Du printemps 1915 à l’automne 1918, Rosa Luxemburg, une des responsables de la social-démocratie allemande en rupture avec la politique belliciste du parti et de l’Empire allemand de Guillaume II, est emprisonnée à Berlin, puis en Pologne, dans la forteresse de Wronke et en résidence surveillée au pénitencier de Breslau. Comme on sait, elle fut assassinée le 15 janvier 1919 peu après sa libération en même temps que Karl Liebknecht, son binôme spartakiste. De son corps, il ne reste rien. De sa vie, des écrits théoriques, politiques, des lettres – et un herbier, alimenté, pendant les années de prison, par un groupe d’amies toutes militantes socialistes ou épouses de dirigeants du SPD (Clara Zetkin, Luise Kautsky, Sophie Liebknecht…).
C’est cet « herbier de prison » que nous fait découvrir Muriel Pic dans une magnifique édition reproduisant les pages de fleurs séchées parfois assorties de poèmes de Goethe ou de Mörike, ainsi que les lettres contemporainesRosa Luxemburg, Herbier de prison (1915-1918), Edition établie et annotée par Muriel Pic, Textes traduits par Claudie Weil, Gilbert Badia, Irène Petit et Muriel Pic, Héros-Limite, Genève, 2023.. Car les fleurs, une fois envoyées, sont identifiées par Rosa la botaniste grâce à sa flore et elle en rend compte tout en réclamant d’autres livres. Tout un commerce épistolaire se greffe sur la constitution de l’herber. La critique allemande a tenté de saisir un « code botanique » qui masquerait des messages politiques entre Rosa Luxembourg et les membres spartakistes sous couvert de petites fleurs, tant elle était désarçonnée par cette passion. Politique et botanique ne semblent pas rimer ensemble dans la modernité politique européenne.
L’herbier renvoie à un goût pour les collections, une pratique intime et bourgeoise ; si, au XIXe siècle, l’on conseille aux jeunes filles le journal à but éducatif et moral, les jeunes garçons sont encouragés à constituer un herbier. Parfois, c’est l’âge venu que l’on aime à herboriser. Jean-Jacques Rousseau sur l’île de Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne : deux mois de passion, une pulsion d’exhaustivité et une sorte de consolation, à l’abri du monde, un arpentage extime accompagnant les rêveries intimes d’un promeneur solitaire. Alors ? Le geste de classement botanique, dans toutes ses dimensions, semble à l’opposé du geste de soulèvement de la politique révolutionnaire. C’est pourquoi on n’imagine pas Rosa Luxemburg herborisant (comme elle est autorisée à le faire à Breslau), ni cultivant son potager (ce qu’elle pratique également avec ardeur), ni même consignant les notes onomatopéiques du chant des oiseaux ou fraternisant avec un bouc : « Pauvre bête, tu es gardée captive comme moi ! ».
Cette politique de la nature, en partie redevable au Cercle d’Iéna et au Goethe de La métamorphose des plantes, comme le suggère Muriel Pic, nous oblige à repenser non seulement la généalogie oubliée d’une pensée écologique du côté de l’extrême gauche, mais surtout l’articulation profonde de l’engagement révolutionnaire et l’assentiment heureux envers le monde végétal et animal. De sa prison, Rosa Luxemburg s’inquiète de la disparition des oiseaux-chanteurs. Elle la compare à celle des Peaux-rouges en Amérique, établissant un front de modernisation qui attaque tout uniment les êtres humains et la nature. Elle fustige « l’indifférence barbare » des citadins et leur ignorance des arbres qui ombragent leurs rues tandis qu’elle confesse, pour elle-même, une « fusion avec la nature organique » presque « maladive ». Cette empathie avec l’entièreté du vivant n’est pas à la marge mais au fondement même de sa politique : la sensibilité à tout ce qui vit, sans hiérarchie aucune entre les êtres et « en dépit de l’humanité » est le véritable axiome socialiste. Ainsi, à côté du communisme réel du XXe siècle, rationaliste, productiviste, solidaire du capitalisme dans sa projection accumulatrice et destructrice à la fois, sa foi dans le « Progrès » et les lendemains qui chantent, l’herbier de Rosa Luxemburg nous fait entendre un autre chant ; il fait exister une temporalité révolutionnaire qui épouse celle du renouveau printanier et la certitude de son retour, chaque année. Du fond de sa prison, dans le ravissement que lui procure la visite d’un papillon, elle épouse pleinement ce jugement de Heinrich Heine dans De l’Allemagne : « le parti des fleurs et des rossignols, et tout ce qui appartient à ce parti, la beauté, la grâce, l’esprit et la bonne plaisanterie […] est étroitement lié à la révolution ».