De nouveau, le « made in France » de Colbert est mis à l’honneur au temps des relocalisations nationales, pour des raisons à la fois stratégiques et environnementales. À côté des médicaments, des batteries et autres productions essentielles, une invitation à renouer avec le textile, à réintroduire dans nos contrées certaines de ses branches les plus anciennes – le lin ou le chanvre, par exemple – fait apparaître, comme en surimpression, l’archéologie d’une ancienne activité marquée au fer rouge de la modernité : libéralisme, consommation, pollution, mondialisation y croisèrent leurs fils au rythme d’une navette volante de plus en plus rapide au cours des derniers siècles. En contrepoint ou en conjonction avec ces appels à la réindustrialisation, on constate, à travers un ensemble d’expositions, d’émissions et de publications récentes, un intérêt pour les arts textiles dont le rapport à la modernité est profondément ambigu : s’agit-il de renouer ou de dénouer les fils qui nous rattachent à cette histoire ?
Aux Archives nationales, une récente exposition consacrée au textile « made in France »« ’Made in France’. Une histoire du textile », Exposition aux Archives nationales, 16 octobre 2024-27 janvier 2025. Un livre-catalogue est disponible sous le même titre aux éditions Michel Lafon. Et, dans la foulée, une série d’émissions de Xavier Mauduit sur France-Culture, Le cours de l’histoire, « Une histoire étoffée », 20-23 janvier 2025. donnait à voir une géographie oubliée (les soieries lyonnaises, les lainages du Nord, la châlerie parisienne, le coton du Beaujolais), une industrie puissante (au début du XXe siècle, un tiers de la main d’œuvre nationale française est employée dans le secteur du textile) et un modèle évolutif et hybride de réglementations manufacturières et d’innovation, de libéralisme et de prohibition, de circulations techniques complexes, de migrations qualifiées et d’espionnage industriel, qui ont produit de nombreuses archives. Certaines d’entre elles étaient ici exposées pour la première fois : feuilles d’échantillonnages, plombs de garantie de qualité, enquêtes industrielles, brevets divers – du mercantilisme de la fin du XVIIe siècle au dirigisme gaullien des années 1960, en quête des textiles synthétiques, jusqu’aux grands naufrages industriels des années 1980-2000 scellant la fin, provisoire, du textile français.
Mais cette histoire ne fut jamais seulement française. En nécessitant à la fois des matières premières (tissus) et des matières tinctoriales (colorants), des savoir-faire et des techniques de haut niveau, les arts textiles se déployèrent dans une interdépendance de plus en plus serrée entre différents espaces mondiaux : le lin produit en Bretagne au XVIIe siècle fut exporté massivement dans les nouveaux mondes coloniaux atlantiques, la Louisiane et la Caraïbe, et d’abord pour gonfler les voiles des bateaux qui y menaient. Les « indiennes », des cotonnades tissées en Inde et imprimées de motifs de couleur, firent l’objet d’une prohibition de 1686 à 1759 – sans que jamais le royaume ne réussisse à véritablement endiguer l’engouement croissant pour ces étoffes colorées et bon marché que la France ne savait pas fabriquer, jusqu’à ce qu’Oberkampf, manufacturier d’origine allemande (1739-1815), installe à Jouy-en-Josas sa célèbre fabrique.
L’activité textile traduit, dans son histoire mondiale, un processus complexe d’évolutions interagissant entre elles et non une diffusion de l’Occident au reste du monde. Les châles en cachemire en sont une autre illustration, un siècle plus tard, au temps de la révolution industrielle textileCf. Monique Lévi-Strauss, Cachemires. La création française, 1800-1880, Paris, éditions de la Martinière, 2012.. Quelques voyageurs des temps modernes s’étaient extasiés sur la finesse et la légèreté de ces tissus produits dans la vallée du Cachemire à partir du duvet de chèvres sauvages poussant sous les poils de la poitrine. On tissait des châles au Cachemire depuis le XVe siècle. Accessibles par les bateaux de la Compagnie des Indes, les Britanniques s’en entichèrent les premiers à la fin du XVIIIe siècle, mais c’est par la voie des armes que les châles pénètrent en France un peu plus tard : au retour de la campagne d’Égypte, les soldats de Bonaparte en offrent à leurs compagnes et leur drapé convient bien aux nouvelles robes à l’antique où le corps est plus apparent et plus mobile. C’est à la suite du blocus de 1806 que, les bateaux britanniques venant des Indes n’accostant plus les côtes françaises alors que le virus du « schall » est déjà bien implanté, une fabrication de substitution est stimulée. Alors commence véritablement l’aventure du châle français. Les motifs de palmettes qui ourlent les cachemires indiens, encadrées de fines bordures, sont publiés pour être copiés en Europe ; mais ensuite, alors que la vogue des châles en a diversifié les usages et les modèles – « châles burnous », « châles carrés », « châles boiteux » –, les fabricants français inventent des décors persans figurant des édifices au style orientalisant, qui sont finalement repris en Inde où les tisseurs cachemiriens arrangent ces motifs architecturaux et produisent un style franco-indien.
Cette histoire paradoxale d’allers et de retours, d’emprunts et de rendus resémantisés, est merveilleusement illustrée dans la genèse du « Wax », qui fait l’objet d’une exposition en cours au musée de l’HommeExposition « Wax », Musée de l’Homme, 5 février-7 septembre 2025.. Le « batikLes « batiks » sont des tissus très colorés dont les motifs sont produits grâce à la cire appliquée sur le tissu, ensuite teint. D’où le nom « Wax », traduction de cire, pour sa reprise africaine.» javanais produit artisanalement en Indonésie fut importé par les Hollandais au début du XIXe siècle, qui en industrialisèrent la production et tentèrent de le réexporter dans leur colonie indonésienne, en vain (les Indonésiens trouvant le résultat de mauvaise qualité) ; les Néerlandais se tournèrent alors vers leur colonie africaine de la Côte d’or (Ghana) par laquelle le « batik » transformé progressivement en « wax » va conquérir l’Afrique occidentale, puis l’Afrique toute entière, jusqu’à symboliser l’idéal panafricaniste dans les années 1960. Cette histoire illustre à quel point l’histoire du textile rentre mal dans les récits binaires de la modernité : s’agit-il, à travers le wax aujourd’hui, comme le cachemire jadis, d’une manière de renouer, par-delà la modernité, avec des artisanats supposés éloignés à la fois dans le temps et dans l’espace (antérieurs à l’industrialisation et venus de contrées lointaines), ou au contraire d’une accélération de l’industrialisation de cette activité aussi vieille que l’humanité ? Les deux, bien sûr.
La modernité n’est pas tant une rupture du fil de l’histoire, qu’une mise en circulation, accélérée au XXe siècle, d’objets, de styles, d’idées, de savoirs, d’hommes et de femmes, une navette folle qui prend ses fils un peu partout, les abandonne et les reprend au gré de ses accrocs et de ses à-coups. Peut-elle s’arrêter ? Ce regain d’intérêt pour le textile témoigne probablement d’une envie, elle-même moderne, de rompre avec un ordre du monde textile (industriel) devenu absurde. Aujourd’hui, alors que le secteur de la mode est un des plus grands pollueurs du capitalisme mondialisé de la fast fashion, que les textiles de synthèse (soie rayonne) ont laissé la place aux textiles artificiels (viscose) et que les fashion weeks succèdent aux fashion weeks, peut-être ferions-nous mieux de considérer ce long tissage séculaire d’appropriations et de requalifications, d’hybridation et d’uniformisation, d’échanges et de dominations, afin non pas de rejouer le grand drame de la rupture avec le passé, mais d’imaginer, de donner sens et vie à un nouvel horizon de désir textile, dans la multiplicité de ses temporalités enchevêtrées.