Intersectionnalité et différences anthropologiques

On ne devient sujet (soi-même) que parce qu’on est déjà sujet (assujetti). Etienne Balibar explore depuis des années ce paradoxe, qui noue l’expérience et le pouvoir, le vécu et les structures. Il y revient ici dans ce texte magistral, qui déploie une des versions les plus abouties de son anthropologie politique, en analysant les liens d’analogie et de complémentarité entre le concept qu’il a introduit dans les années 1990, celui de « différences anthropologiques », et le thème désormais familier de l‘« intersectionnalité ». Dans les deux cas, aussi bien le pouvoir que la résistance s’appuient sur une multiplicité de déterminations qui font émerger un sujet qui existe d’autant plus qu’il ne peut se rassembler dans une unité cohérente. Une belle leçon de philosophie, animée par une question simple et inépuisable: comment convertir la passivité en activité, qu’est-ce qu’une libération?

Dans cet essai, reprenant les idées que j’avais présentées en France et en Allemagne à l’occasion de rencontres récentes, pour expérimenter à partir d’elles, je voudrais tenter de faire avancer la réflexion sur l’articulation de la politique avec ses propres conditions de possibilité anthropologiques en faisant réagir l’une sur l’autre deux problématiques actuelles, mais de statut bien différentLes idées exposées dans cet essai ont été éprouvées en particulier lors de mon intervention dans le séminaire de Jeanne Etelain et Patrice Maniglier à l’Ecole Normale Supérieure « Séminaire Permanent d’Histoire et de Philosophie du Structuralisme (SPHePS) », le 7 février 2024, et lors du séminaire organisé conjointement par l’Université de Potsdam (Fines Hominis Lecture, Thomas Khorana et Eric-John Russell) et par l’Université Humboldt de Berlin (Institut für Europäische Ethnologie, Manuela Bojadzijev et Ivo Eichhorn), les 18 et 19 avril 2024..

La première est celle de l’intersectionnalité, dont on s’accorde à penser que le nom provient d’un essai de la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw paru en 1989Kimberlé W. Crenshaw : « Demarginalizing the intersection of race and sex. A black feminist critique of antidiscrimination doctrine, feminist theory, and antiracist politics”, The University of Chicago Legal Forum, 1989, p. 139-167.. Ce thème est aujourd’hui largement débattu, dans différents pays, d’abord par des intellectuelles et des militantes (plutôt des femmes que des hommes, mais pas exclusivement) qui en approfondissent le sens et en diversifient les usages, mais aussi (sous des formes parfois outrageusement déformantes et polémiques) par des universitaires, des journalistes et des politiciens qui en ont fait un symbole de l’anti-universalisme « identitaire ». Le mot a depuis essaimé dans toutes les langues et toutes les disciplines qui s’intéressent aux effets de domination à l’œuvre dans notre société et aux résistances et insurrections qu’ils suscitent.

L’autre est une problématique philosophique que j’avais esquissée dans un essai datant également de 1989 sur la proposition de l’égaliberté, et sur laquelle je suis revenu depuis à plusieurs reprises pour essayer de la préciser et de la compléter : celle des différences anthropologiques qui conditionnent l’identification institutionnelle du « citoyen sujet », et l’affectent en même temps d’un mal-être constitutifEtienne Balibar : La proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1989-2009, Presses Universitaires de France, 2010 ; Citoyen Sujet, Essais d’anthropologie philo­sophique, P.U.F., Paris 2011 ; « Difference, Otherness, Exclusion », in Parallax, 2005, vol. 11, nr.1, 19-34 ; « Ontological difference, anthropological difference, and equaliberty”, The Mark Sacks Lecture 2018, Birkbeck College, European Journal of Philosophy, 2020: 1-12..  J’y reviendrai en détail, mais disons pour ne pas rester trop allusif que je pense à ces différences « génériques », censées répartir les êtres humains d’un côté ou de l’autre d’une grande ligne de séparation à laquelle il est pratiquement impossible de se soustraire, telles que masculin/féminin, sain/malade, jeune/vieux, manuel/intellectuel, etc. Nous verrons qu’elles introduisent dans la représentation de l’universalité du genre humain une contradiction qui s’avère incontournable à partir du moment où, dans la forme de la « citoyenneté » républicaine, le « droit d’avoir des droits » (comme dira Hannah Arendt) est lui-même universalisé. Elles font en effet paradoxalement de l’exclusion, ou de la ségrégation, et donc de la domination, l’autre face de l’égalité.

Il me semble que ces deux problématiques, au statut profondément inégal et que je n’ai pas du tout la prétention de mettre sur le même plan, peuvent cependant s’enrichir l’une l’autre à la fois constructivement et déconstructivement : en ouvrant des perspectives de développement (du côté d’une articulation de plus en plus « organique » du problème politique de l’émancipation collective et du problème philosophique de la subjectivation), et en attirant l’attention sur des points obscurs ou des équivocités intrinsèques inhérentes aux termes d’intersection, de différence, de domination, et surtout bien sûr d’identité. C’est l’hypothèse de travail que je veux ici explorer.

Je suis bien conscient, naturellement, de prendre ici plusieurs risques. D’abord, alors que je peux me croire le « maître » d’une de ces notions, celle des « différences anthropologiques », puisque je l’ai moi-même introduite – il est vrai en m’appuyant sur des usages courants – et que je peux donc m’imaginer en droit de la définir ou la transformer (en essayant simplement d’observer une certaine cohérence intellectuelle), je ne suis pas le maître de définir l’intersectionnalité à ma guise, car il s’agit d’une catégorie publique, dont les usages font corps avec des discours, des pratiques, des mouvements, des débats, des revendications qui en contraignent l’interprétation (mais n’interdisent pas la discussion). Déjà le fait de choisir parmi les expositions existantes et de les classer en quelques grandes catégories (comme je vais le faire), comporte un risque de déformation, surtout s’il s’agit d’y ménager une porte d’entrée pour introduire ma propre terminologie. Le risque est donc aussi de sembler vouloir absorber dans un projet personnel la notion d’intersectionnalité et les mobilisations qui s’en réclament. Mais on peut aussi se dire, à l’inverse, que ces mobilisations, ces débats et cette notion ont acquis une généralité et une portée telles qu’un travail philosophique se voulant « engagé », non seulement ne peut pas les ignorer, mais doit aussi chercher à les comprendre et à s’en inspirer. J’espère donc savoir éviter dans ce qui va suivre les écueils symétriques de l’arrogance et de l’insignifianceJe n’ai bien entendu aucune prétention de connaître l’immense littérature consacrée aujourd’hui à l’intersectionnalité ou qui fait usage de cette notion. J’espère que les textes auxquels je serai amené à faire référence paraîtront suffisamment représentatifs. Je n’ai pas voulu les multiplier, mon objectif n’étant pas ici d’introduire à la question mais d’y intervenir de façon, espérons-le, pertinente..

Je procéderai dans l’ordre suivant. Premièrement, je veux mettre en évidence l’existence de certains dilemmes qui affectent les usages courants de la notion d’intersectionnalité (et qui peuvent aussi être considérés comme des tensions créatrices impliquées dans sa définition) : entre un usage « structurel » et un usage « existentiel » ; entre des usages qui incluent centralement l’appartenance de classe et d’autres qui, au contraire, sans en nier l’existence, la relèguent en marge du complexe d’identités qui sous-tend les mobilisations collectives ; enfin entre une conception « additive » et une conception « fusionnelle » de l’intersectionnalité, chacune tendant  à conceptualiser autrement le passage de la soumission à la résistance. Cette dernière question me conduira à essayer d’identifier dans les débats sur l’intersectionnalité une incertitude théorique dont la résolution pourrait être recherchée du côté d’une anthropologie philosophique qui soit aussi immédiatement politique.

Deuxièmement, je vais réexaminer la notion de « différences anthropologiques », en insistant à nouveau (comme je l’avais fait ailleurs) sur les dimensions extensives et intensives du partage de l’humain qu’elles instituent et cherchent à codifier, ainsi que sur la paradoxale combinaison de nécessité et d’indétermination qui les caractérise (non seulement dans le cas de la différence sexuelle, mais dans toute une série d’autres). Je serai amené à relativiser la façon dont j’avais corrélé le surgissement des différences anthropologiques à l’époque moderne avec les contradictions de l’universalisme politique en faisant intervenir explicitement la distorsion qu’y introduit la situation coloniale. Mais surtout je chercherai à mieux formuler ce qui à la fois distingue conceptuellement et confond pratiquement les différences anthropologiques et les rapports de pouvoir dans la société bourgeoise, autour des pratiques de « normalisation » des identités et des conduites.

Enfin, troisièmement, je chercherai à faire converger ces deux moments de l’analyse dans une seule problématique de la subjectivation ou de la « lutte intersectionnelle », dont le cœur est la collectivisation des résistances à la discrimination et à la normalisation : une collectivisation qui suppose de trouver des modèles communs d’identification tout en puisant son énergie (ou si l’on veut sa capacité de neutraliser la violence sociale) dans la singularité irréductible d’une « décision sur la différence » qui est l’affaire de chaque sujet(te). Paradoxe qui devient un peu plus concret si l’on admet que le support de la négociation permanente du sujet avec l’aliénation qu’il subit est toujours le corps (pour chaque sujet son « propre » corps, dont il ou elle n’est pas différent(e), mais aussi celui des autres, qui interfère avec le sien). Intersectionnalité et différences anthropologiques : deux déterminations du « même corps », qui cependant ne cesse de devenir autre.

1. Dilemmes et tensions conceptuelles de l’intersectionnalité

Il me semble éclairant de lancer l’examen de la notion d’intersectionnalité en reproduisant une célèbre profession de foi d’Audre Lorde connue sous le titre « There is No Hierarchy of Oppressions ». À beaucoup d’égards ce que je vais dire ne fera que commenter les questions que pose ce texte remarquable dans sa simplicité et prolonger les indications qu’il donne. Je suis malheureusement obligé d’en couper deux passages pour des raisons de longueur.

« I was born Black and a woman. I am trying to become the strongest person I can become to live the life I have been given and to help effect change toward a livable future for this earth and for my children. As a Black, lesbian, feminist, socialist, poet, mother of two including one boy and member of an interracial couple, I usually find myself part of some group in which the majority defines me as deviant, difficult, inferior or just plain « wrong » […] It is a standard of right-wing cynicism to encourage members of oppressed groups to act against each other, and so long as we are divided because of our particular identities we cannot join together in effective political action. Within the lesbian community I am Black, and within the Black community I am a lesbian. Any attack against Black people is a lesbian and gay issue, because I and thousands of other Black women are part of the lesbian community. Any attack against lesbians and gays is a Black issue, because thousands of lesbians and gay men are Black. There is no hierarchy of oppression. It is not accidental that the Family Protection Act, which is virulently anti-woman and anti-Black, is also anti-gay […] I cannot afford the luxury of fighting one form of oppression only. I cannot afford to believe that freedom from intolerance is the right of only one particular group. And I cannot afford to choose between the fronts upon which I must battle these forces of discrimination, wherever they appear to destroy me. And when they appear to destroy me, it will not be long before they appear to destroy youAudre Lorde, « There is No Hierarchy of Oppressions”, in Sister Outsider. Essays and Speeches, Crossing Press 1984, tr. fr. Sister Outsider, essais et propos d’Audre Lorde, Mamamélis, 2003. Pour une traduction française disponible sur Internet, voir le site docteurgang.. »

On voit que cette déclaration poursuit deux objectifs étroitement liés : formuler une réponse à la question « qui suis-je ? », et définir les modalités d’une « résistance à l’oppression » susceptible de déboucher sur une émancipation collective. Ces objectifs sont réciproques, parce qu’être une « personne » déterminée n’est pas une condition fixe, mais un devenir qui s’inscrit de façon plus ou moins autonome dans des rapports de domination, et parce que « lutter » contre ceux-ci suppose de choisir entre des façons différentes, voire antithétiques, de s’unir et de se diviser, de composer plusieurs identités et plusieurs appartenances (donc de manifester « qui » on est, et « ce qu’on » est). Refuser de choisir un seul combat (et donc une seule identité) au détriment des autres (même dans la modalité d’une hiérarchisation des adversaires) – comme Lorde en affirme la nécessité – est aussi un choix.

Deux éléments ici me semblent frappants, que je prends à rebours de l’ordre d’exposition du texte. Premièrement, la catégorie qui assure la médiation entre les deux aspects du problème est celle de communauté, ou plutôt de communauté qui se forme et subsiste au sein d’un groupe socialement défini. Or cette catégorie a clairement deux faces, dont le poids respectif est l’enjeu de la subjectivation humaine et politique que décrit Lorde : il y a une face objective, institutionnelle et traditionnelle, qui correspond au fait, pour un individu, d’être assigné par la loi et les valeurs du groupe dominant à une communauté déterminée (valorisée ou dévalorisée, stigmatisée : celle qui est « wrong ») ; et il y a une face subjective qui correspond à la façon dont chaque sujet « choisit » sa communauté d’appartenance, ou plutôt la modalité (résignée ou résistante, exclusive ou tolérante, simple ou multiple, stable ou flottante, conformiste ou transgressive) de son appartenance communautaire. Lorde est assignée (par la naissance ou la société) à la condition de « noire », de « femme », voire de « lesbienne », mais elle choisit une façon de composer ces identités et de les transformer par une revendication qu’elle partage avec d’autres. Mais il y a un deuxième élément frappant : c’est le fait que, dans cette composition énoncée en première personne (c’est-à-dire précisément dans la modalité du « devenir qui on est »), des termes supplémentaires s’introduisent, qui ne correspondent pas à des assignations d’appartenance sociale mais à des engagements ou à des vocations – « féministe », « socialiste », « poète » –, et reflètent des choix de vie – « mère de deux enfants », « vivant en couple interracial ». On pressent que, sans ces éléments supplémentaires, le devenir soi-même qui est en même temps transformation du rapport au « monde » social (celui de la domination et des oppressions) ne pourrait pas avoir lieu. Une identité qui (se) change en une autre (voire en son contraire) n’est donc pas la simple addition (ou intersection, au sens logique du terme) des appartenances données (et imposées), même contestées ou retournées contre leur caractère stigmatisant. Même s’ils correspondent aussi à des conditions ou revendications partagées (la maternité, la sexualité interraciale…), les termes supplémentaires qu’il faut introduire pour énoncer en première personne le sens de la transformation ne sont pas l’indice d’une série d’autres appartenances situées sur le même plan. Ils semblent plutôt décrire une façon active de s’inscrire dans l’univers des « communautés » et d’en déranger les codifications, en y ajoutant quelque chose. Cette logique du supplément d’identité est ainsi comme la marque d’une nouvelle différence qui s’introduit dans l’univers même des différences institutionnelles. Mais par là j’anticipe sur ce que je veux placer au centre de mon analyse de l’intersectionnalité comme un « devenir sujet ». Commençons par décrire schématiquement les tensions à l’œuvre dans l’usage même du concept d’intersectionnalité.

Premiers dilemmes

Premier dilemme : l’intersectionnalité doit certes décrire des rapports de pouvoir qui ont un caractère « systémique », nullement contrôlable à volonté par les individus, et par conséquent objectivement donnés dans une société à un moment de son histoire, parce qu’ils sont le fait d’institutions et de traditions qui s’inscrivent dans des comportements universels et proclament des valeurs intangibles ; mais elle doit aussi expliquer la façon dont, subjectivement, des individus vivent sous la contrainte de tous ces pouvoirs, puis, lorsqu’ils cessent de pouvoir les supporter, combinent plusieurs résistances, voire plusieurs révoltes, dans une seule affirmation d’autonomie qui est aussi une nouvelle identité. D’un côté, en somme, la structure, de l’autre, l’expérience ; d’un côté la réalité objective, de l’autre le vécu subjectif. Il y a plusieurs oppressions ou dominations hétérogènes (de genre, de classe, de race, de sexualité) qui pèsent simultanément(même si c’est à des degrés divers) sur les mêmes individus, et il y a une façon déterminée (même si elle varie d’un individu à l’autre) de se battre contre ces oppressions en adoptant un mode de vie, en développant une « personnalité » complexeCe dilemme est formulé par Elsa Dorlin en termes d’opposition entre une conception « analytique » et une conception « phénoménologique », dont la confusion lui semble rédhibitoire et justifie sa récusation du concept d’intersectionnalité (sinon des analyses qu’il recouvre). Voir en particulier Papeles del CEIC # 83, septiembre 2012 : Elsa Dorlin « L’Atlantique féministe. L’intersectionnalité en débat », ainsi que son introduction « Vers une épistémologie des résistances » au volume Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, Actuel Marx Confrontations, Presses Universitaires de France, 2009.. Des deux côtés il s’agit au fond de la vieille question de l’articulation entre l’un et le multiple, mais différemment considérée. Et cette différence importe à la réflexion, car il n’est pas équivalent de voir dans l’émergence de « luttes intersectionnelles » une conséquence (logique, ou politique) de la façon dont les rapports de domination eux-mêmes se superposent et se renforcent les uns les autres dans la réalité (c’est-à-dire dans les structures caractéristiques de notre société : capitaliste, patriarcale, coloniale, etc.), ou d’y voir l’invention d’une pratique de soi qui surmonte la façon dont différents pouvoirs de domination (celui du capital, celui du virilisme, celui de la « race blanche ») assujettissent leurs victimes en les différenciant : d’un côté les femmes, de l’autre les « racisés », de l’autre encore les « gays »… Une telle pratique cherche à conjoindre et à « mobiliser » les expériences qui font de la séparation des dominations une réalité abstraite. Mais peut-être cette antithèse est-elle en fait trop mécanique pour rendre compte des difficultés inhérentes à la notion d’intersectionnalité, puisque dans les faits les mêmes théoriciennes adoptent alternativement le point de vue des structures et celui des pratiques pour décrire les processus d’oppression et de résistance qui les occupent. Laissons donc la question momentanément en suspens pour examiner d’autres dilemmes.

Celui qui doit maintenant nous retenir – second dilemme – concerne la série, ou le tableau des oppressions et dominations entrant dans une figure d’intersectionnalité. Je me référerai ici à des textes unanimement considérés comme fondateurs. Bien que ne comportant pas encore le terme, le livre d’Angela Davis Women, Race & Class (paru en 1981) n’en a pas moins été régulièrement invoqué par les études « intersectionnelles ». Ce qui le caractérise (comme son titre l’indique), c’est de proposer une analyse tridimensionnelle de la condition des femmes noires et de leurs rapports à d’autres groupes aux États-Unis, en partant de l’héritage insistant de l’esclavage et en aboutissant aux débats concernant le viol (y compris la réfutation du mythe raciste du « violeur noir »), aux débats sur le travail domestique et sa rémunération (la proposition féministe d’un « salaire de la femme au foyer »), ainsi que sur le droit à l’avortement (et plus généralement les « droits reproductifs »)Trad française : A. Davis, Femmes, race et classe, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Dominique Taffin-Jouhaud, Editions Zulma 2022. Voir l’essai de Bernice McNair Barnett : « Angela Davis and Women, Race, & Class : A Pioneer in Integrative RGC Studies”, Race, Gender & Class: Volume 10, Number 3, 2003.. D’une certaine façon, pour Davis (militante communiste déclarée), la question des structures de classe et de leur abolition par une révolution socialiste figure à la fois au départ et à l’arrivée, mais à la condition, d’une part, de corriger la vision marxiste orthodoxe de l’exploitation par une prise en compte de la centralité de l’esclavage dans l’histoire du capitalisme, d’autre part de neutraliser les « biais » de race et de classe qui affectent les analyses et les mots d’ordre du féminisme majoritaire dans sa critique de la domination masculine. La condition des femmes noires de la classe ouvrière (à la fois « productrices » et « reproductrices ») apparaît ainsi comme typique de l’accumulation d’oppressions dans le capitalisme historique et comme le test auquel doit se mesurer la radicalité d’une politique d’émancipation qui ne défendrait pas certaines victimes en en sacrifiant ou marginalisant d’autres.

A ce texte de référence il est intéressant de comparer immédiatement ceux de Kimberlé Crenshaw qui inaugurent officiellement la problématique de l’intersectionnalité – non seulement celui de 1989, mais celui de 1991 : « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against Women of Color »Stanford Law Review, Vol. 43/6 (July 1991).. Il s’agit d’une étude longue et complexe dont je retiens ici simplement deux points. Non par hasard sans doute, ils renvoient à la série de « cas » qui supportent toute la discussion de Crenshaw : le traitement par l’appareil judiciaire des situations de violence domestique et la façon dont les viols sont différemment perçus et jugés suivant l’identité raciale de ceux qui les commettent et de celles qui les subissent. Le premier aspect frappant, c’est que la notion de classe joue ici essentiellement un rôle analogique (la « classe des femmes ») parce que l’objet central de la réflexion est la façon dont les violences racistes et sexistes sont « marginalisées » et leurs victimes réduites au silence, donc à l’invisibilité, dans les procédures et les enquêtes relatives à la condition des classes populaires. Mais surtout, ce qui retient l’attention de Crenshaw et fait l’objet de sa critique, c’est la façon dont une forme d’oppression peut être utilisée pour en occulter une autre : la dénonciation du racisme occulte le sexisme (comme si toutes les victimes de racisme étaient des hommes noirs) et la dénonciation du sexisme occulte le racisme (comme si toutes les victimes de viols étaient des femmes blanches), avec des conséquences directes sur la stratégie des mouvements correspondantsFormulation symétrique, semble-t-il, inventée par bell hooks dans l ’introduction de son livre Ain’t I a Woman (1981) : voir Nira Yuval Davis Intersectionality and feminist politics, European Journal of Women’s Studies, 2006, 13 (3), pp. 193-209.. D’où le second aspect qui nous frappe dans le texte  : il faut déconstruire la notion même de communauté (et de solidarité communautaire) au moyen de laquelle se défendent les victimes d’oppression (en particulier les victimes du racisme : noirs et immigrants latinos), parce que cette notion, conçue stratégiquement comme une injonction d’unité, sert aussi à censurer (voire à justifier) d’autres violences internes (c’est le cas emblématique de la dénégation, y compris par des femmes noires, de la violence domestique « intraraciale » à laquelle elles sont en butte, sous prétexte de ne pas trahir leur communauté en accréditant le mythe invétéré du mâle noir congénitalement violent). La conséquence qu’en tire Crenshaw n’est pas qu’il faut abolir la communauté, mais qu’il faut la reconstruire et la « reconceptualiser » (ainsi que l’identité qu’elle cristallise) dans la forme d’une « coalition » (on pourrait dire en français une alliance) entre ses propres membres, tenant compte de leur différence au lieu de la refouler, et faisant ressortir les conflits afin de les résoudre. Je trouve évidemment très remarquable cette idée d’une alliance entre les membres d’une même communauté, qui ne présente pas son unité politique et ses intérêts communs comme donnés, mais en fait l’enjeu d’une élaboration consciente et le résultat d’un effort. A l’horizon de ces critiques, il y a l’idée (présente chez d’autres analystesVoir en particulier l’œuvre de Colette Guillaumin : Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de Nature, Paris, Côté-femmes, 1992, 239 p. Réédition: Éditions iXe, 2016.) que « sexe » et « race » sont des constructions interdépendantes, mais sont aussi les termes d’une « contradiction » anthropologique et politique. On approche d’une théorisation dans laquelle les processus d’essentialisation se supposent les uns les autres tout en entrant constamment en conflit. Mais cette théorisation se fait au prix d’une marginalisation inverse, celle de l’appartenance de classe, sans doute parce que celle-ci ne semble pas entretenir le même rapport avec une identification subjective : la condition sociale d’exploité(e) n’est pas intériorisée, « incorporée » à soi de la même façon que celle de Noir (ou d’Arabe) et celle de femme (ou de lesbienne, ou de transgenre, etc.). On n’est pas une travailleuse sous-payée de la même façon qu’on est une femme ou une noire : l’un est une « situation » dans laquelle on est jetée par les aléas de la vie (même si elle se reproduit de génération en génération), l’autre est une caractéristique de la « personne » avec laquelle on fait corps. Exploitation et exclusion intérieure tombent de part et d’autre d’une séparation anthropologique et politique, dans le moment même où il s’agit de penser leur « intersection ».

La triple oppression et la victime absolue

Passons alors à un troisième dilemme, qui recueille pour une part les conséquences des deux précédents. Le terme d’intersection n’est en réalité jamais utilisé seul, comme s’il possédait une valeur sémantique immédiatement claire, mais – d’une façon qui peut naturellement varier d’une langue à l’autre – il est toujours explicité par d’autres (comme entrecroisement, convergence, superposition, voire surdétermination) et relayé par des métaphores dont la plus insistante est celle du « carrefour » ou crossroads utilisé par Crenshaw : le sujet se trouve situé au croisement de plusieurs dominations et placé devant la nécessité d’y tracer sa route. Il s’agit toujours bien entendu d’affirmer la multiplicité des dominations, de récuser leur hiérarchisation au profit d’un rapport social qui serait, sinon le seul, du moins le rapport « déterminant en dernière instance », devant lequel les autres doivent s’effacer (ou auquel ils doivent accepter de se subordonner politiquement), et même de récuser leur séparation. Que ses promotrices en aient eu ou non conscience, la référence aux propriétés logiques de l’idée d’intersection est ici très éclairanteEn logique le concept d’intersection désigne l’ensemble des éléments (ou « individus ») qui appartiennent à la fois à toutes les classes prédéfinies (s’ils existent, car l’intersection peut aussi être « vide »), par opposition à la « réunion » qui nomme l’ensemble des individus appartenant à l’une ou l’autre des classes (par exemple du point de vue du genre les « humains » sont réputés soit hommes soit femmes, mais pas les deux à la fois, même s’ils se considèrent comme « non binaires »). On retrouvera plus loin ces questions à propos de la structure d’exclusion inclusive des « différences anthropologiques ».. Il n’empêche que, me semble-t-il, deux « schèmes » de l’intersection sont repérables dans les définitions et les applications, dont les implications ne sont pas les mêmes, ni en termes de conception de l’existence sociale, ni en termes d’orientation politique : reprenant des mots qui circulent dans le débat, je parlerai d’un schème d’addition ou d’accumulation, et d’un schème de fusion ou d’intégration.

D’un côté (à travers en particulier la terminologie de la « triple oppressionLatente chez Angela Davis. Voir Evelyn Nakano Glenn, « Racial ethnic women’s labor: The intersection of race, gender and class oppression”, Review of Radical Political Economics (1985). 17(3), 86-108, et la critique par Nira Yuval-Davis, art. cit. »), l’image directrice est celle d’individu(e)s sur lesquelles s’entassent ou s’accumulent toutes les formes d’oppression, d’exploitation, de discrimination, et qui par conséquent sont constamment entravées par le poids des unes dans leur effort pour se libérer d’une autre (et de trouver pour cela des « alliés » dans la société). D’une façon qui peut paraître sans espoir, ces individu(e)s se retrouvent « tout en bas » (ganz unten), croulant sous le trop grand poids des rapports de domination auxquels elles sont simultanément assujettiesGanz unten était le titre sous lequel, dans les années 1980, un journaliste allemand, Günther Wallraff, avait publié le récit de son expérience d’ouvrier « maquillé » en immigré turc (traduit en français sous le titre Tête de Turc, La Découverte 1986).. Comment se battre contre la dévalorisation de son travail quand on est aussi une femme, et de plus une femme noire ? Et réciproquement, comment faire reconnaître sa dignité de femme quand on est une travailleuse surexploitée (par exemple domestique) descendante d’esclaves ou de colonisés ?

De l’autre côté, on a l’idée que la superposition ou surdétermination des rapports d’oppressions produit une métamorphose (ou, comme on disait autrefois dans le jargon dialectique, une « transformation de la quantité en qualité »), c’est-à-dire que la structure d’oppressions multiples et surtout l’expérience vécue qui lui correspond est irréductible à la somme de ses composantes : elle crée une figure sociale sui generis (ou plutôt, sans doute, une série de telles figures, car il y a de multiples situations sociales d’intersectionnalité, renvoyant à des géographies et des histoires singulières), et elle conduit à une prise de conscience unique en son genreJean Ait Belkhir et Bernice McNair Barnett (entre autres) défendent l’idée d’un « new integrative race, gender, and class paradigm » dans leur article : « Race, Gender and Class Intersectionality », Race, Gender & Class, Volume 8, Number 3, 2001.. Pour en revenir toujours au même exemple fondateur, la « femme noire » américaine (dont l’équivalent européen pourrait être la femme « arabe » racisée, mais aussi bien sûr la femme africaine immigrée), ou mieux encore la « femme noire de la classe ouvrière », n’est pas analysable en deux ou trois conditions superposées, comme si elle vivait plusieurs vies différentes à la fois : elle incarne un type original qui relie entre elles de multiples subjectivités semblables et en qui celles-ci peuvent se reconnaître (ce qui veut dire aussi qu’elles peuvent créer un idiôme « intersectionnel »  pour se dire mutuellement ce qui les réunit).

Même si cette description peut paraître très simplificatrice, on voit que les deux voies de schématisation ainsi délimitées conduisent à des conceptions assez différentes de la lutte émancipatrice : une conception additive conduit naturellement à l’idée qu’il faut forger des alliances entre des mouvements historiquement et sociologiquement hétérogènes ayant chacun leurs traditions (mouvement ouvrier, féminisme, antiracisme), alliances dont le discours intersectionnel est précisément le médiateur par les exigences d’égalité qu’il impose et par la capacité qu’il fournit de critiquer les « taches aveugles » de chaque lutte isolée  ; cependant qu’une conception intégrative ou fusionnelle conduit – ou peut conduire – à identifier une figure privilégiée de l’oppression dont les « intérêts » propres devraient d’une certaine façon servir de boussole et de test à tous les autres.

Les choses sont sans doute moins mécaniques en pratique (c’est pourquoi je parle de tension plutôt que d’antagonisme), à preuve la remarquable idée déjà évoquée de Kimberlé Crenshaw : les « alliances » sont à forger au sein d’une même communauté qui est ainsi unifiée par sa division même. Je pousserai néanmoins l’opposition encore d’un cran en suggérant qu’on peut inscrire la question de l’intersectionnalité dans deux cadres théoriques très différents suivant qu’on privilégie l’un ou l’autre des deux schèmes. Du côté du schème additif se profile la possibilité (exploitée notamment par le courant des « féministes matérialistes »)Il ne s’agit pas à proprement parler d’une école, mais d’une tendance commune à des autrices françaises (Christine Delphy, Danièle Kergoat), italiennes (Maria-Rosa Dalla Costa, Silvia Federici), étatsuniennes et canadiennes (Nancy Fraser, Danielle Juteau), allemandes (Frigga Haug, Maria Mies) qui critiquent le « tournant culturel » (ou « postmoderne ») du féminisme contemporain et s’inspirent de Marx pour passer d’une théorie de la production à une théorie de la reproduction sociale et du mode de production domestique. Voir « Pourquoi un féminisme matérialiste est (encore) possible – et nécessaire », par Stevi Jackson, traduit de l’anglais par Françoise Armengaud, Nouvelles Questions Féministes 2009/3 Vol. 28, pages 16 à 33 ; Maewe McKeown : « Global Structural exploitation : Towards an Intersectional Definition », Global Justice : Theory Practice Rhetoric (9/2) 2016 ; ainsi que les chapitres sur l’intersectionnalité dans Emmanuel Renault : Abolir l’exploitation. Expériences, théories, stratégies, La Découverte, 2023. d’enraciner toutes les oppressions, en dépit de leur hétérogénéité, dans une structure historique commune d’exploitation ou d’aliénation (qui tend à être pensée comme le capitalisme, convenablement historicisé, mais qui peut être aussi une structure mixte capitaliste-patriarcale, ou capitaliste-patriarcale-coloniale), à laquelle, de ce fait même, toutes les luttes intersectionnelles vont essayer de s’attaquer pour la démanteler. Du côté du schème intégratif se profile la possibilité (qui paraît plus spéculative mais qui n’est pas moins prégnante intellectuellement, au contraire) de faire surgir des descriptions et des témoignages un type de « victime absolue » (caractérisée, comme dit Crenshaw, par une « unique vulnerability »). Disons la mère célibataire pauvre et raciséeHourya Bentouhami-Molino, « Penser les marges ensemble grâce à l’intersectionnalité » (Racismes de France, 2020) : « Les risques d’être discriminé dans l’accès au logement, à l’école, au travail et à la santé sont d’autant plus élevés si vous êtes une femme afrodescendante dans un foyer monoparental résidant dans un quartier populaire ».… C’est une figure qui est à la fois contraignante (en ce qu’elle nous oblige à regarder en face l’extrémité de la violence sociale dans le monde environnant) et ambivalente (en ce qu’elle peut osciller entre un statut d’abjection et celui de symbole d’une négativité historique porteuse de révolution et de « transformation du monde » pour peu qu’elle puisse être politiquement « activée »)Proche en ce sens de la figure du « prolétariat » telle qu’elle apparaît dans les textes de Marx qui sont les plus imprégnés de messianisme révolutionnaire, où le prolétariat est la classe « absolument dépossédée » (de ressources, de reconnaissance sociale) dont l’émancipation sera aussi celle de toute l’humanité : cf. mon essai « Le moment messianique de Marx », dans Citoyen Sujet, ouvr. cit..

Je suis allé jusqu’à cette extrapolation parce qu’il me semble qu’on peut alors rejoindre les questions latentes dans les autres dilemmes que j’ai évoqués et en formuler l’enjeu, sous la forme d’une question qui les traverserait tous : comment s’articulent dans l’idée d’intersectionnalité un ensemble de questions sociales (plutôt socio-politiques que simplement sociologiques) relatives à la multiplicité des formes de domination, des expériences de vie aliénée, des mouvements et pratiques de résistance, avec des questions qui relèvent de l’anthropologie philosophique : celle de l’identité subie et de l’identité revendiquée ou forgée, celle du « devenir soi-même » (dans une recherche d’authenticité personnelle) et celle du « devenir autre » (dans une transformation collective du statut de victime en statut de combattante), et, par-dessus tout sans doute, celle de la différence des différences, qui commence avec l’énigme des analogies entre plusieurs formes d’aliénation et débouche sur la question de savoir quelle « humanité » est à la fois sous-jacente aux multiples dominations (car toutes, d’une façon ou d’une autre, sont des « dominations de l’homme par l’homme » : Herrschaft von Menschen über Menschen) et reproduite par leur superposition, car – au travers de multiples pratiques et conflits – elles instituent l’humain dans une forme historique déterminée. Ces questions ne sont pas extrinsèques par rapport au travail théorique et militant que nourrit la catégorie d’intersectionnalité. Au contraire, elles en procèdent directement et peuvent, en retour, lui conférer un surcroît de lucidité. Mais il me semble qu’elles supposent aussi un détour par un autre type de conceptualisation. C’est ce que je voudrais proposer maintenant.

2. Le partage de l’humain : une impossible possibilité?

Lorsque, il y a plus de trente ans maintenant, j’ai commencé à décrire et discuter ce que j’avais proposé d’appeler les « différences anthropologiques », en en fournissant une énumération qui a parfois varié, j’avais en tête à la fois un problème de philosophie politique « paradoxal » et un exemple historique privilégié (emprunté à la lecture de Foucault, mais que je cherchais à étendre au-delà de ses objets d’analyse).

Le paradoxe politique c’était le fait qu’une conception universaliste de la citoyenneté (ou de l’appartenance à la communauté politique) qui, pour la première fois dans l’histoire, ne repose pas sur le statut privilégié d’un certain groupe humain (les homoïoi, à la fois « égaux » et « semblables ») mais sur la qualité d’homme (au sens générique : en allemand Mensch)„Die Gleichheit alles dessen, was Menschenantlitz trägt“ (Fichte, cité par Gerald Stourzh, Die moderne Isonomie, Böhlau Verlag, Wien Köln Weimar 2015: « l’égalité de tout ce qui a visage humain »)., s’accompagne immédiatement de l’institution de discriminations excluant intérieurement du « droit de cité » une partie de ceux (celles) qui devraient y accéder, en vertu de règles elles-mêmes universelles. Nous nous trouvons en présence d’un conflit d’universalités, ou mieux d’un conflit au sein de l’universel lui-même. En effet (comme le dit la Déclaration des droits de 1789) les « hommes » (les êtres humains) qui « naissent libres et égaux en droits » jouissent aussi potentiellement des droits fondamentaux du « citoyen » (ce que Hannah Arendt appellera plus tard le « droit d’avoir des droits »), mais les critères au moyen desquels certains « hommes » (par exemple les femmes) se trouvent exclus de la citoyenneté (ou, comme a dit la Constitution française de 1791, de la « citoyenneté active », c’est-à-dire des droits du citoyen mais non pas de ses devoirs) sont eux-mêmes universalisés par leur inscription dans les propriétés de la nature humaine, à titre de conséquence des inégales capacités qu’elle comporte. Cette même nature humaine, qui fonde universellement le droit aux droits, en limite donc immédiatement l’accès. Ce qu’on peut déjà appeler une différence anthropologique (et pas simplement juridique, sociologique ou politique). Comme si – dans les cas majeurs, qui engagent des « marques d’humanité » fondamentales : sexe et sexualité, ethnicité, âge, intelligence, rationalité, moralité – les critères d’exclusion de l’universel (qui en principe, pourtant, n’en comporte pas) devaient être énoncés au même niveau d’universalité, pour apparaître indiscutablesEn France ce « retournement » de l’idée de nature a été particulièrement mis en évidence par les travaux de Geneviève Fraisse, depuis Muse de la raison (1995) jusqu’à A côté du genre (2022). C’était le point de départ du cri de colère et de l’argumentation de Mary Wollstonecraft en 1791 : cf. mon commentaire dans « Malêtre du sujet : universalité bourgeoise et différences anthropologiques », in Citoyen Sujet, ouvr. cit..

Il faut ici bien entendu discuter pied à pied et éviter les amalgames. La nature humaine, qui inclut universellement dans la communauté politique, et la nature humaine, qui exclut de l’universel en se subdivisant et se hiérarchisant, ne sont sans doute pas exactement la même « nature », ou plutôt ce sont deux versants de cette idée qui en manifestent l’équivoque (on dirait en idiome philosophique l’amphibologie). Mais ces deux aspects ne sont pas séparables, et plus exactement ils se combattent en permanence en se pénétrant l’un l’autre. Ce combat interne est le cœur de la conception moderne du politique.

On ne peut pas s’en tirer en expliquant (comme le veut toute une tradition critique inspirée par le marxisme ou cherchant à en transposer les arguments) que l’universel est comme tel une illusion (voire une imposture, une arme de domination) derrière laquelle se cacheraient les intérêts et les valeurs particulières d’une « classe » dominante, puisque c’est aussi en retrouvant l’humain dans son intégralité et son indivisibilité au sein de chaque « condition » discriminée et minorisée (les femmes, les ouvriers, les colonisés ou les racisés), et en dénonçant sur cette base la contradiction que représente une exclusion intérieure de l’humain au sein de l’humain, que les mouvements d’émancipation obtiennent à la fois la réintégration des exclus et l’ajustement de l’universel « pratique » (celui qui a « force de loi ») à sa propre idée (ou, dirait-on en jargon hégélien, à son concept). Mais on ne peut pas s’en tirer non plus en expliquant que l’écart entre la pratique et le concept est contingent, ou résulte accidentellement de forces et d’intérêts qui faussent l’application de l’universel en introduisant dans l’institution publique de la citoyenneté (comme « droit » politique) des distinctions qui devraient rester cantonnées dans une sphère « privée » ou ne caractériser les individus que de façon empirique, de sorte qu’en un sens les limitations internes de la citoyenneté fondées sur la différence générique opposant les humains entre eux n’auraient jamais dû exister au point de vue du concept. Car sans doute il y a une tendance des régimes de citoyenneté qu’on peut dire « libéraux » à neutraliser les différences dans le moment où leur utilisation pour restreindre le droit d’avoir des droits est reconnue comme insoutenable et légalement révoquée (ce qui peut prendre beaucoup de temps et n’est pas toujours définitif) : les femmes (sous condition de nationalité et parfois de couleur) obtiennent le droit de voteNouvelle-Zélande 1893, Russie 1917, France 1944, Égypte 1955, Suisse 1971, Arabie Saoudite 2015…, mais dès lors, au point de vue du « suffrage universel » enfin conforme à son nom, « il n’y a plus de différence » entre les hommes et les femmesPour une critique de ce point de vue voir Joan W. Scott, Parité ! L’universel et la différence des sexes, Paris, Albin Michel, 2005.… Mais d’une part la contradiction abolie sur un point a toujours tendance à resurgir sur un autre (de nouvelles différences réactivent la contradiction : ainsi la nationalité elle-même). Elle est donc déplacée plutôt que résolue. Et surtout le mouvement réel du droit constitutionnel n’est pas aussi simple : il consiste plutôt en ceci que l’incorporation des exclus conduit à l’élargissement du domaine des droits qui seront considérés comme « fondamentaux » – bien que de façon inégale, parfois différée, et souvent fragile (parce que les forces qui le contestaient n’ont pas disparu). L’incorporation des femmes dans la citoyenneté (c’est-à-dire la reconnaissance de leur humanité égale) conduit (tendanciellement) à inscrire dans les droits fondamentaux les droits reproductifs. L’incorporation des travailleurs manuels dans la citoyenneté (c’est-à-dire la levée des préjugés et des lois qui en faisaient des individus « dépendants » et « ignorants ») conduit à faire du travail un titre de dignité universel et à inscrire les droits sociaux (ou certains d’entre eux) parmi les droits fondamentaux. Avec cette remarque, on constate que la différence anthropologique ne fonctionne pas seulement comme un instrument de négation (et de dénégation) de l’idée de citoyenneté universelle, mais aussi comme un instrument d’affirmation et de révélation de ses potentialités de développement. La différence anthropologique est l’élément dans lequel l’universalité s’affirme au prix de la mise au jour de ses contradictions.

Sans doute la « différence » dont je viens de parler s’inscrit-elle ainsi dans une dialectique qui a pour enjeu la réciprocité des représentations de l’humain et de la communauté des citoyens (ou si l’on préfère la réciprocité de la dimension anthropologique et de la dimension politique de l’universel). Mais – outre qu’il peut s’avérer difficile d’y faire figurer d’autres cas qui n’ont pas encore été évoqués, parce qu’on a pris pour fil conducteur de grands mouvements d’émancipation du XIXe et du XXe sièclesCertains de ces mouvements d’émancipation sont d’ailleurs plus visibles que d’autres : voir les développements de Bertrand Ogilvie dans Inclassable enfance, Éditions de la Tempête (Bordeaux 2024), qui emprunte la catégorie de « l’Enfantin » à Pierre Péju, Enfance obscure, Paris, Gallimard, 2011. – la notion elle-même demeure extraordinairement rigide et simplificatrice : il semble que, sous le nom de différence, il faille toujours entendre une catégorisation binaire (par exemple l’opposition du « masculin » et du « féminin ») et que cette catégorisation – à l’exception de quelques monstruosités – soit toujours, dans le principe, bien définie (ce qui veut dire que les déviances, par leur écart même, en fournissent la confirmation). Or il n’en est rien. D’emblée j’avais voulu au contraire inscrire dans le concept des différences anthropologiques une incertitude fondamentale (constitutive), qui porte à la fois sur leur tracé et sur leur définition. Leur façon d’inscrire la contradiction au cœur du politique s’en trouve inévitablement affectée. Le modèle m’en avait été fourni par la grande enquête de Foucault sur la question des « anormaux » dont je résumerai à nouveau ce qui, à mes yeux, en fait un paradigme pour l’étude des différences anthropologiques en généralLe texte principal (mais non le seul) est le Cours du Collège de France (1974-1975) Les Anormaux (Gallimard-Le Seuil, 1999). Je l’ai déjà commenté notamment dans mon recueil Citoyen Sujet (ouvr. cit.)..

L’étude par Foucault de la question des « anormaux » et de la catégorie même d’anormalité s’inscrit dans une tradition critique dont il n’est pas le créateur : elle renvoie à l’œuvre instauratrice de Georges Canguilhem, et pourrait être comparée à d’autres en France et hors de France (Erving Goffman). Mais alors que Canguilhem s’attache à critiquer la construction épistémologique de la notion de « normalité » (dont l’envers est le pathologique, nom savant de la maladie, susceptible d’être étendu dans le champ psychologique et sociologique), pour montrer qu’elle repose sur la confusion d’un fait statistique et d’une valeur vitale ou sociale, Foucault renverse en quelque sorte la perspective, et pose la question plus générale des « anormaux » tels qu’ils sont identifiés pour être traités par un réseau d’institutions disciplinaires typiques de la société bourgeoise, qui se développent après la révolution française et la révolution industrielle, incluant la médecine et les hôpitaux, mais aussi les prisons et plus généralement l’appareil judiciaire et pénal, les écoles et l’appareil scolaire avec son complément « psychologique », la famille et son ordre moral exerçant le contrôle de la sexualité. Il montre qu’il n’y a pratiquement pas de domaine de l’existence qui échappe aujourd’hui à la distinction du normal et du pathologique, ce qui rend cette distinction extraordinairement contraignante et envahissante (on pourrait dire : ce qui fait de la vie un perpétuel effort pour rester ou revenir dans le chemin de la normalité et éviter de tomber dans l’anormalité sous une forme ou sous une autre – à moins de « choisir » la transgression ou les soi-disant « bénéfices secondaires » de la maladie).

Mais cette contrainte à laquelle il est impossible de se soustraire, sauf en prenant de très grands risques et en s’exposant à de violentes rétorsions, repose en même temps sur une base extraordinairement fragile, en raison de deux incertitudes qui l’affectent en permanence. La première porte sur la possibilité même de séparer le normal de l’anormal, ce qui veut dire à la fois distinguer l’un de l’autre ces deux « états » ou « comportements », et renvoyer ceux qui en relèvent dans des lieux différents, gouvernés par des règles antithétiques (en particulier pour ce qui concerne l’usage de la liberté individuelle). Naturellement les institutions disciplinaires imposent des séparations brutales, mais ces séparations sont souvent inapplicables ou contestées, elles ne cessent de changer de définition, et s’avèrent finalement d’autant plus arbitraires qu’elles se veulent plus objectives et plus scientifiques. Le fond de la question, comme l’avait vu Canguilhem, est qu’un état « normal » de l’individu ou de la collectivité ne peut pas se définir autrement que comme une négociation permanente avec l’écart, la déviance, la maladie, dont l’expérience lui est immanente, tandis que – comme je pense que Foucault a voulu le montrer – l’anormalité n’est pas autre chose que le contrecoup, l’envers et parfois le résultat d’une tentative pour « normaliser » les conditions de vie et les conduites en leur imposant des règles et des modèles fixes. La distinction du normal et de l’anormal est donc à la fois incontournable (car il est impossible d’imaginer une société humaine qui abolirait purement et simplement cette distinction ou laisserait les individus en quelque sorte « libres » de décider à volonté de quel côté ils se situent à chaque instant : c’est moi qui sais si je suis malade…) et indéfinissable de façon rigoureuse, pour distribuer sans reste les êtres humains en « normaux » et « anormaux ».

À ce double bind qui affecte à la fois les individus et l’ordre social, s’ajoute une seconde incertitude à laquelle Foucault s’est particulièrement attaché en raison des conséquences qu’elle entraîne dans le rapport des sujets à l’ordre juridique qui circonscrit leur espace de liberté, et notamment dans le champ de la sexualité. Elle porte sur la division interne de ce qui est « anormal » entre les deux registres opposés de la pathologie et donc en particulier de la folie (renommée « maladie » ou « trouble mental ») et de la délinquance (donc en particulier du crime au sens étroit ou élargi : Verbrechen, Unrecht). Là encore un critère apparent existe, parce que la pathologie est quelque chose que le sujet est censé subir, dont il n’est pas le responsable ou même l’auteur, alors que la délinquance est une conduite qu’il est censé avoir librement choisie (en empruntant le « mauvais chemin »). Mais l’étude de l’évolution et de l’application de notions comme celle de dangerositéet de perversion dans leurs usages psychiatriques et judiciaires montre que le critère est inapplicable, ou se trouve pris dans un cercle : le problème permanent des inquisiteurs (ou « experts ») mandatés par la société (mais aussi des sujets qui cherchent à se comprendre et à se juger) est de définir ce qui est crime et ce qui est folie, pour démêler dans ce qui doit tomber sous la catégorie de l’anormalité les parts respectives de la « liberté » et du « déterminisme » (ou de la prédestination)Voir la conférence de Foucault : « The Dangerous Individual », version française dans Dits et Écrits, III, Gallimard 1994, p. 443 sq., ainsi que mon commentaire dans « Crime privé, folie publique », in Citoyen Sujet, ouvr. cit..). À quoi l’on est tenté d’ajouter que de son côté la normalité est toujours affectée d’une incertitude sur le point de savoir si elle réside dans une conduite ou un genre de vie spontanément conformes à des normes sociales et médicales naturelles (sur le modèle de la « santé »), ou bien dans une position subjective capable de prévenir et de corriger ses propres écarts (ce que la psychanalyse appelle un « surmoi »). Mais de toute façon ce qui apparaît au bout du compte c’est que cette grande différence sur laquelle sont construites nos vies et nos sociétés ne constitue jamais un état de fait, mais relève toujours d’une décision : décision sur la différence (qu’elle existe, qu’elle doit être mise en évidence) et décision dans la différence (en quoi elle consiste, comment elle s’applique, et ce qu’il faut en faire). Je reviendrai à ce terme.

Il m’était alors apparu que ce double bind logé au cœur de la différence normalité/anormalité non seulement constituait par lui-même une détermination anthropologique fondamentale pour la politique – ce que Foucault suggère très fortement –, mais aussi qu’il pouvait servir de fil conducteur pour étudier, par analogie, la façon dont se construisent et opèrent d’autres différences, non moins radicales, qui ont en commun d’instituer un partage de l’humain (c’est-à-dire un partage qui place tout être humain devant un choix, et par voie de conséquence vise à répartir les humains de façon exhaustive dans des « classes » complémentaires) et d’affecter immédiatement ce partage d’une incertitude (et même d’une double incertitude) radicale. Donc d’en faire une institution impossible, bien qu’elle soit redoutablement effective.

Ce que j’avais en tête évidemment, c’était la différence sexuelle (comme différence des identités sexuelles, oscillant entre « naturalité » biologique et construction d’un « genre » social, et redoublée intérieurement par la différence des sexualités) ainsi que la différence raciale (déplacée au cours du XXe siècle d’une définition « biologique » à une définition « culturelle »,ni l’une ni l’autre n’étant en fait rigoureuse), mais également la différence intellectuelle (qui gouverne la « division du travail » et les hiérarchies de statut et de prestige dans les sociétés de classes) et la différence d’âge (en tant qu’elle répartit les humains en « adultes » et « enfants » par franchissement d’un seuil de maturité généralement assigné par l’éducation et par la loi)Un terrain d’exercice de cette différenciation (qui communique immédiatement avec la question du pouvoir et suggère d’appliquer une grille de lecture « intersectionnelle ») concerne la détermination légale et psychologique du seuil de maturité sexuelle, en deçà duquel des « rapports » entre individus d’âge différent seront décrétés a priori comme « non consentis », à des fins de protection mais aussi de moralité. Ce seuil ne cesse de changer d’un pays à l’autre et d’une période à l’autre.. D’autres encore, peut-être, car par définition une telle liste évolue, elle ne peut être close. Je crois pouvoir affirmer que ces différences, qui sont toujours à la fois culturellement construites et politiquement instituées, constituent en même temps pour le politique un a priori historique auquel l’idéologie dominante attribue un statut naturel (donc, pour parler comme Foucault et Derrida, « quasi-transcendantal ») : car ce sont elles qui conditionnent et modulent le droit d’avoir des droits, mais elles aussi dont la critique et la contestation ont pour effet de modifier ce « droit », parfois de façon révolutionnaire. Ma thèse était cependant que la contestation du partage, dans tous ces cas, ne peut pas consister à abolir l’incertitude dans la définition de la différence (ce qui reviendrait d’une certaine façon à retrouver ou trouver enfin la base « naturelle » dont elles se réclament et qui ne cesse de se dérober à elles)Ce « manque » structurel est l’objet du livre de Bertrand Ogilvie, La seconde nature du politique, Essai d’anthropologie négative, Préface de Pierre Macherey, Éditions L’Harmattan, 2012. : elle ne peut que la déplacer, ou mieux l’interpréter autrement, comme l’occasion d’une autonomie plutôt que d’une nécessité ou d’une norme. Il me faut ici cependant faire place (même trop rapidement) à la reconnaissance d’une difficulté, et aussi à la rectification d’un présupposé historique implicite qui comporte, en fait, de lourdes conséquences. Elles ne sont pas totalement indépendantes.

Quelle analogie des différences ?

La difficulté que je vois dans ma propre présentation (non sans ressemblance avec certaines des difficultés qui affectent le concept d’intersectionnalité, et l’on se doute que cette similitude contribue à me faire prendre la question au sérieux), c’est le postulat d’une analogie entre les différences (donc, inversement, la question de la « différence des différences »). L’idée qu’il y a une analogie entre la façon dont sont écartées de la pleine citoyenneté les femmes discriminées en raison de leur sexe, les ouvriers en raison de leur ignoranceC’est la confrontation entre la lecture des œuvres de Frederick Winslow Taylor (sur lequel travaillait mon ami Robert Linhart) et les thèses de la « révolution culturelle » chinoise (dont nous étions loin de soupçonner alors les sinistres réalités auxquelles correspondait leur mise en œuvre) qui, il y a déjà très longtemps, m’avaient conduit à cette question sous l’angle « marxiste » de la « division du travail manuel et intellectuel » (voir mon essai sur ce thème dans Jean Belkhir et al., L’intellectuel : l’intelligentsia et les manuels, Éditions Anthropos, Paris 1983)., les enfants en raison de leur immaturité, les fous et des criminels en raison de leur délire ou de leur indignité, les « non-blancs » (browns) en raison de leur infériorité génétique ou culturelle, la discrimination des étrangers en raison de leur … étrangèreté, cette idée est en fait imposée par l’utilisation généralisée de catégories juridiques typiquement bourgeoises, qui sont la minorité et l’incapacité, sous lesquelles elles tombent toutes historiquement. C’est donc une analogie négative qui a toutes chances de neutraliser et de rendre invisible la singularité de chaque « différence » (c’est-à-dire le problème existentiel qu’elle pose à ceux et celles qui l’imposent ou la subissent, la revendiquent ou la contestent), et ainsi de réduire à la fois sa portée anthropologique (sa contribution à une définition, ou mieux une problématisation de l’humain) et sa signification éthique (le genre de « choix » qu’elle présente, le genre de « solidarité » qu’elle rend possible).

Mais à son tour la conscience de cet obstacle épistémologique peut le transformer en instrument de réflexion : il suffit pour cela qu’on décide de prendre le repérage des analogies non pas comme un point d’arrivée dans une logique classificatoire, mais comme un point de départ dans une recherche qui a pour objet la différence des différences (et au fond « l’humain » ne peut pas être autre chose que cette différence même). Ainsi il est utile de s’apercevoir qu’il y a une analogie entre la façon dont le « masculin » infiltre ou modifie le « féminin » et inversement, et la façon dont la « maturité » infiltre ou modifie « l’enfantin », et inversement, qui l’une et l’autre ont une analogie avec la façon dont le normal et l’anormal s’interpénètrent (avec à chaque fois bien sûr un effet de domination d’un des termes sur l’autre), parce qu’on est incité ainsi à explorer dans le champ du « rapport sexuel », comme dans celui de la santé et de la pédagogie, un même effet d’« impossibilité », sans réponse préétablie. Et surtout, pour revenir au point de départ, il est utile, mais insuffisant et provisoire, de repérer dans le cas de la différence sexuelle, comme dans le cas de la différence raciale, un « effet de naturalisation » qui a pour enjeu la réduction de l’incertitude : de même que l’hétéronormativité sexuelle, en « pathologisant » et criminalisant certaines conduites et modalités du désir, tente de faire passer la différence des genres pour stable et binaire (en déniant ce qui la « trouble », selon l’expression de Judith Butler), de même la transformation en marques héréditaires, visibles ou invisibles, de consanguinité (dites « races ») des différences ethnoculturelles collectives engendrées par l’histoire des segmentations et hybridations de l’espèce, tente de faire passer la multiplicité humaine pour une « loi » de population et de civilisation exigeant la ségrégation des groupes pour assurer leur survie. Mais la différence d’histoire, de contenu, de vécu de ces constructions importe autant et plus que leur analogie formelle, parce que c’est elle qui tout à la fois permet de comprendre leurs interactions, interférences ou intersections historiques, et de chercher le terrain sur lequel elles peuvent être simultanément contestées. Avant de revenir sur cette question, je dois cependant faire place à une rectification non dénuée de conséquences.

Une dimension manquante : la distorsion coloniale

Dans la façon dont je décrivais la fonction politique des différences anthropologiques et la mise en contradiction de l’universel avec lui-même dont elles sont la source, a toujours régné, implicitement ou explicitement, une comparaison transhistorique entre deux régimes de citoyenneté et deux conceptualisations de la différence respectivement illustrés par la culture de la cité antique (grecque et, au prix de certains aménagements, qui ne sont pas mineurs, romaine) et par celle de la société civique-bourgeoise occidentale moderneLa traduction du français en allemand et inversement crée ici une difficulté qui est aussi une ressource : bürgerlich chez Hegel et Marx ne se traduit pas bien par « bourgeois » en raison des connotations politiques du nom Bürger. Je propose« civique-bourgeois » dans un contexte comme celui-ci.. Ce qui revient au fond à retrouver une vieille distinction anthropologique entre le status et le contract, ou les sociétés (institutionnellement) « hiérarchiques » et les sociétés (formellement) « égalitaires ». Naturellement une telle opposition ne peut avoir qu’une signification idéal-typique, mais elle oriente dans un certain sens l’interprétation du rapport entre l’anthropologique et le politique : soit les différences sont déjà données en amont de la définition de la citoyenneté et de la constitution de la « communauté des citoyens » (et dans ce cas elles sont en petit nombre, elles se déploient dans l’espace « domestique », et elles ne peuvent pas être remises en question sans déstabiliser tout l’ordre social, comme on le voit exemplairement dans les Politiques d’Aristote) ; soit elles sont instaurées (ou restaurées) après que la citoyenneté a été fondée sur des principes universels, pour limiter ou contrecarrer cette universalité au moyen de critères eux-mêmes « universels » (comme j’ai soutenu que c’était le cas dans le constitutionnalisme moderne, postrévolutionnaire). Dans ce cas les différences sont multiples, évolutives, et transgressent en permanence les frontières du privé et du public.

Cette polarité a des vertus explicatives : elle conduit à se demander si le sens de l’histoire marqué par l’universalisation de certains modèles politiques occidentaux doit s’interpréter comme un progrès, ou au contraire comme un procès d’aliénation généralisée. Mais elle présente l’inconvénient considérable d’ignorer la situation régnant dans le champ de la colonie au sens large d’espace « périphérique » dominé par la conquête européenne du monde, dans lequel les structures traditionnelles – notamment les structures de parenté et les institutions religieuses – sont détruites ou conservées (voire tout simplement inventées) en proportions variables, selon qu’elles servent de relai à la sujétion coloniale, ou de terrain dans lequel s’enracinent les résistances et les révoltes des subalternes qui commencent par restituer et réhabiliter le précolonial aboli tout en forgeant une citoyenneté nouvelle. Au prix, à nouveau, d’une simplification historique considérable, on pourrait donc dire que nous avons là une troisième figure d’articulation des différences anthropologiques et de la participation à la « cité » (qui, dans la colonie, se trouve être pour l’essentiel une non-participation, une participation interdite, à moins d’abolir l’interdictionau travers de luttes de libération). Mais cette troisième figure occupe une place considérable dans l’histoire moderne, à la fois parce que la colonie constitue l’envers de la communauté civique-bourgeoise des sociétés du « centre », qui ne cesse de faire effraction dans leur histoire comme un refoulé agissant, et parce qu’elle ne disparaît pas sans traces dans les sociétés inégalement décolonisées, situées de part ou d’autre de l’ancienne ligne de partage entre les « citoyens » et les « sujets »Etienne Balibar : « Sujets ou citoyens?  (pour l’égalité) », Les Temps modernes, 40e année, mars-avril-mai 1984, nos 452-453-454 ; Mahmood Mamdani : Citizen and Subject: Contemporary Africa and the Legacy of Late Colonialism, Princeton University Press, Princeton, 1996..

Cette torsion discriminante a pour effet, d’abord et avant tout, de conférer à la différence raciale, constamment réaffirmée et redéfinie, une fonction déterminante dans la catégorisation des individus et des groupes, « écrasant » en quelque sorte toutes les autres différences (ou les imprégnant de sa propre logique, comme on le voit dans la représentation coloniale des relations sexuelles et de la sexualité différentielle des « races », ou dans la contamination des représentations du pathologique par des théories opposant la « mentalité primitive » à la psychologie complexe des « civilisés »). C’est pourquoi l’irruption du thème postcolonial dans l’espace de la pensée critique au XXe siècle a eu aussi pour conséquence de forcer la théorie à se demander comment et pourquoi, en général, les différences anthropologiques s’affectent les unes les autres : de sorte que toute idéologie de la race est aussi une idéologie de la sexualité, toute réglementation de la différence des sexes présuppose une théorie de l’anormalité, etc.Les participants et participantes évoquent périodiquement le thème de la « situated knowledge » théorisé par Donna Haraway : « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, Vol. 14, No. 3 (Autumn, 1988), pp. 575-599. Il y a ici une convergence qui ne peut pas être de hasard mais ne vaut pas synonymie avec la vieille problématique marxiste de la « position de parti ». Elle appelle donc une discussion spéciale. Voir cependant mon essai « Esser principe, esser populare : l’épistémologie conflictuelle de Machiavel », in Passions du concept (Ecrits, II), Éditions La Découverte, 2020).. Cela tient à ce qu’au fond l’intersectionnalité n’est ni la caractéristique d’un état de choses donné (comme structure, rapport social, institution, tradition, etc.) ni le principe (voire le mot d’ordre) d’une stratégie qui cherche à organiser le renversement des rapports de domination imposant aux individu(e)s certaines identités, mais plutôt le nom programmatique désignant le processus qui fait passer du premier terme au second. Mieux, c’est le nom qui désigne le fait que la transformation, le renversement et la subversion doivent trouver leurs conditions de possibilité dans l’état de choses existant, ou même y ont toujours déjà commencé (serait-ce d’une façon encore imperceptible), cependant que les stratégies de transformation qui visent à « changer la vie », envisagées comme l’émergence de nouveaux sujets plus nombreux, plus forts et plus libres, demeurent affectées par les identifications multiples du « vieux monde », qu’elles ne cessent de chercher à réinterpréter (Judith Butler dirait : « resignifier »). Car les mouvements d’émancipation, surtout s’ils ont un caractère révolutionnaire et effectuent une rupture avec la loi du présent, ne doivent pas être pensés sur le modèle du « saut » d’un monde dans un autre, mais plutôt sur celui de l’effort et de la transition ininterrompue, donc jamais achevée, d’une société et d’une forme de vie vers une autre. Peut-être même s’agit-il d’une transition dont le sens et les résultats ne peuvent pas être désignés de façon univoque, car ils ne correspondent pas à la visée d’un nouvel état de choses dont les caractéristiques seraient connues d’avance (sauf négativement, et en quelque sorte tautologiquement, comme libération des oppressions), mais dépendent entièrement dans leur contenu à venir des aléas de la transition (et de la lutte). Ce sont là, admettons-le, de très vieux problèmes de la pensée du changement historique, à laquelle on a pu donner naguère, entre autres, le nom de « philosophie de la praxis ». Peut-être la problématique de l’intersectionnalité, redoublée comme je le propose d’une problématique des différences anthropologiques, pourrait-elle à la fois ranimer ces problèmes et étendre, en le diversifiant, le champ des pratiques au sein duquel ils sont éprouvés.

Mais prenons le risque de faire un pas de plus dans la traduction philosophique de la question. On voit bien, à la lecture des travaux sur l’intersectionnalité que j’ai évoqués ci-dessus, qu’ils entretiennent un lien étroit avec la problématique del’empowerment des groupes opprimés et de leurs membres : terme sans équivalent simple dans la langue française, mais dont le sens n’est pas mystérieux. C’est l‘augmentation de la puissance d’agir des sujetsJ’emploie tout à fait délibérément la formule spinoziste qui commande la théorie de la libération dans L’Éthique (IIIe partie, Définition 3 et passim).. Non seulement les théories de l’intersectionnalité sont toujours en même temps des descriptions et des anticipations de la façon dont les sujet(te)s surmontent les obstacles intérieurs et extérieurs à leurs luttes, dressés par l’ensemble des « conditions » auxquelles elles sont soumises, et les transforment en énergie et en imagination de combat (comme disait Audre Lorde), mais en un sens l’objectif ultime de ces théories est – très dialectiquement – d’intensifier et d’aggraver le tableau de l’oppression (en multipliant les rapports de domination sous lesquels certains sujets et surtout sujettes doivent vivre et survivre) pour en tirer l’hypothèse d’une capacité d’action (et de « transformation du monde ») elle-même plus grande et plus intense, soit parce qu’elle s’attaque aux structures les plus profondes de l’aliénation, soit parce qu’elle recèle la possibilité de fédérer ou d’unifier la multiplicité des luttes dirigées contre le « système » – pour peu que celles-ci acceptent de surmonter leur exclusivisme. Cela est vrai aussi bien dans une conception additive de l’intersectionnalité (qu’il aurait peut-être mieux valu appeler « multiplicative ») que dans une conception fusionnelle tendant vers la désignation d’une « victime absolue », pour reprendre la distinction proposée supra. Mais alors, toujours dans le même esprit philosophique, nous pouvons préciser ce que la transition signifie du point de vue de ses acteurs : un passage de la passivité à l’activité, voire une « conversion » de l’une dans l’autre. On voit bien, je crois, en quel sens l’idée d’intersectionnalité peut intervenir à la fois des deux côtés de ce vecteur, en ce sens que les dominations intersectionnelles (multiples, superposées, combinées) sont des structures de passivation renforcée (ou si l’on veut de « victimisation » des sujets), tandis que les luttes intersectionnelles (réunissant plusieurs forces, plusieurs « désirs » de liberté, et visant l’ensemble ou le nœud des rapports d’oppression) sont porteuses d’une « agence » (agency) ou d’une activation maximale, à la fois plus radicale et plus universelle. Et l’on pourrait dire, corrélativement, que l’intersectionnalité est le nom qui a émergé de la multiplicité même de ces luttes, en même temps que de la position « stratégique » de certaines d’entre elles, pour désigner cette nouvelle modalité d’engagement et le degré de puissance qu’elle met en jeu (puissance de la domination, puissance de la révolte). Mais alors il faut creuser un peu plus la représentation que nous nous faisons d’une « conversion de la passivité en activité », en particulier pour ce qui concerne la façon dont elle connote des articulations du collectif (toute lutte politique est collective) et de l’individualité (toute subjectivité est en dernière analyse individuelle, ou mieux transindividuelle), et requiert des négociations de l’identité (qui instaure une équivalence entre les sujets) avec la singularité (qui ne peut être que différentielle). C’est à l’élaboration de ces questions que je voudrais consacrer mon développement final.

Identification et singularité : le paradoxe du sujet « activé »

Je dirai tout de suite où je veux aller, en prévenant qu’il ne s’agira pas tant d’une thèse (encore moins d’une « théorie ») que de la formulation aussi serrée que possible d’un paradoxe, qui n’est pas un jeu intellectuel mais un problème réellement affronté dans l’histoire et dans la pratique. Je pense qu’il doit toujours subsister une tension irréductible entre deux modalités de l’intersection, qui jouent respectivement au niveau de la construction du sujet comme individualité autonome (même si cette construction ne vise pas à une possession de soi imaginaire, mais à l’échange de « propriétés » et de « capacités » avec d’autres sujets) et au niveau de son incorporation dans une lutte, un mouvement, donc une communauté de sentiments et d’intérêts, qui ne prend pas nécessairement la forme de la discipline de parti ou de l’indistinction, mais confère quand même une priorité à la valeur de similitudeLe mouvement du « black feminism » américain emploie systématiquement la terminologie de la « sororité » (sisterhood). Silvia Lippi et Patrice Maniglier viennent d’essayer de la « traduire » et de la « transférer » au féminisme en général, tel que le réoriente le mouvement #MeToo, pour abolir la catégorie freudienne de l’identification. Je n’y crois pas complètement, mais il faut une discussion spéciale et informée dont je n’ai pas toute la compétence (Sœurs. Pour une psychanalyse féministe, Éditions du Seuil 2023).. Il y a comme deux versants de l’intersection qui sont aussi deux modalités de la subjectivation : elles peuvent entrer en contradiction et pourtant devraient ne faire qu’un dans l’action. Chacune peut devenir un obstacle pour l’autre, et pourtant, « ontologiquement », chacune est la condition du renforcement de l’autre. Pourquoi cette division du concept ?

Une existence individuelle (terme que je préfère ici à celui de « sujet individuel », parce qu’il marque un devenir, une transformation de soi en cours), c’est toujours une intersection d’identités qui sont imposées par des institutions et des traditions ou qui se construisent dans la relation avec l’autre (des personnes, mais aussi des lieux, des expériences), et coexistent de façon plus ou moins pacifique. Mais, plus profondément, c’est une intersection de choix ou de décisions (pas nécessairement conscientes) quant à la façon de se situer au regard des différences qui partagent l’humain (et ainsi le « font »), donc (comme j’ai essayé de le montrer ci-dessus) quant à la façon de s’inscrire dans les rapports de pouvoir pour les exercer, les subir ou les rejeter. Une telle intersection est toujours en dernière analyse absolument singulière, irréductible à toute autre. C’est d’elle que procède la capacité subjective de refuser la domination, de contester l’ordre existant et ses normes, mais c’est d’elle aussi que peut venir la difficulté, la répugnance à se dissoudre dans un collectif de lutte qui constitue un sujet politique.

Car celui-ci obéit à une autre loi, qui est une autre façon de pratiquer l’intersection : non pas la singularité ou l’individualisation de la différence, mais l’identification à la fois « horizontale » et « verticale » c’est-à-dire circulant horizontalement entre les individu(e)s et les assimilant les un(e)s aux autres par la médiation d’une certaine verticalité, qui n’est pas nécessairement l’obéissance au commandement d’un autre individu, mais peut être l’adoption d’un modèle commun d’humanité moral et affectif (passant en particulier par la « conformation » des corps – je vais y revenir)Je suis ici le modèle proposé par Freud dans son analyse des processus d’identification qui sont à la base de toute institution mais aussi de toute « contre-institution », telle qu’il la propose dans Massenpsychologie und Ich-Analyse de 1921. Ce modèle me semble incontournable. Je n’ignore pas pour autant que les présupposés masculinistes de l’analyse freudienne doivent faire l’objet d’une critique approfondie. On peut même penser qu’ils le disqualifient et tenter de lui en substituer un autre antithétique (jusqu’à quel point ? c’est la question) comme viennent de le faire Silvia Lippi et Patrice Maniglier en proposant la catégorie de sororité.. L’incidence de la problématique de l’intersectionnalité à ce niveau consiste à récuser ou minimiser les effets d’essentialisation (même « stratégique ») qui sont indissociables de l’organisation et de la propagation d’une lutte commune dirigée contre une seule domination, dans laquelle les contradictions et les divergences sont sacrifiées à la défense d’une seule identité (de race, de genre, de classe, de sexualité), ou au renversement performatif d’une assignation d’identité et de la « passivité » correspondanteE. Balibar : Performative reversals of the name « race » and the dilemma of the victims, présentation de Thomas  Casadei,: IRIDE, 19:49(2006), pp. 561-575.. Mais le dépassement de l’essentialisation ne signifie pas pour autant qu’on va renoncer à rassembler, donc à unifier les subjectivités et les attitudes en face du pouvoir. Au contraire, idéalement du moins, il doit servir à en écarter les obstacles (comme le faisait Crenshaw en parlant d’une « coalition » d’intérêts qui se négocierait à l’intérieur de la communauté elle-même).

La tension ou l’opposition de principe entre deux modalités de la subjectivation demeure donc irréductible, ce qui ne veut pas dire qu’elle est immuable, non négociable. Je parlerai d’une opposition entre la politique de l’identification(collective) et l’éthique de la singularité (donc de la différence au sein même de la différence générique)A la réflexion je crois comprendre pourquoi Gayatri Spivak a finalement renoncé à la catégorie de l’essentialisme stratégique qu’elle avait introduite dans le débat sur la « politique de l’identité » aux États-Unis (et ailleurs) : ce n’est pas seulement qu’elle craignait (ou avait cru constater) l’impossibilité de mettre en œuvre l’élément de relativisation ou de critique interne porté par l’adjectif « stratégique » en face de l’essentialisme qui sépare et absolutise la différence au détriment de l’universalisme, c’est que cette stratégie lui est apparue comme incompatible avec la pluralité des objectifs d’émancipation que poursuivent les « subalternes ». Or, dans l’usage qu’elle en faisait (centrée sur la résistance des femmes de couleur – brown women – aux traditions patriarcales de leur propre société et sur la déformation et l’instrumentalisation que lui impose le colonisateur), cette catégorie chez elle était toujours déjà « intersectionnelle »..

Cette tension est évolutive. La contradiction qu’elle recouvre comporte une solution de principe, qu’on peut énoncer abstraitement. Paradoxalement, dans la transition ou conversion de la passivité en activité qui remet en question les dominations invétérées en refusant les assignations d’identité dont elles se légitiment, une certaine modalité d’intersection en soutient et favorise une autre de signe opposé, ce qui veut dire que les sujets qui deviennent autres que soi (et à la limite d’autres « humains ») parviennent ainsi à devenir les mêmes que d’autres qui résistent ou se révoltent aussi. Ils partagent avec eux une même « contre-identité » sans pour autant – idéalement du moins – renoncer à leur effort de singularité ou devenir interchangeables. La communauté qui se constitue ainsi dans la lutte est une communauté paradoxale en plusieurs sens : « communauté sans communautarisme », fonctionnant à rebours des formations de masse (Massenbildungen) institutionnelles qui « normalisent » leurs sujets pour les rassembler, mais surtout évitant de se boucler sur elles-mêmes dans un effet en retour par lequel, lorsque des sujets individuels ont identifié leur existence à un même « esprit » collectif (comme disait Hegel), celui-ci devient le modèle unique d’après lequel ils imaginent leur propre « moi » et travaillent à le réformerVoir mon essai « Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist: le mot de l’esprit“, in Citoyen Sujet, ouvr. cit.. Ici, au contraire, il faut imaginer que le rassemblement ait lieu (et même se renforce, s’élargisse) sans que ses participant(e)s soient poussées ou contraintes de se modeler les unes sur les autres. Et même que cette « marginalité » qu’elles préservent dans leur solidarité même en constitue un des ressorts« Marginalité » : le terme utilisé en français pour traduire le mot de Virginia Woolf : outsiders. Voir Virginia Woolf : identité, politique, écriture, Sous la direction de F. Duroux, Indigo - Côté femmes, 2014. Françoise Duroux a repris aux commentateurs de Lacan la notion de « rassemblement paradoxal » pour désigner cette unité de contraires. Cf. « Paradoxes du politique », dans Françoise Duroux, Une trajectoire féministe. Textes et positions, Le Fil d’Ariane, Institut d’études européennes, Université Paris 8 Vincennes–Saint-Denis, s.d., p. 469 sq..

Mais ceci est un schéma idéal, ou plutôt c’est une tendance qui ne peut se réaliser que dans un effort constant contre son opposé, car toute lutte collective comporte une demande d’identification et de normalisation de ses participants, cette identification serait-elle une « contre-identification », qui retourne contre le pouvoir des dominants les stéréotypes et catégories anthropologiques dont il se sert, et qui projette au-devant de soi l’image d’une puissance alternative, résistante, subversive, comme le montre toute l’histoire de la « conscience de classe », de la lutte antiraciste et anticoloniale, voire du féminismeC’est un thème important d’Elsa Dorlin : « De l’usage épistémologique et politique des catégories de « sexe » et de « race » dans les études sur le genre », Cahiers du Genre, N° 39, 2005.. On peut donc se demander si une problématique « intersectionniste » ne comporte pas, de ce point de vue, par l’accentuation même du paradoxe et par la complexité qu’elle introduit dans l’identité collective, sinon une résolution du problème (qui n’aura jamais lieu), du moins une capacité de l’orienter dans le sens de sa propre élaboration critique.

L’assemblage des corps et la décision de l’autre

Essayons de préciser encore ce qui est à l’œuvre dans les développements de ce paradoxe. Peut-être faut-il commencer par rappeler ici que les identifications et les rassemblements ne sont pas tant une question d’idéologie, de représentations, de conscience et de convictions (même s’ils le sont aussi), qu’une question d’usage des corpsJ’emprunte à dessein cette formule à Agamben, dont le livre paru sous ce titre pourrait être source de réflexions fondamentales sur le problème qui nous occupe : Giorgio Agamben, L’uso dei corpi (Homo Sacer, IV, 2), Neri Pozza Editore 2014.. « Devenir autre que soi » (ou devenir « soi-même comme un autre »), c’est se « donner » un autre corps autant que faire se peut. Et former une communauté de résistance ou de lutte (comme le dit bien l’expression « faire corps »), c’est assembler des corps, les faire bouger en synchronie et les faire se ressembler autant que faire se peut. Le corps (Leib) dont il est question ici n’est évidemment pas un corps anatomique ou physiologique (même s’il ne peut s’abstraire de l’anatomie et de la physiologie qui en conditionnent la vie, la reproduction, la santé), c’est fondamentalement une apparence sensible, la figure sous laquelle les sujets se perçoivent et s’affectent les uns les autres, avec toute sa violence et toute son équivocité. Il n’inclut donc pas seulement des organes présents ou absents, des membres gras ou maigres, graciles ou musclés, de telle ou telle « couleur », mais des vêtements, des gestes, des parures, des masques, des maquillages, et cette prothèse corporelle que constituent les tatouages, les scarifications, les mutilations… Mais alors il doit être clair que nous sommes ici toujours déjà dans le champ des « différences anthropologiques » telles que j’ai essayé de les décrire : car ces différences ont pour premier objet de configurer les apparences corporelles, de leur imposer des normes, de prescrire les sentiments d’attraction et de répulsion qu’elles nous inspirent, et de nous inciter à y rechercher les marques de l’humanité et de la cultureSignalons à ce propos la réédition du beau livre de Sidi Mohamed Barkat : Le corps d’exception. Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie, nouvelle édition, Préface de Kaoutar Harchi, Editions Amsterdam 2024.. C’est donc aussi par la façon dont nous « choisissons » de les pratiquer que nous nous individualisons et nous assemblons.

A ce point il s’impose de renvoyer à de remarquables analyses de Judith Butler, mais aussi de les discuter. Depuis Bodies That Matter (1993) jusqu’aux lectures de grands textes classiques rassemblées dans Senses of the Subject (2015), Butler n’a cessé de développer un « constructivisme critique », autour de l’idée que les discours (en particulier ceux du genre et de la sexualité) forment (et déforment) les corps, mais pas entièrement (c’est-à-dire non sans un « reste » qui n’est pas saisissable). Mais d’autre part, dans son livre sur le mouvement des assemblées (Occupy Wall Street, Tahrir Square, Gezi Park, Nuit Debout…), où elle développe une philosophie politique radicalement démocratique, reposant en particulier sur l’idée arendtienne que les citoyen(ne)s se présentent les un(e)s aux autres en tant que « pluralité » sur la place publique, elle affirme que ce qui caractérise les assemblées démocratiques (et plus généralement les mouvements dont elles sont l’expression) est une rencontre des corps qui sauvegarde leur différence : « Le “je”, sans pour autant se fondre dans une unité impossible, est en même temps un “nous” […] on peut dire qu’il y a un groupe, sinon une alliance, qui marche aussi là, qu’il soit visible ou nonJudith Butler, Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Fayard 2016, p. 68-69 (tr. fr. de Notes Towards a performative Theory of Assembly, Harvard 2015).. » Or je ne dirai pas pour ma part que le rassemblement des corps dans le cadre (et sur les lieux) d’un mouvement d’émancipation préserve ou suppose leur singularité par définition : je ne dis pas que cela n’arrive pas, mais il me semble que c’est l’enjeu d’un conflit de tendances, où le « miracle » d’un événement collectif qui neutralise les mimétismes de foule a lieu, mais s’expose à l’effet en retour des mécanismes d’identification inhérents à la conscience de « faire corps » en face d’un pouvoir dominantButler n’a pas besoin, semble-t-il, de discuter cette question parce qu’elle identifie le ressort des rassemblements démocratiques et de leur « puissance d’agir » dans une précarité ou vulnérabilité commune à tous les participants. Ce qui transcende les différences anthropologiques (en faisant accéder d’emblée à la racine de l’humain, ou à son absolu), court-circuitant toute question d’intersectionnalité.. Butler présuppose que les choix « identitaires » ou les décisions dont dépend la possibilité de se réunir sans se confondre ont toujours déjà été opérés quand l’événement démocratique se produit. Alors que, me semble-t-il, ils sont toujours encore à faire ou à refaire, et se trouvent mis à l’épreuve par l’événement lui-même de façon profondément aléatoire.

Je parle ici de « choix » ou de « décision » pour laisser la porte ouverte à une discussion encore pendante, et qui serait longue, mais pour mon propos actuel c’est le terme de décision qui doit l’emporter. Tout choix n’est pas binaire, mais cette figure est suffisamment prégnante (qu’il s’agisse de la binarité des différences normalisées par la société pour y faire entrer par force la plasticité de l’humain, ou de la binarité de l’alternative entre acceptation et refus de ces codes) pour qu’on la situe tout entière du côté de la passivité ou de l’impuissance d’agir. « Ou bien… ou bien … » est la figure même de l’immobilité. La décision soulève un problème beaucoup plus complexe. Qu’on m’accorde ici un point d’appui bibliographique. Dans des textes désormais très connus, sinon faciles à interpréter, Derrida a posé de façon insistante que « toute décision [véritable] est la décision de l’autre Voir par exemple Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 87-88. Et mon commentaire : E. Balibar, « Jacques Derrida. D’un Autre l’autre », Éthique, politique, religions, n° 12, 2018 – 1, Politiques de Derrida, p. 23-44. ». Ce qui doit s’entendre de deux façons : d’abord en ce sens que ce qui « en moi » décide (pour ou contre une loi, une tradition, une norme) n’est pas « moi-même » mais « l’autre en moi », la puissance excédentaire dont je suis le porteur sans le savoir d’avance ; et ensuite en ce sens que je ne décide jamais seul avec moi-même, mais à travers le lien de dépendance dans lequel je me trouve envers un autre (qui peut être une multitude) dont je reçois une interpellation et une identité, mais auquel j’adresse en même temps une requête, ou dont j’attends une réponse. Décider, c’est répondre, et c’est questionner ou demander sans pouvoir « calculer » ce qui en résultera. De telles considérations qui pourraient sembler spéculatives s’appliquent directement à la façon dont nous nous situons dans le champ des différences anthropologiques. Il nous faut décider – d’une décision dont nous ne sommes pas les « maîtres » absolus, et dont le plus souvent nous ne savons pas d’où elle nous vient, mais qui n’est pas non plus fixée d’avance, ou prononcée pour toujours – à la fois sur les différences anthropologiques (sur le fait qu’elles existent, qu’elles sont acceptables ou inacceptables) et dans les différences anthropologiques (dans leur incertitude, leur équivocité, leur fluctuation entre plusieurs définitions), pour pouvoir passer de l’isolement à la communauté, et de la soumission à la révolte ou à la contestation de l’ordre établi, qui coïncide avec un système de normes, de places et de pouvoirs naturalisés. Nous sommes nous-mêmes pris dans ce sur quoi nous décidons (pour nous-mêmes et ainsi pour d’autres, virtuellement). Ce sont de telles décisions, en partie conscientes, en partie inconscientes, parfois libératrices et irréversibles, mais jamais « souveraines », « absolues » ou « unanimes », qui sous-tendent la possibilité de construire des fusions, des alliances ou des ordres de préférence entre les identités qu’abrite toute subjectivité individuelle et qui se confrontent dans un mouvement d’émancipation collectif. Et c’est ce que la catégorie d’intersectionnalité en tant que catégorie ambivalente, « impure », mais adéquate à l’expérience, me semble avoir problématisé d’une façon que nous ne pouvons plus aujourd’hui ignorer.

Au terme de ce parcours, encore incomplet et parfois sinueux, je me risquerai à proposer, non pas une conclusion, mais un schéma de pensée, où convergeraient les leçons de la triple réflexion que j’ai essayé de mener : sur les antithèses de l’intersectionnalité telle qu’on cherche aujourd’hui à la faire travailler dans le champ politique, sur l’impossible possibilité du partage de l’humain tel que s’évertuent à l’imposer des différences anthropologiques qui sont en même temps des relations de pouvoir, enfin sur le paradoxe subjectif inhérent à l’acquisition d’une puissance d’agir à la fois collectivisante et singularisante. Voici comment je le dessinerai hypothétiquement.

La transition d’une condition de domination à une puissance de libération, qui du point de vue subjectif peut être vue comme une conversion de la passivité en activité, ne peut s’effectuer directement, suivant les schèmes traditionnels de la prise de conscience, du passage de la minorité à l’autonomie (Kant), de l’existence « en soi » à l’existence « pour soi » (Marx), ou de l’inauthenticité à l’authenticité (Sartre). Elle doit emprunter un circuit plus long et plus complexe, en remontant à une domination plus lourde, mais aussi plus contradictoire, parce que toujours « surdéterminée » ou faite de multiples dominations, à la fois irréductibles et interagissantes, de façon à engendrer la possibilité d’une « agence » elle-même multiple, au sens d’une multiplicité de capacités de lutte affrontant et déstabilisant simultanément une multiplicité de pouvoirs. Elle va donc d’un multiple à l’autre, à ceci près que le premier est extensif alors que le second est intensif. Le premier assigne les identités, de façon contraignante et cloisonnante, le second les mobilise et les métamorphose, non pas en d’autres identités tout aussi rigides, mais en identifications ouvertes, c’est-à-dire problématiques, transformables, incertaines de l’avenir même qu’elles construisent. Des identifications qui soient des interrogations plutôt que des réponses. C’est pourquoi je ne peux ici m’empêcher de penser à la dernière phrase de Frantz Fanon, dans Peau noire, masques blancs, que j’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion de commenter : « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge. » Et de conclure avec lui. Sans vraiment conclure, donc.

Comment citer ce texte

Etienne Balibar , « Intersectionnalité et différences anthropologiques », Les Temps qui restent, Numéro 4, Hiver (janvier-décembre) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-4/intersectionnalite-et-differences-anthropologiques