elle, les approches qui considèrent la littérature comme une intervention, une arme ou un dispositif politique, sont encore marginales. Or, des ouvrages comme celui-ci contribuent à leur institutionnalisation. L’ouvrage de Justine Huppe a en plus le mérite d’interroger les limites de la littérature, en termes de pratique artistique (allo- ou auto-graphique), de statut énonciatif (ou bien de « diction », selon Genette) et d’assignation de la référentialité du côté de la fiction ou du faitC’est Pascal Mougin qui reprend cette distinction goodmanienne dans Moderne/contemporain. Art et littérature des années 1960 à nos jours, Dijon, Les Presses du réel, 2019 ; Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991 ; enfin, Françoise Avocat publie Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016.. La littérature n’est plus qu’un (corpus de) texte(s). Elle peut acquérir le statut d’un objet d’art contemporain, si la double opération de décontextualisation et recontextualisation énonciative est un marqueur de pratique littéraire (dans l’objectivisme américain, repris en France dans les années 1990 par des écrivains présents dans cet ouvrage) et si les descriptions de faits et les archives peuvent de cette manière prendre une valeur littéraire (toute la constellation de la littérature appelée « non fictionnelle »). Une telle redéfinition de la littérature change aussi la donne du côté de l’expertise : elle devient un problème, dès lors que les nouvelles pratiques assignables à la littérature demandent des compétences transdisciplinaires et de recherche-création.

Toute cette interrogation tourne autour d’une réflexion accrue sur le rapport entre les mots (littéraires) et les choses à traduire par l’écrit. C’est ainsi que s’enclenchent de nouveaux débats sur la réalité, les objets, et sur les significations que peu(ven)t prendre désormais le(s) réalisme(s)En philosophie, un ouvrage essentiel pour connaitre ces débats est celui dirigé par Emmanuel Alloa et Elie During, Choses en soi. Métaphysique du réalisme, Paris, PUF, 2018.. Il ne s’agit plus (seulement) de représentation réaliste, ni de la seule volonté de rendre, de critiquer et de subvertir la réalité socio-politique, comme si la littérature lui était extérieure, mais de donner une réponse à la question même de la réalité des circuits économiques, politiques et pratiques qui créent et assurent la production et le fonctionnement de la littérature. L’ouvrage de Justine Huppe sonde à fond le domaine du travail littéraire et ses réseaux de production et de distribution, dans un souci sociologique, voire anthropologique, d’immersion dans la condition de l’écrivain contemporain. Pour la chercheuse belge, le champ littéraire est un espace de travail et de création, investi par les circuits de production et d’échange capitaliste que les écrivains s’efforcent tantôt de contourner, tantôt de mettre à profit, selon une échelle de réflexivité critique qu’iels remontent ou descendent en fonction de leurs différents objectifs. De ce point de vue, le lecteur aurait pu s’attendre à une analyse sociologique plus poussée, mais il comprendra vite que l’enjeu de l’autrice est moins de rendre compte de tout un champ littéraire, que de traquer certains procédés et pratiques propres à la littérature « embarquée ».

Au début de son essai, elle passe en revue tous les discours qui, à l’aube des années 1990, annonçaient la soi-disant bonne nouvelle du retour au monde de la littérature contemporaine (française). Justine Huppe s’efforce de montrer que le discours critique portant sur le « retour au récitJustine Huppe, La Littérature embarquée, Paris, Éditions Amsterdam (désormais LE), p. 21. » et « au réelNotamment sous les formes de la « non-fiction », voir A. Gefen (dir.), Territoires de la non-fiction. Cartographie d’un genre émergent, La Haye, Brill/Rodopi, collection Chiasma, 2020. » ne devrait pas se contenter de constater le « retour des normesAllusion à Marc Dambre et Wolfgang Asholt (dir.), Un retour des normes romanesques dans la littérature française contemporaine, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2010. » narratives dans le roman contemporain, ni d’ancrer les récits dans des géographies reconnaissables, mais rendues lointaines, avec impassibilité, comme évidéesÀ cet endroit, le titre d’un ouvrage portant sur la littérature de Jean Echenoz est suggestif : Christine Jérusalem, Jean Echenoz : géographies du vide, Saint-Etienne, 2005.. Ainsi, le fait d’y retrouver une intrigue, des personnages bien représentables et des références explicites à la réalité sociale ne devrait être salué comme si la littérature antérieure l’avait quitté à bon escient. Kristin Ross a bien montré qu’il existait un rapport d’analogie entre l’écriture « blanche » typique du Nouveau roman et les processus d’urbanisation et de mécanisation accélérées dans la France d’après-guerreKristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc. Modernisation de la France et décolonisation au tournant des années soixante, Paris, Flammarion, 2006.. Tant que le narrateur/auteur ne revendique pas, à travers son travail d’écriture, sa propre position « en situation », comme disait Sartre, le « retour au réel » est de fait un retour à l’effet de réel. Ce n’est que par la réflexivité – dire son statut, sa situation – et par l’inventivité formelle que la dimension politique de la littérature peut s’activer, à l’abri du pouvoir néolibéral qui frappe d’innocuité toute parole et tout geste de contestationIci, l’autrice s’appuie sur la critique du « tout est politique » faite par Olivier Neveux, Contre le théâtre politique, Paris, La Fabrique, 2019 (LE, p. 108)..

Selon Huppe, le réel auquel la littérature contemporaine serait revenue est « à conquérir » à travers la mise en œuvre de techniques littéraires, et notamment par le biais d’un « pragmatisme ethnographique » conscient de « ses modes opératoires et leurs effets »LE, p. 207 ; l’autrice s’inspire de ce que Jean-Charles Massera appelle « paradigme opératoire » dans It’s Too Late To Say Littérature, Paris, Cercle d’Art, 2010 (cité dans LE, p. 177).. Autrement dit, si un travail formel est nécessaire pour créer une littérature subversive, il ne suffit plus que ce travail soit, en gros, un travail stylistique. Ce que Valéry notait en 1917, « le style naît de la netteté de la pensée s’opposant à l’insuffisance, à l’inertie, au vague moyen du langage et le violant avec bonheurApud Paul Valéry, Cahiers, I, dans Gilles Philippe, Une certaine gêne à l’égard du style, Paris, Les Impressions nouvelles, p. 113. » n’est plus valable dans le monde du capitalisme « liquide ». La dialectique du style, en tant que catégorie à la fois esthétique et politique, devait faire place à d’autres dialectiques plus subtiles. Apparait ainsi l’écriture, que Barthes propose afin de répondre à la complexité du rapport que la littérature entretient avec une double histoire : la sienne, et l’Histoire qui l’encastre. Bien que cette proposition commence à dater, elle est aujourd’hui revendiquée par des écrivain·e·s engagé·e·s, telle Kaoutar HarchiQui se revendique de Barthes d’une manière un peu trop simpliste, dans Joseph Andras et Kaoutar Harchi, Littérature et révolution, Paris, Divergences, 2024, p. 147.. Toutefois, par rapport à l’écriture barthésienne, le pragmatisme ethnographique désigne des pratiques de documentation et d’immersion des écrivain·e·s qui ne débouchent pas nécessairement sur des textes, mais également sur des expositions et des performancesL’Exemple de l’Agence de notation est l’un des premiers dispositifs artistiques qui participe (aussi) de la pratique littéraire. Voir https://eur-artec.fr/evaluation-generale-lagence-de-notation-comme-dispositif-artistique-1-25-mars/. De son côté, Florent Coste donne, dans son ouvrage de théorie littéraire pragmatiste, d’autres exemples de projets artistiques qui figurent sous la bannière de « littérature exposée » empruntée à Lionel Ruffel et Olivia Rosenthal.. Pour se montrer embarquée, la littérature doit sortir de sa supposée tour d’ivoire et faire corps commun avec le monde.

L’essai de Justine Huppe est scandé par trois moments de retournement. En premier lieu, la littérature est embarquée si ses praticiens ne revendiquent plus une opposition au storytelling. La littérature est amenée aujourd’hui à composer avec lui, tout en le subvertissant. L’autrice mobilise ici la notion de « post-avangardisme », déjà utilisée pour parler de l’œuvre de Chloé DelaumeJustine  Huppe, « L’Écriture entre deux chaises : Delaume, post-avant-gardiste ? » Nouvelle Revue Synergies Canada, n°12 (2019), p. 2 ; elle considère, un peu sommairement, que « le modèle avant-gardiste continue d’agir et d’avoir des effets sur un certain nombre d’auteurs ainsi “décatégorisés’’, puisqu’à la fois expérimentaux sans plus être d’ “avant-garde”, à la fois critiques quant à certaines formes d’engagement mais toujours attachés à un désir de désaliénation collective. ». qui, tout en ayant recours à des moyens d’expression propres à la performance, se pose la question de leur efficacité, par rapport au flux narratifChloé Delaume utilise de plus en plus le storytelling. Ses trois derniers ouvrages portent d’ailleurs l’étiquette « roman » :  Le Cœur synthétique (2020) ; Pauvre Folle (2023) et Phallers (2024).. En second lieu, il s’agit de prendre des exemples de textes mettant en abyme la condition de producteurs de texte de leurs auteurs et affichant leur appartenance à un mode de production, loin de tout vocabulaire romantiqueIci, le projet de Christophe Hanna, Argent (éditions Amsterdam, 2018) semble le meilleur exemple. Sur le site de présentation de l’ouvrage, on peut lire : « Argent éclaire, dans les récits qui le composent, l’ensemble des déterminations économiques et sociales de l’activité poétique. » (http://www.editionsamsterdam.fr/argent/). Cf. Chloé Delaume, Pauvre folle : « Elle ouvrit le recueil et en tacha les pages, parcourant noms et mots comme on scrute des pierreries. Sa mère lui avait dit que la littérature relevait du patrimoine, que dans ces pages se trouvait le seul héritage qu’elles toucheraient dans leur vie (…) » (p.21).. La littérature n’est donc pas le domaine d’un anti-travail, et son économie n’oppose pas à la valeur d’échange des objets-marchandise le prestige symbolique des objets-patrimoine. Il existe un matérialisme du monde littéraire même si ses enjeux peuvent être moindres qu’à d’autres champs artistiques. Enfin, Justine Huppe défait encore une opposition, celle entre littérature et théorie littéraire : une littérature « embarquée » est bien composée de textes dont l’appartenance littéraire ne saurait suivre les lignes de partage classiques, qui séparent écriture théorique et écriture littéraire. Ce qui permet de les considérer comme solidaires, c’est leur degré commun de réflexivitéCes trois enjeux sont clairement formulés dans l’introduction de la thèse de doctorat qui est à la base de son ouvrage. La thèse de Justine Huppe est accessible en ligne ici : https://orbi.uliege.be/handle/2268/240809. (Consulté le 12 janvier 2023)..

Justine Huppe passe un peu vite sur les années 1980-1990, qui marquent le début de l’usage professionnel du concept de « contemporain » en littérature. En effet, la succession des « retours » (la « renarrativisation » de Kibédi Varga, le « retour du sujet » de Dominique Viart, le « retour des normes » de Wolfgang Asholt et de Marc Dambre) semble être une restauration, mais avec un enjeu de taille. Il s’agit de la conquête d’un nouveau public, friand de lire des romans qui mettent à l’épreuve, tout en les subvertissant, des clichés et techniques narratives empruntés à la littérature populaire (polar, roman d’aventures, d’espionnage). Huppe en vient rapidement au durcissement des rapports entre discours de pouvoir et littérature : celui du mépris pour la littérature de la part d’une classe politique ayant abandonné toute velléité émancipatrice dans ses actions et discours. Le tropisme réaliste de la littérature contemporaine serait ainsi une réponse à ce défi, mais aussi, en l’occurrence, une preuve de « la capacité d’action de la littérature dans le monde socialLE, p. 57. ».

Le retour du réel en littérature prend aujourd’hui l’allure d’un tournant « pragmatique » qui décrit un second virage réaliste, un virage qui réintroduit des enjeux formels importants : le brouillage générique (on a du mal à classer les textes de Nathalie Quintane, l’autrice la plus citée par Justine Huppe dans son ouvrage : de la poésie, du récit, de l’essai, du pop-art ?) et l’accointance avec l’art contemporain, notamment par la dimension performative (c’est le moment de la « littérature exposée » définie par Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel, qui déborde le livre pour s’étendre sur la scène et sur les écrans, on est déjà en 2010) et réflexive : si les romanciers « minimalistes » avaient en horreur de théoriser leurs textes (Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Patrick Deville, Marie Redonnet, etc.), les écrivains cités par la chercheuse belge ne cessent de mettre en abyme leur travail et permettent à Justine Huppe de proposer une littérature qui est contemporaine moins selon la chronologie des parutions, et plutôt suivant un ensemble de procédures.

Huppe emboîte ainsi le pas aux recherches fertiles de Pascal Mougin qui, notamment dans un ouvrage de 2019, s’efforce de tirer au clair les rapports entre art et littérature (français et nord-américain) après 1960Pascal Mougin, Moderne/contemporain – Art et littérature des années 1960 à nos jours, Dijon, Presses du réel, 2019.. En revanche, Justine Huppe s’intéresse moins aux rapports entre formes littéraires et formes artistiques non-littéraires, qu’à l’efficacité des premières. Il y a là un vœu sceptique, déflationniste, qui se garde d’encenser la littérature en tant que détentrice en soi de puissance révolutionnaire. Plus la littérature est réflexive, plus elle se considère et s’écrit comme un geste à double tranchant : à la fois intervention dans le monde et expression d’humilité envers elle-même. La littérature embarquée est un travail précaire, marginal, au sein d’un système capitaliste néolibéral qu’il s’agit non plus d’anéantir à travers une révolution, mais de dénoncer, de harceler localement.

Justine Huppe insiste sur l’idée que la dimension politique de la littérature ne se manifeste pas tant à travers un certain lexique, ni par le biais de pétitions de principe, mais plutôt à même les techniques formelles de textualisation, réunies dans ce que le poète Christophe Hanna appelle une « implémentologieRepris dans LE, p. 168-181. ». Ce concept, plutôt ludique, reprend d’ailleurs le mot d’ordre de Donna Haraway : faire de la littérature politique, c’est « situer » le discours de savoir qu’un locuteur produit, dans un certain moment, depuis un certain lieu et au sein d’une certaine situation. Le discours littéraire, lui, devient politique à partir de la pleine reconnaissance de son « implantation » situationnelle, selon trois critères : l’hétérogénéité interactionnelle (effet épars) ; la contextualité (des procédures de recontextualisation de bribes de langage figé) et l’opérativité. Il s’agit par exemple, de l’implantation « de discours administratifs et médiatiques dans l’univers pragmatique de la littératureIl s’agit toujours d’une pratique poétique. Manuel Joseph est l’auteur de Aubépine, Hiatus, Kremlin, Netflix & Aqmi ou les Baisetioles qui « encadre et punaise des énoncés prélevés principalement sur des écrans : presse internet, séries télé, téléchargements et streamings, dont il extrait des blocs, tire des formules, agrège des slogans. L’écriture de Manuel Joseph vise à rendre sensibles des processus d’envoûtement médiatique qui affectent toutes les strates de l’existence » – trouvé sur https://www.questions-theoriques.com/produit/42/9782917131534/les-baisetioles. » ou bien de « l’opérativité des dispositifs qui circonscrivent des problèmes et produisent des savoirs impressifs et locaux, comme lorsque franck leibovici et Julien Seroussi offrent une lecture alternative des crimes de guerre commis au Katanga dans BogoroHuppe renvoie à franck leibovici, Julien Seroussi, muzungu à la cpi (des œuvres-outils), Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, E.N.S.B.A., 2023. « « Muzungu à la CPI : des œuvres-outils » offre une immersion unique à l’intérieur de la Cour Pénale Internationale, proposant des moyens de navigation originaux dans l’ensemble complexe des preuves liées à un procès concernant la situation en République Démocratique du Congo », texte retrouvé sur https://gip-ierdj.fr/fr/actualites/muzungu-a-la-cpi-des-oeuvres-outils-lart-au-service-de-la-justice-internationale/. ». Ces pratiques se situent aux confins des démarches artistique, anthropologique et littéraire, et elles soulignent l’importance, voire l’inéluctabilité de la recherche-création dans les sciences humaines.

Ce sont les critères selon lesquels il faut évaluer les « dispositifs poétiques » décrits par Christophe HannaLE, p. 168-170., et Justine Huppe s’emploie à lire les pièces qui composent son corpus selon ces trois critères. Du moment qu’il s’agit d’une littérature « embarquée », tout texte contemporain qui se pose des questions littéraires joue au même jeu. Toutefois, reste la question de la réception, du public, qui est centrale dans une étude centrée sur de la relation entre littérature et politique. L’essai de Justine Huppe s’appelle La Littérature embarquée, sans sous-titre. Il indique par conséquent une étude théorique qui porte sur la littérature en tant que pratique et institution générales. Ce qui frappe cependant au fil de la lecture, c’est que le corpus choisi se compose notamment de textes qui relèvent de la poésie, et plus précisément d’une certaine poésie « post-avangardisteSelon Huppe, un écrivain post-avangardiste hérite du travail sur la forme typique des avant-gardes, mais d’une manière plus modeste, autrement dit sceptique et réflexive. Voir son étude déjà citée sur Chloé Delaume. », des textes qui ne circulent pas beaucoup, que ne lisent que les « connaisseurs » et qui sont peu traduits.

La question qui se pose ici est précisément celle d’une lecture décentrée, qui arriverait à placer cette étude dans un certain contexte de la World Literature, quitte à souligner les impensés « franco-français » de l’ouvrage. Décentrée : une lecture faite à Bucarest, par exemple, par un lecteur lointain, qui se réjouit de lire un excellent ouvrage de théorie littéraire, mais se rembrunit au constat que le corpus qui le sous-tend est inconnu en traduction. Sans entrer dans les détails d’un concept dont l’histoire existeJérôme David est le spécialiste francophone le plus connu dans ce domaine, notamment avec Spectres de Goethe. Les métamorphoses de la « littérature mondiale », Les Prairies ordinaires, 2013., il suffit de dire que la World Literature est un cadre de réception à la fois incontournable et contradictoire. Incontournable, car nous vivons dans un monde post- ou bien supra-national, et contradictoire puisqu’il y a deux manières de concevoir et de travailler avec la « world literature ». Il existe une attitude libérale, voire conservatrice, qui porte un regard irénique, bienveillant et affectueux envers les textes littéraires « qui circulent au-delà de leur origine linguistique et culturelleDavid Damrosch, What Is World Literature?, Princeton, Princeton University Press, 2003, p. 6. », mais qui demande soit des connaissances polyglottes, soit oblige à lire des traductions. Il y a ensuite une attitude combative, concurrentielle, que résume la phrase « one, and unequal » placée par Franco Moretti dans un article qui fait dateFranco Moretti, « Conjectures on World Literature », New Left Review, no 1, hiver 2000, p. 55. : la littérature, encastrée dans le système capitaliste global, est une, mais inégale ; elle a des centres et des périphéries qui travaillent et influent sur sa production et sa réception. Selon cette deuxième définition, la « world literature » (« littérature mondiale » selon Pascale CasanovaPascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999.), est en effet une littérature embarquée, mais plurielle. Ainsi, l’étude de Justine Huppe aurait pu être lue dans cette perspective, à condition qu’elle eût considéré une « écologie » de la littérature mondiale, à la manière d’Alexander BeecroftAlexander Beecroft, An Ecology of World Literature from Antiquity to the Present Day, Londres, Verso, 2015., par exemple, et qui aurait permis des débats dépassant l’espace français (le corpus « francophone » est également absent de l’ouvrage de Justine Huppe).

Néanmoins, les directions théorique et politique qu’elle choisit – la pensée pragmatiste qui reconsidère la pratique littéraire comme intervention rabat-joie, grippant et dévoilant le fonctionnement des circuits de la littérature-marchandise – imposent de sacrifier une sélection plus généreuse du corpus à la rigueur de la démonstration. Autrement dit, l’ouvrage de Justine Huppe est à la fois un livre de théorie (poétique) littéraire, un essai de critique littéraire exploratoire, et un manuel de littérature qui répond à la question pratique comment, et non plus à la question ontologique que : « […] si certaines époques pouvaient tenter de répondre abruptement à la question « Que faire ? », l’époque contemporaine devrait se réarticuler à celle, jugée plus modeste, du « Comment faire ? »LE, p. 26. La postulation du caractère embarqué de la littérature ne se pose pas la question de considérer des traditions et tropismes théoriques et critiques nationaux ou régionaux, car il s’agit de produire un « corps » littéraire qui ne se compose pas de canons littéraires quels qu’ils soient (littérature de banlieue, littérature « périphérique », soit « francophone », littérature numérique etc.). Il s’agit d’un corps à faire selon une sorte de manuel poétique, non d’un objet à admirer. Ce qui compte n’est donc pas son étendue, mais les tactiques et les techniques de sa production et de sa performativité.

C’est en tant que manuel de littérature que l’ouvrage de Justine Huppe répond le mieux aux attentes du lecteur.

Héritière de la sociologie critique de Pierre Bourdieu et de Jacques Dubois, Justine Huppe entreprend ici la critique de ce que le premier appelle « illusion scolastiqueLE, p. 199. » d’une conception « sinon intemporelle, du moins antique, du littéraireLE, p. 196. », à laquelle elle oppose en premier lieu l’idée benjaminienne de l’écrivain·e comme « producteur », c’est-à-dire comme quelqu’un qui manifeste la solidarité avec le prolétariat en tant qu’homme de métierLE, p. 161-168.. Son premier mérite serait ainsi de réfléchir à sa propre condition économique et politique. Le paradigme opératoire dans lequel nous introduit Huppe demande un compte-rendu qui déborde l’analyse en termes de poétique dans la direction d’une approche pragmatique, d’une science des effets qui ne sont pas que les conséquences voulues par les écrivain·es en question à travers les opérations poétiques auxquelles iels s’adonnent. Ici, la sociologie redevient essentielle, car il ne suffit pas d’envisager des effets perlocutoires sans imaginer un public auquel ces effets sont destinés. Le lecteur d’un texte littéraire à ambition politique – Huppe puise surtout dans la poésie contemporaine publiée notamment par les éditions P.O.L. – n’est jamais, on en conviendra aisément, le lecteur idéal imaginé par les auteurs, mais celui qui lit le texte et en parle tout en le faisant circuler.

La question que je me pose, une fois arrivé à ce point, est la suivante : afin qu’elle soit subversive tout en restant réflexive, pugnace sans se raconter des histoires sur ses vertus prétendument illimitéesJe rappelle le sous-titre de l’ouvrage de Florent Coste : « L’ordinaire de la littérature. Que peut (encore) la théorie littéraire ? »., car « la littérature ne fait rien toute seuleLa phrase est de Nathalie Quintane, tirée d’un entretien que Justine Huppe cité à la page 84 : Florent Coste, « “La littérature ne fait rien toute seule” », entretien avec Justine Huppe, COnTEXTES, n°22, 2019, en ligne. », comment se figure-t-elle son public ? Est-ce un public « de niche », réduit mais prétentieux ou bien connaisseur, un lectorat qui lit tout en se posant toujours le problème de l’écriture, un peu comme Roland Barthes se figurait une lecture menant à l’écriture, dans La Préparation du romanVoir « L’œuvre comme volonté », la séance du 1er décembre 1979. ?

Le reproche d’élitisme est à la fois banal et récurrent quand il s’agit certains ouvrages théoriques français. Je prends un exemple. L’opus de Pascale Casanova, La République mondiale des lettres (1999), vient d’être traduit en italien. Pour l’occasion, Franco Moretti signe la préface. Après avoir procédé à un éloge sans équivoque (Pascale Casanova aurait écrit « un grand livre, qui réussit à établir, pour la première fois, une relation intelligible entre les nombreuses littératures modernes dans toute leur énorme variétéLa version en italien est disponible ici : https://www.minimaetmoralia.it/wp/estratti/postfazione-insoumise/. »), il lance deux fusées critiques. Moretti s’insurge d’abord contre l’élitisme esthétique de Casanova qui omet la littérature « commerciale » (ce qui ferait de La République mondiale des lettres un « libro francese-francese »), ainsi que contre sa tendance à privilégier « la poétique » au détriment « des formes », c’est-à-dire le procès de l’écriture – writing in the making – au lieu des genres établis selon lesquels les textes littéraires sont identifiés et participent aux échanges.

C’est pourquoi, vers la fin de son texte, Moretti se justifie : (je traduis depuis l’italienJe m’excuse pour l’imprécision : quand j’écris « je », il s’agit d’un dispositif formé de l’IA et de moi-même. En ce genre de contextes, le pronom « je » n’est à l’évidence plus ce qu’il était avant l’IA.) : « Mais c’est ce qu’il veut, se demandent peut-être les lecteurs : il commence par dire que Casanova a changé la façon dont fonctionne (ou devrait fonctionner) la comparaison, puis il enfile une objection après l’autre. Où est la véritéFranco Moretti, « Postfazione : Insoumise », postface à la traduction italienne de Pascale Casanova, La Repubblica mondiale delle lettere, Roma, Nottetempo, 2023 (édition critique et traduction de Cecilia Benaglia). ? » C’est ainsi que Moretti fait des deux reproches à l’ouvrage de Casanova, l’élitisme et le formalisme, deux traits très locaux, très « français », deux restes somme toute folkloriques d’un travail théorique à portée transnationale. La critique de Moretti à l’endroit de ces deux options de Pascale Casanova – éliminer la littérature « commerciale » et préférer le travail poétique aux genres avérés – est un défi qui peut sembler anodin, mais qui ne l’est pas. Puisque, si un ouvrage comme celui de Huppe vise un public élargi, au-delà des spécialistes et des écrivains eux-mêmes, au-delà de la sphère de ce qu’on appelle depuis quelque temps « recherche créationJe renvoie ici à l’article d’Yves Citton sur « Ce que la recherche-création fait aux thèses universitaires », AOC, lundi 18 mars 2024. », il ne saurait pas faire l’économie des idées reçues qui circulent à propos de la littérature et des études littéraires. Il n’y a aucun mal à ce que la littérature soit aussi un fétiche, tout en s’adressant à un lectorat qui n’est pas un groupe d’écrivain·e·s en puissanceC’est à cet endroit qu’il faut saluer la discussion autour du « fétichisme » littéraire et l’attitude post-critique envers le texte littéraire, avec pour interlocuteurs Rita Felski et Bruno Latour, dans l’ouvrage de Florent Coste, op. cit. . L’élitisme et le formalisme ont aussi des vertus : ils font de la lecture une activité de subjectivation émancipatrice, et exigent de penser la dimension politique de la littérature telle que l’incarnent des textes produits à travers des techniques innovantes et subversives. Toutefois, tant que la question de l’opérativité du texte demeure importante,  tout·e écrivain·e se voit contraint·e de composer avec le public non spécialisé. Il serait vain de prétendre débattre de « l’articulation de la production littéraire au politiqueLE, p. 39.» ayant en point de mire un public lettré, cultivé, doté de conscience politique.

Il est donc vrai que toutes ces écrivaines et tous ces écrivains publient des textes à la fois dérangeants, déroutants, réflexifs et souvent explicitement politiques. J’ai retenu, dans le livre de Huppe, une citation que je suis allé chercher ensuite dans l’ouvrage où elle a été prise : il s’agit de l’intervention de Jean-Marie Gleize intitulée Opacité critique et publiée dans un livre qui réunit plusieurs des auteurs faisant partie du corpus de Justine Huppe (Jean-Christophe Bailly, Jean-Marie Gleize, Christophe Hanna, Hugues Jallon, Manuel Joseph, Jacques-Henri Michot, Yves Pagès, Véronique Pittolo, Nathalie Quintane, autour du titre Toi aussi tu as des armesToi aussi tu as des armes. Poésie et politique, Paris, La Fabrique, 2011.) :

Et tout d’abord, en tant que tels, conscients de notre place relative. Notre pratique est minoritaire ou mineure, économiquement et socialement et culturellement marginale. Dans l’ensemble de la chose publiée, le texte non littéraire occupe une place dominante. Dans l’ensemble du publié d’ordre littéraire, la littérature narrative (romanesque ou autre, mais d’abord romanesque), occupe une place dominante. Au sein de cette littérature romanesque la production « commerciale » est elle-même quantitativement dominante. Quant aux pratiques dites poétiques, leur importance est dérisoire, même si symboliquement l’institution, l’appareil scolaire et universitaire, continue à les maintenir en état de survie plus ou moins artificielle. Si maintenant nous pensons aux productions dites expérimentales ou de recherche qui, dans leur principe, ne coïncident que très peu ou pas du tout aux définitions que l’institution littéraire tend à inculquer et imposer, nous pouvons dire qu’elles se situent en un lieu qui est un « angle mort ». Reste à savoir ce que nous pouvons faire de cette position. Quel parti nous pouvons tirer de notre impuissance. Quelle efficace de notre invisibilité.

Il me semble qu’il faut d’abord comparer le prix que ces deux partis demandent. Il y a d’abord le prix de l’invisibilité relative, de « l’angle mort », qui offre un espace de liberté inespérée, par sa position marginale. Plus on est à la marge du champ, moins on est visible, plus on est libre, d’accord. Inversement, on peut choisir d’écrire des textes relevant de la « littérature narrative » dominante, de se plier à un certain nombre de contraintes et d’accéder à un public plus large. Là aussi on paie un prix, sans aucun doute. Toutefois, je crois que ces deux options ne sont pas elles-mêmes responsables de l’efficacité que les textes respectifs auront sur le public, en termes d’action politique.

L’ouvrage de Justine Huppe fera sans doute date à plusieurs titres. D’abord, en tant qu’ouvrage de théorie littéraire qui redéfinit la littérature engagée contemporaine selon une série de pratiques discursives et gestuelles qui agissent de l’intérieur des discours institués pour les éroder, les subvertir, les retourner contre eux-mêmes, au prix d’un travail formel « étrangéisant ». Ensuite, en tant qu’il propose un corpus fait de textes et dispositifs littéraires que les études critiques universitaires ignoraient largement. Ce geste constitutif d’un corpus littéraire procédural, excluant notamment le roman (mais non pas le récit), fait figure de statement : la littérature, ce n’est pas seulement, ce n’est surtout pas ce que les médias font circuler, mais quelque chose à la fois de rare, de subtil, et de modeste (l’œuvre de Nathalie Quintane est ici exemplaire). La rupture, manifeste dès la fin du XIXe siècle, entre les dispositifs et les objets qui relèvent de l’art contemporain et les objets de patrimoine attestant de la tradition d’un art « occidental » offert à la contemplation visuelle, cette rupture, donc, la littérature ne l’avait pas connue. Depuis sa perspective pragmatiste qui repense à nouveaux frais l’agentivité de la parole et du mot (littéraires) à l’époque néolibérale, Justine Huppe entérine la transformation du concept de littérature, de sorte qu’il rende compte d’une performativité émancipée des valeurs romantiques telles que l’auctorialité individuelle, l’originalité, le style, etc.

Or, ce geste ne pouvait pas se faire sans payer un prix : celui de la traductibilité, avant tout, sur le marché mondial de la recherche littéraire. En effet, la littérature embarquée ne devrait pas avoir pour vocation d’être un ouvrage théorique à portée réduite à la littérature française contemporaine. C’est précisément le contraire qu’on lui souhaite : que toutes celles et ceux qui s’intéressent à la dynamique des pratiques et institutions littéraires terrestres puissent le découvrir.