Quand les psychanalystes se trompent

Pour beaucoup de personnes, non seulement les psychanalystes se trompent, mais ils et elles ne font que ça, sans pouvoir le reconnaître, car la psychanalyse serait, comme le prétendait le philosophe Karl Popper, immunisée contre toutes les réfutations. La psychanalyste Silvia Lippi soutient ici à l’inverse que les erreurs, comme les lapsus, importent particulièrement à la psychanalyse, mais à condition de faire l’objet d’une interprétation qui rouvre les associations. Elle montre que Freud ne raconte quasiment que ses propres erreurs. Et surtout, elle soutient que l’Oedipe est une telle erreur, qui mérite une interprétation: que refoule la théorie du complexe d’Oedipe? Un texte drôle et profond, qui défend, à travers la psychanalyse, une certaine manière d’apprendre de ses erreurs - et donc de s’inscrire dans le temps sans croire au « progrès ».

           

« La vérité n’est intelligible qu’au terme d’une longue erreur vagabonde. »
Jean-Paul SartreJean-Paul Sartre, L’idiot de la famille, I, Paris ; Gallimard, 1988, p. 142..

Pour beaucoup de personnes, la psychanalyse est en soi une énorme erreur. Pire : c’est une erreur complaisante, entêtée à fabriquer tous les faux-fuyants qui l’empêcheront de se reconnaître comme telle. On connaît la thèse du philosophe Karl Popper, qui dénonçait le marxisme et la psychanalyse comme deux démarches échappant au domaine des sciences non parce qu’elles seraient réfutées par l’observation, mais précisément parce qu’elles seraient par construction irréfutables par quoi que ce soitKarl Popper, Conjectures et réfutations, Payot, 1985.. Les objections qu’on ferait au marxisme seraient expliquées comme des effets de la position de classe de la personne qui émet cette objection, vérifiant ainsi les thèses marxistes a contrario, alors que, pour la psychanalyse, ce serait la « résistance » aux vérités inconscientes, que par définition notre pratique cherche à faire valoir, qui expliquerait qu’on ne veuille rien en savoir.

Cette conviction, pour répandue qu’elle soit, ne peut manquer d’étonner les gens qui pratiquent la psychanalyse. Car s’il y a bien une chose qui caractérise notre pratique, c’est au contraire la place qu’elle accorde à l’erreur. Que ferions-nous, par exemple, sans les lapsus ? Contrairement à ce qu’on croit souvent, un lapsus n’est pas l’aveu involontaire d’une vérité cachée, qui à travers lui se dirait enfin en toute transparenceUne petite plaisanterie bien connue illustre le caractère naïf et invraisemblable de cette conception du lapsus. Un homme est à table avec son épouse. Il veut lui demander de lui passer le sel, mais il se trouve à dire : « Salope, tu as ruiné ma vie ! » On pourrait imaginer une variante plus radicale, où il dirait tout simplement : « Salope, laisse-moi coucher avec ma mère ! » Comme si le lapsus révélait ce que la théorie psychanalytique pensait savoir déjà des désirs inconscients des êtres humains…. Ce qui compte, dans le lapsus, c’est la déviation comme telle, autrement dit la relation entre ce qui a été dit (alors qu’il ne devait pas l’être), ce qui n’a pas été dit (alors qu’il devait l’être), et ce qui va se dire dorénavant, à partir de l’intrusion du lapsus dans le discours. La vérité (si ce mot a un sens ici) ne se dit pas, mais au mieux, selon l’heureuse expression de Lacan, se mi-ditJacques Lacan, Les non-dupes-errent (1973-1974), inédit, séance du 13 novembre 1973. … Pour la même raison, la psychanalyse n’explique pas les lapsus, non plus que les « résistances » : elle s’en sert pour ouvrir à quelque chose qui, comme tel, ne saurait être dit, ni à proprement parler interdit. Elle ne va pas donc de l’erreur à la vérité ; elle reste toujours dans l’équivoque.

Alors, peut-être en effet la psychanalyse est-elle une énorme erreur, ou plutôt un énorme lapsus : un lapsus continué, soigneusement prolongé, qui n’aboutit jamais au mot juste. L’erreur n’est pas à rectifier, mais, au contraire, à tenir. Cela n’est pas vrai seulement des « erreurs » des patient.es, mais aussi – et surtout – de celles des psychanalystes. Les psychanalystes font des erreurs, aussi bien des erreurs théoriques que des erreurs pratiques, mais ces erreurs ne sont pas un malheureux accident dont il faut se presser de se prévenir, mais des chances, des opportunités, pour faire entendre ce que précisément nous ne pouvons pas maîtriser, et qui est aussi ce avec quoi nous travaillons : le désir inconscient. Méditer sur nos erreurs en psychanalyse ne veut donc pas dire exclure certaines hypothèses qui se sont avérées égarantes, mais interpréter ces impasses comme un signe de quelque chose d’infiniment plus difficile à dire, de moins prévisible, de moins reconnaissable. Or le but d’une interprétation en psychanalyse est toujours de surprendre et donc de rouvrir le flux des associations pour nos patient.es, afin de leur permettre de réélaborer ce que nous appelons leur désir — désir qui a toujours une origine traumatique —, afin qu’ils et elles trouvent une manière moins pénible de vivre avec ce qui est de toutes manières plus fort que nous (quel que soit le côté du divan où on se trouve). Une interprétation n’est pas vraie ou fausse (contrairement à une « théorie » au sens poppérien) ; elle est efficace ou inefficace.

Une lecture de bonne foi du fondateur de la discipline ne peut que confirmer cette conception de l’erreur en psychanalyse. Car Freud se trompe – non seulement il le sait, mais il ne cesse de le dire. Il est frappant qu’un grand nombre des cas cliniques rapportés par Freud soient non pas le récit de ses succès, mais celui de ses échecs : par exemple, parmi les cinq psychanalyses recueillies dans l’ouvrage éponyme, à part le cas du petit Hans, les autres cures ne sont pas à proprement parler des succèsEt encore l’étude consacrée au Petit Hans n’est-elle pas un compte-rendu d’analyse, pas plus que celle du Président Schreber dans le même recueil. Pour ce qui concerne Hans, c’est le père du jeune garçon qui a aidé son fils à guérir de sa phobie avec l’aide de Freud. Quant au Président Schreber, Freud n’a élaboré son analyse qu’à partir de l’autobiographie de l’auteur. Sigmund Freud, Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954.. Freud n’hésite pas à identifier une source générale de certains de ses échecs qui nous semble effectivement assez pertinente, à savoir sa difficulté à donner toute sa place au désir homosexuel dans la compréhension des phénomènesDans « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) » (1905), Freud écrira dans une note de bas de page : « Avant que je reconnaisse l’importance des tendances homosexuelles chez les névrosés, j’échouais souvent dans des traitements ou bien je tombais dans un désarroi complet. » Sigmund Freud, « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », dans Cinq psychanalyses, op. cit., p. 90, note I. Voir aussi Sigmund Freud, « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, pp. 245-270.. Nous reviendrons plus loin en détails sur deux de ces « cures ratées », les cas de Dora et de Margareth (nommé aussi « le cas de la jeune homosexuelle »). Certes, cela permet parfois à Freud de céder à sa tentation de se mettre en scène en vrai savant, qui procède par essais et erreurs et qui sépare soigneusement spéculation et expérience. Mais si on regarde de près la manière dont il traite ses erreurs, ainsi que la manière dont sa postérité (en particulier Lacan) est elle-même revenue sur ces erreurs, elle ne consiste pas du tout à les écarter comme contingentes, mais au contraire à en découvrir la nécessité au regard d’une interprétation de ce qu’elles refoulent. Rien ici qui « immunise » la psychanalyse contre les objections qu’on lui fait, comme le prétendait Popper, mais plutôt une manière d’avancer, de se déplacer, de se renouveler, pour saisir quelque chose dont la nature est d’être plus mobile que nous : l’inconscient. La psychanalyse ne peut être qu’un work in progress, notre technique reste toujours instable et infixable, parce que l’élément auquel elle cherche à faire droit l’est toujours plus qu’elle. C’est aussi cette particularité qu’on repère dans chaque cure ; on peut même penser que c’est elle qui soutient vigoureusement notre désir d’analyste.

Bien sûr, cela ne veut pas dire que toutes les erreurs soient bonnes – ni surtout qu’elles soient bonnes en soi et par elles-mêmes. Lacan disait que le but de l’analyse est de savoir y faire avec son symptômeLacan dit précisément : « Savoir y faire avec son symptôme c’est là la fin de l’analyse ». Jacques Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile a mourre (1976-1977), inédit, séance du 16 novembre 1976. Le texte de la première séance du séminaire est publié in Ornicar ? Revue du champ Freudien, n°12/13, Paris, Lyse/Seuil, 1977. ; on pourrait dire que le but d’une bonne formation psychanalytique est de savoir y faire avec ses erreurs. Quelles sont donc les erreurs, intentionnelles ou accidentelles, que peut commettre une analysteJ’utilise le féminin lorsque je parle de la profession de psychanalyste au singulier, et le point médian pour le pluriel et tous les autres cas qui le nécessitent. pendant une cure ? Lesquelles sont vraiment négatives, lesquelles ne le sont pas ? Et que se passe-t-il lorsque l’analyste se trompe dans la direction de la cure ? Quel est enfin le rapport entre la théorie psychanalytique et la pratique de la cure ? Comment les erreurs théoriques sont-elles liées à des échecs techniques et, inversement, certaines techniques fondatrices de certaines erreurs théoriques ?

Je voudrais ici revenir sur toutes ces questions à partir d’exemples et en inscrivant aussi ma démarche dans l’actualité d’une question, qui est celle des rapports de la psychanalyse avec notre actualité. Car la plus grande et la plus intéressante des erreurs de la psychanalyse a été l’invention de l’Œdipe, qui elle-même a un rapport profond avec un certain refoulement du féminin dans la psychanalyse, le refoulement de ce que nous avons appelé, avec Patrice Maniglier, « sororitéSilvia Lippi & Patrice Maniglier, Sœurs, Pour une psychanalyse féministe, Paris, Seuil, 2023. ». Cette « erreur » a contribué à rendre la psychanalyse odieuse à beaucoup de personnes aujourd’hui, et sourde à d’autres, ou aux mêmes. Elle constitue donc l’actualité de notre pratique. Mais je voudrais aussi montrer que cette erreur de cadre interprétatif (privilégier, dans notre écoute, le désir pour le père et ne pas entendre le désir de sororité quand il s’exprime) a à voir avec une erreur sur une catégorie fondamentale pour notre pratique : celle de traumatisme. J’espère montrer que ces erreurs témoignent de la difficulté à diriger la cure à partir des traumatismes. Les psychanalystes préfèrent souvent le faire à partir des fantasmes, autrement dit de ces schémas narratifs qui semblent organiser les jeux de rôles où les sujets sont pris – typiquement le triangle œdipien, maman, papa, et moi, mais aussi le phallus et la castration, avec toutes leurs substitutions et combinatoires possibles, dans leurs dimensions, symboliques, imaginaires et réellesIl y a pour Lacan trois dimensions de l’expérience. Le Symbolique est un mode de détermination de quelque chose par sa position dans un système de signes (comme un mot pour Saussure se définit par différence et opposition avec d’autres mots) : ainsi le Phallus symbolique est défini par sa fonction dans un système de signes (cette fonction étant précisément d’être le signe de ce qui n’a pas besoin de renvoyer à quelque chose pour être un signe). L’Imaginaire est un mode de détermination qui passe par la représentation, c’est-à-dire par la formation d’une image et plus particulièrement en relation à l’image du corps (telle qu’elle se constitue notamment dans le stade du miroir) : ainsi le phallus imaginaire est celui qu’on se représente sur son corps, comme pénis, et comme pénis susceptible d’être coupé (castration imaginaire). Il ne suppose pas forcément l’existence d’un système. Il est aussi le registre du sens produit par le discours, ce sens étant représenté au-delà des mots prononcés. Le Réel enfin est ce qui résiste à l’inscription dans un système et à la représentation imaginaire, il se distingue de la réalité (la représentation du monde extérieur) ordonnée par le Symbolique et l’Imaginaire, et renvoie à une butée des autres ordres : tout traumatisme est pour Lacan, une expérience de l’ordre du Réel..

Cette erreur est compréhensible : après tout, sur le divan, les gens racontent leur vie, replacent ce qui leur arrive dans leur histoire, se mettent en récit. Pourtant, dès son invention par Freud, et avant même la « découverte » de l’Œdipe, la psychanalyse n’a cessé de suggérer que l’élément véritablement déterminant était le traumatisme, et que le plus significatif n’était pas tant le fantasme que le symptôme, cette jouissance paradoxale du corpsLe terme « jouissance », introduit par Lacan, désigne une souffrance mélangée avec du plaisir ou l’inverse. Cette expérience est propre à la sexualité, mais elle s’étend aussi à d’autres situations. La jouissance est liée à la structure traumatique du désir : c’est notamment la jouissance/souffrance du trauma que le sujet cherche à répéter à travers le symptôme., où le traumatisme se répète à l’insu du sujet. Et là est peut-être ce qu’il y a de plus insupportable, y compris pour les psychanalystes : que le traumatisme ait partie liée au désir, qu’il ne soit pas obstacle extérieur mais moteur intérieur paradoxal, qu’il ait un caractère originaire et indépassable, que sa répétition fasse au fond le sel de la vie, et que l’enjeu véritable d’une analyse soit l’invention d’un symptôme qui permette de vivre avec cet éternel retour du traumatisme.

Il s’agit donc ici de défendre une autre psychanalyse, qui mette au cœur de sa théorie et de sa pratique non pas l’Œdipe et le fantasme, mais le traumatisme et le symptôme. Cette autre psychanalyse cependant n’est pas en rupture avec la tradition psychanalytique freudo-lacanienne (dans laquelle je m’inscris). Car l’Œdipe n’est pas simplement une erreur, mais aussi une défense : l’Œdipe et les imaginaires phallocentrés sont des défenses contre un autre désir, le désir de sororité (ou la sororité comme forme du désir). Je voudrais donc ici contribuer à la réflexion engagée dans la revue Les Temps qui restent sur la question de l’héritage de la modernité. Car hériter de la psychanalyse est sans aucun doute un des aspects fondamentaux de ce que veut dire hériter des temps modernes. Mais le régime de l’erreur en psychanalyse permet de comprendre que cette pratique se déploie dans un temps qui n’est pas tout à fait celui du « progrès ». On apprend bien de ses erreurs, mais dans un sens original. Peut-être est-ce en ce sens qu’il y a lieu de dire que la « modernité » est une erreur – à condition que le temps qui reste soit celui où se déploie un désir intraitable, un héritage ne pouvant avoir de sens qu’à faire droit à sa répétition. Y compris quand il s’agit du désir de la psychanalyse elle-même.

Où est l’erreur ?

Il faut distinguer, en psychanalyse, deux erreurs très différentes : les erreurs irréversibles qui conduisent à l’interruption définitive de la cure, et d’autres qui peuvent être reprises et devenir un moteur, permettant non seulement de faire avancer la cure, mais même de repenser les fondements théoriques et cliniques de notre pratique. Je pense par exemple à ces interprétations faites au mauvais moment qui finissent se révéler, contre toute attente, fécondes, du moins si l’analyste n’assume pas une position dogmatique et figée vis-à-vis de la cure. J’en donnerai des exemples détaillés tout à l’heure. Peut-être vaut-il la peine de mentionner une troisième catégorie d’erreurs : celles qui passent sans laisser aucune trace, autrement dit qui n’influencent en rien le cours d’une psychanalyse. Mais de telles « erreurs » méritent à peine leur nom, tant la seule chose qui compte vraiment dans notre pratique, c’est l’efficacité de la cure.

Lors de notre formation, dans nos associations, institutions et universités, on nous inculque l’idée que les erreurs des psychanalystes correspondent toujours à des interprétations trop hâtives ou fallacieuses, qui cassent d’emblée le transfert et font fuir irrémédiablement les patient.es. Cependant je dois dire que, dans mon expérience de psychanalyste, en cabinet privé comme en institution psychiatrique, cela arrive rarement, sauf dans des analyses avec des personnes extrêmement paranoïaques et dans d’autres cas vraiment inexplicables. Quand j’ai lu pour la première fois Mélanie Klein, j’ai été choquée par la violence de ses interprétations (selon mes critères de bienséance), et pourtant, son approche, pour moi excessivement intrusive, semblait avoir quand même marché du point de vue cliniqueJe pense en particulier au cas Dick. Melanie Klein, « L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi », dans Essais de psychanalyse, Paris Payot, 1947, pp. 263-278.. En institution psychiatrique, j’ai souvent observé (non sans une indignation mal rentrée) des psychiatres disant (selon moi) des « horreurs » à leurs patient.es, qui pourtant n’abandonnaient pas leurs thérapeutes à cause de ces mots mal placés.

Le psychanalyste Jean-Jacques Gorog, dans l’un des séminaires qu’il tient depuis des années dans son association (les Forums du Champ lacanien), parlait de l’importance de l’« interprétation traumatique », et de sa fonction essentielle pour déclencher le transfert lors des entretiens préliminaires avec un nouveau ou une nouvelle patienteJean-Jacques Gorog, Séminaire 2019-2020, séance du 31 mars 2020.. Il faut qu’arrive quelque chose de fort —pas forcément de violent, bien entendu— qui intrigue le ou la patiente, et qui la pousse à revenir nous voir : un mot qui surprend, une phrase qui excite, ou même parfois qui met légèrement en colère, bref, une interprétation qui ranime le désir de l’analysant.e de faire une analyse, et même de la payer (plus ou moins cher).

Car qu’est-ce qui pousse le sujet à désirer faire une analyse ? Souvent le symptôme, dont le sujet se plaint, mais qui est paradoxalement aussi une expression du désir, car il est un effet du trauma. Le désir, du point de vue de l’inconscient, est toujours traumatique, au sens où il a une origine traumatique : le désir qui répète le trauma inconscient se manifeste à travers des formations de l’inconscient comme le lapsus, le mot d’esprit, le rêve, le fantasmeLe fantasme est un scénario imaginaire, construit à partir de processus défensifs, qui met en scène l’accomplissement d’un désir inconscient., et bien sûr le symptôme.

Le trauma arrive toujours comme une sidération, une effraction, qui prend la forme d’un excès libidinal« C’est seulement la grandeur de la somme d’excitation qui fait, d’une impression, un facteur traumatique, […], qui donne sa portée à la situation de danger. » Sigmund Freud, « Angoisse et vie pulsionnelle. XXXIIème conférence », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 127. que le sujet n’arrive pas à intégrer psychiquement. C’est en observant certains comportements de ses patient.es, que Freud se rend compte que ceux et celles-ci répètent les expériences déplaisantes au lieu de les éviter. Il remarque que les réactions dans les névroses de destinéeFormes d’existence marquées par la répétition de scénarios malheureux. et de guerre sont les effets de cette répétition « démoniaque »Sigmund Freud, « Angoisse et vie pulsionnelle », op. cit., pp. 144., qui réitère la fixation du sujet à l’expérience traumatique. Tout sujet persiste dans la répétition douloureuse de son symptôme, et, dans le rêve, il met souvent en scène les expériences traumatiques du passé. Symptômes, rêves et fantasmes montrent que la répétition peut agir au-delà du principe de plaisir : la fonction d’autoconservation est bien sûr, dans ce processus, dérangée, et Freud a bien raison de dire que ce qui fait peur « c’est bel et bien un élément intérieurSigmund Freud, « La psychanalyse des névroses de guerre », dans Résultats, idées, problèmes, tome I, 1890-1920, Paris, PUF, 1984, p. 247. ».

Le retour du trauma, en particulier dans le symptôme, est toujours une prise de risque pour le sujet : pensons à l’ingestion de toxiques, à certaines anorexies, boulimies, aux conduites destructives que nous rencontrons dans notre clinique. C’est avec ces répétitions compulsives« [C’est] le caractère de compulsion de répétition qui nous a d’abord mis sur la trace de la pulsion de mort ». Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1981, p. 116., qui entraînent des jouissances morbides pour le sujet, que la psychanalyste a à faire, misant sur leur possible transformation, grâce au transfert, qui répète bien sûr le trauma, mais sous une forme qui n’est plus destructive.

Ainsi, le désir d’analyse est aussi, d’une certaine façon, un effet du trauma inconscient, trauma qui fait retour justement dans l’interprétation de l’analyste : pas en permanence bien sûr – il ne s’agit pas d’imaginer une séance de psychanalyse comme une électrocution psychique continuée ! –, mais certainement lorsque l’interprétation se montre efficace.

S’il est vrai que l’amour de transfert est traumatique, on comprend qu’il faille une parole qui revivifie le trauma pour qu’une relation transférentielle puisse se mettre en place — du moins dans les cures des personnes névroséesCe passage de Freud nous semble éclaircir notre propos : « on peut […] à juste titre caractériser le refoulement, qui est à la base de toute névrose, comme une réaction au traumatisme, comme une névrose traumatique élémentaire ». Sigmund Freud, « La psychanalyse des névroses de guerre », op. cit., p. 247., car, dans le champ de la psychose, le trauma doit sûrement être manié avec plus de précaution, et d’autres manières de diriger la cure s’imposentDans la psychose, c’est plutôt une relation construite et « jouée » sur le non-sens, et selon un certain rythme dans la production des discours réciproques entre analyste et patient.e. Silvia Lippi, Rythme et mélancolie, Toulouse, Ères, 2018.. Revivifier le trauma à travers le transfert ne veut pas dire traumatiser l’analysant.e, mais seulement lui permettre de le revivre sous une forme moins anéantissante et surtout ouverte à des nouveaux affects. Ce n’est jamais la volonté de bien faire de l’analyste qui se montre efficace, mais quelque chose qui dépasse sa technique et son savoir-faire, quelque chose qui agit à son insu —un désir inconscient, pourrions-nous dire—, qui communique directement avec l’inconscient de l’analysant.e.

Une certaine doxa psychanalytique, surtout d’orientation lacanienne, veut que ce soit la projection d’un savoir sur l’analyste (toujours imaginaire et de l’ordre du fantasme) qui renforce le transfert : Lacan avait proposé le syntagme « sujet-supposé-savoir » pour indiquer la position de l’analyste dans le transfertJacques Lacan, Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse (1964-1965), inédit, séance du 13 janvier 1965.. Cependant, j’ai pu observer que le transfert doit bien plus à la rencontre traumatique —réelle, aurait pu dire Lacan— qui s’établit entre analyste et analysant.e à partir de leurs désirs respectifs d’analyse. L’intervention de l’analyste fait nécessairement événement : quelque chose de l’ordre du réel, au sens lacanien du terme, doit arriver. Une fois que cet événement a eu lieu ou, pour le dire encore en termes freudiens, que le trauma se constitue après-coup« Nous ne manquons jamais de découvrir qu’un souvenir refoulé ne s’est transformé qu’après-coup en traumatisme ». Sigmund Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique », dans La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956, p. 366. Le concept d’« après-coup » a été fabriqué par Freud très tôt dans l’élaboration de sa pratique et est resté fondamental. par sa répétition dans la rencontre avec l’analyste, les erreurs interprétatives de celui-ci, ou même d’autres erreurs comme le fait de se tromper de jour du rendez-vous, d’oublier le détail d’un récit, de couper trop vite une séance, etc., sont facilement résorbables dans la cure. C’est d’ailleurs à cela qu’on peut savoir qu’une analyse a véritablement commencé : quand l’analyste peut commettre des erreurs sans mettre en péril la relation.

Ajoutons que la psychanalyste n’est pas non plus dans une position neutre, blasée ; elle est, elle aussi, mobilisée affectivement par la rencontre avec son ou sa patiente, rencontre traumatique qui advient donc de deux côtés, du côté de l’analyste et du côté de l’analysant.e. Voilà pourquoi on peut dire qu’une cure psychanalytique est un « symptôme partagé », autrement dit une forme commune à laquelle conspirent en même temps deux retours traumatiquesPour de plus amples développements sur cette idée d’une relation traumatique entre analyste et analysant.e, voir Silvia Lippi & Patrice Maniglier, Sœurs, Pour une psychanalyse féministe, Paris, Seuil, 2023, pp. 261-278..

Bien sûr, je pense comme tout le monde que certaines interprétations mal placées, typiquement celles que Freud appelait « sauvages », peuvent influencer maladroitement la cure. Mais elles deviennent rarement des fautes irréversibles. Dans mon expérience, les patient.es tendent plutôt à partir lorsqu’il ne se passe rien dans la cure : s’il n’y a pas d’interprétation, il n’y a pas de retour traumatique du désir — pas de transport, pas de transfertLe terme allemand utilisé par Freud est : überführung = transfert, transport, déplacement. ! Parfois, les patient.es ne partent pas, mais la cure s’allonge éternellement sans qu’il y ait de véritable subversion subjectiveCe terme est utilisé par Lacan pour caractériser l’opération de la cure : Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 793-827..

La pire erreur serait donc de travailler dans un champ transférentiel dans lequel aucune erreur peut se produire. Les erreurs d’interprétation me semblent bien moins graves que celles qui révèlent d’une mauvaise direction de la cure. C’est justement sur cet aspect que je voudrais insister, en particulier lorsque l’Œdipe et la castration (dans sa dimension imaginaire, c’est-à-dire comme fantasme, et symbolique, c’est-à-dire comme loi), sont mis au centre de la direction de la cureJe ne suis certes pas la première personne qui a critiqué l’Œdipe en psychanalyse. Voir justement, Gilles Deleuze & Felix Guattari, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie 1, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972. Deleuze et Guattari ont fait école, mais si les deux « enfants terribles » de la philosophie ont critiqué surtout les effets du complexe familial au niveau social et politique. Nous essayerons ici de montrer ses usages problématiques à l’intérieur de la cure.. Je suis moi aussi tombée dans ce piège, et nous verrons plus loin pourquoi. Mais je voudrais d’abord revenir sur les erreurs de l’inventeur de la psychanalyse, qui ont été très importantes pour structurer ma clinique aujourd’hui.

L’erreur (géniale) de Freud dans la direction de la cure de la « jeune homosexuelle » : traumatisme et choix d’objet

Ce n’est pas un hasard si, parmi les écrits de Freud les plus commentés parmi les psychanalystes, se trouvent ceux dans lesquels lui-même a décrit ses cures les plus ratées – ratées au sens où elles ont abouti à la rupture de la relation transférentielle et à l’arrêt de l’analyse. Je pense à deux d’entre elles : le cas de Dora, une jeune femme hystériqueSigmund Freud, « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », dans Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954., et celui de Margareth, une jeune homosexuelleSigmund Freud, « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.. Je me suis moi-même livrée à cet exercice du commentaire des erreurs de Freud : sur le cas de Margareth, j’ai écrit un article, intitulé « Homosexualité féminine et Œdipe : l’erreur géniale de FreudSilvia Lippi, « Homosexualité féminine et Œdipe : l’erreur géniale de Freud », dans La clinique lacanienne, 2020/1 n° 31, pp. 41-53. » ; sur le cas de Dora et les problèmes de sa direction de la cure conduite par Freud, j’ai consacré aussi plusieurs pages de mon dernier livre Sœurs, Pour une psychanalyse féministeSilvia Lippi & Patrice Maniglier, Sœurs, op. cit., écrit avec le philosophe Patrice Maniglier.

Je crois cependant que c’est à tort qu’on a cru (à commencer par Freud lui-même) que l’interruption de l’analyse avec les deux patientes avait été causée par les interprétations mal placées de Freud. Dans le premier cas, Freud avait révélé intempestivement à Dora qu’elle était amoureuse de Monsieur K. (le mari de la maîtresse de son père qui avait fait des avances à Dora). Dans le deuxième cas, Freud communique aussi intempestivement à Margareth qu’elle est en train de le tromper à propos de ses rêves (Margareth lui avait raconté un rêve dans lequel elle tombait amoureuse d’un homme dont elle tombait enceinte).

Peu importe que ces interprétations soient en elles-mêmes correctes ou incorrectes. Peu importe même l’interprétation qu’on peut en faire quant aux problématiques subjectives de Freud lui-mêmeEn effet, il n’est pas difficile de voir qu’elles sont l’effet du transfert entre Freud et ses deux jeunes patientes : dans le cas de la jeune homosexuelle, Freud se sentait trompé comme l’était le père de Margareth (donc mis dans la position du père) ; dans le cas de Dora, il risquait de devenir un abuseur comme Monsieur K.. L’essentiel, je crois, est ailleurs : c’est que, dans les deux cas, Freud commet une erreur irréversible à l’égard de la direction de la cure, en mettant l’Œdipe, et ses annexes, c’est-à-dire le phallus et les fantasmes autour du père, au centre de la cure. Or c’est justement cette erreur qui, selon moi, a conduit aux impasses de la théorie et de la pratique psychanalytique que nous connaissons actuellement.

Freud n’a pas été capable d’interroger le lien entre les femmes sans passer par l’Œdipe et son personnage principal, le père. Pour Dora, il s’agit du lien avec Madame K. (la femme de son prétendant, Monsieur K. et la maîtresse de son père), et pour Margareth, de la liaison avec « la Dame » (une personne aux mœurs douteuses pour l’époque, mais qui aujourd’hui aurait pu être considérée comme une femme libre et épanouie). Dans les deux cas, le père se trouve toujours dans les pattes de l’inventeur de la psychanalyse.

Nous croyons que dans le cas de la jeune homosexuelle, Freud confond l’homosexualité féminine avec l’hystérie, installant au centre de la problématique de sa patiente un hypothétique « complexe de masculinité », qui consisterait en une phase de l’Œdipe où la jeune fille désire être un garçon en s’identifiant au père et pour plaire à la mère. Pour Freud, la femme homosexuelle, de même que la femme hystérique, « fait l’homme », autrement dit, elle veut posséder le phallus à tout prix, en refusant sa castration réelle. En réalité Freud n’est pas capable d’interroger le désir de Margareth pour la Dame en dehors de l’amour et de l’identification au père et de sa castration en tant que femmeInes Rieder, Diana Voigt, Sidonie Csillag : Jeune Homosexuelle chez Freud, lesbienne dans le siècle, Paris, EPEL, 2003., et surtout cela ne l’intéresse pas. Quel genre de lien se tisse réellement entre les deux femmes ? Nous ne le saurons jamais. En dehors des questions œdipiennes, si chères à l’inventeur de la psychanalyse à ce moment de son parcours, l’analyse de Freud ne nous livre pas à d’autres interprétations possibles sur le désir de Margareth dans son rapport avec son vécu traumatique.

Lacan lui aussi commente l’erreur de Freud dans le cas de la jeune homosexuelle. Mais son interprétation n’est pas moins phallocentrée que celle de Freud. Pour Lacan, Freud ne se rend pas compte que c’est du père que la jeune homosexuelle est amoureuse, et non de la Dame. Elle ne trompe pas Freud à travers son rêve : elle formulerait, par ce rêve, une demande, la demande d’un homme capable de percer la mascarade féminine, sans pour autant la réduire à un pur mensongeJacques Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994, p. 107. C’est donc un homme, ou plus précisément un père, que désirerait inconsciemment Margareth, un homme qui l’aiderait à saisir l’essence de son désir : et ce désir serait forcément polarisé sur le phallus, puisque c’est le père qui le mobilise. Entendez le mot « phallus » comme vous voudrez : comme organe, le « pénis » (le père est porteur du pénis, pénis que désire la femme hommosexuellePour marquer l’identification à l’homme supposée par Lacan, il l’écrit avec deux « m ». Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 78. Il est difficile de ne pas sentir un parfum désagréable d’homophobie théorique dans toute cette discussion, autrement dit une difficulté à imaginer l’authenticité d’un désir pour une personne du même genre que le sujet., pour le donner à la mère qui ne l’a pas), ou comme « signifiant », selon l’acception lacanienne, signifiant de l’insignifiabilité du désirJacques Lacan, « La signification du Phallus », dans Écrits, op. cit., pp. 685-695. On peut expliquer simplement cette insignifiabilité du désir en notant que nous restons énigmatiques, opaques, pour nous-mêmes : la psychanalyse repose sur l’existence d’un écart entre ce qu’on voudrait être (au regard de nos aspirations sociales, de la place qu’on peut souhaiter occuper dans notre univers culturel, dans l’ensemble des significations partagées), et ce qu’on se trouve obligé de sentir comme son véritable désir. Ce désir n’a pas sa place dans le monde, il ne fait pas sens. Par définition : c’est cet élément ingouvernable même qu’on appelle « désir »., autrement dit comme manque, voir comme castration. De toute façon, c’est impensable pour Lacan qu’une femme puisse désirer une autre femme sans faire référence au phallus, d’une manière ou d’une autre : quel intérêt pourrait avoir, pour un être dépourvu du pénis-phallus, un autre être dépourvu du pénis-phallus (à ce niveau, nous ne savons plus distinguer les deux…) ? Eh bien, pour le grand psychanalyste français, il n’y a qu’une possibilité : un des deux êtres dépourvus du pénis-phallus doit être convaincu de l’avoir ! Hommosexuelle, dit-il.

Nous sommes ici au cœur de la psychanalyse « phallogocentrique », pour reprendre le néologisme proposé par DerridaJacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. XVII.. Centrer le désir sur le père, le phallus ou la castration, avait sûrement un sens pour la bourgeoisie victorienne de l’époque de Freud, si profondément organisée autour de l’asymétrie des destins masculins et féminins. Mais, même à l’époque, cette perspective ne permettait pas de saisir la spécificité du désir des patient.es, comme en témoigne précisément selon moi le cas de la jeune homosexuelle. Et surtout, aujourd’hui, les structures sociales ayant profondément changé sur ce point, l’efficacité de ce cadre interprétatif et des pratiques de la cure qu’il impliquait, devient de plus en plus incertaine. Certes, le schéma œdipien est encore d’actualité pour beaucoup de sujets, mais on n’a vraiment plus de raison de le prendre comme hypothèse par défaut, comme s’il s’agissait d’un passage obligé, et encore moins d’une structure universelle de l’inconscient, comme l’ont pensé également, quoique selon des modalités différentes, Freud et Lacan. Si l’inconscient est une machine en devenir, comme l’ont soutenu si éloquemment Deleuze et GuattariVoir en particulier le chapitre « Les machines désirantes ». Gilles Deleuze & Felix Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 7-59., sa grille de lecture par les psychanalystes doit l’être tout autant.

Freud n’arrive pas à percer le rapport entre désir et trauma chez Margareth, et nous non plus d’ailleurs. Chez la jeune homosexuelle, la question du trauma reste mystérieuse d’autant plus que Margareth, nous dit Freud, est asymptomatique. À moins qu’on ne considère son homosexualité elle-même comme un symptôme… D’ailleurs, à l’époque, Freud est préoccupé par la question de l’homosexualité féminine de sa propre fille Anna, qui est en analyse avec lui depuis plus d’un an. Et si l’homosexualité de Margareth est traitée comme un symptôme hystérique, ou plus précisément, un symptôme œdipien, ce symptôme ne nous dit rien non plus sur la véritable nature de relation entre Margareth et la Dame. Le texte de Freud ne nous permet d’établir aucune hypothèse satisfaisante.

La tentative de suicide de Margareth, advenue juste après que Dame décide de mettre fin à leur relation, est, elle aussi, interprétée en relation au désir du père, comme une provocation de la jeune fille à son égard, et non comme un passage à l’acte causé par le retour de quelque chose d’insupportable —donc traumatique— pour Margaret. Pourquoi Freud ne s’intéresse-t-il pas aux effets de la perte subie par la jeune homosexuelle abandonnée par la Dame ? Pourquoi inscrit-il la relation entre Margareth et sa mère (qui rassemble beaucoup à la Dame) entièrement sous les insignes de la rivalité ? Et si l’homosexualité de Margareth n’était pas une simple vengeance face à la déception du père, mais une nouvelle identité vivable pour le sujet ? Et si elle était, en somme, une manière, pour Margareth, de s’identifier à son symptômeL’expression « identification au symptôme » est un hapax dans l’œuvre de Lacan, qui indique la fin d’analyse la plus souhaitable pour l’analysant.e. S’identifier à son propre symptôme veut dire que la jouissance de celui-ci n’est plus toxique pour le sujet, qui peut désormais abandonner la cure. Jacques Lacan, « Ouverture de la section clinique », dans Ornicar ? Revue du champ freudien, n° 9, Paris, Lyse/Seuil, 1977, p. 7-14., autrement dit de s’accommoder à sa jouissance au point de la transformer en puissance d’action ?

L’erreur de Freud se précise donc. En dirigeant la cure de la jeune homosexuelle à partir de la question du père et du phallus, autrement dit en œdipianisant sa pratique au lieu de se concentrer sur l’abandon de la Dame et ses effets pour Margareth, dont fait partie la persistance de son désir homosexuel, il a raté la relation intime entre le désir et le traumatisme, à la différence de ce qu’il avait fait avec ses premières patientes, comme Anna O., Emmy von N., Lucy R., Katharina, et Elisabeth von R., quand l’hypothèse œdipienne occupait moins de place dans sa penséeLes premiers textes de Freud sur le trauma remontent à l’année 1893, avec ses premiers cas d’hystérie. Sigmund Freud & Joseph Breuer, Études sur l’hystérie, Paris, PUF, 1956. Il poursuit en 1895 avec Sigmund Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique », op. cit.. Il reviendra en 1914 sur la centralité du traumatisme dans sa relation à l’inconscient, à partir de sa théorie du narcissisme. Voir notamment Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969. Voir aussi Sigmund Freud, « Dix-huitième conférence. La fixation au trauma. L’inconscient », dans Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1999. Cela dit, il n’abandonnera jamais sa théorie du trauma et de son retour dans l’après-coup nonobstant l’abandon de sa neurotica, c’est-à-dire de sa première théorie de la séduction. Sigmund Freud, « Lettres-Esquisses-Notes — Lettre n°69 », dans La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956, p. 191. Rappelons aussi que Freud « découvre » le complexe d’Œdipe en 1897, pendant son auto-analyse. Et c’est dans le chapitre V de L’interprétation du rêves, publié en 1900 que, pour la première fois, il utilise « cliniquement » le texte théâtral de Sophocle pour analyser les récits de ses patients qui mettent en scène, dans leurs rêves, la mort de personnes chères. Freud s’intéresse particulièrement aux scénarios dans lesquels le rêveur tue ou dé-sire tuer son père ou sa mère. Freud Sigmund, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967.. Son erreur fait donc apparaître paradoxalement une sorte de vérité : que l’Œdipe vient faire défense contre le traumatisme, y compris dans la pensée du fondateur de la psychanalyse !

Mais il y a une autre erreur commise par Freud dans l’analyse de ce cas, plus subtile, qui, elle, n’a pas vocation à être écartée. L’homosexualité féminine apparaît en effet ici comme un destin possible de l’hystérie, en tant que manière spéciale de « faire l’homme » et en tant qu’effet de la fixation à la mère. Mais cette trajectoire n’est pas nécessaire pour qu’une femme devienne homosexuelle. La confusion entre l’homosexualité féminine et une certaine conception œdipienne de l’hystérie nous permet donc de comprendre qu’on ne peut pas essentialiser l’homosexualité féminine : le choix d’objet est contingent et ne constitue pas une structure psychique en soi.

L’erreur géniale de Freud permet de se soustraire à l’idée d’une spécificité physique ou psychique du désir homosexuel, à la différence des analyses de Joyce McDougall et d’Hélène Deutsch, entre autres, qui pensent l’homosexualité féminine à partir d’une « essence » du fémininJoyce McDougall, Éros aux mille et un visage, Paris, Gallimard, 1996, p. 12 ; Hélène Deutsch, « L’homosexualité féminine », dans Féminité mascarade, Paris, Seuil, 1994, p. 279.. Le désir s’installe à travers des transformations et des polarités instables. La singularité de son expression ne s’écrase pas au-dessous des constructions œdipiennes, mais elle s’organise à partir des montages libidinaux particuliers. La jouissance précède la famille, pourrions-nous dire. Pouvons-nous donc en conclure que Freud, pris dans les méandres de l’Œdipe, n’arrive pas à donner à l’homosexualité féminine une vraie spécificité par rapport à la névrose ordinaire ? Cela est certainement vrai, mais c’est notamment cette erreur qui constitue le coup de génie de Freud et prouve que sa machine de pensée excède les préjugés de son temps, en la rendant aujourd’hui si utile.

L’erreur de Freud dans la direction de la cure de « Dora » : le refoulement de la sororité

Le cas de « Dora » (Ida Bauer à l’état civil) est resté dans l’histoire comme le modèle quasiment initiatique de la cure ratée de Freud (de son propre aveu). Or je crois que, dans ce cas aussi, Freud n’a pas pu aller jusqu’au bout de la cure à cause de la triade père-phallus-castration mise une fois de plus au centre de la problématique de la jeune femme.

On ne peut certes considérer Dora comme une féministe, mais on aurait tort de négliger une certaine rébellion de sa part à l’égard de l’ordre social et familial qui lui était imposé en tant que femme. Dora ne se trompe pas lorsqu’elle soupçonne un échange souterrain de femmes (en l’occurrence d’elle et de Madame K.) par les hommes (son père et Monsieur K.). De fait, son père laisse bien Monsieur K. entreprendre de séduire sa fille pendant que, lui, est tout à courtiser l’épouse de ce dernier. Ce point d’ailleurs, n’échappe pas à Freud« [Dora] voulait à tout prix voir dans le père le protecteur et le sauveur. C’est comme si elle avait pensé : “Il y a dès notre arrivée, pressenti le danger, il a eu raison !“ (En réalité, c’est bien lui qui avait exposé la jeune fille au danger). » Sigmund Freud, « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », Cinq psychanalyses, op. cit., p. 66.. Les symptômes de Dora (migraines, toux, aphonie, isolement, fatigue, dépression…) s’articulent donc à la vérité d’une situation sociale dont le contenu fondamental est sexuel et marqué par un certain ordre des genres. L’invention de la psychanalyse a partie liée avec l’idée que ces symptômes ont pour fonction de révéler cette situation et d’exprimer le malaise que la jeune femme y ressent. Symptômes qui portent justement une vérité qu’un certain ordre social tente d’étouffer.

Mais quelle est cette vérité ? Ce n’est pas l’amour pour son père, contrairement à ce qu’une certaine psychanalyse a retenu de l’analyse de Freud. C’est son désir pour l’Autre femme, Madame K., qui est à la fois la femme de Monsieur K. et la maîtresse de son père. Freud lui-même l’a vuIbid., p. 43. Freud parle d’une « inclination homosexuelle » chez Dora.. Mais c’est surtout Lacan qui a insisté sur ce point, en mettant l’accent sur le caractère mystérieux de cette « Autre femme » qui détiendrait le secret de la féminité, secret qui animerait fondamentalement le désir de l’hystérique : « Madame K. est l’objet du désir de Dora, parce qu’elle est l’objet du désir du pèreJacques Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 368. ». Lacan propose ici, on le voit, une interprétation. Si on s’en tient aux données, on doit dire simplement que Dora, à travers ses symptômes, trahit sa recherche d’un lien avec une autre femme, un désir pour l’autre femme.

En cherchant un tel lien, n’est-elle pas elle aussi, à sa manière, en train de lutter contre le jeu des hommes ? Ne cherche-t-elle pas une relation soustraite au commerce des hommes, à leurs rivalités, à leurs complicités, à leurs trafics ? Ce qu’il y a d’inavouable dans la situation de Dora, et qui ne peut s’exprimer que sous cette forme oblique dont elle souffre, n’est-ce pas le désir absolument rebelle qu’elle a de ce lien en-deçà des commerces masculins ?

Lacan semble dire quelque chose de ce genre en suggérant que l’Autre femme est l’enjeu de l’affaire. Mais il le fait en la rendant si transcendante qu’elle ne saurait constituer pour le sujet une relation authentique : ainsi Madame K., exprimant le mystère du féminin, intrigue notre héroïne, subjuguée par une féminité indéterminée et inaccessible, par son attrait toujours en recul, inavouable, drapée dans les brumes de quelque transcendance sans nom, blablabla. Si donc Lacan perçoit que Dora s’adresse fondamentalement à Madame K. au point de sa féminité, la manière même dont il pense la féminité l’empêche de penser ce qui peut sembler, à la lecture du cas inaugural de Freud, au cœur des symptômes de Dora : sa recherche d’un lien avec Madame K. Pour Lacan, la relation à Madame K. est une interrogation sur le mystère de sa propre singularité, isolée, exceptionnelle. Ce faisant, il a manqué de penser ce qui se jouait ici : une authentique relation, une relation active, soustractive, certes, au sens où elle doit se faire en dehors du jeu des hommes, mais une relation sociale quand même. Nous pouvons oser l’hypothèse que Dora cherche un lien de véritable intimité avec Madame K., un lien de confiance, d’affection, de complicité, d’attachement et d’intelligence, voire de solidarité, autrement dit, un lien de sororité.

Manquer la dimension de lutte, de combat, qui est au cœur des symptômes de Dora, ce n’est pas seulement méconnaître le contexte social et historique réel dans lesquels ces « malades » engendraient leurs symptômes ; c’est aussi risquer de répéter l’échec inaugural de Freud. Car on se contente alors de ne lire la situation qu’en la refermant, comme Freud l’a fait, dans les méandres œdipiens, qui finissent toujours par montrer que, quoi qu’on fasse, le désir est éternellement piloté par le Père (présent ou absent) et le Phallus (symbolique, imaginaire, réel). On conduira alors la patiente hystérique à avouer tantôt son désir pour le Père, tantôt sa déception à Son égard, tantôt son souhait de prendre Sa place, tantôt que le choix d’un autre homme n’est guidé que par son désir de provoquer le Père, etc. Dans tous les cas, on tournera en rond dans un désir aliéné qui peut occuper alternativement toutes ces positions sans véritablement toucher son point traumatique, précisément parce qu’on ne prend pas en compte le terrain de lutte sur lequel celui-ci se situe.

Introduire la sororité en psychanalyse permet de sortir d’une compulsion d’échec séculaire de la psychanalyse, échec qui tient à son obstination à ne pas prendre au sérieux le désir qu’a une femme de s’associer avec une autre femme, et non seulement pour entrer en rivalité avec les hommes et augmenter leur pouvoir. Et si c’était un rêve de sororité qui animait les douleurs sombres de Dora ? Et si c’était pour ne l’avoir pas entendu que Freud a échoué dans sa cure ? Et si la conception du transfert qu’il a mise alors en place pour expliquer son échec, était marquée, dès l’origine, par ce point aveugle du fondateur de la psychanalyse ?

La sororité n’est pas le simple symétrique de la camaraderie masculine, mais un type de lien dont les différents mouvements psychanalytiques n’ont jamais envisagé la possibilité. La fraternité a été un objet psychanalytique rabâché, du meurtre originaire à la genèse du fascisme, en passant par la notion même de lien entre l’analyste et le ou la patienteJacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX … ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 235.. Mais le lien de sororité, dans son originalité et sa spécificité, n’a fait l’objet d’aucune élaboration. C’est ce point aveugle de la psychanalyse que nous avons tenté d’interroger dans notre livre, Sœurs, Pour une psychanalyse féministe. Comment éviter de répéter cette erreur, erreur qui consiste à continuer de mettre au centre des cures la triade père-phallus-castration, autrement dit l’Œdipe ?

Un problème de castration, vous avez dit ? Erreur !

À la suite d’un réflexe presqu’incontrôlable dans ma pratique de psychanalyste, moi aussi j’ai pensé, pendant des années, comme Freud et comme Lacan, que la question de la castration était un passage obligé dans une psychanalyse, du moins pour les névrosesEn effet mon expérience en psychiatrie m’a depuis longtemps convaincue que, dans la psychose (à l’exclusion de la paranoïa), la question œdipienne dans toutes ses facettes, imaginaires ou symboliques, ne vient pas conditionner le désir. Silvia Lippi, « Lacan/Deleuze. Come psicotizzare la psicoanalisi?”, dans Aut Aut n° 386, Ripartire con Lacan, Milano, Il Saggiatore, 2020, pp. 128-140. et à condition de l’entendre dans son versant symbolique, c’est-à-dire en tant que loi du désir : comme le montre Lacan dans son interprétation du mythe de la horde primitiveSigmund Freud, Totem et Tabou. Quelques concordances dans la vie d’âme des sauvages et des névrosés, dans Œuvres complètes, tome XI, Paris, PUF, 1998, p. 360-361., c’est la loi de la castration, née de la culpabilité des frères pour avoir tué le père tout-puissant, qui sépare le sujet de son impossible désir.

Or j’ai eu plus d’une fois l’occasion de soupçonner que cette fixation sur la question de la castration était inefficace. Je voudrais ici à titre, d’illustration récente, raconter la cure d’un jeune homme trans (FtoM). Cela me permettra de mieux expliquer ce que je veux dire aussi quand j’avance que la fixation sur l’Œdipe (et la castration) tient aussi à une difficulté à prendre au sérieux l’hypothèse fondatrice de la psychanalyse, celle du traumatisme.

RobinIl s’agit évidemment d’un nom inventé. m’avait été envoyé par une collègue psychiatre travaillant dans une institution hospitalière qui s’occupe de transitions de genre des mineursJe précise qu’en France, les hormones et les actes chirurgicaux sont interdits aux mineurs, et les bloquants de la puberté sont administrés exclusivement avec l’accord des parents à partir d’un certain âge. Le travail de l’institution consiste principalement dans l’accompagnement psychologique de la personne mineure en transition et de sa famille, avec une attention particulière à l’insertions scolaire et sociale. A. Condat, D. Cohen, Plateforme Trajectoires Jeunes Trans d’Île-de-France, « La prise en charge des enfants, adolescentes et adolescents transgenres en France : controverses récentes et enjeux éthiques », https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0222961722001672?via%3Dihub.. Il avait vingt-deux ans quand je le vis pour la première fois, et il était sur le point de terminer ses études de droit. Il ne rencontrait pas de difficultés particulières à l’université, il avait des amis, une famille seulement « un peu spéciale » (m’avait-il dit), et il venait de commencer une relation amoureuse avec un homme plus âgé de quelques années. Tout allait bien sauf quelques engueulades avec son ami, et une relation parfois tendue avec sa mère. Il avait l’impression qu’elle n’était pas contente de ses études, de ses résultats scolaires, qui pourtant étaient bons, et il avait lui-même l’impression de n’être jamais assez bon, de devoir toujours faire mieux en tout ce qu’il faisait. Sa transition aussi n’était pas « assez bien », m’avait-il avoué une fois : Robin n’avait pas des problèmes de passing, il était satisfait de son aspect physique, mais parfois, il avait l’impression de ne pas être à la hauteur, en tant qu’homme, de son compagnon et de ses camarades : il n’avait pas assez d’endurance et de force physique, il était lent et diminué dans les travaux qu’il accomplissait dans le foyer de sa communauté, il s’épuisait vite à la gym. Il s’entrainait tous les jours pour gagner en force musculaire, mais ses progrès ne le satisfaisaient jamais : il avait toujours la sensation d’être une petite fille gracile, une « sissy » m’avait-il dit, en utilisant l’expression en anglais (il avait vécu quelques années en Écosse).

Robin voulait donc recommencer une analyse avec moi, non pas pour devenir un homme parfait à son idée, mais au contraire pour régler ce sentiment d’inaptitude : il voulait accepter une fois pour toute la condition d’homme imparfait. « Je sais très bien, m’avait-il assuré, que j’ai un problème avec la castration : je n’arrive pas à accepter mes limites. » Robin était en analyse depuis ses cinq ans, ses grands-parents maternels étaient tous deux enseignants en philosophie, et sa mère avait fait une longue analyse : il était donc habitué à utiliser les termes les plus courants de notre discipline. Son beau-père aussi, un homme beau, puissant et fort sympathique, que Robin aimait beaucoup, « parlait psychanalyse tout le temps », m’avait-il dit, car il avait lu tout Freud. Il avait entendu parler de castration à longueur de journées en famille, m’avoua-t-il un jour, et il continuait en somme ce genre de conversation avec moi désormais. La castration venait tout expliquer : d’un côté, il voulait s’améliorer et ne pas renoncer à son rêve de toute-puissance, et de l’autre, il était complètement résigné et il voulait tout simplement assumer sa castration.

J’ai tout de suite adopté —à tort— son hypothèse, qui me paraissait très plausible bien que paradoxale. Mais c’est le propre de la névrose, n’est-ce pas, que de soutenir des affirmations contradictoires ! Robin se demandait trop à lui-même, je l’avais bien vu, et de plus, sa mère, toujours insatisfaite de ses exploits à l’école et ailleurs, le poussait à faire toujours plus, toujours mieux, bref, la routine.

Robin semblait coincé dans une demande maternelle impossible et dans la poursuite d’un phallus inexistant et donc castrant, un phallus chargé de valeurs imaginaires qui ne pouvaient que voiler son véritable désir, qui restait pour lui (et pour moi) opaque. Cette hypothèse pouvait corroborer aussi son choix de changer de genre : devenir un homme juridiquement et physiquement devait probablement rassurer Robin dans son fantasme de rejoindre une masculinité phallique plus assurée.

Ainsi, établir la direction de la cure à partir de l’hypothèse que Robin avait lui-même proposée me semblait la meilleure chose à faire. La castration était devenue le pivot de la cure : castration prise du côté symbolique (Robin devait se soumettre à la loi qui interdit l’inceste maternel, autrement dit il ne pouvait pas satisfaire sa mère), comme du côté imaginaire (Robin devait renoncer au phallus qui n’existe pas). Et pourtant, les séances tournaient en rond : Robin interprétait tout ce qui lui arrivait à partir de cette question, de même que mes ponctuations, interprétations et scansions. Bref, la cure n’avançait pas, au point que Robin décida de l’interrompre.

Robin revient pourtant me voir après quelques mois car l’angoisse était devenue trop forte : il voulait interrompre ses études, il se disputait trop avec son ami, et il était sur le point de quitter la petite bande avec qui il vivait en communauté. À ses yeux, les problèmes étaient toujours les mêmes : il ne faisait pas assez bien les choses (avec ses études, avec sa communauté et avec sa musculation).

Robin me dit aussi qu’il avait suspendu la prise d’hormones. Il n’était pas dans un processus de détransition, mais il ne craignait plus d’avoir un aspect assez féminin. Je me souviens que Robin n’avait jamais souhaité faire une mastectomie (l’enlèvement chirurgical du sein), ni une intervention chirurgicale pour modifier ses organes génitaux. L’intérêt qu’il porte à son corps « mutant » en tant que tel est contagieux, et j’en oublie fort heureusement son désir d’avoir une identité masculine et ses fantasmes phalliques. C’est alors que je me rends compte que sa transition, de même que son sentiment d’inaptitude et son obsession d’être bon et fort en tout, n’avaient rien à voir avec son hypothétique problème de phallus : c’était une affaire de corps, c’est-à-dire, pour la psychanalyse, de symptôme, symptôme qui est à la fois un retour du traumatisme et une manière de le supporter.

Robin me raconte que son beau-père avait toujours eu une fixation pour ses seins : il ne se rappelle pas bien s’il avait subi des attouchements de sa part, mais il se souvient bien des moqueries de son beau-père, au sujet de ses seins, depuis qu’il était un enfant : « Tu verras, ils vont grandir et éclater un jour », lui avait-il dit un jour en plaisantant. Une autre fois, alors que Robin était presque pubère, toujours pour plaisanter, il lui avait dit : « Bientôt on va jouer ensemble… au football, avec tes seins ! ». Et encore, lorsqu’il avait quinze ans, son beau-père s’était encore moqué de lui : « Tes seins sont beaux, mais trop gros pour faire de la boxe ! Tu pourras faire ce que tu veux, mais pas la boxe ! »La boxe a toujours été le sport préféré de Robin, qu’il avait commencé à pratiquer lorsqu’il était genré comme une petite fille..

Contre toute attente, Robin n’avait jamais voulu modifier ses seins, et son changement de genre n’avait pas été une raison pour s’en débarrasser à travers une opération chirurgicale. Ses seins étaient le signe d’une résistance de la part de son corps face à la moquerie à fond sexuel de son beau-père, autrement dit à ses abus. Robin me raconte à quel point il avait été dur pour lui d’écouter son beau-père rigoler de ses seins, alors que son petit frère n’avait jamais subi rien de ce genre. Comme par hasard, son frère était bon à l’école, en sport et dans tout ce qu’il entreprenait. Il était clair que Robin voulait lui ressembler.

C’est alors que Robin me dit que changer de genre et vouloir briller et se surpasser dans tout ce qu’il faisait n’était pas motivé par le désir d’être phallique pour satisfaire sa mère, mais simplement pour échapper aux commentaires que son beau-père lui infligeait. Ses seins, qui dominaient son corps d’homme, étaient comme un reste du trauma, et une manière de résister à sa force anéantissante.

D’un autre côté, son désir de ne plus prendre des hormones était motivé par sa volonté de s’éloigner de la ressemblance avec son frère : tout le monde lui avait en effet dit qu’il lui ressemblait beaucoup après sa transition. Il avait aussi compris qu’il ne voulait plus utiliser sa transition pour se défendre de son beau-père. Il est clair que son souci d’excellence n’était pas simplement un refus d’accepter sa castration, ni un désir phallique, voir incestueux à l’égard de sa mère, mais une manière d’échapper à l’expérience traumatique vécue avec son beau-père. Il est clair d’ailleurs que le beau-père n’est pas, ici, le substitut du père à tuer pour qu’il renaisse éternellement à travers la loi de la castration comme dans le mythe de Totem et Tabou, mais autre chose.

Robin est encore aujourd’hui en analyse, et je dirige désormais la cure à partir des effets de son traumatisme et non de son angoisse de castration. Le faire au début de l’analyse avait été une erreur, mais une erreur qui n’a pas été fatale. Le déplacement dans la direction de la cure m’a permis de rattraper l’erreur. Finalement, la question de la castration n’était pas déterminante pour Robin, et surtout, elle couvrait sa vraie problématique inconsciente, c’est-à-dire le trauma sexuel dans sa relation avec la transition de genre. La transition devient alors une véritable « identification au symptôme », en tant que lieu de transformation et d’acquiescence pour le sujet.

Finale : retour au trauma

Il est nécessaire aujourd’hui de revenir au premier Freud, c’est-à-dire de remettre le trauma au centre de la cure psychanalytique afin de ne plus écouter nos analysant.es automatiquement à partir de l’Œdipe, de ses lois et de ses fantasmes, qui ne sont qu’une couverture pour quelque chose de beaucoup plus insupportable, que parfois les psychanalystes eux-mêmes ont du mal à regarder en face.

La conception scandaleuse du trauma freudien, à l’origine du désir inconscient, dans toutes ses formations, conscientes et inconscientes, ne fait pas l’unanimité dans le champ de la psychanalyse et de la psychologie clinique ; elle semble même énerver certains. Le texte que vous lisez a été l’occasion d’une petite anecdote qui me semble mériter d’être racontée, dans la mesure où elle illustre étrangement ce dont ce texte lui-même parle. Il avait d’abord été rédigé pour une intervention lors d’un Colloque qui s’est tenu à Bruxelles le 21 et le 22 mars 2024, « Les bourdes du thérapeute ». Lorsque j’ai envoyé une première version de ce texte, à des fins de publication, il m’a été demandé par les organisateurs, Christophe Jannsen et Tigrane Tovmassian, de modifier certaines parties de mon articleLa suggestion des organisateurs s’appuyait sur un livre rédigé par l’un des deux : Tigrane Tovmassian, La tendresse, Transformer le traumatisme, Paris, In Press, 2023.. Rien de particulier jusque-là : on me demandait de « modifier » les passages sur le traumatisme d’inspiration freudienne que vous avez pu lire tout au long de ce texte. Mais cette modification consistait à me mettre dans l’obligation de valider théoriquement et cliniquement une distinction entre deux logiques du traumatisme que soutenait un des organisateurs, mais que je crois tout à fait inventée : la première serait articulée au désir, alors que l’autre relèverait de l’effraction et s’exprimerait dans une répétition en lien avec la pulsion de mort. Or cette distinction va forcément à l’encontre de la théorie freudienne du traumatisme comme après-coup que j’ai cherché à déplier tout au long du texte« […] ce ne sont pas les expériences vécues elles-mêmes qui agissent traumatiquement, mais leur revivification comme souvenir […]. » Sigmund Freud, « Nouvelles remarques sur les neuro-psychoses de défense », dans Sigmund Freud, Œuvres complètes, tome III, 1894-1899, Paris, PUF, 1989, p. 125.. Tout la force de cette théorie est précisément de ne pas faire cette distinction.

Évidemment j’ai refusé d’appuyer cette conception psychologique qui distingue les traumatismes légers et inoffensifs (qui agiraient au niveau du désir), et les traumatismes graves et destructeurs (qui attaqueraient les défenses du sujet et l’anéantiraient). En effet, ni le psychanalyste, ni le sujet, ni personne, ne connaît l’impact du traumatisme sur le psychisme du sujet, qui, à différence de ses rejetons, c’est-à-dire des symptômes, ne pourra jamais être modifié, transformé, assimilé. Chaque traumatisme est une effraction, une sidération pour le sujet ; on ne peut connaître ses effets psychiques que dans l’après-coup, c’est-à-dire dans le désir. Le désir, qui se manifeste dans les formations de l’inconscient mais aussi dans l’amour de transfert, est toujours un effet de ce traumatisme insymbolisable. L’analyse permet justement au sujet de se confronter à son désir traumatique et éventuellement de le rendre supportable et même satisfaisant pour sa propre vie. J’ai donc refusé d’adultérer la théorie freudienne du traumatisme, et c’est la raison pour laquelle ce texte atterrit ici, aux Temps qui restent.

J’en suis heureuse car je crois que quelque chose de l’actualité de notre pratique se joue dans cette petite controverse. Aujourd’hui, me semble-t-il, le trauma fait son retour en psychanalyse : l’Œdipe et ses fantasmes dérivés, en particulier la castration, dévoilent leur fonction de défense et résistance du sujet face à l’invention qu’il fait de son symptôme, autrement dit de la modification du corps qui porte la répétition du trauma d’une manière sûrement plus vivable du sujet (ainsi les seins dans le cas de Robin). L’erreur la plus grave pour un.e psychanalyste serait justement de ne pas laisser ce trauma se réactiver dans la cure, de ne pas lui laisser de la place, une place safe bien sûr, et surtout capable de donner au sujet le désir et la force de le vivre à travers des modalités de jouissances moins destructives et moins toxiques. La transition de genre de Robin, après-coup du trauma qu’il a vécu avec son beau-père, est un magnifique exemple d’invention symptômale, à condition qu’on ne l’articule pas avec la question de la castration, qui ne vient ici que recouvrir maladroitement le retour insupportable du trauma sexuel. S’il y a sens à tenir sur cette invention « moderne » qu’est la psychanalyse dans « les temps qui restent », c’est précisément parce que l’essentiel de cette pratique n’est pas dans les schémas narratifs qu’elle a besoin de fabriquer pour saisir les fantasmes des sujets (comme l’Œdipe), mais dans sa capacité à nous mettre en relation avec cet élément absolument rétif à toute qualification arrêtée, toujours singulier, jamais contenu : le traumatisme – et ce qui lui répond : le symptôme. C’est grâce à eux qu’on peut avancer – en se trompant !

Contributeur·ices

Giuseppe Al Majali, Patrice Maniglier, Juliette Simont

Comment citer ce texte

Silvia Lippi , « Quand les psychanalystes se trompent », Les Temps qui restent, Numéro 4, Hiver (janvier-mars) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-4/quand-les-psychanalystes-se-trompent