Sans la révolution c’est impossible

Au gré de sa lecture de trois livres de poésie en traduction récemment publiés, Pierre Vinclair revient sur le rapport entre l’intérêt du poème et la coupure : celle qui sépare le texte de son contexte (et retranche le lecteur de la société), mais aussi l’événement de la coupe à la fin du vers. C’est l’occasion d’explorer un paradoxe structurant la pragmatique de l’art : les œuvres semblent avoir besoin d’être soustraites au flux de la vie sociale pour en relancer autrement et mieux les énergies. Le sens profond de la coupure, du retrait, de la séparation est de nous faire voir quelque chose comme l’absolu.

Parmi tout ce qui s’est passé (beaucoup de choses !) depuis ma précédente chronique publiée fin octobre 2024, vous me permettrez d’en citer une seule, relativement anodine (mais pour moi elle veut dire beaucoup), qui en est la suite ou la conséquence : le 29 novembre, alors que j’étais à Nancy pour un colloque « poésie et écologie » (j’y ai justement développé un point de la chronique d’octobre, en proposant une sorte de schéma structural d’écopoétique dont je reparlerai sûrement), Patrice Maniglier a écrit sur Facebook un assez long post commentant cette même chronique, post que je vous invite à lire en entier mais duquel je tire simplement quelques phrases, non seulement parce que j’aimerais repartir d’elles ou les illustrer aujourd’hui, mais aussi plus fondamentalement pour les isoler, les couper du flux à scroller, les sauver. Je les prélève donc (il y a beaucoup d’autres phrases autour et entre chacune d’elles) et les numérote :

1.        « L’écologie particulière de l’écriture en général, et de la poésie en particulier, fait que le poème crée de l’intérêt (autrement dit ces relations) précisément par la coupure, la distance. »

2.       « On voit que défendre une “esthétique de l’intéressant” ça n’est pas défendre une esthétique où la valeur d’une chose est mesurée par ses usages ou la manière dont elle s’insère dans des pratiques déjà constituées : le poème qui nous aiderait à faire de la politique, parler d’amour ou renouveler la grammaire. C’est au contraire nous confronter à la question de l’efficacité de la coupure pour retisser des liens. »

Ces deux points sont clairs en tant que tels, me semble-t-il, et n’appellent pas de développements particuliers, quoiqu’on puisse toutefois prendre plaisir à souligner le paradoxe : contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, ce n’est pas en s’insérant dans des pratiques déjà constituées que le poème acquiert son intérêt. Ou encore : la pragmatique du poème nécessite son retrait des pragmata ; et sa politique, qu’il ne fasse pas de politique telle qu’elle se fait avec autre chose que des poèmes. On peut aussi opposer cette thèse aimablement dialectique aux contempteurs des musées : les œuvres ont besoin d’être soustraites au flux de la vie sociale pour en relancer autrement et mieux les énergies. Mais je poursuis, car dans la suite de son post, Patrice Maniglier propose une analogie entre cette condition étrange du poème, et celle de la pensée spéculative :

3.       « C’est en faisant croire que l’absolu peut faire une différence qu’on finira par attirer les gens dans l’absolu – d’où ils ne reviendront jamais ! (C’est un peu le programme de Platon, version piège à pas-cons.) » 

4.       « Comment intéresser à l’inintéressant, à ce à quoi on n’a aucune raison de s’intéresser a priori, comment l’absolu vous fait croire qu’il est relativement intéressant, voilà dès lors la question technique non seulement de l’œuvre poétique, mais aussi de toute pensée. »

Autant je suis déjà convaincu par les deux premières thèses, autant les deux suivantes font un pas qui me questionne et m’intéresse. Comme je ne sais pas trop comment les aborder, je tire le fil de « la question technique », c’est-à-dire de la poétique (des poèmes et des philosophèmes) : comment fabriquer de tels dispositifs ? Il y a justement devant moi trois parmi les meilleurs livres que j’ai lus récemment :

Frank : sonnets est un recueil de Diane Seuss, traduit de l’américain par Sabine Huynh et publié au Castor Astral. Son titre dit déjà beaucoup. Car d’un côté, Frank est le prénom de Frank O’Hara, l’un des poètes les plus importants de la New York School (j’en ai parlé ici), mort prématurément en 1966 et dont le livre le plus célèbre, Lunch Poems (traduit en français sous le titre Poèmes déjeuner, mais Poèmes sur le pouce irait aussi bien) est un ensemble d’improvisations pendant la pause de midi – des poèmes qui pulsent dans la grande ville comme des solos de be-bop, truculents, pleins d’humour et de surprises. D’un autre côté, le livre de Diane Seuss est composé de sonnets, c’est-à-dire l’une des formes les plus contraignantes de l’histoire de la poésie, mais la seule qui ait résisté à la faillite prosodique générale. Or le sonnet de Seuss est étrange : il comporte bien 14 vers, mais au lieu de les faire rimer ou de leur donner un nombre déterminé de syllabes ou de pieds, elle semble les faire jouer à une espèce de jeu de harcèlement de la page (je veux dire qu’ils vont chercher ses limites). À l’intérieur d’un poème, en effet, les vers ont tous à peu près la même taille ; mais d’un sonnet à l’autre, ils sont plus courts ou plus longs et certains si longs qu’ils en viennent à occuper toute la largeur du livre et même, pour deux d’entre eux, composés à la verticale, toute sa longueur. La forme cherche ici la limite du coupé, le point juste avant lequel le vers deviendrait de la prose. Les poèmes de Diane Seuss, comme ceux de Frank O’Hara, sont inventifs, libres et espiègles ; elle s’en sert pour faire défiler tout un tas d’éléments de sa vie, dans un joyeux désordre ; mais la forme répétée page après page installe quelque chose d’un peu angoissant, comme une manie ou une névrose ; et plutôt que de se détacher sur le fond de l’immense ville aux rues filant dans tous les sens chez O’Hara, on a l’impression que le poème est un ring de catch dans une salle bourrée de monde, sur lequel les figures improvisées se donneraient dans un répertoire dont l’inventivité est aussi une manière d’éprouver sa réflexivité. Catch, tous les coups sont permis ; catch aussi, tous les coups sont surprenants ; catch encore, tous les coups semblent des sortes de citations d’eux-mêmes. Tout peut arriver, mais toujours sous l’œil lucide du poète. Le sonnet est un laboratoire où Seuss s’auscultant se sert à nous en fines lamelles.

Dart d’Alice Oswald, que vient de publier L’Arbre de Diane, est également traduit de l’anglais par Sabine Huynh. Il se présente comme une descente de la rivière éponyme, au long de laquelle le poème en coulant active ou réveille un ensemble de voix qu’il fait chanter, crier, dialoguer et qui lui donnent sa matière. C’est un poème, c’est un fleuve, c’est un flux de paroles — chacune a son accent, son genre de discours, son vocabulaire. À l’inverse du livre de Diane Seuss, qui répète et répète une forme unique en ne faisant varier que la taille du vers, le texte d’Alice Oswald, polymorphe comme l’eau, emprunte toutes les apparences, du monostiche à la prose en passant par diverses sortes de strophes aux vers de toutes longueurs. Il est susceptible de charrier tous les mots et conduit ses « myriades d’êtres de grotte en grotte… » : c’est une petite rivière anglaise et c’est un monde. Or, comme chez Diane Seuss, n’importe quoi peut arriver : le poème n’est fermé à aucune expérience, aucune affirmation, aucun jeu de langage. Mais si ce n’est pas sa prosodie qui garantit l’unité du texte, il existe pourtant bien une sorte de principe régulateur permettant à Alice Oswald (et à nous, derrière son épaule) de le suivre du regard ; il s’agit du tracé géographique de la rivière réelle, qui donne au poème son projet et en réalité — aussi ouverte puisse-t-elle paraître — sa forme. 

Le Sentiment de la vue de Miguel Casado, traduit de l’espagnol par Rafael Garido et David Lespiau pour les éditions Zoème, semble un projet plus modeste ; il porte en tout cas moins en bandoulière son manifeste totalisant, puisqu’il se présente comme une suite de courtes descriptions mises en vers au fil des jours. On dirait que ces poèmes, qui ne se correspondent ni par la forme (comme ceux de Seuss) ni par leur participation à la trajectoire d’un même objet (comme celui d’Oswald), peuvent également tout accueillir, et sont également caractérisés par une réflexivité et une lucidité aiguës. En voici un :

Maintenant, sans la révolution,

c’est impossible. Par exemple, la mesure

des vers dépend des dimensions

du papier, ou les voies pour le syndrome

de Stockholm semblent infinies. D’où

l’idée que tout revient

là où c’était. Les jurons

au comptoir des bars, les goupillons

et les dais liturgiques, jusqu’aux rues, bien rafistolées

avant la crise déjà, un silence

ressemblant à de la résignation.

Sans la révolution, je ne fais qu’enregistrer

ce qui passe par les yeux du mauvais

spectateur, celui qui intègre à l’objet

ses émotions. Je me demande souvent

quoi faire, comme si je devais trouver

la solution d’un jeu de mots, une idée

qui serait sur le bout de la langue.

Je voudrais partir du regret exprimé dans les trois-quatre premiers vers pour revenir aux affirmations de Patrice Maniglier sur la dialectique de l’intéressant, qu’il décrit d’abord comme la capacité de créer une sorte de relation par la coupure, puis qu’il fait jouer avec l’absolu dans l’horizon d’une perspective présentée comme platonicienne : comment intéresser les gens à l’absolu, comment les mettre en relation avec le tout-coupé ? D’une remarque à l’autre les termes, on le voit, se sont renversés, et la poésie (relation par la coupure) sert de lointaine inspiration à la philosophie (relation au tout-coupé).

 Le cas où « la mesure / des vers dépend des dimensions / du papier » correspond au degré zéro de l’intéressant : c’est-à-dire, à la prose. Le principe extérieur et peut-être unique du vers, en effet, est de s’arrêter avant que le papier lui ait demandé. C’est ce à quoi semble jouer Diane Seuss dans ses sonnets, en donnant à ses vers toutes les longueurs possibles jusqu’à les transgresser dans la verticale de la page ; c’est aussi ce avec quoi compose Alice Oswald en mobilisant toutes les prosodies possibles dans Dart. Le poème de Casado est plus sobre, mais ses coupes n’en sont pas moins cruciales : ce qui est rejeté à la ligne est toujours le plus important. À vrai dire, on ne sait pas si c’est le plus important en soi, ou si c’est le fait de couper juste avant qui crée une dramatisation telle que par la force des choses, ce qui est rejeté au vers suivant, précédé donc par un silence et une petite procession curieuse du regard, nous apparaît comme tel. Toujours est-il que voilà pour le poème une manière concrète de créer de l’intérêt. En ce sens, ce que le texte pointe en son commencement est une sorte de « dépression » : il nomme ce qui a lieu quand rien ne l’intéresse. Mais pourquoi ? Quelques lignes plus loin, il y revient : « Sans la révolution, je ne fais qu’enregistrer / ce qui passe par les yeux du mauvais / spectateur ». Cela reste énigmatique, mais comme pour l’histoire des vers qui ne se coupent plus qu’en fonction de la taille de la page, cette passivité du « mauvais spectateur » semble signifier au moins ceci : « sans la révolution », nous perdons l’intéressant. La politique si bizarre du poème (coupe ou pas coupe ?) aurait bien ses conditions dans la politique orthodoxe du hors-poème dont « révolution » est un signifiant-maître. Peut-on rêver que la réciproque est vraie, et que « sans le poème / c’est impossible », car la révolution ne serait alors plus qu’un roulé-boulé absurde ? On peut toujours rêver.

Sur une autre page, Casado écrit : « C’est la distance / qui fait la relation, non de ce qui est su / à ce qui est su, mais du légèrement / déplacé qui n’annule pas le familier. » Je laisse flotter ces vers sans les commenter pour passer au poème suivant, que je donne en entier :

Autoportrait devant le miroir

de l’homme maigre

et déjà âgé, aux formes

imprécises, complètement

chenu. Il parvient à peindre

la myopie en se regardant avec ces yeux

enfoncés et voilés, avec ces

yeux à ne rien voir, toute la vie

à regarder et ressentir

le sentiment de la vue.

En expliquant le titre de son livre, Casado dévoile aussi dans ce poème (qui porte sur un autoportrait de Bonnard, apprend-on ici) la nature de son art poétique : l’écriture est une manière de « peindre la myopie » et « ressentir / le sentiment de la vue ». Elle coupe, non les choses, non dans les choses, mais entre les choses jusqu’à faire apparaître l’épaisseur de la médiation. Autrement dit, elle fait de la relation même dégradée (et c’est ainsi que la poésie ouvre à la philosophie ?) une sorte d’absolu. 

En quoi est-ce là, demanderez-vous, le propre de la poésie ? Le roman n’a-t-il pas lui aussi des modes de « coupes », produisant des effets comparables ? Oui, je suis d’accord avec vous ! Le roman lui aussi coupe entre les choses. Simplement, pour y parvenir, il n’intervient pas dans la même strate ontologique ou, puisque ces strates sont articulées, au même étage de la pyramide du sens. Le roman taille des chapitres, des aventures, mais aussi des personnages, des points de vue, et même des façons de parler ou des styles locutoires qui pulvérisent l’unité fantasmée du monde en une pluralité de visions, donc une polyphonie ou mieux, une polyphénie (si « phénie » pointe vers « phénoménologie ») qu’il réarticule ensuite dans un nouveau système — mais il n’éventre pas la phrase. Il s’offre moins sur le mode de « l’événement » linguistique que sur celui de la « relation » (de relater) : chaque phrase fait comme si son sens la précédait, comme si sa propre fin existait potentiellement déjà au moment où elle a commencé, comme si on aurait pu dire autrement ce qu’elle avance. Le roman agit en prose : il s’appuie sur le préjugé sémantique qui lie une phrase à la pensée (il considère cette relation comme allant de soi, ou du moins la réaffirme-t-il) pour problématiser en revanche le rapport d’une conscience à l’autre et de toutes les consciences à la totalité qui voudrait en unifier les expériences disparates ; alors que le poème, lui, coupe entre deux signes, contrecarrant la fusion ou la synthèse promise par l’ordre syntaxique qui voudrait les raccrocher à (ou plutôt en) une idée.

Bref, le roman interrompt le sens du monde, le poème interrompt le sens de la phrase. Et sans doute, dans un cas comme dans l’autre, couper revient à montrer que l’absolu se trouve dans la médiation.

On peut suivre cette hypothèse pour lire Diane Seuss et Alice Oswald : et si leurs poèmes étaient aussi des manières d’éprouver l’épaisseur d’une sorte de médiation, en la coupant et en la faisant apparaître comme un absolu ? Les morceaux de la vie de Diane Seuss — impressions, souvenirs, bouts de conversations, citations, interjections — que ses sonnets marquettent dans des compositions où ils apparaissent certes un à un de façon quasi-aléatoire, ne nous mettent-ils pas sous les yeux, au bout du compte, la chose qui les soutient et les relie, donc la « substance-sujet » (pour parler comme les philosophes) sous tous les accidents de la perception et de la pensée, substance disparaissant dans la vie pratique par leur mise en relation même ? Parallèlement, les morceaux de la rivière Dart, qu’Alice Oswald met bout à bout — sensations, conversations, anecdotes, descriptions — dans une autre marqueterie, ne font-ils pas apparaître à leur tour quelque chose, le monde qu’on ne verrait jamais en tant que tel sinon, car il s’épuise lui aussi dans l’intéressement de ses termes, ce monde dont la rivière est l’incarnation ou la métonymie ? Le poème coupe dans l’expérience (subjective et intersubjective), met en relation ce qu’il coupe avec son autre (comme si l’altérité lui était une sorte d’empaillage, servant à mettre du relief sous la peau de l’identité), et nous fourre cela sous les yeux, sous la forme d’un corps de mots avec lequel il nous demande de passer du temps. Le temps de faire défiler une vie en désordre, de descendre une rivière, de voir la vue qui voit. Faisant de la relation un absolu, coupant dans le non-coupé, il opère bien pour nous une sorte de révolution (cette coupure absolue qui est aussi un retour à la ligne), au gré de laquelle son refus des pragmata telles qu’elles s’organisent socialement devant lui libère une autre pragmatique, plus bizarre et métaleptique, convulsive, mais profonde. Et « sans [cette] révolution, / c’est impossible. »

Comment citer ce texte

Pierre Vinclair , « Sans la révolution c’est impossible », Les Temps qui restent, Numéro 4, Hiver (janvier-mars) 2025. Disponible sur https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-4/sans-la-revolution-c-est-impossible