Nos randonnées les longent, parfois, les franchissent. Elles nous offrent de l’ombre par temps de canicule, et des mûrons à cueillir quand l’automne s’annonce. On devine que leur lacis végétal abrite des oiseaux, des petits rongeurs et quelques prédateurs. C’est la vie, ou plus savamment la biodiversité. Et le petit Marcel, que voyait-il lors de ses promenades rituelles, du côté de Méséglise ou de Guermantes ? « La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissait sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir : au-dessous d’elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s’il venait de traverser une verrière… ». Ornementation lumineuse d’un ancestral domaine aristocratique ou agencement magique des abords de l’ordre rural immémorial de Combray : Marcel n’y retrouvait certes pas la biodiversité, mais le temps dans son épiphanie saisonnière – la blancheur des aubépines en guise de viatique existentiel.
Les haies annoncent-elles un monde paysan perdu ou la promesse d’une civilisation écologique ? Dans son livre La vie sociale des haiesLéo Magnin, La vie sociale des haies. Enquête sur l’écologisation des mœurs, Paris, La Découverte, 2024., Léo Magnin rejoint Marcel Proust en créditant ces cloisons végétales d’une historicité dense, longue et contradictoire, incarnant les « stop and go » de notre modernité, l’enchevêtrement des temporalités prises dans les épines des églantiers sauvages.
Le fait est que la haie est une entité ambivalente. Avant d’être un motif de mobilisation écologique ou de nostalgie d’un savoir paysan évanoui, la haie fut un dispositif végétal et matériel de clôture des parcelles agricoles. Elle est au cœur du fameux (et, pour beaucoup, infâme) mouvement des enclosures. Ce mouvement transforma profondément le système agricole anglais aux XVIIe et XVIIIe siècle par l’accaparement, au départ illégal, de terres communes au profit du cheptel ovin et bovin, bientôt réinvesti dans l’industrie textile anglaise grande consommatrice de la laine des moutons. L’aristocratie des landlords mène alors un combat non seulement contre la paysannerie mais aussi contre la monarchie qui, finalement, s’incline et sanctionne cette longue métamorphose par les Enclosure Acts à la fin du XVIIIe siècle. Marx voit dans cette privatisation des communs rien de moins que la première « accumulation primitive » du capital nécessaire à la révolution industrielle qui advientKarl Marx, Le Capital, Livre I, VIIIe section, ch. 27.. De l’autre côté du Channel, la France connaît une évolution un peu plus tardive, car la première phase d’embocagement a lieu au XIXe siècle avec l’implantation, relativement nouvelle, de haies qui surgissent donc davantage comme des investissements productifs que comme des réalités anhistoriques.
Ces clôtures deviennent cependant des obstacles à la modernisation et à l’accumulation du capital quand, dans les années 1960 du siècle dernier, la mécanisation agricole se diffuse et impose le remembrement en parcelles XXL, encouragée par une politique publique française et, au niveau européen, une Politique agricole commune (PAC entrée en vigueur en 1962). Les campagnes sont emportées de force dans un processus de modernisation tous azimuts, qui prône l’usage de la Raison instrumentale dans le traitement des ressources naturelles. C’est le temps de la croissance démographique mondiale et du rétrécissement corollaire de la population des travailleurs de la terre : 3 sur 10 en France en 1945 mais seulement 1 sur 50 aujourd’hui. En fait, le premier remembrement connu date du début du XVIIIe siècle, en 1707, à Rouvres sur Plaine (Côte d’or) afin de lutter contre le partage successoral, une « machine à hacher le foncier » selon Frédéric Le Play ; il se poursuit cahin-caha au début du XXe siècle, mais c’est sous Vichy qu’une loi de 1941 donne le début officiel d’une politique devenue véritablement au programme sous le gaullisme modernisateur, épaulé par l’aménagement du territoire piloté de Paris. C’est à l’échelle de la commune que le processus de remembrement doit être analysé. De multiples acteurs se relaient, les collectivités locales, les experts du génie rural, les propriétaires fonciers, les agriculteurs et leurs syndicats – tous gestionnaires de l’espace agricole. Dans nombre de communes de Bretagne des années 1970, les résistances furent coriaces et parfois violentes. Il reste encore à en dresser la cartographieThèse d’histoire contemporaine en cours de Léandre Mandart, « Révolution dans le bocage. Genèse, exécution et contestations du remembrement rural en Bretagne (1941-2007) », Sciences Po, sous la direction d’Alain Chatriot..
Le mouvement s’inverse à nouveau au tournant du millénaire. Dotée de nouvelles valeurs écologiques, la haie du XXIe siècle est devenue un objet authentiquement politique. Elle cristallise les intérêts divergents des uns et des autres – comme l’a montré récemment la publication des « 14 réglementations » qui pèsent sur les haies, objets de quolibets pour une partie des agriculteurs et symboles à leurs yeux d’une administration grotesque et tatillonne. Planter un arbre est un geste éducateur encouragé dans les écoles : c’est la « leçon de choses » du temps de l’Anthropocène. Cette valorisation consensuelle des haies est aussi un prétexte à ne rien faire, comme si l’agriculture intensive n’était pas un problème en soi.
Dans l’histoire tortueuse et les requalifications nombreuses des haies à travers les temps, c’est le grand partage de la modernité qui se trouve complexifié. Animisme bocagerOn pourrait lire en ce sens le livre à succès de Jean-Loup Trassard, L’homme des haies (Gallimard, 2012), restituant le monologue patoisant d’un vieux paysan qui consacre désormais son temps à « barbeyer » sa haie, long travail et soin d’hiver, parfois une corvée. ? Rationalisation productive ? Eco-citoyenneté ? Du bocage au village, du village à la parcelle, de la parcelle à la haie, le cadrage micro-analytique de la haie nous aide, par l’heuristique propre au changement d’échelle, à « défaire les clôtures de l’histoire », comme nous y invite Léo Magnin, c’est-à-dire à embrouiller un peu le récit de la Modernité dans le roncier de ses actualisations.